Ma sœur Jeanne/Texte entier

Michel Lévy frères (p. --359).

MA


SŒUR JEANNE


PAR


GEORGE SAND


TROISIÈME ÉDITION




PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA




LIBRAIRIE NOUVELLE


BOULEVARD DES ITALIENS, 13, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT



1874


Droits de reproduction et de traduction réservés



MA SŒUR JEANNE





I


Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d’où il s’absentait sans cesse pour ses affaires. J’y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne.

Mes souvenirs d’enfance sont très-vagues et comme interrompus. Nous étions pauvres, ma mère était souvent triste, on parlait peu autour de nous.

Ma mère était couturière pour le petit monde. Moi, Laurent Bielsa, je courais les rues, faisant les petits métiers qui se présentaient, ouvrant au besoin les portières des voitures, ramassant même les bouts de cigare pour les revendre à des industriels non patentés qui en faisaient d’excellentes cigarettes. Ceci est du plus loin que je me souvienne. Je n’étais pas habile dans l’art de gagner ma vie, bien que je fusse assez actif et entreprenant ; mais j’étais désintéressé et comme insouciant du profit. On était séduit par ma jolie figure, et puis on remarquait vite que c’était une bonne figure, et les gens économes abusaient de la découverte pour me payer aussi peu que possible. Voilà du moins ce que disait mon père, quand par hasard il avait le temps de m’observer et de s’occuper de moi.

Insensiblement notre position changea ; nous fûmes mieux logés, mieux nourris, et, un beau jour, on m’envoya à l’école : puis, quand j’eus dix ans, on me mit au collége, et, trois ou quatre ans plus tard, nous menions le train de petits bourgeois aisés, habitués à l’économie, ayant des habitudes modestes, mais ne manquant de rien et ne subissant aucune dépendance pénible.

Un jour, mon père nous dit, — c’était au moment des vacances :

— Enfants, apprêtez-vous à faire un beau voyage. Vous avez bien travaillé, on est content de vous (ma sœur était en pension chez des religieuses), vous méritez une récompense. Je vous emmène avec votre mère dans la montagne. Il est temps que vous connaissiez ce beau pays qui est le vôtre, — car ma famille y a vécu de père en fils, — et que vous n’avez encore vu que de loin. Il est temps aussi que vous connaissiez vos propriétés ; car, Dieu merci, nous ne sommes plus des malheureux, et votre père, qui n’est pas un endormi, a su vous gagner quelque chose.

C’est la première fois qu’il parlait ainsi, et je fus étonné de voir le visage de ma mère rester triste et froid, comme si elle eût trouvé à blâmer dans la joie de mon père. Ils s’aimaient pourtant beaucoup et ne se querellaient jamais.

C’était en 1835 ; j’avais alors treize ans, je commençais à réfléchir ; je commençais à observer. Voici ce que, en écoutant et en commentant sans questionner et sans avoir l’air curieux, je découvris peu à peu, à partir de ce moment-là.

Ma mère, qui avait été élevée dans une famille riche, était très-supérieure comme éducation à ce beau montagnard qu’elle avait épousé par amour. Ils s’entendaient en toute chose, hormis une seule, la principale, hélas ! sa vie d’absences continuelles.

Pourquoi ces absences ? Il n’avait aucun vice. Il respectait et chérissait sa femme, cela était évident. Il y avait donc dans la nature de ses occupations et dans la rapidité de notre petite fortune un point mystérieux dont il n’avait jamais été question devant nous et que personne autour de nous ne savait. Mon père s’occupait de colportage, d’échanges de denrées, de commerce en un mot ; voilà ce que l’on nous disait et ce que personne autour de nous ne contestait. Quand on lui remontrait qu’il était toujours en voyage et ne jouissait guère du bonheur de vivre en famille, il répondait :

— C’est mon devoir de faire ce sacrifice. Je me suis marié jeune et absolument pauvre. J’étais simple gardeur de moutons. Ma femme avait un petit capital que j’ai risqué dans les affaires pour le doubler et que j’espère quadrupler avec le temps et le courage. Quand j’en serai venu à bout, je ne quitterai plus mon nid, j’aurai mérité d’être heureux.

Il passait pour le meilleur et le plus honnête homme du monde, et, à son point de vue, il était certainement l’un et l’autre, mais il était trop fin et trop prudent pour n’avoir pas quelque chose à cacher. À peine fûmes-nous en route pour ce beau voyage à la montagne, que je m’en aperçus. Il avait une foule de connaissances qui n’avaient jamais paru chez nous. Il les abordait d’un air ouvert et s’éloignait aussitôt pour leur parler bas et avec des précautions extrêmes. Ma mère le suivait des yeux d’un air inquiet, comme si elle eût craint qu’il ne nous quittât, et, quand il revenait à nous, elle le regardait avec un mélange singulier de reconnaissance et de reproche. Il lui prenait la main ou lui disait quelque bonne parole. Elle se résignait, et rien ne trahissait ouvertement l’espèce de lutte établie entre eux.

