Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 94-104).

V


Encore quelque chose surgit dans mon souvenir ainsi qu’un cauchemar. Un soir, après le thé, comme je lisais avec grand-père, et que grand’mère lavait la vaisselle, l’oncle Jacob, débraillé comme toujours, entra en coup de vent dans la pièce. Sans saluer, il lança sa casquette dans un coin ; puis, tout gesticulant et agité, il parla avec précipitation :

— Père, Mikhaïl fait le fou. Il a dîné chez moi, a bu et s’est mis à tout chambarder ; il a brisé les assiettes et les verres, déchiré une robe de laine qui appartient à un client, il a cassé les vitres, il m’a injurié et a insulté Grigory… Et maintenant, le voici qui arrive en vociférant : « Je vais chez le père pour lui arracher la barbe, je veux le tuer !… » Prenez garde !…

Grand-père se leva lentement. Son visage ridé sembla se contracter, s’effiler, et devint étroit et menaçant comme une hache.

— Entends-tu, mère ? glapit-il, et que penses-tu de cela ? Notre propre fils veut tuer son père !

Il allait et venait par la cuisine, redressait les épaules ; puis, se dirigeant vers la porte, il poussa brusquement le verrou massif et cria à Jacob :

— Ainsi, c’est toujours la dot de Varioucha que vous voudriez rafler ? Eh bien ! voilà pour vous !

Et il lui fit la nique ; l’oncle recula et, d’un ton vexé, protesta :

— Père, je ne suis pour rien dans l’affaire.

— Toi ! Ah ! je te connais !

Grand’mère gardait un silence obstiné et rangeait en hâte les tasses dans l’armoire.

— Moi qui suis venu pour vous défendre ! continuait Jacob.

— Vraiment ? ricana grand-père. C’est très bien ! et je te remercie, mon garçon… Mère, donne donc quelque chose à ce renard ; un fer à repasser ou un tisonnier ! Et toi, mon petit Jacob, quand ton frère entrera, tu le frapperas… sur la tête !

Grand-père plongea les mains dans ses poches et s’en alla dans un coin.

— Si vous ne me croyez pas… balbutiait mon oncle.

— Te croire ! interrompit grand-père en frappant du pied ! Non, je croirais plutôt n’importe quel animal, un chien, un hérisson, mais toi, jamais ! Comme si je ne savais pas que c’est toi qui as fait boire ton frère et qui l’as poussé ! Et maintenant, frappe ! Frappe qui tu voudras, lui ou moi…

Grand’mère me chuchota :

— Monte vite, regarde par la fenêtre et, quand tu verras l’oncle Mikhaïl, viens nous prévenir tout de suite. Va, va…

Un peu effrayé à l’idée de l’irruption imminente de la brute surexcitée, et fier en même temps de la mission dont on m’a chargé, je me penche à la fenêtre et j’examine la rue : elle est large, couverte d’une couche épaisse de poussière dans laquelle les gros cailloux font des bosses. À gauche, très loin, après avoir franchi le ravin, elle aboutit à la place de la Maison de force, où s’érige la vieille prison, édifice grisâtre flanqué d’une tour à chacun de ses quatre angles. Elle a quelque chose de mélancolique et de beau. À droite, trois maisons seulement nous séparent de la vaste Place au Foin, barrée par la caserne des bataillons disciplinaires et le beffroi couleur de plomb du bâtiment des pompiers. Autour de la guérite, percée d’ouvertures, le veilleur tourne comme un chien attaché à sa chaîne. Plus loin, je distingue l’étang croupissant de Dioukof, dans lequel, ainsi que me le raconta grand’mère, mes oncles naguère firent un trou dans la glace pour y jeter mon père. Presque en face de la fenêtre s’ouvre une ruelle bordée de petites maisonnettes bariolées ; elle s’appuie à l’église des Trois-Évêques, qui est large et basse. Quand on regarde droit devant soi, on aperçoit les toits qui ressemblent à des barques renversées flottant sur les vagues vertes des jardins.

Les maisons de notre rue, effritées par les tempêtes des longs hivers et délavées par les interminables pluies d’automne, sont poudrées de poussière ; serrées les unes contre les autres comme les mendiants sur le parvis de l’église, elles aussi, elles semblent attendre quelqu’un. Les rares passants vont sans se presser, pareils à des blattes somnolentes dans l’ombre tiède du poêle. Une chaleur accablante s’élève jusqu’à moi et je sens l’odeur insinuante et fade des pâtés à l’oignon vert et à la carotte, que je n’aime pas et qui me rend toujours mélancolique.

