Madame de Maintenon et Madame de Caylus

Madame de Maintenon et Madame de Caylus
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 95-136).
MADAME DE MAINTENON
ET
MADAME DE CAYLUS

« Le samedi au soir, 15 avril, veille de la Quasimodo, mourut à Saint-Cyr la célèbre et fatale Mme de Maintenon. Quel bruit cet événement en Europe s’il fût arrivé quelques années plus tôt ! On l’ignora peut-être à Versailles qui en est si proche ; à peine en parla-t-on à Paris. On s’est tant étendu sur cette femme trop et si malheureusement fameuse, à l’occasion de la mort du Roi, qu’il ne reste rien à en dire que depuis cette époque. Elle a tant, si puissamment et si funestement figuré pendant trente-cinq années, sans la moindre lacune, que tout, jusqu’à ses dernières années de retraite, en est curieux. » Après avoir ainsi insulté une dernière fois celle qu’il a poursuivie de sa haine, Saint-Simon ne peut s’empêcher de lui rendre un involontaire hommage. « Elle se retira à Saint-Cyr au moment même de la mort du Roi, et eut le bon sens de s’y réputer morte au monde, et de n’avoir jamais mis le pied hors de la clôture de cette maison. Elle ne voulut y voir personne du dehors, sans exception que du très petit nombre dont on va parler, rien demander ni recommander à personne, ni se mêler de rien où son nom pût être mêlé[1]. » Et il continue, en entrant dans d’assez longs détails, parfois inexacts, sur la vie de Mme de Maintenon. Mais il a raison de dire que ces années de retraite sont curieuses. Elles sont peu connues. Ceux-là mêmes qui savent, et le nombre n’en est peut-être pas très grand, que Mme de Maintenon survécut de quatre années à Louis XIV, croient assez volontiers qu’elle était tombée dans une sorte d’enfance, et le récit, souvent reproduit, qu’on trouve dans Saint-Simon de la visite que lui fit le tsar Pierre le Grand, où, l’ayant trouvée couchée, il l’aurait contemplée, sans mot dire, comme un objet de curiosité, n’a pas peu contribué à fixer cette légende. La vérité, c’est qu’elle demeura, au contraire, maîtresse de toutes ses facultés jusqu’à la fin, ne cessant de témoigner aux personnes qu’elle continuait d’aimer la même affection, et de prendre à certaines affaires le même intérêt.

Des documens qu’on peut presque considérer comme inédits[2] vont nous permettre de la faire revivre sous les yeux de nos lecteurs durant cette dernière période de sa vie. Depuis le lendemain de sa retraite à Saint-Cyr, elle entretint avec sa célèbre nièce, la comtesse de Caylus, un commerce suivi de lettres qui sont presque des journaux. On y voit quelles étaient ses occupations et ses préoccupations quotidiennes ; on y trouve des jugemens, marqués au coin du bon sens, sur les hommes et sur les choses. La tête, on le sent, est restée bonne, et, jusqu’au bout, elle a mérité l’hommage que lui adressait Louis XIV lorsqu’il l’appelait : « Votre Solidité. »

Cet échange de correspondance nous donnera aussi l’occasion de montrer l’aimable nièce de Mme de Maintenon sous un jour assez nouveau. De même, avons-nous dit dans une précédente étude sur Mme de Maintenon[3], qu’il y a des personnes qui apparaissent à la postérité toujours vieilles, et Mme de Maintenon est du nombre, de même il y en a qui lui apparaissent toujours jeunes, et Mme de Caylus est du nombre également. Nous avons quelque peine à nous la représenter avec d’autres traits que ceux sous lesquels elle se montre dans ses Souvenirs, c’est-à-dire mêlée à tout le mouvement de la cour de Louis XIV, à l’époque encore heureuse et brillante. Mme de Caylus subit cependant l’inévitable loi de nature. Elle vieillit, pas très tard à la vérité, puisqu’elle ne survécut que de dix années à Mme de Maintenon et mourut à cinquante-huit ans. Mais depuis la mort de Louis XIV, c’est-à-dire depuis quatorze ans déjà, elle vivait dans la retraite à Paris, absorbée dans des préoccupations fort différentes de celles qui avaient rempli sa jeunesse, alors que l’éclat trop grand d’une conduite irrégulière l’avait fait bannir d’une cour cependant peu sévère ; mère passionnée de deux enfans dont, avant tout, elle avait à cœur la fortune et l’avenir ; mère de l’Eglise aussi, vivant d’une vie pieuse, et prenant parti avec ardeur dans les dissensions qui déchiraient alors l’épiscopat. Avant de tirer de cette double correspondance ce qu’elle peut contenir d’intéressant au point de vue de l’histoire de Mme de Maintenon elle-même, nous voudrions montrer Mme de Caylus dans cette seconde phase de sa vie, après avoir brièvement rappelé combien différens furent ses débuts. Nous croyons qu’elle y apparaîtra encore revêtue de quelques charmes, et d’ailleurs le repentir, lorsqu’il est sincère, et lorsqu’il a devancé l’âge où le péché serait devenu impossible, ne semble-t-il pas ajouter parfois quelque chose aux grâces d’une femme ?


I

Marthe-Marguerite le Valois de Villette de Mursay naquit, le 17 avril 1671 (et non pas 1673 comme le disent la plupart des notices), au château de Mursay dont j’ai, en écrivant, une gravure et une description sous les yeux. Ce château, qui venait d’Agrippa d’Aubigné, l’arrière-grand-père de Marthe-Marguerite, était une vieille gentilhommière « assise en un marécage qu’un coteau abrupt domine, circonscrit par la Sèvre et par un rameau qui s’en détache pour la rejoindre presque aussitôt... A l’intérieur les pièces vastes et nues exhalent comme un parfum froid d’austérité huguenote. Quelques immenses cheminées ont gardé leurs vieilles plaques de fonte écussonnées aux trois croissans et aux trois roses des Villette[4]. »

Dans ce château, Mme de Maintenon avait passé les premières années de son enfance. C’était là que la marquise de Villette. Louise-Arthémise d’Aubigné, celle que le vieux huguenot appelait « son unique, » bien qu’il eût d’autres filles, l’avait emmenée à peine âgée de quelques jours. Mme de Maintenon, qui chérissait la mémoire de cette tante, avait également conservé une grande prédilection pour ce château de Mursay, où elle avait passé quelques heureuses années, avant les épreuves qui marquèrent sa jeunesse. Lorsque, étant encore Mme Scarron, elle ramena le Duc du Maine de Barèges, elle se complut à y passer quelques jours pour y revoir les membres de sa famille, et lorsque, quelques années plus tard, elle devint propriétaire de Maintenon, dont les fossés sont alimentés par l’eau de l’Eure, comme ceux de Mursay le sont par l’eau de la Sèvre, elle aimait à trouver quelque ressemblance entre le château où s’était écoulée son enfance et celui où elle pensait mourir, bien que, à en juger du moins par la gravure, il y ait loin de la vieille gentilhommière du Poitou à la belle demeure des Noailles.

Le père de Marthe-Marguerite, Philippe le Valois, marquis de Villette, fut un rude homme, digne petit-fils de cet Agrippa d’Aubigné dont les huguenots d’autrefois ont voulu faire un saint, et qui tenait bien un peu du reître. Après avoir servi dans l’armée de terre, voyant que l’encombrement de la carrière lui enlevait toute chance de faire son chemin, il prit son parti de passer dans l’armée de mer, où l’on manquait au contraire d’officiers, et il y obtint un avancement rapide. Il devint bientôt chef d’escadre, et a laissé le récit de ses campagnes dans des Mémoires sobres et vigoureux. Huguenot, comme son grand-père, il fut dur à convertir, alors que toute la noblesse protestante s’empressait à abjurer l’erreur, et, quand il se résolut à embrasser la religion catholique, il paraît bien que ce fut avec une entière sincérité et sans arrière-pensée, car au Roi, qui lui en fit compliment, il répondit assez sèchement « que c’était la seule occasion de sa vie où il n’eût pas eu pour objet de plaire à Sa Majesté. » Comme son grand-père, il avait conservé sur le tard le cœur inflammable, car, de même que d’Aubigné, âgé de soixante ; et onze ans, se remaria avec Renée Burlamachi, de même Villette, ayant perdu, en 1691, sa femme, Anne de Châteauneuf, la mère de Marthe-Marguerite, se remaria, à soixante-trois ans avec Claire Deschamps de Marcilly, une ancienne élève de Saint-Cyr, âgée de vingt ans, qui avait tenu dans Esther le rôle de Zarès. La belle-mère était plus jeune que la belle-fille de quatre ans, ce qui ne devait pas les empêcher de vivre bien ensemble jusqu’au jour où la marquise de Villette, fort charmante et séduisante personne, épousa l’ancien ministre Bolingbroke, et alla vivre à Londres, où elle tint une place brillante dans la société anglaise.

La petite Marthe-Marguerite ne passa au château de Mursay que les années de sa première enfance. Elle avait neuf ans quand Mme de Maintenon profita de l’absence de M. de Villette, retenu à la mer, pour ourdir un complot avec une de leurs parentes communes, Mme de Fontmort, qui avait passé si souvent de la religion prétendue réformée à la catholique, et de la catholique à la prétendue réformée, que Constant d’Aubigné, le père de Mme de Maintenon, disait assez plaisamment ; « Dieu lui-même, qui sait tout, ne sait pas de quelle religion est ma cousine. » Le résultat de ce complot fut de faire partir Marthe-Marguerite de Mursay, à l’insu de sa mère, qui était cependant catholique, » et de l’amener à Saint-Germain en compagnie de deux cousines à elles, également huguenotes. Là, on entreprit leur conversion à toutes trois. Les deux cousines opposèrent une résistance « infiniment glorieuse au calvinisme, » dit Mme de Caylus dans ses Souvenirs. Quant à elle, on sait en quels termes plaisans elle a raconté sa propre conversion. « Je pleurai d’abord beaucoup, mais je trouvai le lendemain la messe du Roi si belle que je consentis à me faire catholique, à condition que je l’entendrois tous les jours et qu’on me garantiroit du fouet. C’est là toute la controverse qu’on employa et la seule abjuration que je fis[5]. »

Cet enlèvement d’une fillette de neuf ans, et cette conversion opérée à l’insu des parens, contre la volonté formelle de l’un d’eux, ont été fort reprochés à Mme de Maintenon. Nous n’entreprendrons point de la défendre. Nous ferons seulement observer qu’elle usait, vis-à-vis de son cousin germain, exactement du même procédé dont la sœur de son père avait usé vis-à-vis d’elle-même, alors que celle-ci, ayant reçu d’une parente pauvre la charge d’une enfant baptisée catholique, elle ne s’était fait aucun scrupule de l’élever dans une religion différente de celle de sa mère, car on sait que Mme de Maintenon était demeurée huguenote jusqu’à treize ans. En ce temps-là, les droits des parens n’étaient guère respectés. Le sont-ils beaucoup plus aujourd’hui, que, sous prétexte du droit de l’enfant, on enlève aux parens celui de les confier aux maîtres de leur choix ?

La jeune Marthe-Marguerite fut donc élevée, non seulement sous les yeux de Mme de Maintenon, mais par elle, avec un soin dont Mme de Caylus se loue dans ses Souvenirs : « Ma journée étoit remplie par des maîtres, la lecture et des amusemens honnêtes et réglés. On cultivoit ma mémoire par des vers qu’on me faisoit apprendre par cœur, et la nécessité de rendre compte de ma lecture ou d’un sermon, si j’en avois entendu, me forçoit à y donner de l’attention. Il falloit encore que j’écrivisse tous les jours une lettre à quelqu’un de ma famille, ou à tel autre que je voulois choisir, et que je la portasse les soirs à Mme de Maintenon, qui l’approuvoit ou la corrigeoit, suivant qu’elle était bien ou mal. En un mot, elle n’oublioit rien de ce qui pouvoit former ma raison et cultiver mon esprit[6]. »