Le long de la route, il me questionna sur mes études. Je vis bien, à ce moment-là, qu’il savait à peine lire et écrire et qu’il avait fort peu de notions d’histoire et de législation ; mais il était très-habile en fait d’arithmétique et connaissait la géographie d’une manière remarquable.

Je puis dire que je fis connaissance avec lui dans ce voyage et que je me pris d’une vive affection pour lui. Ma sœur, qui n’avait que dix ans, avait toujours eu un peu peur de ses manières brusques, de sa voix forte, de sa grosse barbe noire et de ses yeux étincelants. Quand elle le vit si bon, si tendre avec nous et si attentif auprès de notre mère, elle se mit à le chérir aussi.

Ma mère vit naître avec plaisir cette union entre nous.

— Mes enfants, nous dit-elle dans un moment où il dormait dans la voiture et où nous le regardions en nous demandant à demi-voix pourquoi nous l’avions toujours craint, — aimez-le de tout votre cœur ; c’est un bon père qui a compris plus qu’on ne lui a enseigné. Il a compris, par exemple, que le plus beau présent à vous faire était de vous donner une éducation au-dessus de celle qu’il a reçue, et aucun sacrifice ne lui a coûté pour cela. Travaillez donc toujours de votre mieux pour l’en remercier.

— C’est bien parlé, petite femme, dit mon père, qui s’était éveillé et qui écoutait, mais il faut que les enfants t’aiment encore plus que moi, car c’est toi qui m’as fait comprendre mon devoir. Je reconnais à présent que tu avais raison. Je sais ce qu’il en coûte pour gagner sa vie quand on est ignorant, et comme mon état est pénible, chanceux…

— C’est bien, c’est bien, dit ma mère en l’interrompant.

Et elle parla d’autre chose.

Le but de notre voyage était le village de Luz dans les Pyrénées. Nous y passâmes la nuit, et le lendemain de grand matin, nous montâmes à la propriété que mon père avait acquise sur la croupe du mont Bergonz. C’était un riant pâturage, bien planté, avec une gentille maison qui servait d’auberge aux promeneurs établis pour la saison aux bains de Saint-Sauveur et aux touristes installés à Luz. Il avait un joli jardin, un domestique, et deux belles vaches. On venait déjeuner ou goûter chez lui : il nous dit qu’il gagnait là beaucoup d’argent, qu’il en gagnerait davantage si nous voulions l’aider à bien recevoir et à bien traiter la clientèle, et qu’il en gagnerait toujours plus, parce que les eaux étaient de plus en plus fréquentées. En un mot, ce petit établissement était, selon lui, un avenir sérieux.

Ma mère eut l’air de le croire, et en effet il nous vint beaucoup de monde, des gens riches qui payaient très-cher une tasse de lait ou une omelette, et qui ne marchandaient point.

Nous nous mîmes de grand cœur à la besogne. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur, s’occupait du laitage ; moi, je courais de tous côtés pour l’approvisionnement. J’allais acheter des truites, du gibier, des œufs, des fruits. Il fallait aller assez loin, la montagne ne suffisait pas à la consommation faite par ces étrangers. Cette vie active au milieu d’un pays splendide me passionnait. En bien peu de temps, je devins aussi solide, aussi leste, aussi hardi que si j’eusse été élevé en montagnard. La saison des bains finissait avec mes vacances. Mon père nous ramena à Pau et repartit peu de temps après pour Bayonne, ou pour toute autre destination inconnue, car il donnait rarement de ses nouvelles, et nous passions souvent deux et trois mois sans savoir où il était.

L’année suivante, ma mère et ma sœur retournèrent avec lui à l’auberge de la vallée de Luz dès le milieu de l’été ; j’allai les rejoindre aussitôt que mes vacances furent ouvertes, et je passai encore là deux mois d’ivresse et de fiévreuse activité.

— Le beau montagnard ! disait tout bas mon père à sa femme. Quel dommage…

— Tais-toi, mon grand diable, répondait-elle, souviens-toi de ta parole.

— C’est parce que je m’en souviens, reprenait-il, que je regrette quelquefois de faire de mon fils un bourgeois et non un homme !

De semblables paroles que je saisis plusieurs fois au passage me donnèrent à réfléchir. Un bourgeois n’était-il point un homme ?

