Madame de Maintenon, d’après les souvenirs inédits d’une de ses secrétaires

Madame de Maintenon, d’après les souvenirs inédits d’une de ses secrétaires
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 721-763).
MADAME DE MAINTENON
D’APRÈS LES
SOUVENIRS INÉDITS D’UNE DE SES SECRÉTAIRES

Dans l’orbite des grands de ce monde (j’entends de ceux qui ont fait grande figure dans l’histoire ou les lettres), on voit souvent graviter des satellites de second ou de troisième ordre, qui tournent avec fidélité autour de l’astre dont un rayon les éclaire à peine. La foule ignore leurs noms, les érudits ou les lettrés connaissent seuls leur existence. Ainsi, sans remonter plus haut, La Boétie autour de Montaigne, le Père Joseph autour de Richelieu, Boswell autour de Johnson, Eckerman autour de Gœthe, Ballanche autour de Chateaubriand. A pénétrer dans le détail de leurs vies modestes, on peut trouver cependant intérêt et profit. Parfois ces figures qui sont demeurées dans l’ombre, obscurcies par l’éclat de l’astre principal, ont elles-mêmes leur charme de couleur ; parfois aussi on y peut surprendre quelques reflets de la lumière au sein de laquelle elles ont vécu.

C’est ainsi que je voudrais consacrer quelques pages au souvenir d’une femme dont toute la jeunesse s’est passée dans l’étroite intimité de Mme de Maintenon, depuis 1705 jusqu’à 1719, c’est-à-dire jusqu’à l’année où la mort vint enfin atteindre, dans sa retraite de Saint-Cyr, la veuve de Scarron et de Louis XIV. Le nom de Mme d’Aumale, dont Saint-Simon n’a jamais parlé et que Dangeau ne mentionne, en passant, que trois fois, est cependant bien connu de tous ceux qui se sont occupés de Mme de Maintenon, à cause des Souvenirs, encore inédits, qu’elle a laissés. De ces Souvenirs, le duc de Noailles et M, Lavallée, dans leurs publications diverses relatives à Mme de Maintenon, ont tiré de courtes, mais fréquentes citations, et Lavallée en préparait la publication complète lorsque la mort est venue le surprendre. Une obligeante communication a fait arriver entre mes mains le manuscrit qu’il destinait à l’impression, ainsi qu’une variante de ces mêmes Souvenirs, dont Monmerqué, le membre érudit de l’Académie des Inscriptions, auquel on doit tant d’éditions correctes, avait projeté de son côté la publication[1].

La possession de ces rares documens m’a donné la pensée de faire revivre quelques instans pour les lecteurs de la Revue les traits de cette très aimable et spirituelle personne. Cependant ni sa vie, après tout fort effacée, ni son agrément personnel auquel on rendra, je crois, justice, ne m’auraient paru prêter matière suffisante, si elle n’avait été, pendant quatorze ans, la secrétaire d’une femme dont on ne saurait se lasser de parler, parce que son existence, si profondément qu’elle ait été fouillée, continue à receler plus d’un mystère. Depuis sa vertu, contestée au temps où elle était la femme de Scarron, jusqu’à son union régulière avec Louis XIV dont la preuve authentique n’a jamais pu être fournie, que de points demeurés obscurs dans cette existence ; et si, comme je le crois, ceux qui ont étudié les choses de près ont raison de ne vouloir douter non plus de l’une que de l’autre, combien il demeure difficile de mesurer la part exacte d’influence qu’elle a exercée sur les événemens qu’elle a vus se dérouler sous ses yeux ! Dans une récente série d’études, j’ai eu l’occasion de montrer cette influence s’exerçant discrètement, mais sans relâche, autour de la Duchesse de Bourgogne, ne demeurant étrangère à rien, et réputée si grande par tous qu’il n’était demande qu’on ne fît passer par son canal. Et cependant l’auteur d’une solide et assez récente étude sur elle[2] a pu soutenir, avec preuves à l’appui, qu’il ne fallait point la tenir pour responsable des résolutions fâcheuses ou des choix malheureux qu’on lui attribue généralement, et il la vengée ainsi des attaques dirigées contre elle par ces deux calomniateurs de génie, Saint-Simon et Michelet. Jusqu’à quel point cette influence s’étendait-elle sur Louis XIV ? A quelle limite s’est-elle arrêtée ? Il y a là une énigme historique. Mais cette énigme se complique d’une seconde : c’est l’impression différente produite par elle sur ses contemporains et sur la postérité.

Aujourd’hui, ceux qui savent les choses rendent volontiers justice à Mme de Maintenon. Sainte-Beuve disait, il y a déjà quarante ans, au moment de l’apparition de la publication de l’ouvrage du duc de Noailles : « Le moment est bon pour parler de Mme de Maintenon. On lui revient. » Aujourd’hui, on lui revient davantage encore, surtout depuis que sa correspondance, publiée non, par malheur, en totalité, mais en grande partie, et dégagée des falsifications de La Beaumelle, l’a fait apercevoir sous un nouvel aspect. On sait l’admiration inspirée à Napoléon par les lettres même falsifiées et tronquées de Mme de Maintenon qui, disait-il, « le ravissaient, » et qu’il mettait au-dessus de celles de Mme de Sévigné. Mais ceux-là mêmes qui sont disposés à la juger avec le plus de bienveillance sont d’accord pour lui refuser le charme. Ses contemporains, meilleurs juges que nous assurément, lui en trouvaient cependant, et la postérité a tort de ne pas le comprendre. Aux yeux de notre imagination, elle apparaît toujours un peu revêche, froide, embéguinée, la figure chagrine, la tête environnée d’une coiffe noire, telle que nous la représente un portrait, souvent reproduit. Nous oublions qu’il y avait un temps où on l’appelait la belle Indienne, en souvenir des années qu’elle avait passées à la Martinique, un temps où elle inspirait à la fois la passion brutale de Villarceaux qui, par elle éconduit, cherchait à se consoler de la façon singulière que l’on sait, les assiduités compromettantes de Barillon auquel, plus tard, la connaissant mieux, échappait cet aveu : « Je me trompais bien, » l’amitié galante du maréchal d’Albret, qui, mourant dans la dévotion, lui adressait à ses derniers momens une lettre touchante, enfin l’intérêt affectueux, mêlé d’un peu de coquetterie, de ce chevalier de Meré que Sainte-Beuve a pris pour type de l’honnête homme au XVIIe siècle. On pourrait encore allonger la liste. Nous avons peine à imaginer ce que Mlle de Scudéry disait de ses yeux « noirs, brillans, doux, passionnés, pleins d’esprit, » dont l’éclat avait « je ne sais quoi qu’on ne sauroit exprimer : » où « la mélancolie douce paraissoit quelquefois avec tous les charmes qui la suivent presque toujours ; où l’enjouement se faisoit voir à son tour avec tous les attraits que la joie peut inspirer. » Et si l’on soupçonnait que l’auteur du Grand Cyrus y a mis un peu du sien, il faudrait bien s’en rapporter à ce portrait, précis comme un signalement, que l’ingénieuse érudition de M. de Boislisle a découvert dans les cartons de la Bibliothèque nationale : « Veuve à vingt-cinq ans, belle, spirituelle, vertueuse par vanité, belle taille avec dignité, noblesse d’action, regards majestueux. Visage ovale d’un tour admirable, beau teint, grands yeux noirs fort vifs, nez aquilin, bouche grande, belles dents, lèvres vermeilles bien bordées, sourire charmant, mains et bras bien taillés, beau port, physionomie fine ; conversation délicate, quelquefois badine ; âme grande, esprit juste, cœur droit, tendre, franche, bonne amie, magnanime, toujours modeste, cachant avec soin une belle gorge ; » avec tant de soin, nous racontera plus tard Mme d’Aumale, que ses amies crurent longtemps qu’elle y avait quelque mal, jusqu’à certain jour qu’ayant chaud, et s’étant découverte, elles aperçurent au contraire un objet digne d’admiration.

Sans doute l’âge avait quelque peu flétri ces attraits, comme il arrive à toutes les femmes, mais ne les avait pas complètement détruits. Ce ne fut pas uniquement par sa solidité qu’elle eut l’art, à cinquante ans, de séduire un roi de tempérament amoureux, ni surtout de le conserver. Certaine lettre de son directeur en donne à deviner sur ce sujet délicat plus que je n’en voudrais dire. Même en son extrême vieillesse, elle avait conservé quelque chose de cette belle taille avec dignité et de cette physionomie fine. Dans ses Lettres historiques et galantes, Mme Dunoyer, qui ne craint cependant pas de se faire souvent l’écho de certains commérages peu favorables à Mme de Maintenon, rapporte qu’une Anglaise de sa connaissance, la comtesse d’Exeter, ayant eu la curiosité de voir cette femme dont le nom faisait tant de bruit en Europe, « une amie qui la conduisoit la fit ranger à côté lorsque Mme de Maintenon se préparoit à monter en carrosse avec le Roi pour un voyage de Marly, et lui dit : « Regardez-la bien. » Mme de Maintenon parut sans suite, habillée d’un damas de feuille morte tout uni, coiffée en battant l’œil, n’ayant pour toute parure qu’une croix de quatre diamans pendue à son col, qui est la seule chose à qui on ait donné son nom. Elle se plaça dans le fond du carrosse à côté du Roi, et, comme elle reconnut la dame anglaise en passant, elle la salua avec un de ces sourires sérieux où il entre de la douceur et de la majesté. La comtesse fut enchantée de cet air de modestie qui accompagnoit toutes ses actions. Elle lui trouva de beaux yeux, la physionomie fine, et ce je ne sais quoi que les années ne peuvent ôter et qui est préférable à la plus grande beauté. Elle ne paroissoit pas occupée de sa grandeur, et elle sembloit donner toute son application à examiner si le Roi étoit dans une situation commode. Dès qu’elle fut assise, on lui apporta son ouvrage, qui étoit un morceau de tapisserie ; elle prit en même tems ses lunettes, et après avoir levé les glaces du carrosse, elle se mit à travailler. »

Ce « je ne sais quoi que les années ne sauroient enlever et qui est préférable à la plus grande beauté, » Mme de Maintenon le conserva en effet jusque dans les dernières années de sa vie. « Il y a longtemps qu’on ne m’avait parlé de mes yeux, » écrivait-elle avec enjouement à l’âge de quatre-vingts ans : c’est donc qu’on lui en parlait encore. Jusqu’à la fin, elle inspira des attachemens passionnés. Il est vrai que c’était aux religieuses et aux demoiselles de Saint-Cyr. A travers les Souvenirs et surtout les lettres de Mme d’Aumale (dont Lavallée a publié quelques-unes), nous verrons quel prix celles-ci attachaient aux moindres marques de sa faveur et de son affection. Nous y verrons aussi combien elle savait se faire aimer des enfans dont elle vécut environnée jusqu’à ses derniers momens. Or nul âge n’est aussi sensible au charme que l’enfance, et ne sait mieux reconnaître sous les rides de la triste vieillesse les traits de la primitive beauté. Dans cette étude sur celle qui fut sa secrétaire et sa compagne dévouée, Mme de Maintenon apparaîtra donc sinon de face, du moins de profil, sous un jour peut-être un peu nouveau. C’en sera, je l’espère, assez pour exciter quelque intérêt et pour justifier l’entreprise de replacer, non pas assurément sur un piédestal, mais sur un socle à la mesure de sa taille, cette figurine du grand siècle.


I

Marie-Jeanne d’Aumale naquit au mois de juillet 1683 (son acte de baptême est du 4), à Vergie, petit village de Picardie. Elle était le sixième enfant et l’aînée des filles (car elle avait une sœur cadette) de Jacques d’Aumale, seigneur de Mareuil, et de Suzanne de Courcelles. La maison dont elle sortait passait pour fort ancienne. Le Père Anselme n’hésite pas à dire que les d’Aumale de Picardie étaient de même souche que l’illustre maison des comtes d’Aumale de Normandie. En effet les deux familles portaient les mêmes armes : d’argent à une bande de gueules, chargée de trois besans d’or, qui sont encore aujourd’hui celles de la petite ville d’Aumale. Les d’Aumale de Picardie s’étaient eux-mêmes séparés en plusieurs branches dont la fortune avait été inégale. A l’une de ses branches appartenait la maréchale de Schomberg, fille de Daniel d’Aumale, seigneur d’Haucourt. La Maréchale, avant que son mari, huguenot, n’eût passé à l’étranger, avait fait assez grande figure à la Cour. Quand Mme de Maintenon s’attacha Mme d’Aumale, elle écrivit à la princesse des Ursins : « Elle est de la même maison que la maréchale de Schomberg qui aurait, je crois, trouvé bien mauvais de voir une fille de son nom auprès de moi. Je le trouve aussi mauvais qu’elle, mais, ne pouvant lui faire une fortune convenable à sa naissance, je lui fais passer une vie assez heureuse, et je crois être en droit de traiter les demoiselles de Saint-Cyr comme mes enfans. »

Jeanne d’Aumale fut reçue à Saint-Cyr en novembre 1690, sur les preuves de sa noblesse, établies, nous apprend d’Hozier, depuis Jean d’Aumale, son sixième aïeul, dont le petit-fils avait épousé Madeleine de Villiers de l’Isle-Adam, nièce du grand-maître de Rhodes[3]. On n’en demandait pas tant, puisque, pour être reçues à Saint-Cyr, les demoiselles n’avaient à faire preuve de noblesse que depuis la quatrième génération, et encore du côté du père, ce qui prouve que, chez la noblesse pauvre, les mésalliances étaient déjà fréquentes. Deux cousines de Jeanne d’Aumale, Marie-Louise et Isabelle-Henriette, avaient été déjà reçues à Saint-Cyr en 1686. Sa sœur Charlotte y fut reçue en 1692. C’est que les d’Aumale, famille nombreuse, noble et pauvre, rentraient tout à fait dans la catégorie de celles que Mme de Maintenon avait en vue, lorsqu’elle avait arrêté sa constitution définitive de Saint-Cyr.