Il ne suffisait pas de bien élever la jeune fille ; il fallait encore la bien marier. Il se présenta beaucoup de partis et des plus sortables, entre autres le marquis, depuis duc de Boufflers, le futur défenseur de Lille, qui, militaire plein d’honneur, mais habile courtisan, ne croyait pas inutile de s’assurer la protection de la grande favorite en épousant sa nièce. Mme de Maintenon refusa ce parti comme trop brillant pour une personne de sa famille. Elle aurait pu, ainsi que le dit spirituellement Sainte-Beuve, « ne pas faire payer à sa nièce les frais de sa vertu, » d’autant plus qu’avec les années ses scrupules s’évanouirent, et qu’elle ne repoussa nullement les avances des Noailles, lorsqu’ils recherchèrent pour leur fils, le comte d’Ayen, la main de son autre nièce, Mme d’Aubigné. Elle aurait pu, tout au moins, faire pour elle un meilleur choix que celui de Jean-Aimé de Tubières, comte de Caylus. Assurément, il était de grande naissance, appartenant à la même famille que Caylus, le menin de Henri III, qui périt dans un duel tragique. Mais il n’avait que cela pour lui. De ce mari dont elle eut beaucoup à souffrir, Mme de Caylus a eu le bon goût de ne rien dire. C’est par Saint-Simon et par d’autres encore que nous savons qu’il était toujours « blasé et hébété de vin et d’eau-de-vie. » C’était de plus un prodigue, et il avait fort mauvais caractère. Dès le lendemain de ce mariage qu’elle avait fait, on voit Mme de Maintenon intervenant dans les affaires du ménage et cherchant à excuser la conduite du mari auprès de sa propre mère, la marquise de Caylus, qui était la fille du maréchal Fabert. « Je meurs de peur, lui écrit-elle, que le voyage que monsieur votre fils fait à Esternay ne vous déplaise. Il assure que non et veut fortement ce qu’il veut. Je vous en demande pardon pour lui, et je vous conjure d’excuser son âge et peut-être les mauvais conseils que l’on lui donne. Il en trouveroit de bons dans sa famille et dans celle de sa femme s’il vouloit y prendre un peu confiance. Il faut espérer que cela viendra, et cependant, Madame, je vous supplie de croire que je voudrois pouvoir réparer toutes leurs fautes[7]. » A quelque temps de là, elle intervient encore, mais cette fois dans l’intérêt de sa nièce, que son mari, criblé de dettes de son côté, laissait sans argent. « Enfin, Madame, j’ai vu M. l’abbé de Laurière pour faire plaisir à monsieur votre fils et pour tâcher, par des voies douces, à le conduire à ce que nous voulons de lui, qui est qu’il vive en honnête homme… Je vous supplie d’ordonner à M. Mestre de m’envoyer le mémoire des dettes de la comtesse de Caylus, car il faut savoir à quoi s’en tenir et régler l’avenir. Elle est sans un sou et sans une robe. J’ai prié monsieur son mari de me faire toucher son argent afin de le ménager moi-même, ayant de la peine à la voir dans l’état où elle est[8]. »

Les « voies douces » n’ayant pas réussi avec le comte de Caylus, on eut recours à d’autres procédés, et celui qu’on employa fut de le forcer à retourner à son régiment et de le tenir toujours à l’armée, où, du reste, il fit assez bien son chemin, car il devint lieutenant général. Il s’accommodait très bien de cette vie militaire, à la condition qu’on le laissât boire tout son saoul. Quant à Mme de Caylus, qui n’avait pas vingt ans, elle cessa de demeurer avec sa belle-mère, comme elle avait fait jusque-là, et s’en revint à la Cour, où Mme de Maintenon la mit sous la surveillance de son amie particulière. Mme de Montchevreuil, une de ces personnes dont on a dit spirituellement que « le diable les envoie dans le monde pour dégoûter de la vertu. » C’était une sorte de duègne acariâtre, à laquelle Mme de Maintenon elle-même reprochait parfois d’être trop dévote et de détourner ainsi les autres, son mari en particulier, des pratiques religieuses. A la façon dont Mme de Caylus parle de Mme de Montchevreuil, on sent la rancune qu’elle avait gardée de cette surveillance : « C’était, dit-elle, une femme de mérite, si l’on borne l’idée du mérite à n’avoir point de galanteries ; d’ailleurs froide et sèche dans le commerce, d’une figure triste, d’un esprit au-dessous du médiocre et d’un zèle capable de dégoûter les plus dévots de la piété[9]. » Surveiller, à la cour de Louis XIV, une aussi jeune femme était chose plus difficile encore que de conduire les filles d’honneur de la Dauphine, dont Mme de Montchevreuil était gouvernante, surtout quand la jeune femme était de celles dont la beauté, le charme, l’esprit attirent tous les regards. « Les jeux et les ris brilloient à l’envi autour d’elle, dit l’abbé de Choisy dans ses Mémoires. Son esprit étoit plus aimable encore que son visage ; on n’avoit pas le temps de respirer ni de s’ennuyer quand elle étoit quelque part. Toutes les Champmeslés du monde n’avoient point ces tons ravissans qu’elle laissoit échapper en déclamant, et si sa gaieté naturelle lui eût permis de retrancher certains petits airs un peu coquets que toute son innocence ne pouvoit pas justifier, c’eût été une personne toute accomplie[10]. »

Le témoignage de Saint-Simon n’est pas moins favorable. « Jamais un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d’esprit, jamais tant de gaieté et d’amusement, jamais une créature plus séduisante[11]. » Tant de charmes dans la personne, tant d’éclat dans l’esprit, relevés par une pointe de coquetterie, ne pouvaient demeurer sous le boisseau à une cour comme celle de Louis XIV, alors surtout qu’un peu imprudemment peut-être, Mme de Maintenon l’avait produite sur le théâtre de Saint-Cyr, où elle joua successivement tous les rôles d’Esther. Elle joua même trop bien, car son jeu, comme le dit l’abbé de Choisy faisait penser à celui de la Champmeslé, et bientôt elle fut retranchée du nombre des actrices. « Elle faisoit trop bien : elle étoit trop touchante, écrivait Mme de Sévigné à sa fille ; on ne veut que la simplicité toute pure de ces petites âmes innocentes. »

Un peu d’innocence, au moins suivant Mme de Sévigné, manquait donc à Mme de Caylus, durant ces années de 1689 à 1696 où elle brillait à Versailles. Elle y brillait même avec trop d’éclat, car une disgrâce en fut la suite. Quelles furent les véritables causes de cette disgrâce ? Il ne faudrait pas trop s’en rapporter à ce que raconte Mme de Caylus elle-même. A l’en croire, elle aurait eu l’imprudence, malgré les conseils de Mme de Maintenon, de se lier d’une façon trop intime avec la Duchesse de Bourbon, cette fille de Mme de Montespan qui avait hérité sinon tout à fait de la beauté triomphante de sa mère, bien qu’elle eût une belle taille, un beau teint et de l’agrément, du moins de son esprit et de sa méchanceté. Mme de Caylus eut l’imprudence, suivant ses propres expressions, « de se livrer entièrement à elle. » En particulier, pendant le siège de Namur, alors que le Roi et toutes les princesses, ainsi que Mme de Maintenon, étaient à l’armée, et Mme de Caylus reléguée au contraire à Saint-Germain, sous la férule de Mme de Montchevreuil, elle aurait eu l’imprudence, un jour qu’elle faisait visite à la Duchesse de Bourbon retenue à Versailles par une grossesse, de se livrer à quelques plaisanteries sur Mme de Montchevreuil et sa dévotion outrée, plaisanteries auxquelles, il faut en convenir, celle-ci prêtait fort si elle répondait à ce portrait de Saint-Simon : « Une longue créature sèche et livide à boire dans une ornière, jaune comme un coing, avec un rire niais qui montrait de longues dents de cheval, dévote, empesée, embéguinée, qui ne parloit que par monosyllabes, avec un air dur, sec, sévère, qui se radoucissoit par un effort de charité ; toujours austère et sentencieuse, et, si elle eût eu quelque esprit, tout à fait propre à épouser Rhadamante[12]. » Fort imprudemment aussi la Duchesse de Bourbon répéta les propos de Mme de Caylus dans une lettre qui passa sous les yeux du Roi. « On regarda ces plaisanteries qui m’avoient paru fort innocentes comme très criminelles, continue Mme de Caylus. On y trouva de l’impiété, et elles disposèrent les esprits à recevoir les impressions désavantageuses qui me firent enfin quitter la Cour pour quelque temps. Ainsi Mme de Maintenon avoit eu raison de m’avertir qu’il n’y avoit rien de bon à gagner avec ces gens-là[13]. »

L’explication est ingénieuse et habilement présentée, mais elle se peut difficilement accepter, car le siège de Namur est de 1692, et ce fut en 1696 seulement que l’appartement dont Mme de Caylus avait la jouissance à Versailles lui fut retiré. Dangeau est formel sur ce point. Il y eut donc autre chose. Il y eut, sachons en convenir, l’éclat poussé trop loin d’une liaison avec Villeroy.

Lorsqu’on pénètre dans l’intimité d’un temps, on peut arriver à porter sur les personnages qui y ont fait figure un jugement quelque peu différent de celui qu’a porté l’histoire. L’histoire a été sévère pour Villeroy. Elle voit en lui le type du courtisan qui fait usage de sa faveur pour se pousser aux emplois les plus élevés, et qui se montre incapable de les remplir. Au point de vue militaire, sa ridicule aventure de Crémone, où il se laissa prendre, et sa déroute à Ramillies l’ont fait classer parmi les généraux les plus incapables de cette fin du règne. Au point de vue moral, sa courtisanerie envers Louis XIV, et, plus tard envers Louis XV, n’est pas pour le réhabiliter. Mais, quand on y regarde d’un peu plus près, on comprend qu’il ait pu tenir une grande et longue place dans la vie d’une femme comme Mme de Caylus, bien qu’il eût vingt-sept ans de plus qu’elle, étant né en 1744. D’abord, il était très beau. Dans sa jeunesse, on l’appelait le Charmant, et, pour être de nature très noble et d’esprit très fin, certaines femmes n’en demeurent pas moins sensibles à ce genre de séduction. Mme de La Fayette, qui connaissait bien son sexe, pour expliquer le sentiment qui entraîne la princesse de Clèves vers le Duc de Nemours, répète à plusieurs reprises que « ce prince était admirablement bien fait, » et Mme de Sévigné, toujours mordante, raille l’impression que les belles jambes du héros produisent sur la chaste héroïne. De plus, Villeroy jouissait d’une réputation de bravoure très méritée. Il avait servi sous les plus grands capitaines, Condé, Turenne, Luxembourg ; il s’était distingué au passage du Rhin, au siège de Besançon où il avait été blessé, à Steinkerque où il avait joué de l’épée comme un simple officier, à Nerwinde où il avait conduit une charge brillante ; et, à l’époque où il entra en relations avec Mme de Caylus, il n’avait pas encore subi les mésaventures militaires qui devaient montrer à nu son incapacité. Il était homme à bonnes fortunes, ayant été du dernier bien avec les femmes les plus en vue du temps, la Comtesse de Soissons, la duchesse de Ventadour. Dans tout cela il y avait de quoi attirer sur lui l’attention d’une toute jeune femme qui débutait à la Cour. Saint-Simon, qui le déteste, dit que « c’étoit un homme fait exprès pour présider à un bal, pour être le juge d’un carrousel, et, s’il avoit eu de la voix, pour chanter à l’Opéra les rôles de rois et de héros, fort propre aussi à donner les modes et rien de plus. » Sous ces sarcasmes, on devine qu’il y avait chez Villeroy de l’aptitude naturelle aux exercices du corps, de l’élégance et du goût. Cela non plus n’est point pour déplaire aux femmes, et quand nous aurons ajouté qu’il était serviable, sûr dans les procédés, fidèle dans les relations, nous finirons par voir en lui un galant homme bien doué, digne d’estime, dont le principal tort fut de se prendre pour un Catinat ou un Villars, mais qui n’était pas indigne d’occuper le cœur d’une femme.

Reconnaissons aussi qu’il aurait fallu à Mme de Caylus une singulière vertu pour résister à un aussi séduisant personnage lorsqu’il commença de s’occuper d’elle. Elle avait peu ou point de mari, point de protecteur, et la surveillance de Mme de Montchevreuil était plutôt faite pour l’exaspérer. Si haut qu’elle levât les yeux, elle ne voyait que des exemples faits pour l’ébranler. Le temps des grandes favorites royales était passé, mais les princesses légitimées, filles de Louis XIV, ne donnaient guère un exemple différent de celui que leurs mères avaient donné. La Princesse de Conti, fille de Mlle de La Vallière, avait eu pour amant M. de Clermont ; la Duchesse de Bourbon, fille de Mme de Montespan, avait le Prince de Conti. Leurs dames d’honneur ou d’atour ne laissaient pas que d’avoir aussi leurs faiblesses, tout comme, autrefois, les filles d’honneur de la reine Marie-Thérèse : et Mme de Maintenon avait beau faire, l’air de la Cour n’était pas très différent de celui qu’on y respirait, lors de la première représentation de ce ballet de Psyché où l’un des personnages chantait, devant un roi jeune et amoureux :


Est-on sage,
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n’aimer pas ?
Que sans cesse
L’on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas.
La sagesse
De la jeunesse,
C’est de savoir jouir de ses appas.


Ne nous étonnons donc pas si Mme de Caylus, malgré l’éducation que lui avait donnée Mme de Maintenon, fut sage à la mode de Psyché. Mais Villeroy était un homme trop compromettant et trop en vue pour qu’une liaison avec lui pût passer inaperçue. Or, par malheur pour Mme de Caylus, si le fond des choses n’était guère changé, et si le diable n’y perdait rien, depuis le règne de Mme de Maintenon, on tenait davantage aux apparences, et Mme de Caylus mit les apparences contre elle. Saint-Simon parle « des saillies trop publiques » de sa conduite. Elle fut compromise dans une aventure dont nous ne savons pas le détail, car il ne nous la conte pas, mais à laquelle, par une réunion piquante, se trouva également mêlée une des filles de la duègne qui avait été chargée de veiller sur elle. La nièce de Mme de Maintenon et la fille de Mme de Montchevreuil donnant, toutes les deux en même temps, lieu à scandale, c’était trop ! Il fallait faire un exemple, et Mme de Caylus fut renvoyée de la Cour.

