MADAGASCAR.


Séparateur


POÈME.

I.


Juin nous ramène encor son triste anniversaire,
Deux lustres ont passé sur ce jour funéraire
Dont le seul souvenir nous met le rouge au front,
Jour de deuil qui souilla du plus cruel affront
L’honneur immaculé des enfants de la France,
Où d’un peuple odieux la barbare insolence,
Fièrement abritée à l’ombre de ses forts,
Fit blanchir au soleil les crânes de nos morts.

Quand parvint jusqu’à nous l’écrasante nouvelle
Du sang français perdu sur la rive infidèle,
Tous, créoles émus d’un généreux espoir,
Vers notre mère, hélas ! nous regardions pour voir
Si sa fibre d’honneur palpiterait encore,
Si son bras vengerait le drapeau tricolore.
Attentifs, l’œil fixé sur l’obscur horizon,
Il nous semblait ouïr son belliqueux clairon
Et distinguer au loin, voguant sous nos étoiles,
De rapides steam-boats, de blanchissantes voiles.
Espérance déçue, attente sans effet !
Notre pieux désir ne fut point satisfait.

Courtisant humblement l’orgueilleuse Angleterre,
Le ministre Guizot s’inclinait jusqu’à terre
Devant lord Palmerston l’accablant de dédain.
Quand l’insulte fouettait le front du puritain,
Sûr de ses corrompus, les satisfaits du centre,
Il disait : « Vive Dieu ! je marche sur le ventre,
« Mais il faut à ce règne une paix à tout prix :
« D’autres vivent d’honneur ; nous vivons de mépris. »
Et nous l’avons gardé ce soufflet sur la joue !
Notre saint étendard est traîné dans la boue,
Comme un haillon sali, comme un symbole vain
Chez ce peuple féroce, esclave du tanguin.

Pourtant vit-on jamais une plus noble chance,
Un plus large avenir flatter notre espérance ?
Pour un coup d’éventail jadis n’avons-nous pas
Prodigué dans Alger notre or et nos soldats ?
La France peut sans doute, en ses pages de gloire,
Buriner les grands noms qu’y sacra la victoire ;
Des combats de géants, d’héroïques travaux
À nos vieux grenadiers ont montré leurs rivaux.
Plusieurs ont blasonné, sur ces champs de bataille,
Un moderne écusson noirci par la mitraille ;
Les héros chevronnés d’Arcole et de Memphis
Dans les soldats d’Afrique ont reconnu leurs fils.
Au prix de tant d’exploits, de luttes incessantes,
Des Arabes vaincus les tribus frémissantes
Ont ployé sous le joug leur indomptable cœur ;
Partout flotte sur eux notre drapeau vainqueur.
Des bornes du désert aux murs de Constantine,
De la France partout l’influence domine ;
Partout les arts, les mœurs de l’antique Orient
S’effacent au flambeau qui luit sur l’Occident.

Chaque jour voit grandir la jeune colonie
Et s’étendre le cercle ouvert à son génie ;
Sous l’aile de la paix abritant son essor,
Chaque jour elle tente un triomphant effort,
Et, poussant vers le sud des savants militaires,
De l’Afrique centrale explorent les mystères.

Oh ! certes pour la France Alger est un joyau,
De sa couronne d’or le fleuron le plus beau ;
Mais les temps ne sont plus où la tribune même
Contre notre marine a lancé l’anathème,
Où l’on disait tout haut : La France est un géant
Qu’il faut tenir cloué sur le vieux continent ;
Murés chez nous, souffrons que le Breton promène
Sur tous les océans sa licorne hautaine.
Aujourd’hui, grâce à Dieu, des plus simples esprits
Les intérêts français sont un peu mieux compris ;
Chez le moindre commis, l’apprenti diplomate,
Le bon sens maritime à la fin s’acclimate.
On commence à marcher dans un vaste sillon ;
On couvre enfin les mers de notre pavillon.
Chez les plus ignorants ce principe se fonde :
Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Les États ont besoin de larges débouchés.
Il faut que leurs vaisseaux sur de lointains marchés
Transportent dans leurs flancs tout ce que l’industrie
A créé de chefs-d’œuvre en la mère patrie,
Ces merveilles que l’art enfante par milliers ;
Par des nœuds mutuels les hommes sont liés.
Nul sol ne se suffit, tout peuple vit d’échange,
La fève de Moka, les épices du Gange,

La muscade, le thé, le girofle vermeil,
Arômes enivrants mûris par le soleil,
Le sucre que maudit l’austère philanthrope,
Vont payer les produits exportés par l’Europe.
Aux luttes du commerce une indicible ardeur
Entraîne les humains en quête de bonheur.
Sur ses ailes de feu supprimant les espaces,
Confondant les tribus, les peuples et les races,
La vapeur a jeté dans son fougueux élan
Les arcades d’un pont par dessus l’océan.
De tous les continents la fraternelle étreinte
Accomplira bientôt la parabole sainte,
Le règne de la paix, le règne de l’amour,
La chute de Satan détrôné sans retour.
Ô rêve éblouissant caressé par nos pères,
Ô jour qui doit sécher bien des larmes amères,
Où pour tous ses enfants la vieille Humanité
Pourra trouver enfin bonheur et liberté !

