Pour se damner/Madame Hector

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MADAME HECTOR


Elle était folle de son comédien et ne pouvait le cacher, allant le voir jouer chaque soir, pâle et frémissante, les joues couvertes de larmes, les mains crispées nerveusement sur le velours de la loge.

Mais aussi, il était beau et charmant et superbe ; les femmes restaient pâmées derrière leurs éventails, alors que les éclats de sa voix puissante jetaient les notes de la colère et de la jalousie ; dans le dialogue amoureux il faisait palpiter tous les cœurs d’une volupté pleine de tendresse et, quand avec des gestes enthousiastes, il parlait de vertu et d’honneur, les hommes applaudissaient, sentant naître en eux quelque chose de bon et de fier.

On citait les grandes dames qui s’étaient compromises pour Hector, et deux comtesses, de celles dont les journaux mondains citent les toilettes et les faits, s’étaient souffletées dans les couloirs du théâtre, s’attribuant toutes deux un sourire tombé des lèvres du comédien.

Elle savait tout cela, la baronne, elle savait aussi qu’il était marié et que sa femme, toute jeune et de conduite régulière, vivait à l’écart, triste peut-être, mais en tout cas résignée.


Hector avait été flatté de l’amour de la baronne, parce qu’elle était plus jeune et plus belle que toutes les patriciennes qui lui faisaient tenir, par le concierge du théâtre, des billets enflammés ; et lorsqu’elle avait consenti à le recevoir, elle le crut véritablement amoureux, tant ce comédien, aussi beau à la ville qu’à la scène, avait le don de faire vibrer toutes les cordes de l’âme.

Ce fut un joli amour tout plein de mystères et de rendez-vous exquis ; un peu avant la fin de la représentation, elle s’en retournait ; quelques instants plus tard, une femme de chambre discrète faisait entrer Hector par la petite porte du jardin de l’hôtel, et l’amenait dans le boudoir où le souper était servi.

C’était charmant, ce fin repas où, seule, la grande dame le servait, buvant dans son verre, assise sur ses genoux, s’enivrant à la voix sonore où les r sonnaient comme des fanfares ; les heures s’écoulaient au milieu des baisers pépiant comme des oiseaux familiers, et les serments, les tendres bouderies, les ivresses inénarrables voyaient poindre le jour dans ce nid de satin, dont une immense fourrure noire cachait le tapis. Cela durait depuis un mois, et la baronne, qui savait pourtant bien que les amours sont plus éphémères que les papillons, regardait les semaines s’envoler, sans qu’Hector eût l’idée de nouvelles conquêtes ; puis elle était sûre d’être belle et spirituelle parmi les reines de Paris ; pourquoi donc cesserait-il de l’aimer ?


Un jour, pendant qu’elle s’habillait, on lui apporta une carte ; une dame demandait à la voir. Sur la carte, en caractères très fins, était gravé le nom de Mme Hector.

Elle devint pâle.

— Vous avez fait entrer cette personne dans le petit salon ?

— Oui, Madame la baronne.

— C’est bien, dites-lui que dans cinq minutes je suis à elle.

Elle acheva sa toilette, en proie à une angoisse ; elle avait oublié l’existence de cette infime rivale, mais rivale légitime après tout. Que voulait-elle ? faire du scandale sans doute, ou, se jetant à ses pieds, la supplier de lui rendre son mari ; l’image du vitriol et du revolver passait aussi devant ses yeux troublés et elle se voyait sanglante, défigurée, la fable de Paris.

Mais comme elle était vaillante, elle s’écria : « À la grâce de Dieu ! » et entra résolument dans la pièce où l’attendait Mme Hector.

Elle n’avait pas l’air bien terrible, la femme du comédien ; toute jeune, mignonne, avec de beaux cheveux blonds et des yeux bleus très doux, elle se tenait assise, modestement vêtue, sans effronterie et sans embarras ; de toute sa personne, se dégageait un charme de pureté et de tranquillité simple ; certes, ce n’était pas là une rivale à craindre.

— Puis-je savoir, Madame, dit la baronne avec un peu de hauteur, ce qui me procure le plaisir de vous voir chez moi ?

— Madame la baronne, répondit froidement Mme Hector, depuis un mois vous êtes la maîtresse de mon mari ! La baronne se leva toute droite.

— Vous en avez menti ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, votre jalousie vous empêche de vous souvenir à qui vous parlez et…

— Ma jalousie ? interrompit la jeune femme en ouvrant, étonnée, ses grands yeux, mais nous ne nous entendons plus du tout ; il ne s’agit pas de jalousie ; vous savez bien, Madame la baronne, pourquoi je me permets de vous déranger.

— Moi, je ne vois pas…

— Tous les mois, j’apporte ma petite note, et si vous voulez y jeter les yeux, vous verrez que tout est compté très consciencieusement.

— Mais quelle note, que signifie, qu’est-ce donc que je vous dois ?

— Mon mari, en un mois, a… soupé ici dix fois, reprit la jeune femme avec tranquillité, c’est dix mille francs que vous nous devez.

— Dix mille francs ? balbutia la baronne stupéfaite.

— Oui, dix mille francs, mille francs par fois, c’est le tarif ; oh ! mon Hector a beaucoup d’ordre et nos livres sont très bien tenus ; cependant, si vous aviez à me faire une objection, je me fie à votre honnêteté comme vous pouvez vous fier à la nôtre ; je serais désolée de demander plus qu’il ne nous est dû.

— Non, non, Madame, répondit la baronne avec un geste de dégoût ; je vais vous chercher vos dix mille francs, le chiffre est exact.

Elle sortit quelques minutes, puis revint tenant une liasse de billets de banque qu’elle remit à Mme Hector ; tout à coup :

— Avouez, chère Madame, que tout ceci est du dernier comique ?

— Pourquoi, dit la mignonne créature ; n’est-il pas juste que de grandes dames comme vous payent très cher les célébrités ? Je vais de ce pas chez la duchesse de V… qui nous redoit cinq mille francs.

La baronne s’était laissé tomber sur un canapé en riant nerveusement, et comme l’autre prenait congé avec son air de bourgeoise honnête :

— Pardon, Madame, un seul mot, fit-elle encore, mais vous ? vous êtes jeune et charmante, vous aimez votre mari…

— Madame la baronne, répondit Mme Hector avec un sourire, ne savez-vous donc pas que les marchands ne doivent jamais abîmer leurs marchandises ?