Force lui fut de se réinstaller à Paris, dans l’hôtel qu’elle avait habité avec son mari, rue de Vaugirard. Là elle mena pendant quelques années une existence libre, élégante, voluptueuse même, si l’on veut bien attacher à ce mot un sens un peu noble. Elle donnait à jouer, bien qu’elle ne fût pas toujours en état « de soutenir son jeu, » et aussi à souper, car, encore mieux que le jeu, elle aimait la table, où, dit le même Saint-Simon, « elle étoit charmante. » C’est ce que confirme un troisième portrait d’elle qui la peint manifestement à cette époque de sa vie, et que nous empruntons encore à un abbé, car aux abbés, comme aux maréchaux, Mme de Caylus paraît avoir eu le don de plaire. L’abbé Gédoyn (un abbé qui avait été bien avec Ninon), faisant un jour une lecture à l’Académie française sur l’urbanité, désignait Mme de Caylus en remarquant que « de toutes les personnes qu’il avait connues, il n’en étoit aucune qui rendît d’une manière si vive ce qu’il entendoit par ce mot, » et il complétait sa lecture par un portrait[14] où elle était louée en ces termes :

« Dès qu’on avoit fait connaissance avec elle, on quittoit sans y penser ses maîtresses, parce qu’elles commençoient à plaire moins, et il étoit difficile de vivre dans sa société sans devenir son ami et son amant... Après avoir admiré la droiture de son bon sens dans les conversations sérieuses, si on se mettoit à table, elle en devenoit aussitôt la déesse. Alors elle me faisoit souvenir de l’Hélène d’Homère. Ce poète, pour faire connaître les effets de sa beauté et de son esprit, feint qu’elle jetoit dans le vin une plante rare qu’elle avoit rapportée d’Egypte, et dont la vertu faisoit oublier tous les déplaisirs qu’on avoit jamais eus. Mme de Caylus menoit plus loin qu’Hélène. Elle répandoit une joie si douce et si vive, un goût de volupté si noble et si élégant, dans l’âme de ses convives, que tous les caractères paraissoient aimables et heureux, tant est surprenante la force ou plutôt la magie d’une femme qui possède de véritables charmes. »

À ces soupers, bien qu’il fût converti, assistait quelquefois Racine, qui n’oubliait pas d’avoir écrit pour elle le prologue de la Piété d’Esther. Il aurait pu s’y rencontrer avec La Fare, l’un des plus fins et des plus appréciés dans cette petite coterie de voluptueux qui se groupait autour des Vendôme. La Fare ne parle point d’elle dans ses Mémoires, mais il lui adressait ces vers souvent cités :


M’abandonnant à la tristesse,
Sans espérances, sans désirs,
Je regrettais les sensibles plaisirs
Dont la douceur enchanta ma jeunesse.
……………….
Alors j’aperçus dans les airs
L’enfant maître de l’Univers
Qui, plein d’une joie inhumaine,
Me dit en souriant : « Tircis, ne te plains plus.
Je vais mettre fin à ta peine :
Je te promets un regard de Caylus. »


Une jeune femme élevée sous l’aile de Mme de Maintenon, à laquelle cette tante austère s’était fait fort « d’apprendre à lire, à écrire, à travailler et à prier Dieu[15], » et qui avait respiré l’air de Saint-Cyr, ne pouvait mener longtemps une existence de cette nature sans trouble de conscience. Le XVIIe siècle a été celui des grands entraînemens, mais aussi celui des grandes pénitences, et il en était, à la Cour même, dont Mme de Caylus avait pu être témoin. C’était aussi le siècle des grands directeurs, de ces prêtres, amis des âmes, intelligens de leurs besoins, surtout des âmes de femmes, qui savaient prendre sur elles une influence puissante, soit qu’ils fussent assez heureux pour les préserver de tout mal, soit qu’ils parvinssent, en pleine période de jeunesse et d’ardeur, à les arracher à l’amour. Dans quelques jolies pages sur la direction des âmes au XVIIe siècle, M. Caro a marqué à merveille le rôle de ces prêtres « confidens non pas seulement des fautes, mais des peines secrètes et des troubles, sachant à chacune de ces âmes diversement blessées parler son langage, scruter, sonder sa plaie de l’œil et de la main, la traiter avec des ménagemens infinis, avec un art plein à la fois de délicatesse et de précision. » L’influence que ces directeurs prenaient dans des vies de femmes était parfois si grande que l’austère Nicole y voyait quelque danger : « Il y a, disait-il, une galanterie spirituelle aussi bien qu’une sensuelle, et, si l’on n’y prend garde, le commerce avec les femmes s’y termine d’ordinaire. » D’ordinaire peut-être, et encore est-ce beaucoup dire, mais assurément pas toujours, car il en fut de sévères. Quelques-uns d’entre eux ont laissé un nom, même dans les lettres : Bourdaloue, Duguet, Nicole lui-même, sans parler de Fénelon. D’autres sont moins connus, bien que leur renommée, à l’époque, n’ait pas été moindre. Tel, en particulier, le Père de La Tour, sous l’influence duquel tomba Mme de Caylus.

Celui-ci n’était ni un crasseux ni un barbichet, comme dit Saint-Simon, quand il parle des Sulpiciens et des Lazaristes. Il sortait au contraire d’une bonne famille originaire du Bugey. Son père avait été écuyer de la Grande Mademoiselle ; lui-même avait compté au nombre des pages qu’elle entretenait dans sa petite cour. Donc, il possédait sur les autres directeurs cette supériorité d’avoir appartenu à ce monde au milieu duquel vivaient ses pénitentes, et d’avoir lui-même vécu de leur vie, car, à la cour de la Grande Mademoiselle, à Eu ou au Luxembourg, quand il était jeune, il avait dû en voir de toutes les couleurs. « C’étoit, dit Saint-Simon, un grand homme, bien fait, d’un visage agréable, mais imposant, fort connu par son esprit liant, mais ferme, adroit, mais fort, par ses sermons, par ses directions. » Le Père de La Tour, tout Oratorien qu’il fût devenu, était comme on voit, demeuré homme du monde. Par là s’explique son succès, et le grand nombre des Tourettes, comme on appelait ses pénitentes. Il en avait enlevé quelques-unes à Bourdaloue lui-même. Son urbanité plaisait, et, comme l’urbanité était aussi, d’après l’abbé Gédoyn, le liait distinctif de Mme de Caylus, ce dut être ce caractère commun qui l’attira vers ce directeur, et qui la soumit à son autorité. Il la tira de cette vie molle et dissipée. Peu à peu, il obtint d’elle de renoncer au jeu, à la table, à la société de La Fare, et, ce qui dut être plus difficile, à celle de Villeroy. Sa conversion alla-t-elle aussi loin que le dit Saint-Simon ? Est-il vrai que la prière continuelle et les bonnes œuvres remplissaient tout son temps, que le jeûne était son exercice ordinaire, et que sa vie n’était qu’un enchaînement sans intervalle de prières et de pénitence ? Nous n’avons point de raison d’en douter, sinon que Saint-Simon, dans ses récits, et lors même que la malveillance ne l’égare point, pousse toujours les choses à l’exagération et à l’outrance. Quoi qu’il en soit, il est certain que la conversion de Mme de Caylus fut sincère et complète.

Il semble que cette conversion aurait dû plaire à Mme de Maintenon, et réconcilier la tante avec la nièce. Il n’en fut rien. « J’aurois été ravie, écrivait-elle au cardinal de Noailles, si je l’avois vue simple, estimant la piété partout, lisant tout ce qui est bon, sans prétention, et se tenant même à la plus grande simplicité, qui est ce qui convient à notre sexe ; mais il n’y en a plus depuis ces nouveautés. Elles portent l’orgueil avec elles. Il faut des livres faits exprès. Il faut de belles traductions. Je ne sais comment les conducteurs de ces femmes-là, par politique même, ne les tiennent pas plus humiliées, car leur décision marque trop clairement qu’elles soutiennent un parti[16]. »

Mme de Maintenon mettait ainsi, non sans finesse, le doigt sur le défaut de quelques-unes de ces directions qu’inspirait l’esprit de Port-Royal. Il est certain que ces directeurs imprimaient à l’âme de leurs pénitentes toutes les vertus chrétiennes, une seule exceptée : l’humilité, et comment l’auraient-ils fait si eux-mêmes en manquaient totalement, et s’ils substituaient leur propre infaillibilité à celle de Rome ? Le Père de La Tour n’appartenait cependant pas à Port-Royal, puisqu’il était supérieur général de l’Oratoire. Mais l’Oratoire était suspect de jansénisme, et le Père de La Tour lui-même devait, quelques années plus tard, s’élever vivement contre la bulle Unigenitus. Or, on sait l’horreur instinctive de Louis XIV pour les nouveautés, quelles qu’elles fussent, jansénisme ou quiétisme, et en particulier de quel tort irréparable était à ses yeux l’accusation de jansénisme portée contre quelque seigneur ou quelque femme de la Cour. En personne avisée, Mme de Maintenon dut craindre que cette accusation ne perdît à jamais une nièce dont elle n’avait cessé de souhaiter la rentrée en grâce, car sans doute, par son influence, la permission de revenir à la Cour avait été accordée à Mme de Caylus, dès 1699, et ce fut elle qui refusa[17]. De là, peut-être, la mauvaise humeur qui perce dans cette lettre au cardinal de Noailles, comme dans une autre qu’elle adressait peu de temps après à Mme de Caylus elle-même : « Il est inutile de vous souvenir de ce que je vous ai écrit, si vous n’en changez point de conduite. On m’a dit que vous ne vous portiez pas bien ; vous périrez par les charlatans. Je voudrois que vous aimassiez en tout les choses simples[18]. »

Mme de Caylus continuant, malgré ces conseils, à ne pas aimer les choses simples, c’est-à-dire à suivre une direction janséniste, au moins par l’esprit, Mme de Maintenon crut devoir intervenir d’une façon plus efficace. Par quel procédé ? Dangeau va nous le dire. « Le Roi, dit son Journal du 5 janvier 1705, a donné quatre mille francs de pension à Mme de Caylus. Elle en avoit déjà six mille. On a souhaité d’elle qu’elle ne fût plus sous la direction du Père de la Tour, et elle a pris un directeur qui n’est point de l’Oratoire. » Ce changement de directeur avait donc donné lieu à une sorte de marchandage, bien que le Père de La Tour lui-même semble y avoir acquiescé, car Mme de Maintenon, dans une lettre à Mme de Caylus, le loue de sa « sage réponse » et reconnaît qu’il « est sage en tout, » tout en souhaitant « qu’il ne fût pas à la tête d’une congrégation d’où sortent tant de maximes suspectes[19]. » On voudrait croire, pour Mme de Caylus elle-même, que ce ne fut pas la raison décisive. Mais ce changement de directeur eut-il dans sa vie des conséquences aussi fâcheuses que Saint-Simon s’est plu à le raconter ? Est-il vrai qu’elle revint au jeu, à la table, et même à Villeroy, et que « cet inconvénient ne parut rien aux yeux du Roi et de Mme de Maintenon, en comparaison de celui de se sanctifier sous la conduite d’un janséniste ? » Nous en doutons quelque peu, et nous croyons Saint-Simon fort capable d’avoir sacrifié la vérité au plaisir de lancer ce trait contre « la maladie anti-janséniste » de Mme de Maintenon. Quoi qu’il en soit, le sacrifice du Père de La Tour ne suffit pas pour rétablir des relations affectueuses entre la tante et la nièce. Il fallut encore un heureux événement, la mort de M. de Caylus, « qui fit plaisir à tout le monde, » dit Saint-Simon, et qui survint à Bruxelles, en novembre 1704. Par un assez piquant hasard, ce fut Villeroy, alors commandant en Flandre, qui lui rendit les derniers soins. Mme de Maintenon l’en remerciait dans une lettre où elle lui laissait cependant entendre qu’elle n’était point « la dupe » de ces soins. « Dieu veuille lui faire miséricorde, ajoute-t-elle ; le monde n’en a pas pour lui[20]. » Elle négligea cependant d’écrire à Mme de Caylus à propos de cette mort, et, comme celle-ci s’en plaignait dans une lettre où elle demandait manifestement à rentrer en grâce, elle lui répondait assez sèchement : « Nous ne devons pas être aux complimens. Je suis si malade et si vieille que, depuis quelque temps, je me réduis aux lettres nécessaires, et je n’en fais plus par bienséance seulement. Du reste, qu’est-ce que cette dépendance que vous voulez de moi ? Vous êtes en âge, et, de plus, en possession de vous bien conduire. Que voulez-vous changer la veille de ma mort ? Il est vrai que vous m’auriez été d’une grande consolation, si vous vous étiez tournée de façon que j’eusse pu avoir un grand commerce avec vous, ce qui ne se peut que par la conformité des sentimens. Cependant, Madame, je vous verrai quand vous voudrez venir passer un dimanche à Saint-Cyr. Adieu, ma chère nièce, j’ai cru qu’il falloit vous appeler ainsi, pour que vous ne me crussiez pas fâchée contre vous[21]. »