Avant ce jour béni dont nous voyons l’aurore,
Si pourtant le canon retentissait encore,
S’il fallait relever l’étendard des combats
Et trancher par le fer d’insolubles débats,
Dans quel large champ-clos, dans quelle vaste arène
Viendra se dénouer le drame de la haine ?
Du sol des continents les avides sillons
Ne s’engraisseront plus du sang des bataillons.
Sur un autre terrain les joûtes homicides,
Les meurtres brevetés, les luttes fratricides
De Mars inassouvi calmeront les fureurs.
Les flots reflèteront de tragiques lueurs ;
C’est là que trônera la discorde cruelle ;
Là viendra se vider toute grande querelle,

Et qui pourra compter de plus nombreux vaisseaux,
Abattra sous ses pieds tous les peuples vassaux.

Jadis, on s’en souvient, la France triomphale
Faisait sous tous les cieux reculer sa rivale.
Son large pavillon, brodé de fleurs de lis,
Relevé par Colbert, abritait sous ses plis
D’innombrables vaisseaux, aux puissantes carènes,
Qui promenaient au loin leurs immenses antennes
Et, vainqueurs, rapportaient pour encombrer ses ports,
Des richesses sans prix, de fabuleux trésors.
Dans ses jours fortunés son génie héroïque
S’était inféodé l’une et l’autre Amérique.
Son orteil souverain pesait sur l’Indoustan ;
Rien ne semblait alors comprimer son élan.
Les temps changent, hélas ! d’inhabiles ministres
Entr’ouvrent sous ses pas l’abime des sinistres.
D’un colosse si grand de gloire et de bonheur,
Il ne reste plus rien ; vaisseaux, commerce, honneur,
Tout s’éteint, tout périt ; on cherche en vain la trace
De ces hommes de fer, de cette forte race,
Intrépides colons, esprits aventureux,
Qui créaient une France, au loin, sous d’autres cieux.
Et malgré les exploits de ses vaillants corsaires,
De tant de régions, de provinces si chères,
Quelques rares îlots, du naufrage sauvés,
Sur l’espace des mers lui restent conservés.
Aujourd’hui que son nom sur l’Europe guerrière
Plane victorieux dans sa splendeur première,
Qui pourrait l’empêcher de recouvrir les flots
D’un peuple de soldats, de vaillants matelots,
D’élargir chaque jour une aire plus profonde,
De reprendre son rang à la tête du monde ?

Car son glaive, semblable au glaive du Gaulois,
Fait pencher la balance où se pèsent les rois.

Pour nous doter encor d’une forte marine,
Alger ne suffit pas ; sa côte trop voisine
Ne peut qu’alimenter des caboteurs chétifs,
Voguant de cap en cap et longeant les récifs.
Pour former des marins dont la rude vaillance
À l’heure du péril se double de science,
D’héroïques flambards, sublimes loups de mer,
Émules des Surcouf, des Jean-Bart, des Ruyter,
Il faut un autre champ, il faut une autre école,
Il faut battre les flots de l’un à l’autre pôle,
Braver les ouragans, affronter les typhons,
S’exposer mille fois sur les gouffres profonds,
De tous les éléments pratiquer l’inconstance,
Faire avec le trépas une ample connaissance.
À ce prix seulement l’Anglais, l’Américain
Peuvent des nations régenter le destin.
Dans son bassin étroit la Méditérannée,
Si la France prétend y rester confinée,
Ne peut la rétablir à son rang mérité ;
Il faut à son essor l’espace illimité.


II.


France, pour ressaisir ton sceptre maritime,
Pour remonter encore à ce faîte sublime
D’où ton œil embrassait tous les points du compas,
Vers l’étoile du Sud ose porter tes pas.
Il est, il est ici, pour tenter ton génie,
Une large contrée, une plage infinie.