C’est une des nombreuses erreurs que certaines ignorances entretiennent sur l’ancien régime, de croire que la France se partageait autrefois entre riches et pauvres, tous les nobles étant plus ou moins riches et tous les autres plus ou moins pauvres. De plus en plus, au contraire, l’aisance s’introduisait dans la bourgeoisie et aussi, quoique plus lentement, dans la classe rurale, sans parler des colossales fortunes des fermiers généraux ou des traitans. De plus en plus aussi la noblesse, surtout la noblesse de province, se faisait pauvre. D’honorables sacrifices qu’elle s’imposait en temps de guerre, en vue de pourvoir à son équipement, et parfois l’incurie qu’elle apportait dans la gestion de ses terres, en étaient la cause. De plus en plus également l’art, aujourd’hui poussé si loin, de fumer ses terres, suivant l’énergique expression de Mme de Grignan, entrait en honneur. Mais ce procédé n’était pas à l’usage de tout le monde, et il y avait, surtout dans la noblesse de province, de grandes souffrances. Mme de Maintenon en savait quelque chose et jamais elle n’avait oublié les tribulations que l’extrême indigence de ses parens avait infligées à sa jeunesse. De même, Saint-Simon lui rend cette justice, que, dans sa haute fortune, elle étendit toujours sa protection sur ceux qui lui étaient venus en aide dans ses années difficiles, de même elle se préoccupa de bonne heure de sauver les demoiselles nobles, qui pouvaient se trouver dans la même situation qu’elle, des difficultés et des humiliations auxquelles elle s’était vue réduite. « La noblesse devrait bien m’aimer, disait-elle, car je l’aime bien et je souffre extrêmement de la voir réduite où elle est. » Jeanne d’Aumale appartenait à cette noblesse pauvre. Sa place était donc naturellement à Saint-Cyr et, dès l’enfance, elle contracta ainsi envers Mme de Maintenon une dette de reconnaissance dont elle devait s’acquitter plus tard.

De sept à vingt ans, Mlle d’Aumale compta parmi les élèves de Saint-Cyr. Nous ne savons rien d’elle durant ces années sinon qu’à son propre dire, elle « estoit des plus éveillées et des moins estimées. » Eveillée, s’il faut entendre par là vive et spirituelle, elle le demeura toujours ; estimée, on verra combien elle finit par l’être. La meilleure preuve en est qu’après avoir passé successivement par les quatre divisions des rouges, des vertes, des jaunes et des bleues, et probablement aussi des noires, c’est-à-dire de celles qui donnaient des leçons aux autres, quand elle fut arrivée à l’âge de vingt ans et trois mois, on ne voulut pas la laisser partir. Une ordonnance de l’évêque de Chartres, Godet Des Marais, rendue à la requête des dames de Saint-Cyr, la retint à l’Institut « pour aider aux classes[4]. » Mlle d’Aumale n’était pas seule dans cette situation. Elle avait des collègues, si l’on peut employer cette expression toute moderne qui sent le lycée de jeunes filles. Toute sa vie se serait donc écoulée dans cette situation un peu effacée, sans une bonne fortune qui lui arriva. En 1705, Mme de Maintenon eut besoin d’une secrétaire.

L’usage des secrétaires était beaucoup plus répandu autrefois qu’il ne l’est aujourd’hui. Beaucoup de personnes en faisaient usage pour leur correspondance privée. Si quelque femme avait le droit de se servir d’un ou plutôt d’une secrétaire, c’est assurément Mme de Maintenon. Le nombre des lettres qu’elle a écrites est prodigieux. On en connaît par la publication environ quatre mille. Un certain nombre existent et sont inédites. Un plus grand nombre encore ont été perdues. Quand on songe à la vie qu’elle menait et qu’elle nous a décrite elle-même, à cette chambre qui depuis son lever jusqu’à son coucher ne désemplissait pas, à ces audiences qu’elle ne pouvait refuser de donner, à ces longs tête-à-tête avec le Roi qui lui étaient nécessaires pour conserver son influence, on se demande comment elle trouvait le temps matériel de suffire à une correspondance aussi active, et l’on admire retendue et la force de cet esprit qui lui permettait à la fois d’échanger avec une femme comme la princesse des Ursins des lettres où elle n’avait pas le dessous, et d’adresser aux dames de Saint-Cyr des épîtres où les conseils spirituels alternent avec les recettes ménagères. Mais, pour suffire matériellement à la tâche, il était indispensable qu’elle eût recours à une main étrangère. Aussi ses lettres autographes, surtout aux dames et demoiselles de Saint-Cyr, devenaient-elles de plus en plus rares. On se les disputait, car elles étaient considérées comme une marque de prédilection. « C’est la folie de tout ce qui a été à Saint-Cyr d’aimer mon écriture, écrivait-elle à l’abbesse de Gomerfontaine, il faut cependant apprendre à s’en passer, » et dans une autre lettre : « Est-il possible, ma chère abbesse, que vous soyez encore assez enfant pour aimer mieux me faire mal et avoir de mon écriture. Cela est bon aux demoiselles de Saint-Cyr, mais à une vénérable abbesse c’est une faiblesse, » et elle ajoutait en post-scriptum : « Il faut donc en venir à cette écriture tant chérie pour vous dire que je vous aime tendrement. Voilà deux heures que je dicte pour vous[5]. »

Pour dicter ainsi, comme c’était devenu son habitude, Mme de Maintenon avait donc besoin d’une ou même de plusieurs secrétaires, car elle prenait parfois parmi les jeunes filles élevées à Saint-Cyr la première qui lui tombait sous la main en s’excusant de l’écriture et de l’orthographe de celle qu’elle employait ainsi au hasard. Elle eut successivement plusieurs secrétaires attitrées. Ce fut d’abord Mlle de Normanville, une fort belle personne, à qui avait été confié le rôle d’Athalie, et qu’elle maria au président de Chailly. Elle eut ensuite une jeune fille de fort bonne famille. Mlle d’Osmond, qu’elle garda auprès d’elle deux ans, de 1703 à 1705, et que nous retrouverons. Elle lui fit conclure avec le marquis d’Havrincourt, gouverneur de Hesdin et colonel du régiment d’Artois-Dragons, un excellent mariage, comme elle fit pour plusieurs jeunes élèves de Saint-Cyr, car elle ne se désintéressait pas de leur établissement. « Ce qui manque à Saint-Cyr, ce sont des gendres, » disait-elle, et, quand elle en avait trouvé pour ses filles, elle continuait de les assister de ses conseils. C’est ainsi qu’elle adressait à la jeune Mme d’Havrincourt des avis d’un sens conjugal élevé, d’un sens mondain juste et mesuré : « Vous n’avez à présent, lui écrivait-elle, que deux choses à faire : servir Dieu et contenter votre mari. Ayez pour lui toutes les complaisances qu’il exigera ; entrez dans toutes ses fantaisies autant que cela n’offensera pas Dieu ; s’il est jaloux, renfermez-vous, ne voyez personne ; si, au contraire, il veut que vous soyez dans le grand monde, mettez-vous-y en vous retirant toujours autant que la modestie le demande. Aimez la présence de votre mari, ne vous cachez jamais de lui... Ne donnez jamais dans les excès des modes. Suivez-les de loin et autant que la bienséance le requiert et sans les outrer. Ne tâtez jamais de la louange qu’on dise de vous que vous êtes magnifique dans vos habits. Soyez vêtue proprement, sans affectation, et devenez ménagère. Enfin, ma chère fille, soyez une bonne chrétienne, une bonne femme et une bonne mère, remplissez bien tous vos devoirs, établissez bien votre réputation, et priez pour moi. »

Mlle d’Osmond ainsi partie, il fallait à Mme de Maintenon une autre secrétaire. Elle hésitait à en prendre une qui fût en titre. Après les avoir gardées quelque temps, elle se croyait obligée de les établir, et, comme la dot de 3 000 livres que Saint-Cyr leur constituait ne paraissait pas toujours suffisante aux épouseurs, comme il fallait, pour la compléter, s’adresser au Roi et qu’elle craignait de lui causer par cette fréquente importunité quelque impatience, elle hésitait fort. Les dames de Saint-Cyr triomphèrent de ces hésitations, ainsi qu’elles vont nous le raconter.

« Je reviens, dit une de celles qui dans leurs Mémoires tiennent successivement la plume en leur nom, aux demoiselles qui se succédèrent les unes aux autres auprès de Mme de Maintenon. Après le mariage de Mme d’Avrincourt, elle ne vouloit plus prendre de nos demoiselles, trouvant que c’étoit une affaire d’avoir à les établir, et elle craignoit que le Roi, à qui cela ne laissoit pas d’être à charge, ne s’en lassât : cependant nous avions ici Mlle d’Aumale, qui avoit bien du mérite et que nous désirions fort qui occupât cette place ; d’autant plus que c’étoit une fille à ne chercher d’autre fortune que le bonheur de plaire à Mme de Maintenon, de la soulager et de passer sa vie auprès d’elle ; on lui parla tant des bonnes qualités de cette demoiselle, surtout notre mère de Fontaines, et toutes celles qui avoient été ses maîtresses, que Mme de Maintenon se laissa persuader ; elle ne fut pas longtemps sans s’apercevoir que nous lui avions fait un bon présent, et nous en sut bon gré ! »

Disons tout de suite que Mlle d’Aumale était laide, d’une laideur sur laquelle elle plaisantait agréablement. « Quelque mauvaise opinion que j’aie de moi, disait-elle, je ne changerois pas la bonté de mon esprit avec un autre. Pour la beauté, j’en changerois avec tout le monde. » Mais elle avait beaucoup d’esprit, de vivacité, et une remarquable facilité pour apprendre toute chose. « Elle est très intelligente sur tout, disait Mme de Maintenon, et capable de toutes les choses d’esprit et de celles qui sont les plus basses. Je lui ai fait apprendre la cuisine, et elle réussit aussi bien à faire du riz qu’à jouer du clavecin. » Elle était en particulier très bien douée pour la musique, chantait juste et avait une jolie voix. Nous verrons plus tard Mme de Maintenon faire servir les talens musicaux de Mlle d’Aumale aux plaisirs du Roi. Mais, pour ses débuts dans cette place de secrétaire, Mlle d’Aumale allait être employée à une fonction à laquelle il semblait que son âge (elle avait à peine vingt-deux ans) ne la rendît guère propre : le relèvement et la réforme d’une abbaye.

C’est encore une des erreurs qui ont communément cours sur l’ancien régime, de croire que toutes les abbayes étaient riches. Il y en avait de fort pauvres, soit qu’elles eussent été insuffisamment dotées à l’origine, soit que leurs biens eussent été mal administrés. Elles se voyaient alors réduites à vivre d’aumônes, tout comme certaines communautés de nos jours. Parfois il arrivait aussi que la pauvreté amenait un certain relâchement, sinon dans les mœurs, — car c’était, au contraire, dans les abbayes élégantes et riches que les désordres se produisaient, — du moins dans la discipline. Tel avait été en particulier le cas dans une vieille abbaye de l’ordre de Saint-Bernard, l’abbaye de Gomerfontaine, dont la régularité avait subi de graves atteintes durant l’administration de la dernière abbesse, centenaire et en enfance depuis vingt ans. Le Roi avait donné cette abbaye à Mme de la Viefville, parente du cardinal de Noailles. La jeune abbesse, qui n’avait que vingt-huit ans, avait été élevée à Saint-Cyr. Sentant la difficulté de sa tâche, elle s’adressa à Mme de Maintenon « pour lui demander ses avis et l’honneur de sa protection. » « Mme de Maintenon, continuent les Mémoires des Dames de Saint-Cyr, qui aimoit toutes les demoiselles de Saint-Cyr, et en particulier celle-là à cause qu’elle étoit fille d’esprit et de mérite, pour être d’une maison qui lui étoit chère et, par-dessus cela, une excellente religieuse, se sentit tout d’un coup portée à l’aider non seulement de son crédit et de ses libéralités, mais aussi de ses conseils. »

L’abbesse de Gomerfontaine flattait ainsi, en s’adressant à elle, un des secrets désirs de Mme de Maintenon qui était de travailler par l’exemple de Saint-Cyr à la réforme du régime et de l’éducation dans les autres maisons religieuses. « Il y a, disait-elle, dans l’Institut de saint Louis, de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme. » Aussi ne crut-elle pouvoir mieux répondre aux désirs de la jeune abbesse qu’en lui envoyant Mlle d’Aumale pour l’aider à bien élever les pensionnaires et pour l’assister de ses conseils. Au moment du départ de Mlle d’Aumale, Mme de Maintenon lui remit une note qui débute ainsi : « Il faut. Mademoiselle, vous servir, en cette occasion que Dieu vous présente de travailler pour sa gloire, de toute la piété et de toute la raison qu’il vous a données et employer utilement, pour le bien de la maison où vous allez, la capacité et les talens dont vous êtes remplie. » Mme de Maintenon continue en lui donnant des conseils, pleins de justesse et de mesure, qui sont relatifs à l’éducation des pensionnaires, dont Mlle d’Aumale devait principalement s’occuper. Ces conseils peuvent presque tous se résumer en celui-ci : « Commencez par vous en faire aimer, sans quoi vous ne réussirez jamais, » Et Mme de Maintenon continue : « N’est-il pas vrai que si, depuis que vous êtes ici et que vous m’entendez parler, vous ne m’aviez pas aimée ou que vous eussiez eu de l’aversion pour moi, vous n’auriez pas si bien reçu tout ce que je vous ai dit ? Cela est certain et que les plus belles choses enseignées par des personnes qui nous déplaisent ne nous font aucune impression et nous rebutent souvent. » Ne croit-on pas entendre un écho de Fénelon, disant dans son Traité sur l’éducation des filles : « Il y a une autre sensibilité, encore plus difficile et plus importante à donner : celle de l’amitié. Dès qu’un enfant en est capable, il n’est plus question que de tourner son cœur vers des personnes qui lui soient utiles. L’amitié le mènera à presque toutes les choses qu’on voudra de lui. » L’école est bien la même, et, tout brouillés que fussent Fénelon et Mme de Maintenon depuis les affaires du quiétisme, on sent encore l’influence que ce grand séducteur d’âmes avait exercée sur elle.