La nièce aurait pu s’y méprendre, en effet, ainsi qu’au ton d’une seconde lettre, un peu plus amicale cependant, où, quelques mois après, Mme de Maintenon ne lui laisse rien ignorer des bruits qui courent sur elle : « Je n’ai rien à vous dire de nouveau, mais le déchaînement n’est pas cessé. Vous n’avez jamais été dévote que par politique ; vous ne pensez plus qu’à vous remarier. Voilà sur quoi l’on brode tous les jours quelque chose de nouveau. N’en soyez point en peine, ma chère nièce ; votre conduite, s’il plaît à Dieu, forcera vos ennemis à se taire, et vous établira une réputation qui vaut mieux que tous les trésors[22]. »

La conduite de Mme de Caylus finit cependant par désarmer Mme de Maintenon, car, à la fin de cette même année 1705, elle lui adressait une lettre, pleine, il faut le reconnaître, des plus sages et des plus affectueux conseils, bien qu’empreinte encore d’une certaine méfiance. « Je suis ravie, ma chère nièce, de vous avoir fait plaisir. J’aurois hésité entre vos enfans et vous, parce que c’est eux qui sont présentement plus mal dans leurs affaires que vous. Mais j’ai compté sur votre vertu et sur votre tendresse qui me font espérer que vous serez toujours bonne mère, et que vous ne serez pas assez folie pour vous remarier. Vivez en paix, ma chère nièce ; ne reprenez point le monde ; choisissez un certain nombre d’amis pour quelque société particulière. Voyez peu d’hommes, et que ce peu soient d’honnêtes gens. Vivez à la vieille mode. Ayez toujours une fille qui travaille dans votre chambre quand vous serez avec un homme. Méfiez-vous des plus sages. Méfiez-vous de vous-même. Croyez une personne qui a de l’expérience et qui vous aime. Vous êtes encore jeune et belle. Au nom de Dieu, ne vous commettez pas, et ne commettez pas les autres. Servez Dieu sans cabale. Ne vous entêtez de rien. Suivez la voie commune. Ne vous élevez point ; soyez simple, et pardonnez à ma tendresse cette petite instruction[23]. »

L’ancienne pénitente du Père de La Tour prit en bonne part la petite instruction, et, depuis cette fin de l’année 1705, l’harmonie et la tendresse semblent avoir régné entre elles deux. Mme de Maintenon la charge de ses courses et de ses achats de toilette. Elle se plaint que Mme de Caylus lui envoie des étoffes trop élégantes, dont elle se refuse « à parer son vieux corps. » Elle en demande d’autres plus séantes à son âge. « Il n’est pas possible que je sois la seule vieille dans le monde. » Elle l’exhorte à l’économie, et s’inquiète maternellement des dépenses de toilette auxquelles l’entraînera le retour à Versailles.

Mme de Caylus, son deuil terminé, y reparut en effet au commencement de 1707. Elle y vint d’abord incognito, mais, le Roi ayant demandé à Mme de Maintenon pourquoi elle se cachait puisqu’elle n’avait pas été chassée de la Cour, mais s’en était retirée volontairement, elle s’enhardit à y paraître publiquement. Mme de Maintenon hésita cependant assez longtemps à lui faire rendre un appartement à Versailles, bien que la princesse des Ursins, qui était demeurée en relation amicale et en correspondance avec Mme de Caylus, l’en pressât : « Vous aurez beau dire, Madame, écrivait-elle à Mme de Maintenon, vous ne me persuaderez point que vous fassiez bien de ne pas faire donner un appartement à Mme de Caylus, et de ne la pas garder toujours auprès de vous. Vous trouverez en elle des ressources infinies, personne n’ayant plus d’esprit et n’étant plus amusante, sans aucune malice. Comptez-vous qu’une telle compagnie ne soit pas bonne dans votre chambre, et que cela n’amusât pas le Roi, qui n’en recevrait d’ailleurs aucun embarras, puisqu’elle est aussi secrète que discrète ? Vous me reprocherez peut-être, Madame, que je l’aime trop. Je vous reprocherai que vous ne l’aimez pas assez[24]. »

« Sans aucune malice » est peut-être beaucoup dire, car Mme de Caylus avait l’esprit railleur, et ce serait, à en croire du moins Saint-Simon, pour s’être moquée du Roi qu’elle serait tombée en disgrâce, autant que pour s’être laissé trop ouvertement aimer par Villeroy. Quoi qu’il en soit. Mme de Maintenon, à qui la princesse des Ursins reprochait dans une autre lettre « de se montrer trop indifférente pour ses proches, » se laissa fléchir, et elle obtint pour Mme de Caylus un appartement à Versailles. Elle le meubla même, mais sans beaucoup de munificence, d’après son propre témoignage : « Le meuble de votre cabinet sera à tout jamais une preuve de mon avarice ou de ma modération, lui écrivait-elle. Il est assez vilain, mais je trouve un grand mérite dans la modestie[25]. » Le mobilier importait peu. Ce qui importait, c’était de ne plus paraître en exil et en pénitence. Le Roi s’était montré bienveillant et affable en son accueil. Il alla même plus loin. Un jour, jour de gloire, il conduisit Mme de Caylus à Trianon et lui en fît les honneurs. La rentrée en grâce était complète. Il fallait bien que la conversion et l’abandon du Père de La Tour servissent à quelque chose.


II

A l’époque où Mme de Caylus reparaissait ainsi à la Cour, elle avait trente-six ans. Elle avait conservé sa beauté, mais perdu sa taille. Elle avait renoncé à toute coquetterie, ne mettait presque jamais de corps (nous disons aujourd’hui corset), et prenait du tabac, au désespoir de la princesse des Ursins qui ne le pouvait souffrir, « même à ce joli nez, » et qui voulait croire que son directeur lui avait ordonné d’en prendre pour la rendre moins aimable. Elle s’installait dans cette vie nouvelle en personne plus âgée que son âge, car elle avait à peine dépassé quarante ans que Mme de Maintenon la dépeint déjà « comme la plus jolie vieille qui se puisse imaginer. » Mais son esprit et le charme de son commerce demeuraient entiers. Elle sut se rendre agréable à la Duchesse de Bourgogne qui l’admit dans sa familiarité. Le Roi, qui la redoutait autrefois, se prit de goût pour elle, et il lui en donna des témoignages si publics que des couplets malicieux circulèrent où le nom de Mme de Caylus était associé à celui du Roi, et de nouveau à celui de Villeroy :


Monsieur le duc de Villeroy,
Sçavez-vous l’aventure
De Caylus et de notre Roi
Dont un chacun murmure[26].


Dans le couplet suivant, Villeroy assure qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’on murmure, et, comme Louis XIV avait alors soixante et onze ans, on peut tenir l’assurance pour bonne. Mme de Caylus avait donc renoué aussi avec Villeroy, qui avait dépassé de quelques années la soixantaine, et la familiarité de leur commerce était assez notoire pour que le bruit courût d’un mariage secret entre eux. Mais elle avait renoué aussi avec le Père de La Tour, et nous devons croire qu’il y veillait, car il ne passait point pour un directeur indulgent. Il y eut de la part de Mme de Caylus quelque mérite à se remettre sous cette direction ; elle y compromettait sa faveur. Lorsqu’il s’agit, en 1711, de constituer la maison de la Duchesse de Berry, Mme de Caylus avait souhaité d’obtenir la charge de dame d’atour de la jeune princesse. Cette charge lui fut refusée, de même que la charge de dame d’honneur l’avait été à Mme de Lesdiguières, parce que « des gens alertes, » intéressés à les écarter l’une et l’autre, avaient découvert « une direction intime du Père de La Tour, » « Il faut, ajoutait Mme de Maintenon dans une lettre au duc de Noailles, que ce Père soit bien aimable s’il peut consoler de telles pertes[27]. » Il fallait que Mme de Caylus fût bien aimable aussi pour que sa faveur auprès du Roi et de Mme de Maintenon ne fût pas ébranlée par cette récidive. Cette faveur fut au comble jusqu’à la fin du règne, et rien ne vint plus troubler les relations de la tante et de la nièce. Elle faisait partie de la petite société que Mme de Maintenon elle-même appelait sa Cabale et qui se composait, entre autres, de la duchesse de Noailles, également sa nièce, de la marquise de Dangeau, de la marquise de Lévis et de quelques autres encore. Mme de Maintenon se délassait dans leur société de la contrainte qu’elle était obligée de s’imposer durant les longues heures que le Roi passait dans son appartement ; parfois elle se réfugiait dans celui de Mme de Caylus pour y goûter un peu de solitude et de repos. Elle célébrait en petits vers les charmes des dames qui composaient sa Cabale, et voici le couplet qu’elle consacrait à Mme de Caylus[28] :


De Caylus le beau visage
N’est pas le plus grand trésor ;
Son humeur vaut mieux que l’or
Quand on sait en faire usage.
Son commerce est délicieux
Et l’emporte sur ses yeux.


Mme de Caylus lui adressait des vers également, ou plutôt, en lui envoyant un bouquet, elle adaptait à son adresse des vers de Marot.


Du plus simple bouquet on estimoit l’hommage
Au bon vieux temps, car tel étoit l’usage ;
Et pour certain en tous lieux on tenoit,
Si qu’un bouquet donné d’amour profonde,
C’étoit donner toute la terre ronde,
Car seulement au cœur on se prenoit.


Elle continuait en joignant au bouquet l’offre de son cœur.


Un cœur au moins est chose plus solide
Au tribunal où la raison décide.
Vous connaissez le mien, vous savez ce qu’il vaut.
J’ose le dire ; il est tout comme il vous le faut,
Respectueux, tendre, et fidèle,
Pour vous se sentant chaque jour
Une inclination nouvelle,
Pour vous quiétiste en amour,
Des plus constans, des plus sincères,
Un vrai cœur en un mot du bon temps de nos pères[29].

Les relations épistolaires entre Mme de Maintenon et Mme de Caylus ne se bornaient pas à l’envoi de petits vers. Une véritable correspondance s’échangeait, de l’appartement de Mme de Caylus, où Mme de Maintenon ne pouvait venir se reposer aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, à celui de Mme de Maintenon, où Mme de Caylus n’était pas admise aussi souvent qu’elle le demandait, car aux heures, où le Roi y travaillait avec quelqu’un de ses ministres, personne n’y pouvait plus pénétrer. Cette correspondance a été conservée. Elle est pleine de charme. Il est impossible de déployer plus de grâce et de gentillesse que ne le fait Mme de Caylus, dans ses protestations de dévouement et de service. « Je m’offre de tout mon cœur, dit-elle, sans considérer que je suis née offerte. » Et dans une autre lettre : « Pour moi, ma chère tante, je ne vous offre point ce qui est autant à vous que je suis, et je serois bien malheureuse si vous croyiez que j’eusse un plus grand plaisir[30]. « Dans une autre encore : « Je réfléchis sur votre semaine, et ne saurois la trouver bien ordonnée qu’il n’y ait un peu plus de la petite nièce. Pourquoi n’en pas vouloir quelquefois avec la petite famille ? Elle seroit aussi hébétée au jeu que vous la voudriez ; elle travailleroit si sagement ; elle écouteroit ou feroit la lecture avec tant de plaisir ; enfin (et c’est peut-être bien là la meilleure raison pour la faire recevoir), elle partiroit au moindre signe. Si vous voulez la laisser au monde, elle vous assure sans hypocrisie qu’elle retrouvera pour lui encore plus de temps qu’il ne lui en faut. Elle ne voit après tout que les Cabales qu’elle voit assez avec vous, ou ces maréchaux de France qui ne la charment pas au point de ne pouvoir s’en passer. Elle craint les ministres ; elle n’aime point les princesses. Si c’est le repos que vous lui voulez, elle n’en trouve qu’avec vous. Si c’est sa santé, elle y trouve son régime et sa commodité ; en un mot, elle trouve tout avec vous et rien sans vous. Après ce sincère exposé, ordonnez, mais non pas en Néron[31]. »

Est-il vrai que Mme de Caylus préférât la société de Mme de Maintenon à celle des maréchaux de France (entendez Villeroy) ? N’y a-t-il pas quelque exagération dans l’expression de ces sentimens ? Cela est possible. Si Mme de Caylus était « née offerte, » elle était aussi née coquette. Or, la coquetterie, chez certaines femmes, ne passe jamais. Elle ne fait que changer de forme et surtout d’objet. Elles veulent plaire à tous et à tout prix. Mme de Caylus voulait plaire à Mme de Maintenon, et elle y réussissait. Les lettres ou plutôt les petits billets que celle-ci lui adresse en réponse sont courts, mais affectueux. Nous citerons celui-ci : « Il n’y aura aucun sermon à Saint-Cyr, mais bien une grand’messe à neuf heures et demie, un poulet au coin du feu, des vêpres à trois heures, et un retour ici à cinq, le tout à votre service, ingrate[32] ! » Un simple poulet entre grand’messe et vêpres ! Le temps n’était plus des soupers de la rue de Vaugirard, mais, au coin du feu comme à table, Mme de Caylus était toujours charmante, et Mme de Maintenon le reconnaissait dans une lettre à la princesse, des Ursins. « Il est vrai que je m’accommode mieux avec Mme de Caylus qu’autrefois, parce qu’elle me paroît revenue de l’entêtement qu’elle avoit pour le jansénisme, étant difficile de se trouver agréablement avec ceux qui pensent différemment que nous. Son visage est toujours aussi gracieux, mais elle a une taille qui la défigure fort. Du reste, je ne vois point ici de femme aussi raisonnable qu’elle[33]. »