La nature elle-même échancra ses contours
De ports vastes, profonds, de hâvres qui toujours
À tes vaisseaux marchands, à tes flottes de guerre
Offriront un asile, un abri tutélaire,
Le refuge assuré qui leur manque aujourd’hui
D’Aden à Sumatra, du Cap à Gardafui.
Son généreux terroir sans peine voit éclore
Tous les fruits parfumés dont l’Inde se décore,
La canne, le coton, et le riz précieux,
Froment pour les humains qui vivent sous nos cieux.
D’innombrables troupeaux, errant à l’aventure,
À ses fertiles champs demandent leur pâture ;
Des poissons succulents, dans leur tendre fraîcheur,
Sollicitent partout la ligne du pêcheur.
Au creux de ses vallons, au flanc de ses montagnes,
Dans l’espace étendu de ses vertes campagnes,
Des fauves, des oiseaux, qu’on découvre à foison
Promettent au chasseur une riche moisson.
Eden resplendissant, fabuleuse Bétique,
Paradis animé par les feux du tropique,
Que les rhapsodes grecs, chantres de l’âge d’or,
Nous auraient dans leurs vers vanté comme un trésor,
Sur laquelle ils auraient, de fraîche poésie,
À larges flots versé leur céleste ambroisie,
Si les navigateurs de Sidon ou de Tyr
Avaient touché sa plage en voguant vers Ophir,
S’ils avaient raconté, revenant de leurs courses,
La beauté de ses fruits, la fraîcheur de ses sources,
Les dons qu’à pleines mains, sur ces rives perdus,
La prodigue nature a partout répandus.

Ô sol deux fois heureux ! pour nourrir tout un monde,
Elle n’a qu’à presser sa mamelle féconde.

Au sein de ses forêts la main des bûcherons
Abattra des géants, vieux arbres dont les troncs,
Bien mieux que les sapins de la Scandinavie,
À tes vaisseaux usés redonneront la vie.
Dans ses flancs entr’ouverts, le fer, roi des métaux,
Le plomb moins précieux, les plus brillants cristaux,
Au mineur patient s’offriront dans les fouilles.
Là son pic brisera des bitumes, des houilles,
Nécessaire aliment de nos jeunes steamers,
Et qu’il faut à grands frais voiturer sur les mers.
Peut-être — qui le sait ? — de cette île bénie,
Comme des monts rocheux de la Californie,
L’or même jaillira quelque jour, à l’écart,
Trouvé par le génie ou la main du hasard.

Quel trésor ! et pourtant ta timide prudence
L’a contemplé long-temps avec indifférence ;
Personne de tes chefs semblait n’avoir compris
De cet Eldorado l’inestimable prix.
L’orgueilleuse Cuba, la perle des Espagnes,
Ni Java, fière encor de ses riches campagnes,
Ni cette île géante où s’élève Sidney,
Pays conquis à peine, empire déjà né,
Immenses réservoirs de grandes métropoles,
Atlas commerciaux portant sur leurs épaules
Un monde de marchands, un monde de marins,
Ne pourront espérer, en se ceignant les reins,
Lutter contre tes arts, ta féconde industrie,
Si tu voulais enfin, ô France, ô ma patrie,
Sur l’île Madécasse arborer ton drapeau
Et soumettre à tes lois ce royaume si beau.


Là tu pourras lancer ce peuple prolétaire,
Ces rudes travailleurs, victimes du salaire,
Ces serfs de l’atelier, ce bourdonnant essaim
D’abeilles sans emploi que tourmente la faim,
Ces soldats que l’émeute embauche dans la rue
Quand, le fusil en main, la Discorde se rue
Aux populeux faubourgs que réveille en sursaut
Le cri des combattants qui montent à l’assaut
De sanglants bastions, redoutes élevées
Au sein de tes cités dans la nuit dépavées.
Le canon démolit ces remparts ; mais pourtant
L’indéchiffrable sphinx se redresse vivant.
Ni le fer, ni le feu, les longues mitraillades,
N’ont pu l’étendre mort au pied des barricades ;
Posant, posant toujours son problème inconnu,
Il raille en attendant qu’Œdipe soit venu.

À tous ces cœurs bouillants, à ces âmes viriles,
Incandescent foyer de nos guerres civiles,
De ces pays nouveaux ouvre l’immensité.
Quelle vaste moisson pour leur activité !
Aux plus rudes travaux rompus dès leur bas âge,
Tu les verras bientôt transformer cette plage,
Dessécher les marais, assainir les vallons,
Des trésors enfouis exploiter les filons.
D’opulentes cités, débordantes de sève,
S’élèveront là-bas, écloses comme en rêve ;
Des docks, des magasins, des chantiers, des canaux,
Des clochers élancés, de puissants arsenaux,
Chefs-d’œuvre de géants, prodiges d’un Orphée,
Magiques monuments, bâtis par une fée,
Recouvriront partout les espaces déserts,
De leurs pointes d’acier jalonneront les airs.