À Gomerfontaine, Mlle d’Aumale fit plus et mieux que s’occuper des pensionnaires. Elle déploya une activité et un entrain extraordinaires. Les bâtimens étaient délabrés. Les meubles les plus nécessaires faisaient défaut. Tantôt la serpe et tantôt le marteau à la main, Mlle d’Aumale s’employait à tout, en particulier à la confection des couchettes destinées aux quelques demoiselles de Saint-Cyr que Mme de Maintenon confiait également à l’abbesse de Gomerfontaine avec cette recommandation touchante : « Si jeune que vous soyez, traitez-les en mère[6]. » Mlle d’Aumale n’avait pas seulement à pourvoir à l’éducation des pensionnaires, elle avait à s’occuper discrètement d’une tâche plus délicate, celle de rectifier l’orthographe de la jeune abbesse, qui avait elle-même besoin de leçons, car elle écrivait à Mme de Maintenon des lettres d’une incorrection déplorable, dont celle-ci, qui se piquait de savoir, lui faisait de doux reproches. Les lettres de l’abbesse n’ont pas été conservées, mais nous avons celles de Mme de Maintenon, les unes publiées, les autres inédites[7]. A travers ces lettres où Mme de Maintenon s’applique souvent à tempérer le zèle réformateur de la jeune abbesse, et l’engage à commencer toujours par la douceur et la raison avant d’en venir à la rigueur, on devine les services que Mlle d’Aumale rendait dans cette maison religieuse réformée et reconstituée. Mais elle n’était pas moins nécessaire à Saint-Cyr. Aussi un débat ne tardait-il pas à s’élever entre Mme de Maintenon et Mme de la Viefville sur la question de savoir combien de temps elle resterait à Gomerfontaine. Pour la ravoir, Mme de Maintenon procède d’abord par insinuation. « Je vous annonce, écrit-elle, en décembre 1705, à l’abbesse, qu’il me faudra bientôt rendre Mlle d’Aumale. Je n’ai fait que vous la prêter. Charité bien ordonnée commence par soi-même, et nous avons besoin d’elle ici. » Et dans une autre lettre : « N’êtes-vous point un peu indiscrète de vouloir garder Mlle d’Aumale parce qu’elle vous est bonne, sans penser qu’elle nous l’est aussi ? Pressez donc votre résolution, ma chère fille, de nous la renvoyer, vers les jours gras. » Mais l’abbesse faisait la sourde oreille et ne répondait pas. Mme de Maintenon s’en plaint. « Est-ce par finesse que vous faites semblant de n’avoir pas reçu ma dernière lettre ? Je vous prie positivement de nous renvoyer Mlle d’Aumale. Il ne faut point qu’elle s’arrête à Paris, mais qu’elle vienne tout droit ici à Versailles ou à Saint-Cyr. Ne me faites point de la peine là-dessus, je vous en supplie, puisque je ne songe qu’à vous faire plaisir en toute chose. » Mais l’abbesse tenait bon, et il fallut que Mme de Maintenon lui signifiât qu’elle était tout à fait malcontente pour qu’elle se décidât vers le mois de février à renvoyer Mlle d’Aumale, sans échapper pour cela à une réprimande assez verte. « Il est vray, madame, que j’ai été tout à fait fâchée contre vous par rapport à Mlle d’Aumale. Je vous la demandois d’une manière si pressante et j’en avois tant de besoin dans ce temps-là que je croyois que vous me déviés cette complaisance. Elle m’assure que vous n’avés pas hésité dès la première lettre, mais, en vérité, elle ne paroit guère croyable sur ce qui vous regarde. Vous aurés vu par d’autres lettres que je vous ai soupçonnée d’avoir fait semblant de n’avoir pas reçu la mienne. Je serois très fâchée que vous eussiés ces détours. Je ne vous laisserai rien passer sans vous le dire, car l’ouvrage de votre perfection est si avancé que je voudrois aider à l’achever. » Et elle terminait en disant avec bonne grâce : « Adieu, ma chère abbesse. Raccommodons, car je n’aimerois point estre brouillée avec vous. Consolez-vous d’avoir perdu Mlle d’Aumale. Elle fera vos affaires ici, et ne vous sera point inutile. Je vous l’enverrai cet été. Je vous embrasse de tout mon cœur[8]. »

Ce petit débat montre mieux que tout ce que je pourrais dire la rare valeur de la toute jeune fille que Saint-Cyr et Gomerfontaine se disputaient ainsi. Nous allons la voir à son retour prenant une place de plus en plus grande dans la confiance de Mme de Maintenon et pénétrant chaque jour plus avant dans son intimité et dans celle du Roi lui-même. Mais auparavant je voudrais m’arrêter un instant à montrer Mme de Maintenon sous un aspect moins connu que son rôle d’éducatrice, et qui n’en mérite pas moins cependant d’être étudié.


II

On sait avec quelle verve railleuse Saint-Simon parle des prétentions de Mme de Maintenon à se croire l’abbesse universelle et de ces mille couvens qui, avec Saint-Cyr, lui auraient fait perdre un temps incroyable. « De là une mer d’occupations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trompeuses, des lettres et des réponses à l’infini, des directions d’âmes choisies et toute sorte de puérilités. »

Ce rôle d’abbesse universelle, pour reprendre l’expression fort outrée de Saint-Simon, a-t-il été si ridicule ? Je ne le pense pas. Notons d’abord que ces mille couvens se réduisent à deux. Celui de Gomerfontaine dont nous venons de parler, et celui de Bizy dont Mme de Maintenon ne s’occupe qu’à partir de 1712. Est-il singulier que, voyant placées à la tête de ces deux abbayes, qui étaient pauvres et dans une situation difficile, deux anciennes élèves de Saint-Cyr, elle leur soit venue, pécuniairement ainsi que moralement, en aide et les ait assistées de ses conseils ? Mais, pour nous en tenir à Saint-Cyr, le rôle qu’elle y joue et qui nous est aujourd’hui connu dans ses moindres détails par la publication « de ces lettres et de ces réponses à l’infini » n’a rien qui la diminue, bien au contraire. Un maître en ces matières, mon confrère M. Gréard, a montré combien, comme pédagogue, pour employer un mot que la langue contemporaine a remis en usage, elle était en avance sur son temps. Il lui a fait le double honneur de commencer par une étude, à elle consacrée, son livre sur l’Éducation des femmes par les femmes, et de tirer des écrits qu’elle a laissés un substantiel petit volume d’Avis sur l’éducation. Il n’y a rien à dire après lui ; mais je voudrais m’arrêter un instant à montrer Mme de Maintenon dans son rôle de supérieure laïque, dirigeant Saint-Cyr au temporel et au spirituel, non pas seulement au point de vue de l’éducation des demoiselles, mais à celui de la discipline monastique et de la conduite des religieuses. Elle n’y apparaîtra pas au-dessous de la tâche qu’elle avait assumée.

Supérieure laïque, elle l’était bien en effet, non pas seulement par l’autorité qui s’attachait à elle comme fondatrice et que confirmaient les lettres patentes d’institution de la Maison, mais par une désignation spéciale et particulière. La Communauté des dames de Saint-Louis avait bien une supérieure, nommée à l’élection pour trois ans, mais une commission de l’évêque de Chartres, approuvée par le Pape, avait en 1689 nommé Mme de Maintenon supérieure spirituelle (situation, je crois, unique) et elle en exerçait les fonctions avec beaucoup d’application et de minutie. Elle avait commencé par régler le costume des religieuses, mais elle n’avait pas osé l’arrêter de façon définitive, sans avoir sollicité auparavant l’approbation du Roi. Pour l’obtenir, elle fit revêtir le costume projeté à sa femme de confiance, la fameuse Nanon, et la présenta au Roi. Le Roi approuva tout, sauf la coiffure qui était fort simple : « Quel diable de petit bonnet est-ce là ? » dit-il. Mme de Maintenon sourit sans rien dire et, quelques jours après, Nanon apparut avec un autre bonnet un peu moins simple, que Louis XIV approuva. Il aurait voulu aussi que les religieuses eussent de beau linge, et qu’en particulier leurs chemises fussent de toile de Hollande. Mais Mme de Maintenon trouva que la toile ordinaire était plus conforme au vœu de pauvreté, et elle tint bon. Dans l’administration intérieure de Saint-Cyr, elle se mêlait des moindres détails. Suivant son expression, « elle s’abîmait dans les marmites » au point d’expliquer, par exemple, dans une lettre à Mme de Butéry qui exerçait les fonctions d’infirmière, comment il fallait faire le bouillon pour les malades, et elle ajoutait ce sage conseil : « Apprenez à être un peu cuisinière, car on commande bien plus à propos quand on sait de quoi il est question. » Mais la discipline intérieure de la maison, la direction morale et intellectuelle des religieuses l’occupaient avec raison davantage.

Dans cette direction, elle fit cependant au début, il faut le reconnaître, une grosse faute. On sait que, fascinée par Mme Guyon, entraînée par Fénelon, elle laissa s’introduire et se développer à Saint-Cyr ces maximes d’une spiritualité malsaine que l’Eglise devait bientôt condamner. « On ne parlait plus, disent les dames de Saint-Cyr elles-mêmes, dans leurs Mémoires, que de pur amour, de sainte indifférence, de simplicité laquelle on mettait à se bien accommoder en tout pour prendre ses aises, à ne s’embarrasser de rien, pas même de son salut... Ces façons de parler étaient si communes que les rouges mêmes (c’étaient les enfans les plus jeunes) les tenaient ; jusqu’aux sœurs converses et aux servantes, il n’était plus question que de pur amour, et il y en avait qui, au lieu de faire leur ouvrage, passaient leur temps à lire les lettres de Mme Guyon et croyaient les entendre. » Pour ouvrir les yeux de Mme de Maintenon, il fallut le vigoureux bon sens de son directeur, l’évêque de Chartres, Godet Des Marais, et, pour ramener Saint-Cyr à la saine doctrine, l’intervention personnelle de Bossuet, qui vint y faire deux conférences où il traita à fond « les dogmes affreux de l’indifférence pour le salut éternel et de l’oraison passive ; » puis le renvoi par lettres de cachet de trois tenantes obstinées du pur amour ; enfin l’intervention personnelle de Louis XIV, qui adressa d’abord aux dames de Saint-Louis une lettre assez sévère, datée du camp de Compiègne, et qui vint ensuite en personne, tout à la fois rassurer la communauté qui craignait d’être en disgrâce, et lui recommander de tout sacrifier pour conserver la pureté de la foi.

Depuis cette journée où l’on vit Louis XIV, « assis au milieu d’une nombreuse communauté de religieuses, leur parler avec la majesté d’un grand roi, et toute la force d’un prédicateur zélé, » il ne fut plus question du quiétisme à Saint-Cyr, et il faut rendre justice à la fermeté avec laquelle Mme de Maintenon, éclairée par l’expérience, sut en bannir toute nouveauté, comme on disait alors, et y maintenir la paix religieuse, alors que, peu après, cette paix devait être si profondément troublée en France par le renouvellement de la querelle janséniste et par la bulle Unigenitus. Mais il faut surtout reconnaître combien saine, élevée, et presque austère, était la dévotion qu’elle y entretenait.