— D’où vient alors, pensais-je, que ma mère me condamne à cette infériorité ?

Je continuais pourtant à m’instruire, non plus tant par point d’honneur que parce que j’avais goût à l’étude. L’histoire surtout m’intéressait. Le grec et le latin ne me passionnaient pas, mais l’extrême facilité et la prodigieuse mémoire dont j’étais doué me permettaient d’être toujours sans effort un des premiers de ma classe.

Seulement j’oubliais toute préoccupation intellectuelle dès que je mettais le pied dans la montagne, l’homme physique prenait alors le dessus. L’amour de la locomotion et des aventures s’emparait de moi ; je quittais nos riantes collines pour m’enfoncer et m’élever dans les sites les plus sauvages et les plus périlleux. Je suivais les chasseurs d’ours et d’izards ; dans ce temps-là, le gros gibier abondait encore. Je m’associais aux guides qui conduisaient les naturalistes à la brèche de Roland, au Mont-Perdu, au tour Mallet, aux cirques du Marboré et de Troumouse, aux Monts-Maudits, etc. Je pris ainsi le goût des sciences naturelles, et, de retour à Pau, je les étudiai avec ardeur.

Mon père non-seulement me laissait libre de courir la montagne, mais encore il me protégeait contre les doux reproches de ma mère, qui s’inquiétait de mes longues excursions et craignait que je ne perdisse le goût de l’étude dans ce développement d’activité physique.

Mes promesses la rassuraient, et je tenais parole. Chaque année, j’avais plusieurs prix. Mes camarades, qui me voyaient beaucoup lire en dehors du programme de nos études, étaient un peu jaloux de la facilité avec laquelle je les rattrapais quand le moment des examens approchait. Ils me pardonnaient à cause de mon bon caractère. J’étais fort comme un taureau et doux comme un mouton, disaient-ils. Étais-je ainsi en effet, et suis-je réellement ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Ma personnalité ne s’est jamais formulée à mes propres yeux que comme une question d’atavisme un peu fatale et inconsciente. Je tenais du sang paternel la force physique, la confiance dans le danger, l’amour de la lutte ; je tenais de ma mère ou de ses aïeux protestants le sérieux de manières, la réflexion et la rigidité de conscience. Je me suis si rarement trouvé en désaccord avec moi-même, que je n’ai eu aucun mérite à bien agir dans les circonstances difficiles.

J’arrivai à l’âge de seize ans sans prendre aucun souci de mon avenir. Évidemment les affaires de mon père prospéraient, car notre aisance augmentait toujours, et j’entendais parler de cinquante mille francs de dot pour ma sœur et d’autant pour moi dans un avenir plus ou moins rapproché. On parlait aussi de m’envoyer étudier la médecine à Montpellier quand j’aurais fini mon temps au collège. Ma sœur, qui travaillait avec persévérance et qui était très-pieuse, avait l’idée de se consacrer à l’éducation des filles, et songeait à prendre ses degrés en attendant son diplôme. Elle ne voulait point entendre parler de mariage, disant qu’elle ne comptait point en courir les risques. Mon père traitait cette idée de fantaisie d’enfant, ma mère la combattait avec douceur, mais avec une certaine tristesse qui m’intriguait.

J’eus le mot de l’énigme qui nous enveloppait l’année 1838, pendant notre station annuelle dans la montagne.

J’étais parti le matin pour une de mes grandes excursions et ne devais revenir que le lendemain soir ; mais, les brouillards ayant envahi la région que je devais explorer avec quelques camarades, nous revînmes sur nos pas le jour même et je rentrai chez nous assez tard. Tout le monde paraissait couché : ne voulant pas réveiller ma mère, qui avait le sommeil léger et qui était très-matinale, je me glissai à ma chambre et dans mon lit sans faire le moindre bruit.

J’étais fatigué, j’allais m’endormir quand j’entendis que mes parents causaient dans la salle à manger, tout près de la cloison qui me séparait d’eux. J’écoutai, et j’avoue que ce n’était pas la première fois. Je ne m’en faisais point de scrupule. Je m’étais persuadé depuis longtemps que je devais surprendre leur secret, que ce secret, qui était mien par la force des choses, puisque j’en porterais un jour la responsabilité, devait devenir mien par l’effet de ma volonté. On me trouvait trop jeune pour qu’il me fût confié, je me sentais assez homme pour en accepter toutes les conséquences et pour mettre un terme, par ma décision, au désaccord douloureux qui régnait entre deux époux si tendrement unis d’ailleurs.