Ainsi sur cette côte où la nature étale
Ses plus riches joyaux, la France Orientale
Surgira grande et forte aux yeux des nations ;
Ainsi tu fermeras des révolutions
Le dévorant abîme où t’entraînait vivante
Des Thiers et des Guizot la doctrine impuissante.
Ainsi s’apaiseront ces longs ébranlements
Dont ton cœur maternel a saigné si long-temps.
Car ceux-là qui jadis, le blasphème à la bouche,
Contre le Capital déchiraient la cartouche,
En voyant leurs labeurs si largement cotés,
Du pain pour leurs enfants, leurs vieux jours abrités,
N’iront plus demander à l’émeute inutile
Le bonheur qu’ils auront rencontré dans cette île.

En marche, en marche donc ! en marche ! que crains-tu ?
Tu tiens sous ton genou l’autocrate abattu ;
Ton astre étincelant sur le monde rayonne ;
Tu viens d’inscrire encor sur la grande colonne
Des noms prestigieux, émules de ceux-là
Que l’homme du Destin jadis y burina.
Dans ton ciel étoilé que la victoire azure,
Ta jeune aigle déploie une immense envergure ;
Paris voit dans son sein les peuples et les rois,
Au congrès de la paix, réglementer leurs droits.
Le monde avec respect t’admire dans ta force ;
Ton glaive brille encor comme au temps du vieux Corse ;
Aux champs de la Crimée on sait ce que tu peux,
Quand tu dis aujourd’hui : ce sera, je le veux.

Qui pourrait contester tes droits sur cette terre ?
Personne ne viendra, pas même l’Angleterre,

T’enchaîner sur ton sol de son nec plus ultra.
Qu’un Guizot l’ait souffert, on conçoit, c’était là
Pour l’ami de Pritchard, ministre à courte vue,
Une ligne tracée, une chance prévue.
Pour asseoir sur le roc un pouvoir escroqué,
Un trône impopulaire aux balles indiqué,
Pour le faire accepter, ce roi de contrebande,
Du Russe, de l’Anglais, de la race allemande,
Il fallait s’aplatir et toujours s’aplatir,
Baisser, baisser toujours la tête, consentir
À boire le calice amer jusqu’à la lie,
À n’être que le chef d’une race avilie.
Politique profond, calculateur fameux,
Qui croyait que le sceptre à ses derniers neveux
Passerait ; quel échec ! Il suffit d’un orage
Pour briser, emporter un monarque si sage…

En avant ! ne crains pas que ce pays, vingt ans,
S’abreuve, comme Alger, du sang de tes enfants.
Ne crains pas que jamais de ton sein il s’élève
Un autre Abd-el-Kader qui t’oppose son glaive ;
Qui, vaincu mille fois, mais toujours indompté,
Du fond de ses déserts soudain précipité,
Harcèle tes convois, te barre les passages,
Tantôt au bord des lacs, tantôt près des nuages,
S’embusque aux ravins creux, te fusille de loin,
Et te guette partout la carabine au poing.
Là ne surgira pas cette implacable haine
Des fils de Mahomet contre la foi chrétienne,
Ce fanatique esprit qui leur montre les cieux
Dans une lutte à mort contre un joug odieux ;
Tu ne trouveras pas dans la race indigène
Cet imposant faisceau, cette masse homogène,

Ce formidable bloc de fer et de granit,
Ces âpres volontés qu’un même culte unit.
Des bords de l’Océan aux monts de Tanarive,
La peuplade Hova règne sur cette rive.
Féroces conquérants, la flamme et le tanguin
Ont étendu partout leur pouvoir inhumain ;
Ils égorgent en masse ou vendent comme esclaves
Betsimsars, Antalots et tribus Sakalaves ;
Ils ont tout dépeuplé, tout ils ont ravagé ;
Émyrne est le chef-lieu d’un pays saccagé.
Leur rage impitoyable a détruit sur ces plages
Les plus simples hameaux, les plus humbles villages.
Ces rapaces forbans, misérables bandits,
Sont exécrés partout ; partout ils sont maudits.
Qu’un jour à l’horizon ton drapeau se déploie,
Avec quels cris d’amour et quels transports de joie
Il sera salué comme un signe sauveur
Par tous les opprimés qui t’appellent leur sœur !
Tu verras se lever leurs peuplades amies,
Sans force maintenant, sous le joug endormies ;
Debout au premier bruit de ton magique appel,
Ils te viendront offrir leur concours fraternel.
À tes lourds bataillons, à tes troupes légères
Mêlant avec orgueil leurs armes étrangères,
Ils iront avec toi, bénissant ce grand jour,
Dans son nid de rochers écraser le vautour.


Saint-Denis, mai 1856.


François St-Amand.