Mme de Maintenon, on le sait, avait été baptisée catholique, mais elle avait été élevée dans la religion protestante par sa tante. Mme de Villette. Vers quatorze ans, elle s’était convertie à nouveau, mais non sans quelque répugnance. Ses ennemis dans le monde religieux ne l’avaient pas oublié. Ils usaient sans scrupule de cette arme contre elle, et plus d’une fois elle avait fait à ses dépens l’expérience de cette vérité plaisamment tournée par elle et passée presque en proverbe : « Le premier citron qui fut confit le fut par un dévot. » Quand elle suggérait quelques mesures de douceur en faveur des huguenots, et c’était sa tendance, on rappelait qu’elle avait été calviniste. Il lui en restait bien quelque chose. C’est ainsi que, de son propre aveu, elle n’aimait pas beaucoup la messe, à laquelle elle n’assistait que par devoir, et préférait les vêpres, c’est-à-dire le chant des psaumes, qui est le fond de l’office protestant. Aussi les offices de l’après-midi étaient-ils célébrés avec plus de solennité à Saint-Cyr que ceux du matin. Par cette origine protestante, il faut peut être expliquer ce que sa piété conserva toujours d’un peu aride, sans onction ni tendresse. Mais, en ce cas, il faudrait aussi faire honneur à cette même origine de ce que cette piété avait de ferme, de sain, d’opposé aux petites pratiques d’une dévotion mesquine. Comme prières, elle recommandait toujours aux religieuses les prières communes, « qui ne sont communes, disait-elle que parce qu’elles sont les meilleures : » le Pater, « tous les besoins étant exprimés dans les sept demandes qui y sont renfermées, » l’Ave Maria, le Credo, le Confiteor ; comme lectures, l’Evangile, l’Imitation, les Soliloques de saint Augustin, l’Introduction à la vie dévote. Elle y ajoute cependant Grenade et Rodriguez. Elle ne cessait, dans ses entretiens avec les demoiselles, d’opposer ce qu’elle appelait la piété droite à la dévotion de travers, et, comme on lui demandait ce qu’elle appelait la dévotion de travers, elle répondait : « C’est, par exemple, quitter le Saint Sacrement pour aller prier devant l’image d’un saint ; faire des neuvaines pour des bagatelles;... c’est dépenser beaucoup à orner une chapelle pendant qu’on laisse manquer les religieuses saines et malades de leurs besoins ; c’est employer à la prière beaucoup plus de temps qu’il n’est marqué et négliger de remplir les devoirs de sa charge et mille choses semblables ; » et elle ajoutait : « Le plus grand nombre des chrétiens fait consister la piété en pratiques extérieures, confessions, communions de temps en temps, long séjour dans les églises, observances des fêtes et jeûnes ; mais, dans tout le reste : oubli de Dieu, colères, haines, vengeances, mensonges, avarice, parjure, immodestie, chansons libres, etc. » Quand on lui demandait en quoi consistait, au contraire, la piété droite, elle répondait : « La piété droite est celle qui nous attache aux devoirs de notre état... Votre piété ne sera pas droite si, étant mariées, vous abandonnez votre mari, vos enfans et votre petit domestique pour aller dans les églises, dans les temples, où vous n’êtes pas obligées d’y aller. Quand une fille dira qu’une femme fait mieux de bien élever ses enfans et d’instruire ses domestiques que de passer la matinée à l’église, on s’accommodera de cette religion ; elle la fera aimer et respecter. »

Cette question du mariage la préoccupait beaucoup. Elle raille volontiers les pruderies de couvent, et elle s’élève avec indignation contre la difficulté que faisaient certaines jeunes filles à prononcer le mot de mariage : « Quoi, s’écriait-elle, un sacrement institué par Jésus-Christ, qu’il a honoré de sa présence, dont ses apôtres détaillent les obligations, et qu’il faut apprendre à vos filles, ne pourra pas être nommé ! Voilà ce qui tourne en ridicule l’éducation des couvens. Il y a bien plus d’immodestie à toutes ces façons-là qu’il n’y en a à parler sur ce qui est innocent et dont tous les livres de piété sont remplis. » Et elle ajoutait, avec cette vue un peu triste des choses que lui donnait son expérience de la vie : « Quand elles auront passé par le mariage, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. Il faut les accoutumer à en parler sérieusement et même tristement, car je crois que c’est l’état où l’on éprouve le plus de tribulations, même dans les meilleurs. »

Enfin, sans me laisser entraîner à parler de ses procédés d’éducation morale, je ne peux cependant résister au désir de citer ce morceau d’une observation si fine, d’une portée si générale : « Vous devez inspirer à vos demoiselles, disait-elle aux dames de Saint-Louis, l’amour de leur réputation ; il faut qu’elles y soient délicates. Comptez que les meilleures de vos filles sont celles qui paroissent le plus glorieuses, je ne dis pas d’une sotte gloire qui aille à disputer le pas à quelqu’un et à se vanter de sa qualité, mais d’une certaine gloire qui rend jalouse de sa réputation, qui fait craindre d’être trouvée enfant, qui rend sensible à une confusion publique. Ce serait un défaut dans une religieuse. Il faudra mourir à cette délicatesse, mais, avant que d’y mourir, il faut y avoir vécu. » Comme cela est d’une psychologie sagace de reconnaître ainsi l’appui que l’honneur prête à la faiblesse humaine, et n’y a-t-il pas d’autres sentimens dont on peut dire avec une égale vérité qu’ « avant que d’y mourir, il faut y avoir vécu ? »

Mais où Mme de Maintenon est surtout intéressante à étudier, c’est dans son rôle de directeur spirituel. C’est à dessein et sans raillerie que je me sers de ce masculin, car elle était bien directeur, tout comme était bien gouverneur du prince cette Mme de Genlis, dont une agréable publication vient de faire revivre l’originale figure[9]. L’évêque de Chartres, supérieur spirituel de Saint-Cyr, lui reconnaissait cette qualité. Toute une série de questions que Mme de Maintenon lui adressait, avec les réponses de l’évêque, a été publiée par Lavallée. Ces questions sont bien celles dont un directeur encore novice pourrait demander la solution à un confrère plus expérimenté et quand — ce qui était parfois le cas — Mme de Maintenon ne se trouve pas d’accord avec le confesseur ordinaire de Saint-Cyr, c’est toujours à elle que l’évêque donne raison. Il s’en fallait, cependant, qu’elle tendit à empiéter sur les pouvoirs du confesseur en titre. « Je ne suis pas, écrivait-elle, un directeur bien hardi, » et, en effet, elle conseille volontiers de s’en rapporter à lui sur les questions importantes, entre autres sur celle des communions dont la fréquence, on le sait, avait été un des points le plus disputés dans l’Eglise, le livre de la Fréquente communion, d’Arnauld, ayant été le point de départ de la querelle janséniste. Mais elle ne se dérobe point lorsqu’il s’agit de donner des directions générales, d’entrer dans les difficultés, de compatir aux peines. Elle y déploie cette charité morale qui est bien au-dessus de la charité matérielle, car il y faut le don de quelque chose de soi, et, suivant le précepte de saint Paul, elle se fait toute à tous, ne correspondant point seulement avec les dignitaires de Saint-Cyr qu’elle avait chargées de diriger la maison, mais répondant à toutes les religieuses qui lui écrivaient pour lui ouvrir leur âme, aux novices qui lui faisaient part de leurs hésitations, aux demoiselles qui la consultaient sur leur vocation, et jusqu’à une humble sœur converse à laquelle elle écrivait pour lui reprocher de se croire abandonnée, en l’assurant qu’elle serait toujours prête et disposée à lui parler et à la regarder « non seulement comme une de ses chères filles, les dames de Saint-Louis, mais comme une de celles qui lui marquent le plus de confiance et d’amitié. » De ces nombreuses lettres, on pourrait tirer un petit traité de direction qui lui ferait le plus grand honneur et l’élèverait au niveau des plus illustres supérieures. A l’appui de ce que j’avance, je voudrais, dussé-je me trouver entraîné un peu loin, montrer comment elle s’y prenait avec une religieuse dont le nom, grâce à Racine, a quelque peu dépassé l’enceinte du monastère et quelle formait pour lui succéder à la tête de Saint-Cyr


III

Madeleine de Glapion des Routis, d’une vieille famille de Normandie, avait été l’une des premières admises parmi les jeunes filles nobles et pauvres à qui Mme de Maintenon entendait faire donner une éducation conforme à leur rang[10]. Dès l’âge de quatorze ans, Mme de Maintenon la distingua : « Je ne veux pas, lui écrivait-elle, attendre aux étrennes à vous donner un livre pour écrire ce qui vous touche le plus. » Quelques mois après, Madeleine de Glapion jouait Esther, au ravissement de Racine. « J’ai trouvé, disait-il, un Mardochée dont la voix va au cœur. » Le jour de la représentation, sa voix alla au cœur, en effet, et non pas du seul Racine, ce qui eût été sans inconvénient. Les dames de Saint-Louis, dans leurs Mémoires, racontent naïvement l’histoire. Un page de la Grande Mademoiselle, qui avait été admis à la représentation, avait reçu de la voix et de la beauté de la jeune actrice une telle impression qu’après avoir vainement essayé par deux fois de lui faire accepter une lettre, il suborna l’un des brodeurs de la maison pour cacher cette lettre dans un habit que Madeleine de Glapion devait revêtir pour la représentation. Celle-ci « pensa mourir de honte » et donna la lettre à la maîtresse des bleues, qui la donna à Mme de Maintenon. Plainte fut portée à Mademoiselle, qui fit fouetter son page et menaça de le chasser. Fou de colère, le page s’en prit au brodeur qu’il accusa de l’avoir trahi, et, de concert avec deux compagnons de débauche, l’attaqua à main armée dans la cour extérieure de Saint-Cyr, où il le laissa pour mort. Après quoi, il s’enfuit, passa la frontière, se mit au service d’un prince allemand, changea deux fois de religion et eut beaucoup d’aventures. « On le revit longtemps après et bien changé, ajoutent les Mémoires des dames de Saint-Cyr. Il était de la compagnie du prince Ragotzki[11], et vint avec lui visiter notre maison. Madame nous le fit remarquer en nous disant qu’il avait le dessein d’entrer à la Trappe. »

Ainsi, à quinze ans, Madeleine de Glapion avait déjà ruiné l’existence d’un homme. C’est qu’elle n’avait pas seulement une voix pénétrante, « elle était grande et bien faite, fort blanche et un peu pâle, les yeux bleus pleins de feu et d’esprit, le nez bien fait, de belles dents... Toute sa personne était douce, tendre et souriante. » Ce qui attirait davantage encore, c’est qu’on la sentait désireuse de plaire, ardente aux affections, aimant non seulement à aimer, amans amare, comme disait saint Augustin, mais aussi à être aimée. Avec cette disposition dangereuse, Madeleine de Glapion, sans parens, sans protecteurs, aurait été exposée à de grands périls, surtout si Mme de Maintenon, comme cela lui aurait été facile, avait employé son crédit à lui procurer quelque charge de cour, car la vertu des jeunes filles n’était pas alors protégée par ces barrières un peu conventionnelles, que, dans notre société, le mariage abaisse si vite. Aussi l’on comprend que, sa chère Glapion ayant, à l’âge de vingt ans, manifesté le désir de demeurer à Saint-Cyr comme dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon ait accueilli avec joie ces indices de vocation religieuse. Mais il faut lui rendre cette justice qu’elle ne fit rien pour lui dissimuler toute l’étendue des devoirs et des sacrifices que cette vocation comportait.

Dans un entretien particulier, qui a été conservé et qui méritait de l’être, elle la met en garde contre « cette grande tendresse de son cœur qui veut aimer et être aimé réciproquement. » « C’est une inclination bien douce, mais bien dangereuse, » lui dit-elle, et, sur les dangers de cette inclination, elle lui donne, en se plaçant au point de vue spécial de la vie religieuse, des avertissemens auxquels il ne serait pas besoin de changer grand’chose pour que les profanes en pussent faire leur profit. Mais, prévoyant que cette nature ardente pourrait tomber dans un autre excès, elle la met également en garde contre les exagérations d’un mysticisme qui lui ferait négliger les obligations de son état : « ma chère fille, s’écrie-t-elle, aimez la pratique et la présence de Dieu ; c’est un remède à bien des maux, qui nous est nécessaire à toutes, mais ne croyez pas que ce soit une présence de Dieu sensible et goûtée qu’on ne peut garder qu’ayant les deux genoux en terre. Il y a une autre présence de Dieu à laquelle il faut qu’une dame de Saint-Louis s’accoutume, qui est de travailler pour Dieu, de se dissiper pour Dieu, si l’on ose parler ainsi, du moins en apparence, mais tâchant de faire sentir à son cœur, au plus fort de son travail, que c’est pour Dieu qu’il le fait. »

Dans un second avis qu’il y aurait avantage à faire lire à toutes les jeunes filles qui se croient la vocation, elle lui développe encore tous les devoirs de la vie religieuse d’une manière qui n’était guère faite pour l’attirer, La novice persévéra cependant et fit profession au mois de novembre 1695, à l’âge de vingt et un ans. Mais ce qu’on sait d’elle permet de deviner qu’elle ne fut guère heureuse au couvent. Parfois on la surprenait, attachant par-dessus les murs de cette clôture qu’elle avait juré de ne pas franchir, un long regard sur ce monde auquel elle avait renoncé. Il est vrai qu’avec sa nature passionnée, elle n’aurait été guère plus heureuse dans le monde. Inquiète, agitée, dévorée tout à la fois de scrupules et de désirs, elle avait une sorte d’attrait maladif pour tout ce qui était tristesse. Son imagination, pour emprunter une expression à Fénelon, était toute tendue de deuil, et l’on disait à Saint-Cyr qu’elle avait l’air d’une âme du purgatoire : « Vous buvez à longs traits les choses mélancoliques, » lui écrivait Mme de Maintenon, et ce n’était presque point une métaphore. Fréquemment employée à l’infirmerie, car elle avait un don particulier pour le soin des malades, elle s’attachait d’autant plus passionnément aux religieuses ou aux demoiselles qu’elle les voyait dans un danger plus grand. De chaque mourante, et il y en avait fréquemment, elle se faisait une amie, assistait à son agonie lors même que ses soins étaient devenus inutiles, et, lorsque la mort survenait, elle s’abandonnait à tous les éclats du désespoir. Ainsi elle ne cessait « de s’abîmer dans les créatures, » et il fallut la retirer de l’infirmerie, pour la remettre aux classes. Mme de Glapion chercha alors un remède à ses agitations dans les exercices de l’esprit. Elle se passionna pour la géographie. Elle ne rêvait plus que cartes, mappemondes, récits de voyages et de missionnaires. C’était le moment où l’Asie s’ouvrait. Mais, dans ces récits mêmes, elle trouvait de nouveaux sujets de troubles, ne pouvant comprendre que la bonté de Dieu laissât tant de créatures dans les ténèbres et la souffrance, et ses supérieures durent lui interdire ces études périlleuses. « Croyez-vous pas qu’il n’y aura pas de géographes sauvés ? » lui écrivait plaisamment Mlle d’Aumale. Elle se rejeta alors avec plus de passion encore sur la musique, malgré l’avis de son confesseur, dont Mme de Maintenon ne comprenait pas d’abord la sévérité. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que le bon prêtre pouvait avoir ses raisons.