J’écoutai donc. Ils ne me savaient pas là ; ils allaient parler sans détour et sans réticence. La chambre de ma sœur était plus loin ; le domestique couchait en bas. Ils n’avaient à se méfier de rien ; et cependant par habitude ils parlaient à demi-voix, mais peu à peu, en discutant, ils s’oublièrent, et j’entendis fort bien.

— Le marier ! disait ma mère, es-tu fou ? Il faudra songer à cela dans dix ans.

— Dans cinq ou six ans ! répondait mon père. Je n’avais pas vingt et un ans quand je t’ai épousée.

— Aussi !

— Aussi j’étais trop jeune, tu veux dire ? J’ai fait des bêtises ; j’ai compromis ta dot ! C’est ta faute, ma chérie : tu voulais que je fisse le commerce régulier. Il n’y avait là, pour un ignorant comme moi, que de l’eau à boire. Aussi en ai-je bu ! mais j’y ai mis du vin plus tard, et la faute est diablement réparée.

— Ne parlons pas de cela. C’est malgré moi, j’en prends Dieu à témoin ;… mais n’en parlons pas.

— N’en parlons pas, je veux bien, pourvu que tu m’aimes comme je suis ; mais écoute donc mon idée ! Antonio Perez a au moins trois cent mille réaux tant en argent qu’en marchandise, et la Manuela est fille unique, la plus belle fille des Espagnes, comme dit la chanson. Je suis sûr que le père serait content d’avoir un gendre médecin. Ça flatte toujours des gens comme nous.

— …Comme nous ? C’est donc un homme comme toi ?

— Oui, c’est un de nos meilleurs associés, un homme de fer et de feu !

— En ce cas, je ne veux pas de sa fille pour mon fils, fût-elle aussi belle que tu le dis. Quel âge a-t-elle donc ?

— Quinze ans.

— C’est trop.

— Pourquoi trop ? N’as-tu pas deux ans de plus que moi ? En es-tu plus laide, moins aimable et moins aimée ?

— Tais-toi, serpent noir ; si cette fille a tes idées, celles de son père par conséquent…

— Cette fille n’a point d’idées. Elle ne sait rien. Elle est comme notre fille.

— Où donc est-elle ?

— Au couvent ; elle n’a point de mère. Elle est élevée en fille de bien et en bonne catholique.

— Ah ! tu sais…

— Je sais que ce n’est pas là un bon point selon toi, madame la huguenote. Moi, la religion, ça m’est égal.

— Malheureusement !

— Peut-être. Je penserai à cela plus tard, tu me convertiras ; mais il faut bien que cette fille soit élevée dans la religion de son pays et de sa famille, et je te dis qu’elle est bien élevée, une vraie demoiselle. Tous les écoliers et messieurs de Pampelune en sont fous. Quand elle va à l’église avec ses compagnes, elle a de la peine à passer à travers les œillades et les soupirs de cette belle jeunesse. Figure-toi une taille fine, souple comme la couleuvre, des yeux bleus avec des cils noirs, une chevelure, des dents, un air…

— Bien, bien, on dirait que tu en es amoureux !

— Je le serais, si je ne l’étais d’une autre, la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai jamais.

— Flatteur ! où veux-tu en venir ? tu ne comptes pas marier ton fils à seize ans, et si tu crois que cette belle Manuela attendra qu’il ait âge d’homme…

— Elle attendrait fort bien si elle l’aimait, et elle l’aimerait si elle le voyait, car il n’a plus l’air d’un enfant, et, sans nous vanter, il est aussi beau qu’elle est belle.

— Ah ! voilà le fond de la chose, tu veux les présenter l’un à l’autre !

— Comme deux fiancés, pourquoi non ? Le père y consentirait, je le sais, et même nous avons pris rendez-vous…

— Je ne veux pas ! s’écria vivement ma mère.

— Mais songe donc…

— J’y ai songé ! Jamais mes enfants ne feront alliance avec des gens de ce métier-là.

— Allons, allons, méchante ! ne méprisez pas tant votre mari et la fortune qu’il vous a donnée. Vos enfants auront beau faire, ils ne se marieront pas aisément selon vos idées. La chose aura beau être tenue secrète, un jour viendra où on ira aux informations minutieuses, et les gens à préjugés comme vous diront que la source de notre aisance est impure. Vous recevrez quelque affront pour avoir visé trop haut, et nos enfants n’auront de tout cela que chagrin et humiliation, tandis qu’en restant dans leur milieu naturel… Voyons, je ne te parle pas d’envoyer notre Laurent dans la montagne pour faire le coup de fusil contre les douaniers et pour passer la contrebande dans des endroits où on tombe quelquefois avec elle. Non ! qu’il soit bourgeois, qu’il soit médecin comme la Manuelita est bourgeoise et demoiselle, c’est convenu, c’est fait ; mais qu’ils n’aient pas à se reprocher l’un à l’autre la source de leur fortune et la condition de leurs parents, voilà qui serait sage et dans leur intérêt bien entendu.