Telle nous apparaît Mme de Caylus, à cette époque de sa vie, et nous aimons mieux en juger d’après ces documens authentiques que d’après les dires de Saint-Simon, suivant lequel, « quand elle étoit dans la société de Madame la Duchesse, elle déploroit la tristesse dans laquelle sa jeunesse s’étoit passée, dont elle faisoit mille contes sur elle-même, en se moquant de toutes ses pratiques de dévotion. » Après avoir raconté « qu’elle se fit une cour, les matins, des généraux, des ministres, et de la plupart des importans de la Cour, par ricochet de Mme de Maintenon, » il va jusqu’à dire : « Au fond, elle se moquoit d’eux tous[34]. »

L’année qui précéda la mort de Louis XIV, un changement survint dans la vie de Mme de Caylus. Pour une raison que nous ignorons, elle souhaita de quitter son appartement à Versailles. Elle obtint un brevet de logement au Luxembourg, dont, peu après la mort de Louis XIV, la jouissance fut concédée à la Duchesse de Berry. Mme de Caylus paraît dans l’enthousiasme de sa nouvelle résidence : « Mon habitation est commode, jolie, solitaire et si séparée que je ne crois pas que je puisse jamais m’apercevoir du voisinage. J’entends dès le matin le chant des coqs et le son des cloches de plusieurs petits couvens qui invitent à prier Dieu. » Et dans une autre lettre : « C’est un délice que de se lever matin. Je regarde par la fenêtre tout mon empire et je m’enorgueillis de voir sous mes lois douze poules, un coq, huit poussins, une cave que je traduis en laiterie, une vache qui paît à l’entrée du grand jardin par une tolérance qui ne sera pas de longue durée. Je n’ose prier Mme de Berry de souffrir ma vache. Hélas ! c’est bien assez qu’elle me souffre. » Elle y attendait la visite de ses enfans, qui commençaient à lui donner du souci. Elle y espérait celle de Mme de Maintenon. « Ne vous verrai-je point, ma chère tante ? Est-il aussi triste d’être nièce que d’être mère[35] ? » Mais elle ne devait jamais l’y voir. Il y avait très peu de temps que Mme de Caylus était installée au Luxembourg, lorsqu’un bien autre changement survenait dans l’existence de Mme de Maintenon. Louis XIV mourait, et Mme de Maintenon se réfugiait à Saint-Cyr d’où elle ne devait plus sortir.


III

Transportons-nous maintenant du Luxembourg à Saint-Cyr, et voyons de quelle vie va vivre, dans la vieille abbaye, durant les quatre années qui lui restaient à passer sur terre, celle qui l’avait fondée. Décrivons d’abord son appartement, d’après Manseau, l’intendant de Saint-Cyr : « Sa chambre, où il y a un grand lit avec une housse de serge de Londres bleue, doublée de taffetas d’Angleterre de même couleur, des pommes fort vives de plumes et d’aigrettes, une table, un miroir, huit fauteuils, six plians, quatre petits tabourets ; son cabinet où il y a un lit de repos, six fauteuils, une pile de six carreaux, six tabourets de différente hauteur, deux tables et deux miroirs comme les précédens. » Cet appartement avait pour Mme de Maintenon l’inconvénient d’être à trois cent trente pas de la chapelle, et, comme elle se rendait à la messe tous les jours, malgré les médecins (« Je ne sais pourquoi, disait-elle, les médecins ont la messe en aversion »), ce long chemin à parcourir ne laissait pas de la fatiguer. Mais elle tenait à cet appartement parce qu’il était de plain-pied avec les cours où jouaient les élèves, ce qui lui permettait de se mêler à leurs récréations. Pendant quatre ans, elle n’en bougea, sauf quelques courses dans le village de Saint-Cyr, pour aller voir des pauvres. Elle y menait la vie la plus simple. Elle avait changé jusqu’à son régime personnel, ne voulait pas introduire à Saint-Cyr « le délice du chocolat, » et donné la plupart de ses hardes à Mme de Caylus. Il est tout à fait faux, comme le dit Saint-Simon, qu’elle eût conservé au dehors, « un maître d’hôtel, un valet de chambre, des gens pour l’office et la cuisine, un carrosse, un attelage de sept ou huit chevaux et un ou deux de selle, » qu’elle aurait nourris, bêtes et gens, aux dépens de Saint-Cyr. Elle avait au contraire vendu son carrosse et renvoyé ses gens avec une précipitation qui ne laissa pas d’être blâmée, car quelques-uns se prétendirent réduits à la mendicité. Elle ne conserva qu’un cuisinier, ancien marmiton à Versailles, un maître d’hôtel et deux laquais qui devaient surtout lui servir de messagers, pour sa correspondance avec Mme de Caylus. Cette correspondance va devenir l’unique intérêt de sa vie. C’est par les lettres de Mme de Caylus qu’elle saura ce qui se passe au dehors, et elle répondra à ces lettres par des journaux écrits presque au jour le jour, et que porteront à Mme de Caylus tantôt Etienne et Launay qu’elle avait gardés à son service, tantôt le boulanger Petin. Mme de Caylus lui répondait par le même moyen, car toutes deux se méfiaient, non sans avoir pour cela de bonnes raisons, de l’ordinaire. Il ne nous reste plus qu’à feuilleter leur correspondance, où nous allons voir se refléter quelques-uns des principaux événemens qui marquèrent les premières années de la Régence, et où nous surprendrons le jugement, toujours discret et sagace, de Mme de Maintenon sur ces événemens.

La première lettre adressée par Mme de Maintenon à Mme de Caylus est datée du 11 septembre, c’est-à-dire onze jours après la mort du Roi. Durant ce mois de septembre, elle lui écrit jusqu’à cinq fois. Pas une seule fois elle ne prononce le nom de Louis XIV ; à peine fait-elle allusion à cette mort récente et au chagrin qu’elle aurait dû, ce semble, ressentir de la perte de celui auprès duquel elle avait passé tant d’années. Ce n’est qu’à la fin d’octobre qu’ayant reçu, pour la première fois, la visite de Villeroy, elle s’attendrit à ce souvenir. « Je vis hier M. le maréchal de Villeroy, plus pathétique que je ne l’ai jamais vu. Il pleura beaucoup avec moi, et je pleurai si bien que je ne suis pas remise de la nuit qu’il m’a fait passer. » L’année suivante, elle écrit encore : « Le petit mot de M. de Dangeau m’a fait plaisir. Je n’en ai point de plus grand que d’être en commun avec ceux qui ont aimé le Roi ; il en coûte quelques larmes, mais elles sont plus douces que d’entendre parler de l’ingratitude des courtisans. » Et c’est tout, dans une correspondance de quatre ans. Est-ce à dire qu’elle n’eût point aimé le Roi ? Non, mais la fidélité du souvenir n’allait pas chez elle jusqu’au regret. Elle avait le sentiment d’avoir rempli sa tâche vis-à-vis de lui. Elle lui avait fait une vieillesse digne, et l’avait préservé des égaremens qui auraient pu la déshonorer. Elle l’avait confirmé dans les pratiques de la religion. Elle l’avait vu mourir en chrétien pénitent ; c’était le but qu’elle s’était toujours proposé : « Avez-vous su, écrivait-elle à une ancienne religieuse de Saint-Cyr, dans quelle disposition le Roi est mort ? Tous les gens de bien ne doutent pas de son salut. Je n’ai plus qu’à penser au mien[36]. »

L’impression dominante qu’on devine chez elle durant les premiers mois est celle du soulagement. Elle était excédée, harassée de cette vie de Cour qui ne lui laissait pas une heure de liberté. Elle n’aspire qu’au repos et à la solitude. Elle en sent le besoin physique et moral. Elle veut vivre dans la retraite et que cette retraite ne soit point troublée. C’est à Mme de Caylus elle-même qu’elle s’adresse pour se défendre contre l’invasion des visites. Elle avait d’abord consenti à recevoir les évêques, mais bientôt elle regrette de s’être embarquée dans cette distinction. Quant aux princesses qui ont l’honnêteté de demander à la venir voir, elle ne veut point en entendre parler. Elle ne consent pas davantage à recevoir les dames composant son ancienne Cabale. Elle ne répond même point aux choses obligeantes que ces dames lui font dire, voulant « oublier tout et être oubliée. » Elle écarte, autant qu’elle le peut, sa nièce la duchesse de Noailles, avec laquelle ses relations paraissent singulièrement refroidies, et quant à la petite nièce à qui elle écrit presque tous les jours, dont les lettres font son plaisir et le seul qu’elle désire, elle ne s’en défend pas moins contre ses trop fréquentes visites. Quand celle-ci vient la voir, elle la renvoie presque rudement, sauf à lui en demander pardon le lendemain : « Il faut au moins que la brutalité que je vous montrai hier m’attire aujourd’hui votre confiance pour les douceurs que je vais vous dire. Je me trouvois fort bien avec vous quand je vous proposai de vous en aller, et je ne pus vous dire adieu sans larmes qui étoient toutes de tendresses pour vous. Ceci s’adresse à vous deux. (Mme de Dangeau avait accompagné Mme de Caylus.) Vous n’étiez pas à la Ménagerie que je songeai à vous écrire, et je voulois répondre à une grande lettre que j’avois reçue de vous ce matin, mais, en la relisant, je trouvai que je vous avois dit tout ce que je voulois vous écrire, et par une grande modération je remets à aujourd’hui. » Mme de Caylus insiste cependant pour que ces visites soient plus fréquentes, et comme Mme de Maintenon voudrait au contraire les réduire à deux ou trois par an, c’est entre elles le sujet d’une discussion et l’occasion d’une lettre où Mme de Maintenon marque fermement sa volonté : « Ne voyez-vous pas que vos voyages excitent les autres à faire de même ? Vous êtes trop raisonnable pour ne pas voir qu’il ne convient pas à une personne retirée, et par de si bonnes raisons, de passer sa vie à concerter des rendez-vous... En vérité, ma chère nièce, je ne saurois croire que vous ne renonçassiez de bon cœur au plaisir que vous avez de me voir si vous pouviez comprendre ce que je souffre des visites que je reçois. Elles sont mauvaises à mon salut, à ma santé, à mon repos, à ma conduite. Les conversations ne sont pas agréables ; on entend toujours recommencer ce qu’on vouloit ignorer, et les nuits sont cruelles. »

Quelque résolution qu’elle déploie pour maintenir cette barrière autour d’elle, il était cependant deux personnes (en plus de Mme de Caylus) par qui elle la voyait franchir sans trop de déplaisir. C’étaient Villeroy et la marquise de Dangeau.

La manière dont Villeroy se comporta envers Mme de Maintenon depuis la mort de Louis XIV achève de justifier ce brevet de galant homme que nous lui avons décerné à propos de ses relations avec Mme de Caylus. Gouverneur du jeune Roi en crédit auprès du Régent, il témoigna une invariable fidélité à celle qui avait été la compagne des dernières années de son vieux maître. Assez fréquemment il la venait voir, et il ne semble pas qu’elle se soit défendue contre des visites où tous deux se plaisaient à revenir sur le passé et où ils mêlaient leurs larmes. Souvent aussi il lui écrivait « des lettres d’un style plus tragique que celui de Racine et passant même Longepierre. » Parfois, elle lui répondait par de petits billets très courts, mais affectueux, de ce ton un peu mélancolique et désabusé qui avait toujours été le sien : « Quelque peu que je sois, Monsieur, je sens bien que je vous manque, et j’en suis bien fâchée. Je vous assure que vous n’avez point plus d’envie de m’ouvrir votre cœur que je n’en ai de vous entendre. Nous ne pouvons plus avoir du plaisir. Il faut se consoler de la faible consolation de se plaindre avec ceux qui pensent et qui sentent comme vous. » Et dans une autre lettre : « Adieu, Monsieur le Maréchal ; consolez-vous par le bonheur de celui que vous regrettez. » C’est Louis XIV qu’elle veut dire, dont le bonheur éternel ne lui inspire aucun doute[37]. Le nom de Villeroy revient fréquemment dans les lettres de Mme de Maintenon à Mme de Caylus. Elle ne s’effarouche point de l’intimité qui continuait de régner entre sa nièce et celui pour qui elle s’était autrefois compromise. Elle trouve tout naturel que Villeroy ait sollicité le Régent en faveur de Mme de Caylus, sans même en avoir averti cette dernière, et cela lui rappelle le procédé dont il usa vis-à-vis d’elle-même, lorsque, « dans sa jeunesse, il sollicita en sa faveur une pension de la Reine mère sans l’avoir avertie... » Elle trouve qu’il pourrait faire davantage encore, prêter plus souvent à Mme de Caylus son carrosse ou ses gens. Il pourrait même la nourrir. Elle ne verrait aucun inconvénient à ce que sa nièce vienne s’installer à Versailles, à l’hôtel Villeroy, d’où une litière du maréchal la conduirait facilement à Saint-Cyr. Elle lui recommande seulement de ne pas coucher dans la chambre où est morte, quelques années auparavant, la duchesse.