Je m’ennuie, je m’ennuie terriblement, j’étouffe aussi : quelque chose comme une coulée de plomb liquide et chaud emplit ma poitrine et comprime mes côtes, dans cette petite pièce dont le plafond, pareil à un couvercle de cercueil, pèse sur ma tête.

Voici l’oncle Mikhaïl : il apparaît au coin de la maison grise qui fait l’angle de la ruelle : la casquette si enfoncée sur la nuque que ses oreilles en sont écarquillées, il est chaussé de bottes poussiéreuses qui lui montent jusqu’aux genoux, et vêtu d’un veston roussâtre ; une de ses mains plonge dans la poche de son pantalon à carreaux, l’autre tiraille fiévreusement sa barbe. Je ne distingue pas son visage, mais, à son attitude, je devine qu’il va bondir et s’agripper de ses mains noires et velues à la porte de notre maison. Il faudrait descendre au plus vite, prévenir les autres, mais je ne puis me détacher de la fenêtre. Je vois l’oncle qui traverse la chaussée avec précaution, comme un chat craignant de se salir les pattes, et je l’entends qui ouvre la porte du cabaret.

À toutes jambes, je descends pour rendre compte de ce que j’ai vu :

— Qui est là ? demande grand-père d’une voix brutale. C’est toi ?… Il est entré au cabaret ? C’est bien, va-t’en ! Retourne là-haut !

— J’ai peur.

— Ça ne fait rien…

De nouveau, je me penche à la fenêtre. Le jour est à son déclin. La rue est devenue plus profonde, plus noire : aux fenêtres des maisons, des feux jaunes apparaissent et s’étendent comme des taches graisseuses ; en face, on fait de la musique ; les cordes chantent avec une harmonieuse tristesse. Au cabaret, on chante aussi et, quand la porte s’ouvre, une voix lasse et brisée arrive jusqu’à mes oreilles ; je sais que c’est celle de Nikitouchka, un vieux mendiant borgne et barbu qui a un charbon ardent en guise d’œil droit et dont l’œil gauche est complètement fermé. La porte claque et la chanson se tait, tranchée comme par un coup de hache.

Grand’mère envie Nikitouchka :

— Il a bien de la chance, soupire-t-elle. Il sait de beaux poèmes !

Une lassitude invincible et qui vous serre le cœur émane de cette rue somnolente. Je voudrais tant entendre monter grand’mère, ou même grand-père. Quelle espèce d’homme était-ce donc que mon père ? Pourquoi ni mes oncles, ni mon aïeul ne l’ont-ils aimé, alors que grand’mère, Grigory et Eugénie ne tarissent pas d’éloges sur son compte ? Où est ma mère ?

Je pense à elle de plus en plus ; je la place au centre de toutes les histoires et des légendes que me raconte mon aïeule. Le fait que ma mère ne veut pas vivre dans sa famille l’élève encore à mes yeux. Je m’imagine qu’elle habite quelque part au loin, dans une hôtellerie sur la grand’route, chez des bandits qui pillent les riches voyageurs pour partager ensuite leur butin avec les pauvres ? Peut-être a-t-elle trouvé asile dans une caverne de la forêt, chez de bons brigands, naturellement, pour qui elle fait la cuisine et dont elle garde les trésors ? Peut-être aussi, comme la princesse Engalitchef, en compagnie de la Sainte Vierge, parcourt-elle le monde pour en voir les splendeurs et les misères ?

Je me remémore ces légendes et je rêve.

Des piétinements, des hurlements venus du corridor et de la cour, me réveillent en sursaut. Penché à la fenêtre j’aperçois grand-père, l’oncle Jacob et Mélian, un Tchérémisse, cocasse, employé du cabaretier, entrain d’expulser l’oncle Mikhaïl qui résiste de toutes ses forces. Les coups, de tous côtés, pleuvent sur ses bras, sur son dos et sur sa nuque, et il est enfin projeté, la tête la première, dans la poussière de la rue. La porte basse claque, le loquet et le verrou cliquettent, la casquette fripée vient tomber à côté de l’ivrogne, et tout redevient silencieux.