Ma mère parut ébranlée, mais rien ne put la faire consentir à l’entrevue projetée par mon père ; elle remit d’en reparler à l’année suivante, et il dut promettre d’attendre jusque-là. Je le tenais enfin, ce fatal secret ! Mon père était contrebandier, c’était là son commerce et son industrie. J’avoue que d’abord je ne ressentis qu’une sorte de soulagement qui ressemblait à de la joie. D’après les commencements de la conversation, j’avais frémi qu’il ne fût quelque chose de pis, et, quand cette crainte fut dissipée, je trouvai ma mère trop sévère pour lui.

En y réfléchissant mieux, je compris ses angoisses et ses scrupules : elle était assez instruite pour sentir que tout commerce frauduleux est un attentat social, et, moi, j’en avais assez appris sur le mécanisme des sociétés pour comprendre qu’on n’échappe à aucune loi sans porter atteinte à tout l’équilibre de la législation ; mais dans l’espèce, comme eût dit un avocat, je ne pouvais pas en vouloir à mon père de n’avoir jamais creusé une notion qu’on ne lui avait point donnée dès l’enfance, car il était contrebandier de père en fils comme la plupart des habitants des frontières. C’est bien une manière de banditisme, car on ne s’y fait pas faute de descendre les douaniers qui vous serrent de trop près, et cette chasse au bon marché des denrées dégénère facilement en une chasse à l’homme des plus meurtrières. Sans doute il y avait longtemps que mon père ne courait plus en personne ces aventures ; mais il les faisait courir aux autres, étant devenu, comme la fin de son entretien avec ma mère me le révéla, un des chefs dirigeants d’une sorte d’armée occulte composée de gens de toute espèce, la plupart plus curieux de flibusterie que de vrai travail, et quelques-uns bons à pendre.

En somme, la contrebande, malgré l’encouragement qu’elle reçoit dans toutes les classes, sans que personne se fasse scrupule d’en profiter, est une plaie économique et sociale. Je le savais, il fallait me résigner à sentir en moi quelque chose de taré, et à regarder le bien-être dont je jouissais, à commencer par la bonne éducation dont je recueillais, le bienfait, comme une sorte de vol commis non-seulement sur l’État, mais sur le commerce loyal de mes concitoyens.

Que faire dans une pareille situation ? Supplier mon père de rentrer dans la bonne voie ? Je ne me sentis pas le courage de le prendre avec lui sur ce ton-là ; là où ma mère, avec toute sa persévérance, avait échoué, je ne réussirais certainement qu’à amener des déchirements plus profonds. Me prononcer sévèrement à l’occasion contre ce genre d’industrie sans avoir l’air de soupçonner que mon père y fût engagé, voilà peut-être ce que je pourrais tenter quelque jour, plus tard, quand j’aurais acquis le droit de parler en homme.

Tout en m’arrêtant à cette conclusion, j’essayai de me calmer ; mais je l’essayai en vain. Une autre agitation bien plus vive s’était emparée de moi. Je n’avais jamais osé regarder une femme. J’étais un innocent très-chaste, quoique très-ému à la moindre occasion, et voilà qu’on parlait de mettre dans mes bras la plus belle créature du monde, une fille de quinze ans, capable de m’aimer dès le lendemain, si elle venait à me voir. Quoi, déjà ? Je pouvais être aimé, moi, timide écolier, par une créature merveilleuse, qui tournait la tête à toute une population ? Je n’y croyais pas, cela me faisait l’effet d’un conte de fées ; mais quelle enivrante illusion, et le moyen de la repousser ?

J’avoue que je ne songeai guère à lui faire un crime d’être fille de contrebandier, et que les réflexions de mon père à cet égard me parurent sages et sans réplique. Oui certes, je devais rechercher cette alliance pour mieux ensevelir dans les liens de la complicité la tache commune, cette tache qui pouvait m’être reprochée un jour dans un monde plus élevé. Ma mère avait tort, selon moi, de s’opposer à cette prochaine entrevue, dont la pensée faisait battre mon cœur comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine.



II


Je tâchai de paraître calme le lendemain ; je fis comme si je n’avais rien entendu ; mais je devins rêveur et bizarre, tantôt sombre, tantôt fou de gaîté. Je n’avais plus ni appétit ni sommeil ; j’étais amoureux, amoureux fou d’un fantôme, d’un être que je ne devais peut-être jamais voir, car combien de choses pouvaient se passer avant que mon père revînt à ce projet, et que ma mère ne le combattît plus !