Nivers, l’organiste de Saint-Cyr, avait composé, sur les paroles célèbres du Cantique des Cantiques : Adjuro vos, filiæ Jerusalem...[12], un motet qu’on chantait à la profession des religieuses. Il était même si beau et si tendre que Mme de Maintenon avait ordonné qu’il ne serait plus chanté. Il le fut pour la dernière fois à la profession de Madeleine de Glapion. Mais elle l’avait retenu, et, un jour, Mme de Maintenon fut surprise de la trouver au clavecin, chantant ce motet de sa belle voix qui allait au cœur, les yeux pleins de larmes. Sans se demander, comme le bon Lavallée, si, en chantant ce motet, elle pensait au page audacieux dont elle avait su le crime et la fuite, mais dont elle ignorait le sort, on peut cependant craindre qu’elle n’attachât pas à ces paroles passionnées un sens uniquement mystique. Ce qui manquait à la pauvre Madeleine cloîtrée, c’est un sentiment qui fait le support de la vie religieuse et aussi de la vie humaine : l’amour de Dieu. Elle aimait mieux les créatures que le Créateur. Comme elle s’en faisait reproche, elle cherchait à s’en punir par des austérités qu’on était obligé de lui défendre. Elle s’exagérait ses défauts, ses torts, ses péchés. Elle « s’aigrissait contre elle-même, » tombait dans le découragement, et la tristesse la conduisait à de nouvelles fautes. En un mot, c’était une âme en détresse.

Les âmes en détresse qui ne trouvent pas leur appui en Dieu ont besoin d’une main qui les soutienne. Il faut les aider à vivre. Mme de Maintenon le comprit et s’y appliqua sans relâche. On suit, à travers les lettres sans nombre qu’elle lui adresse, les épreuves par lesquelles passe celle qu’elle appelle : sa chère, sa très chère fille. Suivant les cas, elle l’avertit, la gronde, la raille, la console, toujours avec une maternelle sollicitude. Jamais un conseil qui ne soit sensé ; jamais une parole qui ne soit tendre et en même temps virile. Du premier coup, elle met le doigt sur la plaie : « Vous n’aimez pas Dieu de tout votre cœur, de tout votre esprit : voilà votre mal et voilà sa source... Dieu vous avait donné un cœur tendre, généreux, reconnaissant, et, au lieu de pouvoir lui dire avec confiance : « J’ai inspiré le bien que vous aviez mis en moi, » vous entendrez qu’il vous dira : « Je vous avais donné un cœur propre à aimer, et vous avez aimé les créatures et vous avez cherché à les aimer. Vous avez passé vos jours, à vous attrister pour elles ; vous avez versé plus de larmes sur leur perte que sur vos péchés. Vous vous êtes rendue incapable de travailler pour moi, parce que vous vous êtes consumée pour elles. Vous avez manqué au premier commandement et à vos vœux. Vous avez langui dans ma maison, vous qui deviez, par tout ce que j’ai mis en vous, être l’exemple de la ferveur. Vous avez fait gémir vos supérieurs, vous qui deviez être leur consolation. » Voilà, ma chère fille, ce que je ne puis m’empêcher de vous dire. Je sais que je vous demande beaucoup, mais c’est à une religieuse que je parle et à une religieuse capable de comprendre l’étendue de ses obligations. »

Fort heureusement Mme de Maintenon était du nombre de ces créatures qu’elle reprochait à Mme de Glapion d’aimer. La jeune professe avait pour Mme de Maintenon un sentiment passionné. Celle qui était l’objet de ce sentiment ne se faisait pas scrupule de l’entretenir, tout en cherchant à le contenir dans de justes bornes. « Je désirerois deux choses bien difficiles à accorder, ma chère fille, lui écrivait-elle un jour, après avoir été malade : je voudrais que vous m’aimassiez tant que je vivrai, et que vous ne fussiez point affligée quand je mourrai. » « Ecrivez-moi toujours, lui disait-elle dans une autre lettre ; ne m’aimez pas trop. »

Pour agir sur celle à qui elle adressait cette singulière et touchante recommandation, elle savait à l’occasion faire usage de ce puissant levier de l’amour ; c’est bien le mot dont il convient de se servir, puisque l’indigence de notre langue (à moins que ce ne soit sa justesse) ne nous offre qu’un seul terme pour rendre des sentimens en apparence très différens. Mais elle en usait, ce qui est rare, avec désintéressement, pour le bien de celle dont elle était aimée et non pour sa satisfaction personnelle. Fallait-il l’arracher au chevet d’une religieuse, atteinte de la petite vérole, et à qui ses soins ne pouvaient plus être d’aucun secours : « Quittez-la, lui écrivait-elle, dès que vous ne pourrez plus lui être utile. Je vous le demande et je vous le commanderais si je vous croyais capable de refuser la prière que je vous en fais, » et comme, dans sa douleur d’avoir perdu coup sur coup deux religieuses à qui elle était particulièrement attachée, Mme de Glapion ne voulait point prendre pour sa santé les soins qu’on lui recommandait, elle essayait de nouveau d’agir sur elle par le sentiment : « Vous me renvoyez à Versailles, lui écrivait-elle, attristée du peu de raison que vous avez pour vous-même, en ayant tant pour les autres ? Vous ne voulez point obéir à votre mère et presque rien faire pour votre poitrine. Je suis tout de bon fâchée contre vous, et je ne reviendrai point que votre santé ne soit revenue. » Mais, peu de temps après avoir fait ainsi appel à sa tendresse, en la menaçant de la punir par la privation de l’objet aimé, elle lui écrivait presque un peu sèchement, en réponse sans doute à une lettre trop passionnée : « Ne faites rien pour moi, faites tout pour Dieu. »

Dans cette relation si constante et si touchante, qui dans une vie si remplie lui dérobait tant d’heures, Mme de Maintenon se préoccupe avant tout de détruire chez la jeune religieuse (au plus fort de la correspondance, Mme de Glapion n’avait pas vingt-cinq ans) le regret du monde dont elle la sent envahie. Elle lui dépeint avec vivacité les périls qui l’auraient assiégée : « Vous auriez eu plus de plaisir dans le monde, mais, suivant toute apparence, vous vous y seriez perdue. Racine vous aurait divertie, et vous aurait entraînée dans la cabale des Jansénistes. M. de Cambrai vous aurait contentée et renchéri même sur votre délicatesse, et vous seriez quiétiste. Jouissez donc de votre sûreté. » Mais c’est surtout par de fréquens récits de sa propre existence qu’elle s’efforce de détruire les regrets inavoués du monde et de la Cour qu’elle devine chez Mme de Glapion. De là ces « entretiens d’une confiance intime » (c’est le titre qu’ils portent) qu’elle ne croyait pas destinés à la postérité, et qui, complétant et corroborant le témoignage de Saint-Simon, nous montrent combien assujettie et harassante était sa vie. Il n’est pas un écrivain s’étant occupé de Mme de Maintenon qui n’ait cité quelque passage de ces entretiens, et c’est ainsi que le souci d’une supérieure pour l’âme d’une religieuse a fourni des documens à l’histoire. Dans ses exhortations, et alors surtout qu’elle en tire le sujet de son expérience, Mme de Maintenon s’élève parfois jusqu’à l’éloquence. Ainsi fait-elle dans cette lettre célèbre que Louis Racine a publiée pour la première fois et dont Voltaire a cité quelques lignes : « Que ne puis-je, lui écrit-elle, vous donner mon expérience ! Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands et la peine qu’ils ont à remplir leur journée ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait peine à imaginer et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber. J’ai été jeune et jolie. J’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout ; dans un âge plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit. Je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous ces états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne se fait entièrement. On n’est en repos que quand on s’est donné à Dieu. »

On sent que Mme de Maintenon s’est nourrie de saint Augustin. Credo ego generosum animum, præter in Deum, ubi finis est noster, nusquam requiescere, dit quelque part le Saint dans un passage que Pétrarque a donné comme épigraphe à son traité De Vita solitaria. Tant de soins ne furent pas perdus. Elle eut la joie de voir l’âme généreuse de Madeleine de Glapion s’acheminer peu à peu vers ce but divin qu’elle lui montrait. On le devine à ce que les lettres d’exhortation qu’elle lui adresse deviennent de plus en plus rares. Un des derniers conseils qu’elle lui donne est celui-ci : « Un saint me mandait : Soyez homme dans votre piété. Je vous le dis : Soyez homme. La grossièreté, et un peu de dureté (on sait que Mme de Maintenon faisait peu de cas de la sensibilité des hommes), seraient une excellente pratique pour vous. » Mme de Glapion ne devint ni grossière ni dure ; elle devint seulement plus ferme dans sa vocation et dans sa piété. Elle inspira une confiance de plus en plus grande à la communauté dont elle était assurément le sujet non pas le plus sage, mais le plus brillant. Aussi Mme de Maintenon eut-elle, trois ans avant sa mort, la joie de la voir nommer supérieure. La fondatrice de Saint-Cyr pouvait s’en aller sans inquiétude sur l’avenir de son œuvre. Elle savait entre quelles mains elle la laissait. Elle mourut en repos, entre les bras de sa chère Glapion, « la seule affection, disait-elle, qui ne l’eût jamais déçue. »


IV

Il est temps de revenir à Mlle d’Aumale dont nous étions un peu loin. Pas si loin cependant qu’il pouvait paraître, car une étroite intimité et une véritable tendresse existaient entre ces deux femmes que les liens d’un même dévouement attachaient à Mme de Maintenon. « Quand j’étais la petite d’Aumale, sans esprit ni discernement, écrivait celle-ci à Mme de Glapion, j’avais pour vous une inclination fort particulière. Jugez de ce que la connaissance y a fait. » Il n’apparaît point qu’il y ait eu entre elles l’ombre d’une jalousie. C’eût été à Mlle d’Aumale à souffrir, car, si, chaque jour, elle rendait quelque service à Mme de Maintenon, chaque jour, au contraire, Mme de Glapion en recevait quelqu’un de Mme de Maintenon ; et souvent l’on s’attache aux êtres en proportion de la peine qu’on a prise pour eux plutôt qu’à raison des obligations qu’on peut leur avoir. A partir de son retour de Gomerfontaine, où elle avait si bien justifié la confiance mise en elle, Mlle d’Aumale devint inséparable de Mme de Maintenon, qui la traitait avec beaucoup d’égards. « Ayez bien soin de cette demoiselle, dit-elle à ses femmes quand elle la prit à son service. Elle est de meilleure naissance que moi, et mérite d’être bien servie. » A Versailles, Mlle d’Aumale demeurait au Château et elle l’accompagnait partout, à Fontainebleau, à Marly, à Meudon. Secrétaire incomparable, elle écrivait parfois vingt lettres en un jour, sous sa dictée ou en son nom. Sûre, discrète, toujours à sa place, elle vécut dix ans de la vie de la Cour, et vit sans doute beaucoup de choses, sans être mêlée à aucune intrigue ni tracasserie, et sans essayer de prendre part à des plaisirs qui n’étaient point faits pour elle. De la fenêtre de la petite chambre qu’elle occupait à Fontainebleau, elle écrit qu’elle voit passer dans l’avenue des chiens et des chevaux de quoi prendre tous les cerfs de la forêt. Mais elle ne suit point la chasse. Dangeau, toujours exact, mentionne cependant que la marquise de Pompadour, dont la fille avait épousé le fils de Dangeau, l’y mena une fois en carrosse. Elle n’avait qu’un défaut : son extrême poltronnerie. Elle poussait des cris en voiture quand les chemins étaient mauvais, et, quand le temps était à l’orage, il ne fallait pas compter sur elle pour écrire. Mme de Maintenon, dans une de ses lettres, l’appelle un lièvre. Mais elle était gaie, pétulante, aimait les amusemens : « Je ne peux pas, disait-elle, être toujours dévote. » Dans les récréations, elle était le boute-en-train de Saint-Cyr. Nous avons un programme de divertissemens dicté par Mme de Maintenon à Mlle d’Aumale elle-même, où, après l’avoir chargée de divers emplois, comme « de mettre au jeu avec sa magnificence ordinaire, » puis « de jouer au roi qui parle en y ajoutant les agrémens qui lui plairont, » Mme de Maintenon termine ainsi : « Mlle d’Aumale demeurera enfermée pour les folies qu’elle aura faites. »

Cette humeur enjouée de Mlle d’Aumale se retrouve dans les lettres qu’elle écrivait pour son compte. Lavallée en a publié un certain nombre, presque toutes datées de Fontainebleau, pendant les séjours, trop longs à son gré et au gré de Mme de Maintenon, que la Cour y faisait en été. Nous en publierons quelques autres. A l’en croire, elle avait auprès d’elle un esprit follet qui dictait ses lettres ; aussi s’excuse-t-elle de toutes les folies quelle y met. Il est certain qu’elle a un tour à elle pour raconter les événemens les plus sérieux. Les habitans de Bruges ont-ils ouvert leurs portes aux armées du Roi, elle écrit : « Toute la nuit, ils ont bu et étaient soûls comme des cochons de joie d’être sous leur roi légitime. » Peint-elle, en termes émus, la consternation de la Cour après la défaite d’Oudenarde, elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « La perruque de M. Fagon a été si avancée sur son visage que, s’il n’avoit pas eu le nez si long, on n’aurait pas connu le devant d’avec le derrière de sa tête. » Les plus futiles événemens de sa vie quotidienne prennent sous sa plume un tour agréable. L’échantillon d’une étoffe achetée pour elle lui déplaît-il : « Désolation, écrit-elle, amertume, regret, inquiétude, argent perdu, peines perdues, temps perdu, tout est perdu ; voilà tout ce que je me dis. » Et, comme cette lettre est adressée à Mme de Glapion, dont l’état d’habituelle tristesse lui est connu, elle ajoute avec enjouement : « Etes-vous plus misérable ? » Mais elle sait trouver aussi d’aimables, bien que toujours plaisantes paroles pour exprimer la joie qu’elle aura à retrouver une de ses compagnes de Saint-Cyr. « Mlles de Breuillac et Delorme, qui sont ici pendant que je vous écris, me trouvent en extase. Je ne vois pas autre chose pour m’y mettre que le plaisir que j’ai de vous écrire sur ce petit parterre blanc et la joyeuse pensée qui s’empare de mon esprit, que, dans huit jours, je mordrai vos joues. Ma mère de Glapion m’en donnera bien la permission si c’est un jour gras. »