Un instant, l’oncle reste ainsi sans mouvement, puis il se met sur son séant, ramasse une pierre et la lance contre le portail qu’elle heurte avec un bruit sonore. Des gens vagues sortent du cabaret, bâillent, reniflent, gesticulent ; des têtes apparaissent aux fenêtres des maisons voisines, la rue s’anime, crie et rit. Et tout cela aussi est pareil à un rêve, à un cauchemar.

Soudain, tout s’efface, tout se tait, tout disparaît.

… Je revois grand’mère assise sur un coffre, le dos courbé, immobile et sans souffle ; debout devant elle, je caresse ses joues tièdes, douces et mouillées ; mais elle ne s’aperçoit de rien et, d’un air morne, murmure :

— Seigneur, n’avais-tu donc pas assez de bon sens pour m’en donner, à moi et à mes enfants ? Seigneur, aie pitié de nous.



Il me semble que grand-père n’a pas habité plus d’une année la rue des Champs ; pourtant, dans ce court laps de temps, la maison acquit aux alentours bruyante et mauvaise renommée ; presque tous les dimanches, les gamins rassemblés devant notre portail s’exclamaient gaîment :

— Voilà qu’on se bat encore chez les Kachirine !…

Vers le soir, généralement, l’oncle Mikhaïl arrivait et, la nuit entière, assiégeait la maison, dont les habitants étaient en émoi. Parfois, il se faisait accompagner par deux ou trois acolytes, la crème du faubourg Kounavine. Par le ravin, les sauvages pénétraient dans le jardin où ils se livraient aux fantaisies les plus échevelées que l’ivresse leur dictait, saccageant les plates-bandes, arrachant les framboisiers et les groseilliers ; certain soir, même, ils démolirent la buanderie qui servait aussi de salle de bains, brisant tout ce qui s’y trouvait : plancher, banc, marmites, portes et cadres de fenêtres.

Sombre et muet, grand-père demeurait à la croisée, prêtant l’oreille, tandis que grand’mère, invisible dans l’obscurité, courait par la cour et criait d’une voix suppliante :

— Mikhaïl ! Que fais-tu, Mikhaïl ?

En réponse, arrivait du jardin un juron idiot et obscène.

J’étais alors extrêmement malheureux, car il m’était impossible de rester à côté de grand’mère, et loin d’elle la peur m’étreignait ; mais si je m’avisais de descendre dans la chambre de grand-père, il grognait aussitôt en m’apercevant :

— Hors d’ici, vaurien !…

Je me réfugiais au grenier, cherchant par la lucarne à me rendre compte de ce qui se passait dans les ténèbres du jardin. Certaine nuit, n’apercevant plus l’aïeule et craignant qu’on ne la tuât, j’appelai de toutes mes forces. Mon oncle, ivre comme de coutume, entendit ma voix et se répandit en invectives furieuses et malpropres contre ma mère.

Un soir qu’une de ces scènes se déroulait, grand-père, malade et alité, agitait sur l’oreiller sa tête enveloppée d’un linge et glapissait d’une voix geignarde :

— Dire que c’est pour en arriver là que nous avons vécu, péché et amassé du bien ! Si ce n’était pas scandaleux, je ferais venir la police et j’irais demain chez le gouverneur… Quelle infamie ! Les parents ne pourraient pas faire arrêter leurs enfants ? Ce serait honteux ! Alors, il faudrait tout supporter ! Allons donc !

Soudain, il mit les pieds hors du lit et, d’un pas chancelant, se dirigea vers la fenêtre ; grand’mère le retint par le bras :

— Où vas-tu ? Où vas-tu ?

— Allume la chandelle ! ordonna-t-il en haletant.

Lorsque l’aïeule eut obéi, grand-père saisissant le chandelier et le tenant devant lui, comme un soldat son fusil, se mit à crier d’une voix ironique :

— Eh ! Mikhaïl, voleur nocturne, chien enragé, galeux !

Un carreau du haut de la fenêtre vola aussitôt en mille éclats et un fragment de brique tomba sur la table près de grand’mère.

— Coup manqué ! hurla grand-père, et il eut un rire qui ressemblait à un sanglot.