J’eus l’idée de leur en parler, mais il eût fallu avouer que je savais tout le reste, et d’ailleurs mon amour me frappait d’une timidité invincible. C’était comme une confusion poignante au milieu d’une ivresse délicieuse.

Je rentrai au collège, espérant que l’étude me délivrerait de ce tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace, que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.

Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? — Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très-décidé qu’elle avait tort et que ; tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que mon idée était bonne, » mais elle ne répondit qu’à moi.

— Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfants ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui.

J’insistai, mais très-maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher.

— Eh bien, me dit mon père qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?

J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. — Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.

Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parents et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisque ayant été élevée par cette mère protestante, elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il y avait certainement là quelque chose de singulier. Selon la logique des choses, nos parents étant d’églises différentes et ne voulant pas empiéter sur les droits l’un de l’autre, j’eusse dû appartenir à la communion de mon père, ma sœur eût dû suivre celle de sa mère. Le contraire avait eu lieu ; j’étais protestant sans avoir demandé à l’être, comme si la vocation de Jeanne pour le catholicisme eût été tellement décidée que nos parents eussent dû échanger leur droit respectif.

Je n’avais point souvenir de la manière dont les choses s’étaient passées, mais en ce moment j’y songeais, parce que toutes mes pensées se reportaient sur Manuela Perez. Je me disais que cette jeune fille, élevée au couvent, me repousserait peut-être à cause de mon hérésie, et que peut-être c’était là l’obstacle devant lequel mon père s’était arrêté.

Je ne pus me tenir de questionner Jeanne.

— Explique-moi donc, lui dis-je, comment il se fait que nous ne soyons pas de la même religion !

Elle tressaillit comme si je l’eusse réveillée.

— Mais… je ne sais pas, répondit-elle ; cela vient sans doute de ce que nous avons été baptisés chacun dans la religion que nous suivons.

— Tu as donc été baptisée catholique ?

— Certainement. Tu ne t’en souviens pas ?

— Ma foi non ; j’étais trop jeune, je n’avais que trois ans quand tu es née, et tu l’en souviens encore bien moins. Comment le sais-tu ?

— Parce qu’on ne m’a pas rebaptisée au couvent.

— Le baptême protestant ne vaut donc rien selon toi ?

— Il est détestable ; si tu avais un peu de cœur et de raison, tu te ferais catholique.

— Moi ? non certes ! Il est peut-être malheureux pour moi (je songeais à Manuela) qu’il y ait cette différence entre nous. Si c’était à refaire… peut-être…

— C’est toujours à refaire quand on veut. Maman ne dirait pas non si papa l’exigeait, et tu devrais en parler à papa.

— Papa n’exigera jamais rien de maman, et d’ailleurs il est trop tard. J’ai trop compris la supériorité de ma communion pour ne pas regarder un changement comme impossible et coupable.

Là-dessus s’éleva entre ma sœur et moi une vive discussion religieuse dont je ferai grâce au lecteur, car certainement aucun de nous ne sut donner les bonnes raisons qui eussent pu servir sa cause. Nous n’en fûmes que plus passionnés, comme il arrive toujours quand on a tort de part et d’autre. Je reprochai à Jeanne de ne pas aimer sa mère autant qu’elle le devrait, puisqu’elle acceptait une croyance selon laquelle cette bonne et tendre mère, modèle de courage et de vertu, devait être damnée dans l’éternité.

Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit :

— Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !

— Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?

— Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience, et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !

— Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inouï !

— Ce qui est inouï, c’est que tu ne le saches pas.

— Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était !

— Il n’y a pas longtemps que je le sais.

— Comment ? voyons ! explique-toi.

— J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. — Elle tient de sa mère une santé délicate. — Si elle ne veut pas se marier, eh bien, il faudra la laisser libre. »

— Tu as rêvé cela.

— Non, non, Je ne l’ai pas rêvé, cela est.

On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?

Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé, que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.

— Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.

— Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?

— Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.

Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de mystères ? Mais non, Jeanne, avec sa dévotion exaltée, devait être sujette aux hallucinations. Je ne voulus pas la questionner davantage, mais j’en restai triste et inquiet. Jeanne était après ma mère l’être que j’avais le plus aimé. Si l’impétuosité inhérente à mon sexe m’avait souvent emporté loin d’elle, si l’amour de l’étude avait pris une grande place dans ma vie, je n’en avais pas moins un grand fonds de tendresse pour la petite compagne de mes premiers jeux. Ce que mes seuls souvenirs bien précis me retraçaient, c’est l’âge où ma mère, me voyant assez fort pour porter cette enfant, m’avait dit en la mettant dans mes bras :

— Prends bien garde, aie plus de soin d’elle que de toi-même. C’est ta sœur, ta sœur ! quelque chose de plus précieux que tout et que tu dois défendre comme ta vie.