La marquise d’Dangeau est une de ces femmes, en beaucoup plus grand nombre qu’on ne croit au XVIIe et au XVIIIe siècle, qui vécurent dans le monde et à la Cour sans que l’ombre d’une médisance ait jamais effleuré leur réputation. C’est une tendance qu’on a toujours, qu’il s’agisse du passé ou du présent, de juger d’un temps et d’une société par les femmes qui font parler d’elles et non point par celles dont on ne parle pas. La marquise de Dangeau fût demeurée au nombre des femmes dont on ne parlerait point si la situation occupée par son mari à la Cour et surtout le précieux Journal qu’il a laissé n’avaient donné à son nom une notoriété d’une nature particulière. Dangeau avait quarante-huit ans lorsqu’il l’épousa, voulant faire oublier, par l’éclat de cette alliance, celle qu’il avait conclue seize ans auparavant lorsqu’il épousa la fille de Morin dit le Juif, dont l’autre fille avait épousé le maréchal d’Estrées, car en ce temps-là, tout comme de nos jours, les partisans trouvaient à bien marier leurs filles. La nouvelle Mme de Dangeau, qui avait vingt-deux ans, était de la maison de Bavière, mais d’une branche qu’un mariage morganatique avait réduite à porter le titre de comtesse de Lowenstein. Chanoinesse d’un chapitre en Bavière, ce qui lui donnait le droit « d’être appelée Madame et de porter un ruban couleur de feu, comme les hommes portent le cordon bleu, » elle avait été amenée en France par son oncle, le cardinal de Furstenberg. La Dauphine, qui elle-même était Bavière, l’avait prise pour fille d’honneur, et avait donné son consentement au mariage. Mais quand elle apprit qu’elle avait été mariée sous le nom de Sophie de Bavière, et qu’elle avait signé ainsi au contrat, elle entra dans une fureur qui fit peur à Louis XIV lui-même. Pour la désarmer, il consentit à ce que l’acte de mariage que la Dauphine s’était fait apporter, et qu’elle avait commencé à brûler, fût supprimé et remplacé par un autre où la prétendue Sophie de Bavière serait qualifiée Lowenstein. À ce prix, elle accorda son pardon. C’était là, pour la nouvelle marquise de Dangeau, un début dans la vie assez pénible. La faveur dont elle fut bien vite environnée dut le lui faire oublier

Les contemporains sont unanimes à célébrer la grâce et à faire l’éloge de la vertu de Mme de Dangeau. « Elle étoit belle comme les anges, dit l’abbé de Choisy, dans une jeunesse riante, une taille fine, les yeux bleus et brillans, le teint admirable, les cheveux du plus beau blond du monde, un air engageant, modeste et spirituel. Elle avoit eu une fort bonne conduite dans une place fort glissante (celle de fille d’honneur), et les petites fautes de ses compagnes n’avoient pas peu contribué à faire valoir son mérite[38]. » « Jolie et vertueuse comme les anges, dit de son côté Saint-Simon, une figure de déesse dans les airs ; douce, bonne d’un bon esprit et dont la bonté lui tenoit lieu d’étendue[39]. » Et ailleurs : « Jolie comme le jour et faite comme une nymphe, avec toutes les grâces de l’esprit et du corps. » Il n’est pas jusqu’à la sévère princesse Palatine, qui n’ait été désarmée par tant de grâces : « Mme de Dangeau, dit-elle dans sa Correspondance [40], » est une bien vertueuse et bien honnête femme qui est estimée de tout le monde... Elle vit fort bien avec son mari, comme s’il était non seulement son égal, mais de meilleure condition qu’elle. » La Palatine ne lui reconnaît qu’un défaut, c’est de tenir la Vieille ordure pour une dame pieuse, tandis qu’elle est un diable. « Mais c’est, ajoute-t-elle, l’effet de son bon cœur ; elle ne veut ni ne peut penser du mal d’une dame qui l’a aimée de tout temps et s’est bien conduite à son égard. »

Mme de Dangeau demeura de tout temps en effet en grande faveur auprès de Mme de Maintenon. Elle fut une des rares personnes qui pénétrèrent dans son intimité sans appartenir à sa famille ou sans être fille de quelqu’une de ses amies de jeunesse. D’assez fréquentes lettres s’échangeaient entre elles[41]. Les lettres de Mme de Maintenon, qui ont été publiées, témoignent de la haute faveur où Mme de Dangeau était arrivée. Dans une de ces lettres elle la presse d’accepter une invitation à ces Marlys si recherchés, et, pour l’y attirer, elle lui promet qu’on passera par-dessus ses manies. « Vous y trouverez votre santé, vos plaisirs, votre gaieté. On vous souffrira avec tous vos défauts : robe de ouate, écharpe, bonnets, serviettes sur la tête, ce sont tous ceux que je vous connais. Cette chambre est blanche comme vous, et sèche comme moi. »

La mort de Louis XIV porta une sensible atteinte à la situation de Dangeau. Il n’était plus rien et se retira dans l’hôtel qu’il s’était fait construire à Paris, rue de Bourbon. Peu de temps après, il eut une attaque d’apoplexie. Il en releva, mais demeura infirme. Sa femme le soigna admirablement ; en même temps elle s’efforçait de l’amener à des habitudes de piété plus exactes. Du courtisan, ancien huguenot, elle voulait faire un pénitent à la façon de Port-Royal. Mme de Maintenon ne l’en détourne pas, mais, avec ce bon sens et cette mesure qui étaient sa qualité dominante, elle tempère un peu le zèle de Mme de Dangeau. « Je crains, lui écrivait-elle, que vous ne rebutiez M. de Dangeau ; vous êtes austère, et vous ne comprenez point assez la force de l’habitude. » Et une autre fois : « Vous n’en ferez jamais un solitaire. N’êtes-vous pas heureuse de le voir un bon chrétien. » Malgré ses quatre-vingts ans et ses deux attaques d’apoplexie, Dangeau ne s’accommodait point en effet de la solitude. Le consciencieux annaliste qui a tenu son journal jusqu’à trois semaines avant sa mort aimait encore à voir du monde et à savoir les nouvelles. Mme de Dangeau, qui était un peu entêtée de jansénisme, aurait souhaité pour lui et pour elle une existence plus fermée. Dans une véritable lettre de direction, car elle resta directrice jusqu’au bout, Mme de Maintenon s’applique à lui démontrer que cette existence est plus méritoire que celle qu’elle souhaitait de mener[42].

« ... Tant que Dieu vous conservera M. de Dangeau, vous ne pouvez changer de vie. Vous êtes d’autant mieux que vous n’êtes pas à votre aise, et c’est ainsi que Dieu nous veut. J’ai ouï dire à des saints, que lorsqu’on souffre, tout est fait. Vous voudriez être réglée dans vos journées comme les religieux de la Trappe, et Dieu veut que vous fassiez bonne chère, en souffrant les contradictions qui se trouvent dans les familles les plus raisonnables. Vous voudriez faire le catéchisme à Avon, et Dieu veut que présentement vous pratiquiez les vertus chrétiennes, au lieu d’en instruire les autres. Il veut que vous amusiez un mari infirme, que vous souteniez des enfans qui pourroient s’échapper, et vous devez. Madame, travailler à l’ouvrage qu’il vous donne avec une grande paix et tranquillité. Vous voudriez être fervente et ne pas perdre la présence de Dieu, et Dieu veut que vous soyez dans la sécheresse ; il se contente de votre fidélité à vivre en bonne chrétienne et à renoncer à cette sécheresse. Quand vous changerez d’état, il vous demandera autre chose, et vous serez dans ce temps-là bien étonnée si vous vous trouvez intérieurement éloignée de Dieu, ennuyée de la solitude et de toutes les pratiques de piété : on peut arranger la conduite extérieure, mais il n’est pas de même de l’intérieure ; on ne pense pas comme on voudroit penser, et je vous assure, Madame, avec la confiance qui est entre nous, qu’il s’en faut de beaucoup que je sois aussi contente de ma dévotion, que je l’étois à Versailles, et que j’étois plus occupée de Dieu à nos comédies que je ne le suis dans le chœur de Saint-Cyr. »

Ce goût de Mme de Maintenon pour la solitude ne l’empêche pas, au bout de quelques mois surtout, de témoigner quelque désir d’être instruite de ce qui se passe au dehors. « Il est vrai, écrit-elle, que je ne puis être indifférente sur l’état des affaires générales. J’étois accoutumée à en être occupée. » Et dans une autre lettre : « Quel malheur d’être sensible au bien public et particulier ! Mais change-t-on dès qu’on est en retraite ? » Aussi sent-on peu à peu se glisser dans sa vie un ennemi contre lequel il lui faut lutter : l’ennui : « Rien n’est ennuyeux comme ces visites qui filent ; on s’ennuie moins quand on n’attend personne, » et dans une autre lettre : « Je me porte très bien et fais mon possible pour m’amuser : vous n’êtes guère plus gaie où vous êtes, et j’en suis bien fâchée. » Elle prêche en effet Mme de Caylus contre la tristesse : « Surmontez-vous là-dessus, ma chère nièce, la tristesse n’est bonne ni pour ce monde ici, ni pour l’autre. » Mais, à certains jours, elle-même semble s’y abandonner. « Ne vous inquiétez pas de moi. Qu’ai-je à faire de meilleur que de languir. » Apprenant la maladie d’une personne à qui elle faisait parvenir depuis longtemps des secours, elle va jusqu’à dire : « Je plains Mme de Barneval si elles perdent leur mère. Je ne puis plaindre ceux qui meurent. »

Si les occupations lui manquaient, les préoccupations ne lui manquaient pas. D’abord les préoccupations financières. Personnellement, elle ne possédait rien que Maintenon, dont le revenu était mince. Elle n’avait rien mis de côté, et quand elle arriva à Saint-Cyr, elle n’avait pas de quoi payer le deuil de ses domestiques. Le Régent lui avait bien promis de lui conserver les 48 000 livres de pension que lui servait le Roi, sur lesquels elle avait abandonné 15 000 livres à Mme de Caylus. Mais cette pension lui serait-elle exactement payée ? Elle s’en inquiète, non pour elle-même, qui n’a pas de besoins, mais pour les malheureux sans nombre qui vivaient de ses aumônes et de ses pensions, pour les couvens pauvres auxquels elle envoyait des subsides tirés de sa cassette particulière ou de celle du Roi, et pour lesquels elle craint de ne plus rien obtenir étant « timide à demander. » Son « imbécillité sur les affaires » l’effraye, car, dit-elle, » vous savez que je ne vivois pas pour moi et je ne sais déjà plus où j’en suis. » Elle tremble aussi pour Saint-Cyr, ayant appris qu’en plein conseil de Régence, l’intendant des finances, Fagon, fils de l’ancien médecin du Roi, aurait dit. qu’avec l’argent que coûtait Saint-Cyr, on ferait vivre un régiment. Saint-Cyr ne fut cependant pas supprimé, mais il semble bien qu’au bout de deux ou trois ans, la pieuse maison ait souffert « de la rareté de l’argent. » La fondatrice elle-même parait avoir presque connu la gêne ; à un certain moment, elle n’a plus que six louis devant elle. Comme l’ordinaire de Saint-Cyr ne lui convient pas, elle fait venir de Maintenon des produits de la basse-cour, qu’elle partage avec Mme de Caylus. Dans son oisiveté, ces questions de basse-cour deviennent pour elle une véritable préoccupation. Elle y apporte même un certain amour-propre de propriétaire, et se plaint que Mme de Caylus ait « commis » certain veau qu’elle lui a envoyé ou certains dindons, en les donnant à manger à des amis sans s’être au préalable assurée qu’ils étaient assez tendres et « mortifiés. » Vient un moment où les produits de la basse-cour font défaut. Elle s’en plaint. On lui répond que la saison ne produit plus. » Autrefois, dit-elle, je ne m’apercevois pas de ces différences. » Cette basse-cour qui l’avait intéressée pendant un temps finit par lui donner de l’ennui. Les produits en sont mauvais. Ses gens la volent. Elle prend son parti d’y renoncer. « Les plaisirs les plus innocens, dit-elle, tournent en dégoût. » « Que de dégoût on trouve en tout ! » écrivait-elle au duc de Noailles au lendemain d’une représentation d’Athalie où la duchesse de Bourgogne s’était montrée capricieuse. A peu de chose près, les mots sont les mêmes. Des personnes et des choses, elle s’est toujours dégoûtée facilement.

Mme de Caylus nous apparaît dans ses lettres en proie aux mêmes anxiétés, et d’une façon encore plus aiguë Elle aussi ne vit que de pensions. Ces pensions lui seront-elles conservées ? Seront-elles réduites, comme le sont en ce moment celles de beaucoup d’autres ? Elle a tout lieu de le craindre, car elle ne se sent plus en crédit. « Ce qui nous rend sans ressources, dit-elle, c’est que nous sommes un nombre de gens, honnêtes gens à la vérité, pleins de probité, d’honneur, mais de la vieille Cour, mais bons à rien. » Aussi s’épuise-t-elle en sollicitations auprès de ses anciens amis qui sont encore en place, Villeroy, Noailles, Harcourt. Elle demande audience au Régent, à la duchesse de Berry qui la traite honnêtement, mais elle en sort « trempée de sueur » et dans une agitation « qu’il est plus aisé de comprendre que d’exprimer. » Ses pensions ne sont cependant pas supprimées, mais elle souffre aussi de la rareté de l’argent. Personne ne paye, et dans peu, elle sera réduite à vivre « du lait de sa vache et des œufs de ses poules. » Ces anxiétés et ces privations lui sont d’autant plus sensibles qu’elle n’est pas seule à les ressentir, car elle voudrait faire une vie et un intérieur agréables à ses deux enfans qu’elle héberge : son philosophe et son Brindi.