Grand’mère le prit dans ses bras, comme un enfant, et elle le porta sur le lit, en murmurant avec effroi :

— Que fais-tu ? Que fais-tu ? Que Dieu soit avec toi ! Ne le tente pas. Est-ce que, dans sa rage, il comprend ce qu’il fait, et que c’est la Sibérie qui l’attend ?…

Les jambes vacillantes, grand-père râla :

— Qu’importe qu’il me tue !

Au dehors, on meuglait, on piétinait, on égratignait le mur. Je pris la brique qui était sur la table et je courus à la fenêtre ; grand’mère parvint à m’arrêter, et, me repoussant dans un coin, elle siffla entre ses dents :

— Ah ! maudit !…

Une autre fois, l’oncle Mikhaïl, armé d’un gros pieu, tenta de pénétrer dans le corridor ; debout sur les marches du perron accédant à la cuisine, il essayait d’enfoncer la porte. Grand-père, armé d’un bâton, deux locataires avec une massue, et la femme du cabaretier le suivaient, tandis que grand’mère, piétinant sur place, suppliait :

— Laissez-moi aller vers lui… Laissez-moi lui parler, lui dire un mot…

Grand-père la repoussait, et ces quatre personnes prêtes à tout, qu’éclairait d’en haut une lanterne tremblotante, composaient un groupe étrange. De l’échelle du grenier, je regardais ce spectacle et j’aurais voulus décider grand’mère à venir me rejoindre.

L’oncle s’acharnait avec succès sur la porte branlante et prête à sauter. Le dernier gond tenait à peine, le premier avait déjà cédé et elle grinçait avec un bruit désagréable.

— Tapez-lui sur les bras et les jambes, s’il vous plaît, mais pas sur la caboche… — recommanda d’une voix altérée grand-père à ceux qui lui prêtaient main forte.

À côté de la porte, s’ouvrait un petit guichet au travers duquel on pouvait passer la tête ; l’oncle en avait déjà brisé la vitre, et le cadre, tout hérissé d’éclats, devenait noir comme un œil crevé.

Grand’mère passa la main par l’ouverture, et elle cria en gesticulant ;

— Mikhaïl, pour l’amour de Dieu, va-t’en, sinon tu seras massacré, va-t’en !

Pour toute réponse, il la frappa ; on vit quelque chose de large glisser devant le guichet et tomber sur les doigts de grand’mère qui s’affaissa et tomba à la renverse en criant encore :

— Sauve-toi, Mikhaïl !

— Femme ! rugit grand-père, d’une voix terrible.

La porte s’ouvrit toute grande ; l’oncle bondit dans l’ouverture béante et aussitôt fut lancé à bas du perron, comme une pelletée de boue.

La cabaretière emmena mon aïeule dans la chambre de grand-père ; bientôt, il suivit les deux femmes et s’approcha d’elles, d’un air sombre.

— L’os n’est pas cassé ?

— Je crois que si ! répondit grand’mère sans ouvrir les yeux. Qu’avez-vous fait de lui ?

— Voyons, pas de sottises ! s’exclama-t-il sévèrement. Suis-je un fauve ? On l’a ligoté et il est sous le hangar. Je l’ai aspergé d’eau… Mais Dieu ! qu’il est méchant ! Comment avons-nous pu donner le jour à une pareille engeance !

Grand’mère se mit à gémir.

— J’ai fait chercher la rebouteuse ; prends patience, exhorta grand-père en s’asseyant à côté d’elle sur le lit. Ils nous feront mourir. Ils nous feront mourir avant l’heure.

— Donne-leur tout.

— Et Varioucha ?

Longtemps, ils parlèrent, elle tout bas et suppliante, lui d’une voix criarde et irritée.

Enfin arriva une petite, vieille bossue dont l’immense bouche allait jusqu’aux oreilles, et dans cette bouche, s’ouvrant comme une gueule de poisson, le nez crochu semblait vouloir pénétrer. La mâchoire inférieure tremblait ; on ne voyait pas ses yeux ; elle ne marchait pas, elle se traînait en s’aidant d’une béquille et portait à la main une sorte de paquet.

Il me sembla que c’était la mort qui entrait ; je m’élançai vers elle en hurlant de toutes mes forces :

— File d’ici !

Grand-père se saisit de moi et, sans façon aucune, il m’emporta au grenier.