J’avais pris cela fort au sérieux comme tout ce que ma mère me disait, et puis j’étais fier d’avoir à promener cette petite si jolie, si propre et déjà si confiante en moi. Je la protégeais si bien, que ma mère me la laissait emporter dans la campagne pour cueillir des fleurs, et nous en ramassions tant, que je rapportais Jeanne, sur mon dos ou dans sa petite voiture, littéralement enfouie dans une gerbe de fleurs et de verdure d’où sortait seulement sa jolie tête blonde. Un jour, un peintre nous ayant rencontrés, nous arrêta pour nous prier de lui laisser prendre un croquis de nous et de nos attributs. Quand il eut fini, il voulut embrasser Jeanne, et je m’y opposai avec une dignité qui le fit beaucoup rire.

Plus tard, je voulus être son professeur. C’est moi qui lui appris à lire et qui en vins à bout très-vite sans lui coûter une seule larme. Dans le pays, jusqu’au moment où j’entrai au collège, nous étions inséparables, et les bonnes femmes érudites nous appelaient Paul et Virginie.

Depuis le collège, nous étions moins intimes, mais je ne la chérissais pas moins. Il me sembla donc cruel qu’elle voulût se persuader une chose impossible pour se dispenser d’être ma sœur et de m’aimer comme je l’aimais.

Peu à peu pourtant ce rêve parut s’effacer de nos esprits ; mais ce qui ne s’effaça pas de même, ce fut mon amour fantastique pour l’inconnue Manuela. Voyant qu’il n’en était plus question, je me laissai aller à un projet romanesque que j’avais déjà formé l’année précédente. Je résolus d’aller secrètement à Pampelune pour tâcher d’apercevoir cette merveille de beauté. Je calculais déjà le nombre de jours nécessaires à ce voyage et cherchais le prétexte que je donnerais à mon absence, lorsqu’une circonstance inattendue vint rendre l’escapade beaucoup plus facile. Mon père posa, un beau matin, une lettre sur la table en me chargeant de la porter à la poste. En jetant les yeux sur l’adresse, je me sentis transir et brûler. Il y avait sur cette adresse : « À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. » J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête et dit à mon père :

— Il demeure donc là, ce Perez ?

— Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite.

Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.

Je portai la lettre à la poste ; mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.

J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer-chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.

Il fallait la grande connaissance que j’avais des localités et l’habitude de franchir les passages les plus périlleux pour traverser ainsi tous les obstacles, C’était mon goût. J’avais mainte fois passé dans des endroits où personne n’avait songé à pénétrer. J’arrivai à la frontière à la nuit, Je descendis au premier gîte espagnol, une pauvre cabane, où je dormis jusqu’à la première aube. De ce côté-là, je ne connaissais plus le pays, mais je parlais facilement le patois semi-espagnol de cette région, et, à travers de nouveaux défilés de montagnes, non moins âpres que ceux du versant français, j’arrivai à Panticosa vers le milieu du jour.

C’était alors un village de cabanes misérables et dégradées, abrité par des noyers magnifiques. Cette pauvreté d’aspect me donna du courage. On se présente avec plus d’aplomb dans une chaumière que dans un palais. Je demandai la maison d’Antonio Perez, on me montra au revers de la colline une petite construction en bon état, la seule du village, et j’y fus rendu en un instant.

Je trouvai le patron à table, servi par une très-belle fille qui ne pouvait être que la sienne, et je faillis m’évanouir ; mais le regard attentif et méfiant d’Antonio me donna la force de lutter contre l’émotion. Je présentai ma lettre, Antonio l’ouvrit et la lut comme un homme qui déchiffre péniblement l’écriture. La belle fille qui le servait me contemplait avec tant de sang-froid et de hardiesse, que j’eusse perdu contenance, si je n’eusse pris le parti de me tourner de manière à ne pas rencontrer ses yeux. Je profitai de ce moment de trêve pour examiner son père.

C’était un homme trapu, d’une carrure athlétique, ayant les cheveux crépus, de beaux traits, la barbe grisonnante, le teint bronzé, et, je dois l’avouer, une expression de ruse et de férocité qui sentait le brigand plus que le contrebandier. Il me fut antipathique jusqu’à la répugnance, et je regardai sa fille, sans trouble cette fois, résolu à la fuir et à l’oublier, si elle lui ressemblait.