Ces lettres de Mlle d’Aumale, quel que soit leur agrément, ne mériteraient cependant pas qu’on s’y arrête, si on n’y trouvait un reflet, non pas de la vie de cour, à laquelle elle demeura toujours systématiquement étrangère, mais de l’existence intime de Louis XIV et de Mme de Maintenon, car elles en mettent en lumière certains détails. Après avoir ramené Louis XIV de ses égaremens et l’avoir fixé auprès d’elle, il s’agissait pour Mme de Maintenon de le garder, et, pour cela, il ne fallait pas qu’il s’ennuyât. Après le salut, il fallait s’occuper du divertissement. On sait comment d’abord elle y employa Saint-Cyr et les représentations d’Esther. Mais quand elle vit, ce qui n’était pas difficile à prévoir, que les applaudissemens des seigneurs de la Cour tournaient ces jeunes têtes, qu’il s’ensuivait des aventures comme celle de Madeleine de Glapion, ou des demandes en mariage ; que les demoiselles de Saint-Cyr se dissipaient, et qu’elles ne voulaient plus chanter vêpres pour ne pas se gâter la prononciation, elle comprit le mal qu’elle avait fait et, d’une main ferme, elle défit son ouvrage. Elle interdit les représentations en costume, n’admit à celle d’Athalie que cinq ou six personnes avec les princes, et bientôt décida qu’on n’y « souffrirait aucun homme, ni pauvre, ni riche, ni vieux, ni jeune, ni prêtre, ni séculier, ni même un saint, s’il y en a sur la terre. «  Cependant il fallait bien inventer quelque moyen d’amuser le vieux monarque. Elle eut alors recours à un autre divertissement, et Mlle d’Aumale, comme nous l’allons voir, trouva ainsi auprès d’elle un nouvel emploi.

On sait que Louis XIV avait toujours aimé passionnément la musique. Il avait l’oreille juste et, de même qu’il dansait admirablement, il chantait volontiers. A plus de soixante ans, pour complaire à la Duchesse de Bourgogne, il faisait encore sa partie dans un chœur. Il donnait de grands soins à sa Musique, qu’il faisait venir souvent pour lui jouer des airs d’opéra, et, voulant récompenser les demoiselles de Saint-Cyr des plaisirs qu’elles lui avaient procurés, il l’envoyait parfois jouer dans leur église, aux grandes fêtes. « On croyait être au ciel, disent-elles dans leurs Mémoires, et entendre la musique des anges. » Mme de Maintenon eut alors la pensée d’organiser pour lui des concerts plus intimes qui auraient lieu, dans sa propre chambre, et dont il lui aurait l’obligation. Pour y réussir, elle mit à profit les dons naturels de Mlle d’Aumale. Celle-ci avait, comme nous l’avons dit, une fort jolie voix qu’au dire des dames de Saint-Cyr, elle conduisait agréablement. Pour qu’elle pût s’accompagner et chanter ainsi dès que le Roi aurait envie de l’entendre, elle lui fit apprendre le clavecin et lui donna un maître de musique. Aussitôt Mlle d’Aumale d’écrire à Mme de Glapion pour lui communiquer cette importante nouvelle. « Oui, ma mère, je joue du clavecin, mais, par malheur, je n’apprends rien de nouveau ; car mon maître est dangereusement malade. Il a une fausse pleurésie, je le recommande à vos prières. J’ai un grand livre de musique ; mais je n’ai guère de cœur quand je suis seule. » Il ne semble pas cependant qu’un maître fût bien nécessaire pour les chansons qu’elle s’exerçait à chanter devant Louis XIV. C’étaient presque toutes des chansons à boire dont elle envoie le titre à une de ses amies de Saint-Cyr : « Je ne sais pas votre air d’opéra, lui écrit-elle, mais j’en sais d’autres. Savez-vous : Vive Bacchus, Vive Grégoire ! A tous les deux honneurs sans fin ! Vive Grégoire pour nous verser à boire ! » On ne s’imagine guère ces airs bachiques résonnant dans la chambre à coucher de Mme de Maintenon, auprès de la niche où, frileuse, elle tricotait. Mais sans doute Louis XIV les aimait. Parfois Mlle d’Aumale chantait devant lui deux heures de suite. Elle ne s’en tenait pas là cependant. Peu à peu elle élevait et agrandissait son répertoire. « Je n’ose sortir, crainte que le Roi ne rentre, écrivait-elle quatre ans plus tard à Mme de Glapion, car il veut de la musique. J’ai pour nos concerts Mlle Pièche, son mari avec sa basse de viole et une flûte. Quand j’ai bien chanté, je répète ou apprends pour la première fois. Tout cela me fait un grand plaisir par celui qu’a Madame de voir amuser le Roi pendant quelques minutes. »

Pour amuser ainsi le Roi, Mlle d’Aumale appelait à son aide d’autres jeunes femmes, qui vivaient également dans l’intimité de Mme de Maintenon. C’était sa nièce. Mme de Caylus, toute repentante et tournée à la dévotion, C’était une jeune femme qu’elle avait élevée. Mme d’Auxy. On est au lendemain de Denain et Mlle d’Aumale écrit : « Madame est fort gaie et je tâche de l’amuser un peu. Nous sommes occupés aussi des plaisirs du Roi, et Mme de Caylus, Mme d’Auxy et moi avons l’honneur de jouer Esther devant lui, par morceaux détachés. D’autres fois, nous chantons sans accompagnement, quelquefois avec la basse de viole et la flûte. » Mme de Maintenon trouvait-elle ce divertissement encore trop profane, cela est possible, car, quelque temps après. Mlle d’Aumale écrit encore : « Le Roi se porte parfaitement bien, et moi, indigne, j’eus l’honneur de psalmodier et de chanter hier au soir les vêpres de Saint-Cyr, Sa Majesté disant le verset alternativement, et Madame lui dit que c’était Mme du Pérou qui avait établi cette belle psalmodie. » Louis XIV psalmodiant les vêpres avec la secrétaire de Mme de Maintenon, c’est un trait qui a échappé à Saint-Simon.

Mlle d’Aumale servait encore à Mme de Maintenon pour une autre fin. Louis XIV avait le goût de la jeunesse et de l’enfance. Il avait été tendre père, trop tendre même pour ses bâtards, bien que, suivant la forte expression de Mme de Maintenon, « il n’eût pas grand ragoût autour de lui. » Ce fut par cette prédilection instinctive autant que par sa bonne grâce et sa gentillesse personnelle que la Duchesse de Bourgogne le captiva. Mme de Maintenon savait ce qu’elle faisait en cherchant, par une complaisance poussée jusqu’à la faiblesse, à se faire aimer de l’aimable enfant et à l’avoir le plus souvent possible auprès d’elle. D’ailleurs, elle cédait aussi à son instinct, car elle aimait les enfans, et les enfans, qui ne se trompent pas à qui les aime, l’aimaient également. « Elle a toujours fort aimé les enfans, dit Mlle d’Aumale dans ses Souvenirs, et, à les voir dans leur naturel, et les enfans sentaient si fort cette bonté qu’ils étaient plus libres avec elle qu’avec personne. » Aussi choisissait-elle souvent parmi les élèves de Saint-Cyr une enfant qu’elle élevait dans sa chambre, sous ses yeux, et dont la société donnait satisfaction à son instinct maternel. « Vous savez, écrivait-elle, âgée déjà de quatre-vingts ans, à Mme de Caylus, que j’ai le malheur de connaître les sentimens des mères. » C’est ainsi qu’elle eut successivement auprès d’elle Mlle de Breuillac, dont on sait peu de chose, et une petite de la Tour qu’en mourant elle recommandait à toute la communauté. Mais il fallait quelqu’un pour veiller sur ces enfans. Cette tâche incombait à Mlle d’Aumale, et nous les voyons l’une après l’autre défiler dans ses lettres, entre autres cette Jeannette de Pincré, dont, grâce à Saint-Simon, le nom est arrivé jusqu’à l’histoire et mérite de retenir un instant.

Un hasard fit sa fortune « Un jour, racontent les dames de Saint-Cyr, cette enfant entra dans la chambre de Mme de Maintenon comme le Roi y étoit, et, n’ayant pas encore assez de connaissance pour faire la différence d’un Roi à un autre homme, elle alla droit à lui et se mit à jouer du ruban de sa canne et à lui faire des questions d’enfant qui lui plurent. Elle lui montra toutes les hardes qu’elle avoit sur elle disant que c’étoit Mme de Maintenon qui les lui avoit données. Le Roi commença à l’aimer et à s’en amuser dans ses temps de délassement ; elle avoit toujours quelque chose de joli à lui dire qui le divertissoit. » Cependant Mme de Maintenon pensait, dans l’intérêt de l’enfant, à la faire adopter soit par la Duchesse de Bourgogne, soit par la duchesse d’Estrées qui n’avait point d’enfans. « Celle-ci paroissoit en avoir envie, mais, par civilité ou autrement, elle la déféroit à Madame la Duchesse de Bourgogne qui, par un retour de politesse et peut-être aussi parce qu’elle ne vouloit pas s’en charger, la déféroit de même à Mme d’Estrées. » Pour départager ces deux bienfaitrices un peu tièdes. Mme de Maintenon eut alors une idée singulière. Ce fut de faire de la petite Jeannette l’enjeu d’une partie à laquelle elle mettrait elle-même. Le sort la favorisa ; elle gagna la partie et l’enfant, dont la destinée morale avait ainsi dépendu d’un coup de dés (car il est probable que ni la Duchesse de Bourgogne ni la duchesse d’Estrées n’auraient veillé avec beaucoup de soin sur elle), demeura à la Cour sous la protection de Mme de Maintenon et sous la surveillance spéciale de Mlle d’Aumale. Dans les lettres de cette dernière, nous la voyons, en effet, constamment apparaître, désignée tantôt sous son prénom de Jeannette, tantôt sous le sobriquet de la Chèvre. Lavallée a même publié une très jolie lettre d’elle qu’elle signe ainsi et qu’elle écrit, dit-elle, « sans transparent et sans bonne, dans la chambre de Mme d’Aumale qui la lu-ouille en jouant du clavecin. » Elle avait mérité ce nom par sa pétulance qui n’excluait cependant pas la finesse. « Devenue plus grandelette, dit Saint-Simon, elle devint plus amusante et plus jolie, et montra de l’esprit et de la grâce avec une familiarité discrète et avisée qui n’importunoit jamais. Elle parloit au Roi de tout, lui faisoit des questions et des plaisanteries, le tirailloit quand elle le voyoit de bonne humeur, et jouoit même avec ses papiers quand il travailloit, mais tout cela toujours avec jugement et mesure. »

A quatorze ans. Jeannette devint Mme d’Auxy, ce qui ne l’empêcha pas de rester à la Cour, tandis que son mari, qui n’en avait que vingt-deux, était pourvu du gouvernement de Guérande. Mais il n’est pas vrai, comme le dit Saint-Simon, que Mme de Maintenon se soit, par jalousie, dépouillée vis-à-vis de la jeune femme de la sollicitude affectueuse qu’elle avait témoignée à l’enfant. Rien non plus ne paraît changé dans les sentimens que Jeannette portait à maman, comme elle appelait gentiment Mme de Maintenon, et pas davantage dans les sentimens que Mme de Maintenon lui portait. Dans ses lettres, elle parle de Jeannette avec une tendresse toujours égale. Jeannette a-t-elle été malade, elle l’envoie en convalescence à Fontainebleau, dans une petite maison où parfois elle-même aimait à se retirer, et charge Mlle d’Aumale de veiller sur elle. Les enfantillages auxquels la jeune mariée continuait à se complaire trouvent chez elle la même indulgence. « Mme d’Auxy est hors d’elle quand elle a un habit neuf, écrit-elle à la maîtresse générale des classes de Saint-Cyr. Elle me consulte sur l’assortiment. J’y entre et lui donne mes avis en lui disant que cette joie et le goût des ajustemens sont de son âge, qu’il faut que la jeunesse se passe, et que j’espère qu’elle viendra plus tôt qu’une autre à des inclinations plus solides. Je crois, ajoute-t-elle avec une sagace indulgence, que cette condescendance porte plus au bien qu’une sévérité en tout qui ne sert qu’à rebuter et à rendre dissimulée. » Saint-Simon, une fois de plus, est donc convaincu ici d’inexactitude, pour ne pas me servir d’un plus gros mot.