Le philosophe était son fils aîné, celui qui devait devenir plus tard membre de l’Académie des Inscriptions, et qui fut le premier des antiquaires et des collectionneurs hommes du monde. Brindi, auquel Mme de Maintenon avait donné le surnom d’un petit paysan d’Avon, était le second. Ses relations avec ses deux fils et les soucis qu’ils lui causent tiennent une grande place dans la correspondance de Mme de Caylus. Dans cette seconde phase de sa vie c’est l’amour maternel qui l’emporte chez elle sur tout autre sentiment. « Que je suis mère, ma chère tante ! c’est-à-dire que je suis folle ! que je suis déraisonnable et que je serai malheureuse ! » Et Mme de Maintenon de lui répondre : « Vous savez que j’ai le malheur de connaître tous les sentimens des mères. » Ce qui agitait autrefois Mme de Caylus c’était d’obtenir pour son fils un régiment, et elle sollicitait Louis XIV par l’intermédiaire de Desmaretz. Ce qui l’agite aujourd’hui, c’est de lui faire vendre ce régiment au meilleur compte, car il a pris le dégoût du métier militaire. Elle-même y trouvera son avantage, car elle aura « 40 000 francs de dettes de moins et 20 000 écus de plus. » Le duc de Noailles s’est chargé de l’affaire. Il y trouve d’abord certaines difficultés, et Mme de Caylus, croyant la vente manquée, termine pieusement une lettre par ces deux vers :


Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous mette en repos.


La chose finit cependant par se faire, et son philosophe, son mélancolique vient s’établir avec elle dans le petit hôtel de la rue de Vaugirard. Elle se loue beaucoup de lui. « Toutes les vertus morales sont dans ce petit garçon, écrit-elle à Mme de Maintenon, à la réserve de la piété qu’il faut espérer toujours ; en attendant, c’est une compagnie fort agréable que j’ai avec moi. » Et Mme de Maintenon lui répond : « Un très honnête homme ne me paroit pas loin de Dieu ; il n’auroit qu’à le prendre pour l’objet et la fin de tout ce qu’il fait, car il n’est point nécessaire d’être toujours à l’église. » Quant à Brindi, qu’elle appelle aussi le chevalier et qui servait dans l’armée de mer, il donne à sa mère moins de satisfaction. Il est un peu joueur, un peu prodigue, un peu débauché. Il se fait de fâcheuses affaires ; aussi est-elle toujours inquiète sur son compte, « Le chevalier n’a point encore fait de sottise qui soit venue à ma connaissance. Je vis sur cela comme il faudroit vivre sur tout, au jour le jour. » Mme de Maintenon est moins sévère qu’elle. « Vous savez bien, écrit-elle à Mme de Caylus, que j’ai toujours eu de l’inclination pour le chevalier. Les vauriens ne me déplaisent pas toujours, pourvu qu’ils n’aillent pas jusqu’au vice et au manquement d’honneur. » Le chevalier n’alla jamais jusque-là. Sa mère jugea cependant prudent de lui faire quitter Paris pour retourner à son bord. A peine est-il parti qu’elle le regrette et qu’elle pleure.

Sauf ces agitations maternelles, Mme de Caylus menait une vie tranquille, et cette vie n’avait rien qui lui déplût. Voici comme elle la décrit : « Je me lève, c’est-à-dire je m’éveille à huit heures ; je prie Dieu dans mon lit ; j’y fais ma lecture et ensuite mon petit déjeuner ; quand je me sens vigoureuse, je vais à la messe, et, quand j’en suis revenue, j’écris, si j’ai à écrire, et je donne vogue à mes affaires... Je dîne, je soupe seule ou avec mon fils. Pour l’ordinaire, après mon diner, mon fils et moi, nous jouons ensemble au trictrac. Je cause avec lui ; je travaille ; il me fait la lecture ; sur les quatre ou cinq heures, il me vient du monde, quelquefois trop ; à huit heures, tout part ; je demeure dans la solitude. » Cependant elle ne pouvait se défendre de donner encore quelquefois à souper, et Mme de Maintenon se reprochait de l’induire en tentation, en lui envoyant des produits de la basse-cour de Maintenon. « Votre lettre, lui écrit-elle, m’a fait sentir deux mouvemens très différens : le premier a été quelque joie du succès de mon veau, et qu’il fût mangé par de si honnêtes gens, sentiment assez noble ; celui qui l’a suivi ne l’est pas tant ; j’ai pensé que ce que je fais pour vous épargner de l’argent vous fournit le prétexte de tenir table, ce qui a toujours été votre folie. » On peut, tout en étant devenue dévote, demeurer un peu gourmande. C’était peut-être le cas de Mme de Caylus.

Des sentimens plus nobles, pour reprendre l’expression de Mme de Maintenon, que des préoccupations d’argent ou de basse-cour agitent cependant la tante et la nièce. Dans la correspondance de Mme de Maintenon en particulier, on trouve le reflet des événemens petits et grands qui marquent ces premières années de la Régence. Elle n’a point de parti pris contre le Régent, et rend justice aux efforts qu’il fait pour triompher des difficultés dont le vieux Roi lui avait laissé le lourd héritage. « Je ne suis point ennemie de M. le Duc d’Orléans, » dit-elle. Mais elle parle avec détachement des affaires générales, finances, traités, guerres, comme n’y portant plus qu’un médiocre intérêt. Une seule chose la passionne, les affaires de l’Eglise.

Il n’est pas besoin de rappeler l’état lamentable dans lequel se trouvait alors l’Eglise de France. En provoquant de la part de Clément XI la promulgation de la bulle Unigenitus, Louis XIV avait cru mettre un terme aux divisions qui la déchiraient depuis qu’un certain nombre d’évêques s’étaient avisés, après quinze ans écoulés, de dénoncer le mandement par lequel le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, avait autrefois donné son approbation au livre des Réflexions morales sur le Nouveau Testament du Père Quesnel. Il n’y avait pas réussi. Si, à l’assemblée qui s’était tenue en 1714, quarante évêques avaient accepté la Bulle, ou comme on disait alors, la Constitution, huit d’entre eux, à la tête desquels était le cardinal de Noailles, avaient déclaré ne pouvoir s’y soumettre, et si, pliant sous l’impérieuse volonté du Roi, le Parlement de Paris, ainsi que la Sorbonne, avait consenti à enregistrer la Bulle, l’opinion de la majorité des parlementaires et des docteurs n’en demeurait pas moins hostile à cette intervention de l’autorité pontificale, qu’ils jugeaient contraire aux libertés de l’Eglise gallicane. La mort du Roi avait rendu courage aux opposans, et le Duc d’Orléans avait paru se ranger de leur côté en appelant le cardinal de Noailles à la tête du Conseil de conscience. Seize évêques, dont celui d’Auxerre, oncle de Mme de Caylus, adressaient une lettre publique au Régent où ils lui demandaient de provoquer de la part du Pape des explications sur sa Bulle. Quatre d’entre eux allaient même plus loin, et rédigeaient, devant un notaire au Châtelet, un appel au futur Concile, qu’ils faisaient signifier au Pape par un huissier. Le Parlement de Paris et quelques parlemens de province prenaient ouvertement parti contre le Pape, en ordonnant la suppression des mandemens de certains évêques qui se prononçaient avec véhémence en faveur de la Constitution et menaçaient les opposans d’excommunication. Les docteurs en Sorbonne, les simples prêtres donnaient leur avis ; cinquante-deux curés de Paris écrivaient au cardinal de Noailles pour lui dire que, s’il acceptait la Bulle, ils auraient le regret de ne pouvoir lui obéir. A Paris et même en province, l’opinion publique était favorable aux opposans. La populace s’en mêlait et déchirait aux portes des églises les mandemens des prélats favorables à la Constitution. La confusion, l’anarchie étaient partout.

Mme de Maintenon suit avec ardeur toutes ces péripéties, mais, au milieu de ce désordre, son sens droit n’hésite pas. Elle se prononce avec vivacité contre ce qu’elle appelle le parti, c’est-à-dire contre le jansénisme renaissant. En cela elle demeure fidèle aux répugnances du vieux Roi, contre la politique duquel cette renaissance du jansénisme lui paraît une revanche. Elle est tout entière du côté des cardinaux de Rohan et de Bissy, que Louis XIV avait chargés de pacifier l’Église, et qui n’avaient ni l’un ni l’autre l’autorité morale et la supériorité intellectuelle qu’il aurait fallu pour cela. Quant au cardinal de Noailles, elle semble avoir tout à fait oublié son ancien attachement pour lui, et qu’elle-même l’avait fait archevêque de Paris. Mais elle s’élève bien au-dessus de ces querelles des personnes. Elle discerne clairement le péril dont ces divisions menacent dans l’avenir l’Eglise de France. Les prévisions les plus sombres reviennent à chaque instant sous sa plume. A plusieurs reprises elle parle de la probabilité d’un schisme. Elle ne se trompait que de peu d’années, car tous ceux qui ont étudié l’histoire du clergé sous l’ancien régime sont d’accord pour dire que le jansénisme a préparé inconsciemment la Constitution civile de 1792, et que les évêques opposans ont été les précurseurs des évêques jureurs. Dans une matière d’importance moindre, elle fait preuve d’une égale sagacité, lorsque, parlant de certaines mesures vexatoires que le cardinal de Noailles avait cru pouvoir prendre contre les Jésuites, elle dit : « Les Jésuites sont accoutumés aux révolutions. Ils se tireront de celle-ci comme des autres. »

Au milieu de ces controverses, Mme de Maintenon avait la satisfaction de se trouver d’accord avec Mme de Caylus, bien revenue de son ancienne tendresse pour les jansénistes. « Dieu veuille récompenser votre changement, lui écrit Mme de Maintenon, car vous soutenez présentement la foi que vous avez combattue. Vous êtes plus vive que moi. » En effet. Mme de Caylus n’est pas moins préoccupée des affaires de l’Eglise que Mme de Maintenon, ni moins animée contre le cardinal de Noailles. « Est-il possible, écrit-elle en parlant du cardinal de Rohan, que celui-là soit nôtre, tandis que l’autre... il faut se taire ! » Mme de Maintenon se réjouit de leur entente, « car la conformité des sentimens augmente bien l’amitié » et cette conformité « la console sur Mme de Dangeau. » Le jansénisme avait en effet quelque peu séduit Mme ’= de Dangeau, comme il avait séduit, en ce temps, par son austérité beaucoup de nobles âmes, ce qui est son honneur et son excuse. Voici en quels termes Mme de Maintenon rend compte d’une explication qu’elles avaient eue ensemble à Saint-Cyr même : « Elle me fit le matin un long éclaircissement sur le jansénisme dans lequel elle me montra tout ce que j’avais cru voir en elle. Il n’y a point de jansénistes. C’est un prétexte pour persécuter les plus honnêtes gens ; leurs mœurs sont respectables ; tout ce que nous appelons le bon parti voulait plaire au Roi par intérêt. » Mais cette dispute ne les éloigne pas l’une de l’autre, bien au contraire. « N’allez pas croire que les disputes dont je vous ai rendu compte aient mis la moindre froideur entre Mme de Dangeau et moi. Je lui répondis, ce me semble, avec beaucoup de douceur sur le jansénisme, et les instances qu’elle me fît pour demeurer ici quelquefois étaient accompagnées de tant de tendresses qu’il faudrait être plus brutale qu’un cheval pour n’en être pas touchée. Je le suis plus que je ne puis vous le dire, et je ne comprends pas même qu’on puisse avoir tant de goût et d’amitié pour une personne qui ne peut plus être qu’un objet de pitié, de dégoût et de tristesse ; » et elle conclut : « Il faut bien souffrir que chacun pense à sa mode. » Ainsi l’âge et l’expérience l’avaient rendue humble et tolérante ; ce n’est pas le fait de toutes les femmes de quatre-vingts ans.