Mlle d’Aumale ne rendait pas seulement à Louis XIV le service de le divertir en faisant de la musique ou en entretenant autour de lui un mouvement de jeunesse. Elle aurait encore, au témoignage des dames de Saint-Cyr, gagné sa confiance, à ce point qu’il se servait d’elle comme secrétaire. Louis XIV, on le sait, n’écrivait presque jamais de sa main, sauf aux têtes couronnées ou aux personnes de sa famille. Il signait même rarement, et ce majestueux LOUIS qui s’allonge au bas de tant de dépêches ou de lettres n’est presque jamais de sa main. Mais comme il avait souvent à écrire ou plutôt à dicter, il lui fallait toujours à portée quelqu’un à qui il pût se fier. Parfois il s’était servi de Mlle de Normanville, alors qu’elle était auprès de Mme de Maintenon et avant qu’elle ne fût devenue la Présidente de Chailly. Mlle d’Aumale eut le même honneur, et, à en croire les dames de Saint-Cyr, « comme elle écrivoit très bien, il s’en servoit pour des choses qu’il ne vouloit pas confier à des secrétaires. » « Il conversoit souvent très familièrement avec elle, ajoutent les Mémoires, et enfin la distinguoit fort. » Mlle d’Aumale aurait pu facilement faire servir cette faveur à sa fortune. Elle ne le voulut pas. Il n’y a pas lieu de s’arrêter à ce que raconte à ce sujet, quelques années plus tard, la méchante Madame (la Palatine s’entend). « La maréchale de Schomberg, dit-elle en 1719 dans une de ses lettres, avait une nièce qui s’appelait Mlle d’Aumale. Ses parens la mirent à Saint-Cyr du temps du Roi. Cette créature est laide, mais elle a beaucoup d’esprit. Elle (Mme de Maintenon) chercha à susciter une querelle et à la faire entrer dans un couvent. Mais le Roi ne voulut pas le souffrir et il fallut que la vieille la laissât revenir. » C’est juste le contraire qui est vrai. A plusieurs reprises le Roi voulut contribuer au mariage de Mlle d’Aumale, comme il avait fait pour Mlles de Norman ville et d’Osmond. Ce fut Mlle d’Aumale qui, par attachement pour Mme de Maintenon, ne le voulut pas et préféra rester auprès d’elle. La Duchesse de Bourgogne elle-même s’en mêla, comme le raconte fort agréablement Mlle d’Aumale. Laissons-la parler : « Madame la Duchesse de Bourgogne avoit affaire dans ma chambre ; j’eus un bel entretien avec elle ; elle me vouloit persuader de me marier, me disant que, pour elle, elle aimoit faire une fin, comme les laquais, et que j’en devois faire une ; mais, voyant que je ne me souciois pas de ressembler là-dessus aux laquais, elle trouva que je prenois le bon parti. » Mlle d’Aumale avait vingt-cinq ans quand elle prenait ce bon parti, et elle s’y tint jusqu’à la fin.


V

Si Mlle d’Aumale avait pris le parti contraire et si, imitant celles qui l’avaient précédée dans la confiance de Mme de Maintenon, elle avait convolé en de justes noces, elle aurait laissé sa protectrice dans un singulier embarras, car celle-ci l’employait aux usages les plus divers, « Mme de Maintenon, disent encore nos dames de Saint-Cyr, la trouvoit si propre à tout qu’elle l’employoit à mille choses, et elle lui fut d’un grand soulagement. » A un certain moment, nous la voyons, sans qu’on puisse trop savoir pourquoi, tenir pour le compte de Mme de Maintenon une sorte de basse-cour à Fontainebleau, et elle prend son nouveau métier fort gaiement : « Il me semble, écrit-elle, que je chante tout le jour, que je brode toujours, que je ris toujours et que je suis tout le jour à la basse-cour. » Un de ses canetons a-t-il été écrasé : elle en achète trois pour que Madame n’ait pas le déplaisir d’une si prompte ruine. Elle est toute joyeuse d’avoir vendu un cochon à Mme d’O., dame d’honneur de la Duchesse de Bourgogne, et elle se lamente de ce que le berger a maladroitement coupé les deux oreilles à un agneau. Mais Mme de Maintenon employait habituellement l’inépuisable activité de sa jeune secrétaire à des emplois plus relevés. Elle en avait fait son bras droit dans la dispensation de ses charités.

Les Charités de Madame tiennent une grande place dans les Souvenirs de Mlle d’Aumale. On y verra combien elles étaient abondantes et judicieuses. Déjà, par les lettres de Mlle d’Aumale que Lavallée a publiées et par quelques-unes de Mme de Maintenon elle-même, nous connaissions celles qu’elle exerçait pendant le séjour annuel de la Cour à Fontainebleau. Mme de Maintenon n’aimait pas ces séjours, et, si résignée qu’elle fût à suivre le Roi partout, elle se plaignait parfois de leur longueur. « Il faut être ici, écrivait-elle avec quelque amertume, sans volonté et sans autre goût que celui du maître. Cependant le mien ne me porte pas à courir le cerf. » C’est qu’à Fontainebleau, elle se trouvait trop éloignée de Saint-Cyr. Cependant elle y jouissait d’une plus grande liberté qu’à Versailles. Elle pouvait disposer de son temps pendant les longues heures que le Roi passait à la chasse à courre, qu’il suivait jusqu’à la fin de sa vie dans un petit soufflet à deux places et à quatre chevaux conduit par lui-même, la Duchesse de Bourgogne à ses côtés. Elle s’était fait meubler dans la ville de Fontainebleau une petite maison qu’elle appelait : Mon repos. Mais le repos ne lui convenait guère, car elle demeura active jusqu’à la fin. Aussi ne tardait-elle pas à trouver un emploi de son temps dans le petit village d’Avon.

Avon avait été longtemps la paroisse du palais royal de Fontainebleau. Dans sa vieille église sombre et humide se voient encore les pierres tombales d’anciens sénéchaux de la Cour, et celle de l’infortuné Monaldeschi. Mme de Maintenon fréquentait cette église, et y allait assez volontiers aux vêpres ou au salut. Il y avait aussi, aux Basses-Loges, un prieuré des Carmes, autrefois visité par Louis XIII, où elle se rendait parfois pour entendre la messe de bonne heure. Mais Mme de Maintenon, quoique pieuse, n’était pas dévote, et ne dépensait pas en oraisons la meilleure part de ses heures. La population d’Avon était alors assez misérable. Elle se proposa d’y faire quelque bien, et pour l’accomplissement de ce dessein se fit aider par Mlle d’Aumale. Elle entreprit d’abord d’y créer une Charité, nous dirions aujourd’hui un bureau de bienfaisance. De cette Charité Mlle d’Aumale tenait les comptes, mais il n’était pas toujours facile d’en rassembler les membres. Le procureur, nous dirions aujourd’hui le secrétaire, était couvreur, et il fallait souvent aller le chercher sur le haut d’un toit. Quant aux principales officières, peu s’en fallait qu’elles-mêmes ne fussent à l’aumône. Cependant la Charité distribuait force vêtemens et potages. La reconnaissance que lui témoignaient les bonnes femmes du village qu’elle faisait venir chez elle, la joie avec laquelle elles saluaient son retour annuel à Fontainebleau, lui faisaient plaisir et la dédommageaient des injures, accusations, calomnies qu’elle savait répandues contre elle. Mlle d’Aumale avait sa part de cette reconnaissance, et quand elle passait en carrosse dans les champs, les petits garçons et les petites filles criaient de loin : Vive Mlle d’Aumale ! En vieille fille qu’elle était (vieille fille pour les idées du temps, car elle n’avait pas trente ans), elle s’intéressait aux aventures de cœur des filles du village. Il y avait une certaine Françoise Payen, dont les intrigues d’amour (c’est l’expression dont elle se sert) l’intéressaient beaucoup, et Mme de Maintenon elle-même les favorisait. Françoise voulait contracter un mariage qui ne plaisait point à ses parens. Elle se plaignait de « ne pas voir son prétendu à moitié son soûl. » Mme de Maintenon s’efforçait alors de la déterminer à épouser un certain Fiacre. Françoise y consentait d’abord, puis elle ne voulait plus. « Son cœur est pris depuis longtemps, écrivait Mme de Maintenon à une religieuse de Saint-Cyr, et cette sagesse qui paraît dans toute sa personne est une passion sérieuse qui l’occupe. Ce sont là présentement mes peines. » Nous ne savons comment finit l’aventure de Françoise, mais nous voyons qu’après s’être occupée ainsi, à plusieurs reprises, d’établir des jeunes filles d’Avon, Mme de Maintenon finit par éprouver quelques déboires. « Je découvre de grandes intrigues, écrit-elle, et je me vois la dupe des filles du village ; mais, jusqu’ici, je ne vois que des passions trop fortes, sans aucun vice. » On devine que, dans sa pensée, elle compare ce monde de village au monde de la Cour où elle voit moins de passions et plus de vices.

L’activité de Mme de Maintenon et celle de Mlle d’Aumale trouvaient encore un autre aliment à Avon. C’était dans l’instruction des enfans. Il y avait bien une école à Avon, quoique ce fût un assez pauvre village, car l’instruction populaire était, sous l’ancien régime, beaucoup plus répandue qu’on ne se plaît aujourd’hui à le dire. Il y avait même un magister, appelé Mathurin Roch, qui causa quelque ennui à Mme de Maintenon. « Il ne peut, écrivait-elle plaisamment, s’accoutumer à mon ignorance, ni moi à son savoir. » Aussi se consacrait-elle surtout à l’enseignement des petites filles. Ce fut d’abord sa distraction pendant les longs séjours de Fontainebleau. Ce fut ensuite sa consolation pendant ces années calamiteuses de 1708, 1709, 1711, marquées par des désastres auxquels on a accusé Mme de Maintenon d’être insensible et qui l’émouvaient au contraire profondément. « Il n’y a qu’Avon qui puisse la distraire de la tristesse où elle est, » écrivait Mlle d’Aumale, et dans une autre lettre : « J’allais mourir si sa tristesse avait continué. » Quand Mme ‘ de Maintenon enseignait le catéchisme aux petites filles d’Avon, elle semblait transfigurée. Sur sa physionomie, devenue avec les années un peu triste, se lisait une grande joie. Elle passait quelquefois trois heures de suite à l’école d’Avon, « ne se rebutant point du peu de compréhension de ces petites paysannes qui lui faisaient dire plus de vingt fois la même chose. » Pour lui plaire, tout le monde s’y mettait, la jolie marquise de Dangeau, Cholet, un des laquais de Mme de Maintenon, et jusqu’à un laquais de Mme de Dangeau. Mais, à cette besogne comme à toutes les autres, la plus ardente était Mlle d’Aumale. « Dieu sait le goût que j’ai pour le catéchisme, écrit-elle. Je ne parle d’autre chose ici... Mlle de Breuillac paraît en extase, quand je parle. On le serait à moins, n’est-il pas vrai ? Peu s’en faut que je ne le sois moi-même. » Cependant elle n’entretenait pas d’illusions sur l’efficacité des leçons qu’elle donnait, car elle ajoute assez drôlement : « Toutes nos écolières aiment mieux une belle robe que la grâce de Dieu. Après qu’on a eu parlé ce matin à une pendant une heure, voilà tout ce qu’elle avait retenu : Qu’est-ce que Dieu ? Réponse : Oui. » Mme de Maintenon elle-même finit par se rebuter, et s’aperçut que ses amies d’Avon, comme elle les appelait, l’exploitaient un peu. « L’instruction ne va pas trop bien, écrivait-elle, et mes potages vont vite. On va les retrancher pour quelque temps. » Si elle eût été ce jour-là, comme cela lui arrivait souvent, en humeur de philosopher, elle aurait pu ajouter ce qu’elle disait ou écrivait souvent : « Qu’on a de dégoûts en tout ! »


VI

Par tout ce qui précède, on a pu voir combien étroits et multiples étaient les liens qui unissaient l’existence de Mlle d’Aumale à celle de Mme de Maintenon. « Les emplois d’une brodeuse, d’une musicienne, d’une comédienne, d’une secrétaire de Madame, d’une fermière et intendante des écoles et des aumônes, tout cela, ma mère, me fait retrancher au pur nécessaire, » écrivait Mlle d’Aumale à une religieuse de Saint-Cyr, en s’excusant de la brièveté de ses lettres, et c’était vrai. Elle s’acquitta, jusqu’à la fin, de ces divers emplois, de plus en plus dévouée à Mme de Maintenon. « L’attachement que j’ai pour elle augmente tous les jours, écrivait-elle à Mme de Glapion : j’en serai plus malheureuse. Je crois être assez bien avec elle : je l’amuse quand je puis ; je n’ai de joie et de tristesse que quand elle en a. » Et comme, avec elle, la bonne humeur ne perd jamais ses droits, elle ajoute : « Voilà l’état de votre petite cane. » Elle plaisantait ainsi en 1712, c’est-à-dire bien près de la fin du règne. Un des morceaux les moins intéressans de ses Souvenirs ne sera pas certain récit de la mort de Louis XIV à laquelle elle assista, couchant tous les jours dans la chambre que le Roi avait fait accommoder pour Mme de Maintenon à côté de la sienne. Inutile de dire qu’elle suivit Madame à Saint-Cyr et qu’elle s’y enferma avec elle. Dans ces Souvenirs, on trouvera aussi d’intéressans détails sur cette période la moins connue de la vie de Mme de Maintenon et sur la vie digne et retirée que celle-ci y menait, n’ayant qu’une préoccupation, se dérober aux importuns et rendre l’extérieur de sa vie de plus en plus semblable à celle des religieuses, au milieu desquelles elle avait cherché, après cette existence agitée et brillante, un tranquille et dernier refuge.