Mme de Maintenon avait encore un autre sujet de préoccupations auquel son cœur était particulièrement sensible, c’était les épreuves par lesquelles passait alors celui qu’elle appelle « mon bue du Maine. » Ce fruit d’un double adultère, comme dit Saint-Simon, expiait alors assez durement la faveur quelque peu scandaleuse dont il avait été l’objet. Légitimé deux ans après sa naissance, revêtu successivement des charges de cour les plus importantes, reconnu habile à succéder à la couronne, investi par le testament de Louis XIV d’une autorité sur la personne du jeune Roi qui contre-balançait celle du Régent, il se voyait dépouiller, l’une après l’autre, de toutes les faveurs dont il avait été comblé. Non seulement le Parlement avait cassé les dispositions du testament de Louis XIV qui le concernaient, mais les princes du sang avaient introduit contre lui une requête tendant à ce qu’il fût déchu du rang auquel il avait été élevé, et ramené à celui que lui assignait sa qualité de bâtard. Toujours faible, le Régent hésitait entre donner cours à des mesures qui atteignaient par contre-coup jusqu’à sa propre femme, sœur du Duc du Maine, ou bien opposer résistance à la haine du Duc de Bourbon, qui avouait lui-même éprouver, lorsqu’il voyait le Duc du Maine, le sentiment de répulsion qu’on éprouve lorsqu’on voit certaines bêtes. Mme de Maintenon prend sa part de toutes ces épreuves, et en suit les péripéties. Le repos auquel elle aspire en est troublé. Elle voudrait que le Duc du Maine lui témoignât moins d’affection. « Je porterois bien plus aisément l’ingratitude des uns et l’oubli de tous que je ne fais l’amitié qu’on me témoigne, et ce prince redouble la sienne pour moi, de manière que je me retrouve dans le monde par l’intérêt que je prends à un certain nombre de gens, toujours prête à pleurer leurs peines, sans partager leurs plaisirs. » Le Duc du Maine, qui n’était pas dépourvu de certaines qualités de cœur, était en effet demeuré tendrement attaché à celle qui avait pris soin de son enfance. Souvent il vient la voir à Saint-Cyr. Au retour d’un séjour qu’il avait fait à Rambouillet chez son frère, le Comte de Toulouse, il lui amène ses nombreux enfans, comme il les amènerait voir une grand’mère. Ces visites du Duc du Maine sont les seules dont Mme de Maintenon ne se plaigne pas. Mais ce dont elle se plaint, c’est de l’état d’agitation où la maintient l’arrivée incessante de lettres ou de nouvelles le concernant : « Est-il vrai que votre avocat de Toulouse soit un fou qui donne de mauvais conseils à nos princes ? Il est impossible, ma chère nièce, que ma bouteille soit fermée. On a des amis auxquels on s’intéresse. Ces lettres entrent partout et excitent quelque curiosité sur les sujets qui en valent la peine. Tout cela trouble et attriste au point que je voudrois retourner à l’Amérique, mais mon âge s’y oppose. »

Le Duc du Maine paraît, à travers les lettres de Mme de Maintenon, avoir supporté avec sagesse et dignité l’humiliation que le Parlement lui infligea en cassant l’édit royal par lequel il avait été élevé à la dignité de prince du sang. Mais Mme de Maintenon, toujours sagace, redoute l’influence que pourra exercer sur lui la Duchesse du Maine. « M. le Duc du Maine ne me parle que de sagesse pour lui et pour tout ce qui l’environne, mais je ne pense pas qu’on puisse réduire madame sa femme à ne rien dire. » Ce fut en effet sous l’influence de sa toute petite, mais impérieuse femme, que le Duc du Maine s’engagea dans la conspiration de Cellamare, dont la découverte amena son arrestation, le 29 décembre 1718. Nous pouvons supposer l’émotion et le chagrin que cette arrestation causèrent à Mme de Maintenon, mais nous n’en avons pas le témoignage écrit. La correspondance de Mme de Maintenon avec Mme de Caylus s’arrête malheureusement avant cette date. Sa dernière lettre est du 27 juin 1718. Nous ignorons quelles causes mirent fin à cette correspondance. En tout cas, ce ne fut pas un refroidissement entre la tante et la nièce, car la dernière lettre de Mme de Maintenon se termine par ces mots : « Adieu, ma chère nièce ; vous êtes véritablement trop aimable pour vous montrer à ceux qui veulent tout quitter. » A la fin de 1718, Mme de Caylus tomba malade, et, lorsqu’elle fut convalescente, peut-être se trouva-t-elle trop faible pour écrire de longues lettres hebdomadaires. Peut-être la même raison fit-elle tomber la plume des mains de Mme de Maintenon, car sa faiblesse physique allait croissant, et elle disait que la pensée des lettres qu’elle avait à écrire l’étouffait. Mais la tête restait bonne. Ses dernières lettres sont les plus clairvoyantes. Aucun des dangers qui menacent la France ne lui échappe. Elle en prévoit à bref délai « le renversement, » et déjà elle croit voir dans Paris « des barricades. » Comme elle a prévu le schisme, elle prévoyait aussi la Révolution, et c’est par ces paroles prophétiques que se clôt, ou peu s’en faut, l’intéressant recueil de ses lettres où, jusqu’à la veille de sa mort, on la retrouve telle qu’elle s’était montrée toute sa vie : judicieuse, mesurée, parfois un peu sèche dans la forme, mais, au fond, sensible et triste. Le 15 avril 1719, avec calme et sérénité, elle rendait son âme à Dieu.

Mme de Caylus lui survécut dix ans. Elle précéda de quelques mois dans la tombe Mme de Dangeau et Villeroy. Jusqu’à la fin, elle demeura en relations assez intimes avec le Duc du Maine auquel, en 1727, elle eut même la singulière idée de conseiller, alors qu’il n’y avait pas huit ans qu’il était sorti de prison, de s’essayer à capter la confiance du jeune Roi et à jouer un rôle politique. Le Duc du Maine, dans une lettre qui a été retrouvée, lui répond avec beaucoup de sagesse, et, après l’avoir remerciée des sentimens favorables qu’elle a sucés presque avec le lait auprès d’une personne dont la mémoire lui sera toujours chère et respectable et qui lui font naître sur son compte des idées trop flatteuses, il lui fait observer avec raison qu’il a quarante ans de plus que le Roi, et qu’il doit considérer comme un miracle, « avec une telle disproportion d’âge, qu’il veuille bien le souffrir auprès de lui sans le prendre pour un vieux fol[43]. » Toute convertie et dévote que fût devenue Mme de Caylus, elle était encore un peu du monde, et peut-être la pensée de jouer auprès du Duc du Maine ce rôle de conseillère et d’Égérie qu’elle avait vu jouer à Mme de Maintenon auprès de Louis XIV l’avait-elle un instant tentée. Elle vivait cependant d’une vie de plus en plus retirée, entourée surtout des amis de son fils le philosophe, qui lui tint jusqu’au bout tendre compagnie. Ce fut sur la demande de ce fils qu’elle écrivit ou plutôt dicta les Souvenirs qui ont fait vivre son nom. A chaque page, comme il était naturel, il y est question de Mme de Maintenon. Disons-le, il y a un certain contraste entre le ton des Souvenirs et celui des lettres. La façon dont Mme de Caylus parle de cette tante, à laquelle elle devait tant, n’est pas exempte d’un peu de sécheresse et même d’irrévérence. Après avoir raconté et démenti, il est vrai, « ce qui s’était dit sur Villarceau, « elle rapporte cependant ce propos spirituel de Mme de Lassay à son mari qui se portait garant de la vertu de Mme de Maintenon : « Comment faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » Et elle se borne à ajouter : « Pour moi, il me suffit d’être persuadée de la fausseté des bruits désavantageux qui ont couru et d’en avoir assez dit pour montrer que je ne les ignore pas. » Il semble que la petite nièce qui, dans ses lettres, se montre si humble et si câline aurait pu soit ne pas rapporter le propos, soit mettre un peu plus de chaleur à se dire persuadée.

Mme de Caylus était très oubliée quand elle mourut, le 15 avril 1729. Ni Buvat, ni Barbier, qui, dans leurs journaux de la Régence, parlent de tant de morts insignifiantes, ne font mention de la sienne. Seul le Mercure dit : « En ce mois mourut Mme la comtesse de Caylus, personne infiniment distinguée. Sa mort laisse des regrets[44]. » Ces regrets se traduisent dans le portrait que nous avons cité : « La douleur et la mort nous l’ont enlevée dans le temps que ses vertus augmentoient et que ses agrémens ne diminuoient pas. Elle seule, dans cet événement funeste, a conservé la fermeté d’une belle âme et cette douceur céleste qui avoit charmé en elle dans tout le cours de sa vie. Nous ne la verrons plus, mais nous l’aimerons, nous la regretterons toujours, et, au lieu de fleurs, nous répandrons des larmes sur un si cher et si précieux tombeau. »

A cet éloge un peu ampoulé et qui sent son XVIIIe siècle, nous préférons cette lettre touchante et simple que son fils adressait à un de ses amis, l’abbé Conty : « Connaissant vos sentimens comme je les connais, mon cher abbé, je n’ai point été étonné de la lettre touchée et touchante que vous m’avez écrite sur le plus grand malheur de ma vie. J’ai éprouvé en la lisant une douleur aussi déraisonnable en un sens que celle du premier moment, et je vous assure que, dans celui où je vous écris, je suis pénétré et accablé de mon malheur. Plus je vais et plus je sens la perte que j’ai faite. Le détail journalier de cette privation est un état affreux, et je me livre au triste plaisir de m’affliger avec vous. Je ne sais plus vivre... A tout ce que le commerce le plus aimable peut avoir de séduisant, à toute la volupté et la paresse qu’il entraînoit à sa suite, succède une solitude affreuse. Paris est un désert pour moi. » Mme de Caylus méritait ces regrets, et l’on comprendra que, dans cette étude sur deux femmes dont il a été tant parlé, nous nous soyons efforcé, après avoir fait revivre en l’une la recluse de Saint-Cyr, de peindre surtout dans l’autre la petite nièce et la tendre mère.


HAUSSONVILLE.

  1. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1858, t. XVII, p. 184
  2. Nous avons eu entre les mains deux gros volumes contenant en original ou en copie la Correspondance de Mme de Maintenon et de Mme de Caylus, dont une partie seulement a été publiée, inexactement, par La Beaumelle. Le volume qui contient la copie des lettres de Mme de Maintenon nous a été obligeamment prêté par les héritiers de Lavallée. La garde du volume porte la mention suivante : « Ce livre est à Mme d’Aumale. » Le volume qui contient les originaux des lettres de Mme de Caylus provient des Archives de Mouchy, que M. le duc de Mouchy nous a libéralement ouvertes.
  3. Voyez la Revue du 15 décembre 1901.
  4. Françoise d’Aubigné, par M. Henri Gelin, p. 38.
  5. Souvenirs. Édition Raunié, p. 23.
  6. Souvenirs, p. 25.
  7. Bibliothèque nationale. Manuscrits français 15199.
  8. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique, par M. Geffroy, t. I, p. 183.
  9. Souvenirs, p. 91.
  10. Mémoires de l’abbé de Choisy. Édition de 1888, t. I, p. 191.
  11. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XII, p. 328.
  12. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. VI. p. 587.
  13. Souvenirs, p. 170.
  14. Le portrait qu’on trouve dans les Œuvres diverses de l’abbé Gédoyn (Édition de 1743, p. 229) n’est pas de l’abbé lui-même, mais de Rémond, qui fut introducteur des ambassadeurs sous la Régence. N’oublions pas, en lisant ce portrait, qu’on disait autrefois amant comme nous disons aujourd’hui amoureux.
  15. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique, t. I, p 126. Lettre au marquis de Villette.
  16. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique, t. II, p. 15.
  17. Voir les Mémoires de Sourches, t. VI, p. 137.
  18. Corvespondance générale, t. IV, p. 237.
  19. Ibid., t. V, p. 319
  20. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance-authentique, t. II, p. 38.
  21. Ibid., t. II, p. 39.
  22. Ibid., t. II, p. 42.
  23. Correspondance générale, t. V, p. 46.
  24. Lettres de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, t. IV, p. 110.
  25. Bibliothèque nationale. Manuscrits français, 1199.
  26. Bibliothèque nationale. Le Chansonnier français. Les couplets sont de 1710.
  27. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique, t. II, p. 247.
  28. Souvenirs sur Mme de Maintenon, t. I, p. 172.
  29. Ibid., p. 173.
  30. Archives de Mouchy.
  31. Souvenirs, p. 225.
  32. Collection Morrisson, t. IV, p. 31.
  33. Lettres de Mme de Maintenon à la Princesse des Ursins, t. II, p. 103.
  34. Saint-Simon. Édition Boislisle, t. XIV, p. 229.
  35. Souvenirs, p. 255-256.
  36. Lettres historiques et édifiantes, t. II, p. 440.
  37. Philobiblon Society, t. XIII, p. 60 et 62. Ce recueil contient 56 lettres de Mme de Maintenon au maréchal de Villeroy, publiées par lady Louise Knigthy.
  38. Mémoires de l’abbé de Choisy, édition de 1888, t. I, p. 193.
  39. Saint-Simon, édition Boislisle, addition au Journal de Dangeau, t. I, p. 316.
  40. Édition Jgælé, t. II, p. 260 et 288.
  41. Les lettres de Mme de Maintenon à Mme de Dangeau se trouvent dans la Correspondance générale, dans Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique et dans le Catalogue de la Collection Morrisson. Les lettres de Mme de Dangeau à Mme de Maintenon font partie de la riche collection des Archives de Mouchy. Il nous a été permis d’en prendre connaissance. Elles n’ont rien de remarquable et confirment ce que Saint-Simon dit du peu d’étendue de son esprit.
  42. Catalogue Morrisson, t. IV, p. 101.
  43. Souvenirs de Madame de Caylus, Introduction, p. 20.
  44. Mercure de France, année 1729.