Elle commença par renoncer « aux pâtes pour les mains et à l’essence pour les cheveux. » « Je n’ai plus, disait-elle, celui pour qui je me servais de ces choses. » Elle renonça ensuite au chocolat, quoiqu’elle l’aimât fort, « pour ne pas introduire à Saint-Cyr cette délicatesse. » La communauté se couchait à huit heures. Peu accoutumée à se mettre au lit d’aussi bonne heure, elle gardait auprès d’elle jusqu’à neuf heures et demie Mlle d’Aumale et Mme de Glapion avec lesquelles elle jouait au piquet ou au trictrac en s’enfermant. Puis, un scrupule lui vint sur ce mystère. « On pourrait croire, dit-elle, que nous nous enfermons pour faire quelque chose de bien. Ne soyons pas hypocrites, » et elle cessa de fermer sa porte, non sans demander cependant à l’évêque de Chartres si elle pouvait faire jouer une religieuse aux cartes. Jusqu’à la fin, elle conserva l’esprit aimable et enjoué, et la vieillesse ne se fit point sentir chez elle, sauf par une certaine défiance et crainte d’ennuyer la jeunesse, sentiment dont, à un certain âge, il est bien difficile de se défendre. Elle craignait aussi de tomber en enfance. « Elle me disait en riant, raconte Mlle d’Aumale : « Avertissez-moi, je vous prie, quand la tête me branlera et que je radoterai. Je m’imagine qu’on dit de moi : Si vous voyiez comme elle vous raisonne encore, comme elle vous écrit ferme. Je vous avoue que je trouve cela fort désagréable. J’aime mieux me passer de cette admiration. » La pensée de sa fin prochaine ne l’effrayait point. Comme Mlle d’Aumale lui faisait part un jour de l’appréhension qu’elle ne pouvait s’empêchait de ressentir à la pensée du jugement dernier : « Pour moi, lui répondit-elle, après toutes les grâces dont Dieu m’a comblée, je ne puis croire que je serai damnée. » Aussi vit-elle venir la mort avec courage et résignation. Quand elle se sentit atteinte : « Il n’y a plus rien à faire, ma fille, dit-elle à Mme de Glapion, que de prier Dieu qu’il épargne à mon impatience les grandes douleurs. » Ces douleurs lui furent épargnées, et elle s’éteignit doucement. La mort n’altéra point ses traits, qui reprirent, comme il arrive souvent, quelque chose de leur ancienne beauté. « Elle avait l’air, dit Mlle d’Aumale, d’une personne qui dort tranquillement. Son visage paraissait plus beau et plus respectable que jamais. » La douleur des dames et des demoiselles de Saint-Cyr lui fit des funérailles dignes d’elle. Son corps fut embaumé, pour être déposé dans la chapelle. On avait pensé l’ouvrir, comme cela se faisait souvent alors, pour en retirer le cœur, et le transporter ailleurs, mais, au dernier moment, on n’en eut pas le courage. « On aima mieux, dit Mlle d’Aumale, posséder dans le même endroit le trésor tout entier. »

Après la mort de Mme de Maintenon, il devient plus difficile de suivre l’existence de Mlle d’Aumale, sans que cependant nous la perdions complètement de vue. Dangeau nous dit qu’un logement lui fut accordé au Luxembourg, mais elle ne paraît pas l’avoir jamais occupé. Nous savons, au contraire, qu’elle se retira aussitôt à Vergie, auprès de sa mère qui vivait encore. La règle de Saint-Cyr ne permettait pas de conserver dans la communauté d’autres laïques que les maîtresses de classe, et Mlle d’Aumale était devenue un personnage trop important pour qu’on pût l’y retenir en cette qualité. Ce ne fut pas sans regrets qu’elle quitta cette maison qui avait abrité son enfance, et elle exprimait ces regrets dans une lettre touchante adressée aux dames de Saint-Louis qui clôt la série des deux volumes qu’a publiés Lavallée. « J’ai évité dans ces derniers momens, leur écrivait-elle, tout ce qui pouvait m’attendrir, ayant une plus grande douleur que je n’ai eue de ma vie : près de trente ans dans votre maison est presque toute ma vie et qui m’a liée à vous, Mesdames, d’une manière bien particulière et que je sens présentement avec une grande amertume. Continuez-moi, je vous en supplie, vos bontés ; recevez mes très humbles remerciemens, plaignez mon affliction qui est plus grande que je ne dis. »

Elle devait revenir plusieurs fois en visite, dans cette maison qu’elle regrettait tant. Nous publierons une lettre d’elle, longue et enjouée, à la supérieure Mme du Pérou, où elle lui rapporte plaisamment le récit fait par elle à sa mère de sa réception à Saint-Cyr. On devine par cette lettre que la vieille dame était flattée de savoir que sa fille fût traitée comme un personnage important. Le fond de la vie de Mlle d’Aumale s’écoulait cependant à Vergie. Nous savons aussi qu’elle fit en 1721 un séjour au château d’Havrincourt, chez son ancienne amie de Saint-Cyr. « Jugez, Madame, écrivait celle-ci à Mme de Glapion, du plaisir que j’eus dans le moment où je vis entrer cette mignonne masquée et déguisée, en petit corset blanc de bergère, car, bien loin de savoir qu’elle dût venir, mon bon menteur de mari me dit, à son retour de Paris, que je ne la verrais point cette année. » Mlle d’Aumale passa tout l’hiver à Havrincourt. Quelques-unes des lettres que, durant ce séjour, elle adressait à Mme de Glapion ont même été publiées[13]. Elles sont des plus agréables. On songeait alors à la placer auprès de la jeune Infante qui arrivait en France pour épouser Louis XV. Mlle d’Aumale ne s’y refuse pas, mais ne paraît guère le désirer. « Je suis obligée, écrivait-elle, aux personnes qui me désirent près de l’Infante, mais je ne ferai jamais un pas pour être auprès des grands. Si Dieu m’y appelle, il faudra qu’on me prenne où je serai, car vraiment je ne le chercherai pas. Je hais pourtant ma liberté, parce que je l’ai achetée trop cher, et aux dépens de toute la félicité de ma vie. »

Le meilleur du temps des deux amies se passait à parler de Madame, à relire d’anciennes lettres d’elle. Ce fut même pendant ce séjour que la pensée vint à Mlle d’Aumale de coucher par écrit ce qu’elle savait de Mme de Maintenon. L’évêque de Chartres, non pas Godet Des Marais, qui avait été si longtemps directeur de Mme de Maintenon, mais Des Montiers de Merinville, son successeur, l’en sollicitait. « Je suis obligée à Mgr de Chartres, écrivait-elle à Mme de Glapion, de me croire assez d’esprit pour faire la vie de Mme de Maintenon. Je ne le pourrois dans le monde. Il me faudroit les charmes de Saint-Cyr et pouvoir travailler avec vous. Je tâcherai pourtant de découvrir ce que je saurai sur elle. » Aussi est-il infiniment probable que le premier texte de ses Souvenirs date des années suivantes, c’est-à-dire d’une époque contemporaine de celle où son amie, Mme de Caylus, morte en 1729, écrivait les siens.

Quelques années après, nous la retrouvons encore à Vergie, vivant dans la dévotion, et des lettres d’elle que nous publierons nous la montrent fort affligée des discussions que la Constitution et la bulle Unigenitus avaient engendrées dans l’Eglise, fort scrupuleuse également dans le choix de ses lectures et consultant son évêque sur celles qu’elle pouvait se permettre. « Je suis peut-estre, écrivait-elle encore à Mme du Pérou, alors supérieure de Saint-Cyr, la seule dans son diocèse qui ait ce scrupule, mais vous m’avez inspiré tant de droiture et d’obéissance à mes pasteurs légitimes, que je ne m’en écarte en rien, quoique le monde s’en mocque. Je suis comme un rocher là-dessus[14]. »

Mlle d’Aumale avait conservé cependant le goût de venir de temps à autre à Versailles, où on la recevait avec les égards dus à sa naissance et à la situation qu’elle avait occupée, mais où on la considérait un peu comme une antiquité. « Elle veut toujours voir le Roi quand elle vient dans ce pays-ci, dit le duc de Luynes, en 1751, et le Roi la reçoit avec bonté. » En avril de cette même année, elle assista à la prise d’habit d’une de ses nièces qu’elle avait fait admettre à Saint-Cyr, et elle eut la satisfaction de lui voir donner le voile blanc par une des filles de Louis XV. Ainsi s’écoulait cette vie dans une retraite digne et paisible, quand elle fut inopinément troublée par les publications indiscrètes de La Beaumelle sur Mme de Maintenon, dont la première date de 1752, par la certitude qu’elle acquit alors que le manuscrit de ses Souvenirs avait été communiqué en dehors d’elle à l’audacieux publiciste, et par la tentative qu’elle fit pour ravoir ce manuscrit en le faisant saisir. Mais il n’entre pas dans le cadre restreint de cette étude de raconter une querelle dont le récit, dû à une plume meilleure que la mienne, trouvera sa place en tête de la publication de ses Souvenirs et sera appuyée par quelques lettres où ce huguenot de La Beaumelle parle assez irrévérencieusement « de la dévote Mlle d’Aumale. » Ce fut vraisemblablement pour répondre à la publication de La Beaumelle qu’elle entreprit une seconde version de ses Souvenirs, au cours de laquelle elle fut surprise par la mort. Elle succomba à Vergie, entre un frère et un neveu, tous deux anciens officiers, avec lesquels elle vivait, au mois de décembre 1756, à l’âge de soixante-treize ans.

J’ignore si j’aurai réussi à faire partager au lecteur l’intérêt que m’a paru mériter cette aimable, judicieuse et spirituelle personne. Mais, avant de la quitter, il ne m’est pas possible de retenir une réflexion. Cette vie de femme, malgré le cadre brillant de ses débuts, s’est écoulée et terminée toute en dedans et en soi, sans recherche de la renommée ni du bruit. Mlle d’Aumale n’a point succombé à la tentation de tirer de ses dons d’écrivain, dont on pourra juger, un légitime profit, et pourtant elle a pu déjà connaître cette tentation, car, au XVIIe, et surtout au XVIIIe siècle, dont elle a vu la moitié, il y avait, non pas seulement des grandes dames comme Mme de La Fayette, se divertissant à écrire en cachette, mais des femmes de lettres, tirant de leur plume gloire ou profit. Mlle d’Aumale n’a point suivi cette voie. Elle s’est consacrée tout entière à une autre femme qu’elle considérait comme sa bienfaitrice : elle a vécu dans sa lumière, et, le foyer éteint, elle est rentrée volontairement dans l’ombre. Les Souvenirs qu’elle avait écrits devaient, dans sa pensée, demeurer enfouis à Saint-Cyr. Cependant son nom a échappé à l’oubli complet auquel il paraissait voué. Il était déjà familier à ceux qui connaissent bien leur XVIIe siècle, mais peu connu du grand public. Voici qu’il va peut-être revivre, deux hommes graves, mon confrère Hanotaux et moi, s’y appliquant de concert, et, sans espérer pour ces Souvenirs l’éclatant succès de ceux de Mme de Caylus, nous serions étonnés s’ils n’étaient pas appréciés de ceux, et ils sont nombreux aujourd’hui, qui mettent au-dessus de tout l’histoire vraie, et surtout l’histoire biographique racontée avec naturel et sans fard. Son nom va donc avoir un regain de notoriété qu’il devra précisément à la modestie de sa vie, et la réflexion dont je ne puis m’abstenir est celle-ci : dans un temps où les hommes font concurrence aux femmes dans les carrières ou les occupations auxquelles, jusqu’ici, elles s’adonnaient exclusivement, il est parfaitement légitime qu’à leur tour, elles fassent concurrence aux hommes dans celles que les hommes s’étaient un peu arbitrairement réservées, et l’on n’a point eu tort d’abaisser devant elles des barrières que la tradition et l’usage plus que de véritablement bonnes raisons avaient jusqu’à présent maintenues. Mais il y a cependant une carrière qui convient avant tout aux femmes et où les hommes leur cèdent volontiers le pas : c’est le dévouement. Celles qui s’y tiennent ont choisi la meilleure part, et, en tout cas, elle ne leur sera point ôtée.


HAUSSONVILLE.

  1. L’original du manuscrit, dont Lavallée a fait faire une copie collationnée, est aujourd’hui à Florence, à la bibliothèque Laurentienne. Il provient de la vente des papiers de lord Ashburnham, qui le tenait de Libri. On sait comment Libri se l’était procuré. Je dois communication de cette copie à M. le comte Fleury, l’aimable auteur de tant de publications historiques intéressantes, qui la tenait lui-même de M. Baret de Beaupré, héritier de Lavallée. Quant à la variante, elle provient des papiers de Monmerqué, et est aujourd’hui la propriété de mon confrère, M. Hanotaux. Dans une publication que nous préparons de concert, d’amples explications seront données sur l’origine, les ressemblances et les différences des deux manuscrits.
  2. Voyez la préface que M. Geffroy a mise en tête de ses deux volumes intitulés : Madame de Maintenon, d’après sa correspondance authentique.
  3. D’Hozier, édition de 1738. Registre Ier, 1re partie.
  4. Bibliothèque de Versailles. Archives de Saint-Cyr, 1693-1771.
  5. Manuscrits du Grand séminaire de Versailles. Avis sur les Classes, t. II. Lettres à l’abbesse de Gomerfontaine des 6 février et 13 avril 1706.
  6. Manuscrits du Grand séminaire de Versailles. Avis sur les Classes, t. II .
  7. Les lettres médites sont au Grand séminaire à Versailles. Avis sur les Classes, t. II, p. 424 et suivantes.
  8. Lettre inédite du 5 février 1706.
  9. Gouverneur de prince. La comtesse de Genlis, par M. Chabreul,
  10. Elle était née en 1674 et entra en 1682 dans la maison de Noisy, dont l’établissement précède celui de Saint-Cyr.
  11. Le prince Ragotzki, d’une grande famille de Hongrie, ayant été proclamé prince de Transylvanie et ayant tout perdu dans la guerre de succession, s’était réfugié en France où il observait l’incognito pour ne rien exiger sur son rang.
  12. « Je vous conjure, ô filles de Jérusalem, si vous trouvez mon bien-aimé, de lui dire que je languis d’amour. » Cantique des Cantiques. Chap. V, v. 8.
  13. Quelques lettres inédites d’Anne d’Osmond, marquise d’Havrincourt, et de Marie-Jeanne d’Aumale 1721-1724, publiées par M. Albert Asselins.
  14. Lettre inédite.