Elle ne lui ressemblait pas, elle était pire ; elle avait, à travers sa beauté bien réelle, l’expression d’une naïve impudence. De plus elle était d’une malpropreté insigne.

Guéri de ma passion comme par enchantement, honteux, mais délivré de toute angoisse, j’attendis que mon hôte eût fini sa lecture et me sentis plus que jamais décidé à ne pas me faire connaître.

Il parut content des nouvelles que je lui apportais. Je le vis sourire, compter sur ses doigts à la dérobée, puis mettre la lettre bien au fond de sa poche, comme un objet que l’on ne veut point perdre. Alors il fit un signe à sa fille qui sortit aussitôt, et, se tournant vers moi :

— C’est bien, mon garçon, me dit-il, tu as fait une belle course pour m’apporter cela, tu as bien gagné un verre de mon meilleur vin. Comment t’appelles-tu ?

— Médard Tosas, lui répondis-je.

— Tu es de Luz ?

— Des environs.

— Et qu’est-ce que tu fais ?

— Je chasse l’ours.

— Alors tu es aussi brave et adroit que beau garçon. Allons, bois à ma santé comme je bois à la tienne !

Manuela était rentrée avec un broc de vin liquoreux qu’elle versait dans un verre bleuâtre mal rincé. Pendant que j’avalais ce vin, le Perez me regardait avec malice, et, prenant un ton de familiarité protectrice qui me fit rougir de dégoût :

— J’espère, canaille, me dit-il, en souriant, que tu n’es pas contrebandier ?

Je le regardai entre les deux yeux. L’expression de son visage disait clairement : « Si tu es contrebandier, mon garçon, sois le bienvenu et dis-le sans crainte. »

— Non, je ne suis pas contrebandier, lui répondis-je en me levant, et je ne compte pas l’être.

— Tu as raison, reprit-il avec une merveilleuse tranquillité ; c’est un sale métier, — et plus dangereux que la chasse à l’ours, ajouta-t-il avec une imperceptible nuance de mépris.

— Ce n’est pas le danger que je crains. Je n’ai pas l’habitude de craindre. Je n’ai pas dit que la contrebande fût un sale métier. Je dis que j’ai un autre état et que je m’y tiens, voilà tout, et là-dessus je vous salue, ainsi que la señora, à moins que vous n’ayez à répondre à la lettre que je vous ai remise.

— Tu diras à Jean Bielsa que tout est bien ; mais tu dois être fatigué. Ne veux-tu point manger, te reposer, au besoin dormir sous mon toit ? Tout ici est à ta disposition.

— Non, répondis-je, j’ai affaire ailleurs. Je vous remercie.

Et je partis d’un bon pas, bien que je fusse brisé de fatigue ; j’allai dîner dans une bourgade voisine ; j’y dormis deux heures, et, le soir, j’avais franchi le port de Boucharo, j’allais passer la nuit à Gavarnie. Le lendemain, léger comme un oiseau, je descendais le gave par un bon chemin, et je rentrais le soir à la maison, l’oreille un peu basse, mais le cœur content et l’imagination délivrée.

Comme depuis longtemps j’étais triste et bizarre, ma mère vit bientôt que j’étais guéri, et, sans savoir ni la cause de mon mal, ni celle de ma guérison, elle se réjouit et me fit fête. Je prétendis que des crampes d’estomac, auxquelles j’étais sujet depuis un an, s’étaient tout à coup et tout à fait dissipées. Il y avait du vrai dans mon explication.

Quelques jours plus tard, je me retrouvai avec Jeanne sur le banc du jardin, attendant l’heure du souper, j’étais gai et je m’amusais avec un petit oiseau qu’elle élevait.

— Tu es redevenu aimable, à la fin, me dit-elle ; tu n’es donc plus amoureux ?

— Est-ce que tu sais ce que c’est que d’être amoureux ? lui répondis-je. Tu n’en sais rien et tu parles au hasard.

— Je sais très-bien, reprit-elle, que l’amour, c’est de penser toujours à une personne que l’on préfère à toutes les autres.

— Tes religieuses t’ont appris cela ?

— Non, mais des compagnes me l’ont dit.

— Mais tu méprises cela, toi qui ne veux pas te marier ?

— Je ne sais pas ! Voilà que j’ai quatorze ans, c’est l’âge de se décider.

— Oh ! tu as le temps encore.

— Écoute, si tu voulais me promettre de ne pas te marier, je ferais de même.

— Pourquoi ? qu’est-ce que cela te fait que je me marie ?

— J’ai besoin d’aimer quelqu’un.

— Vraiment !

— Et je t’aimerais, si tu n’aimais que moi.

— Alors tu es d’un caractère jaloux ?

— Très-jaloux.

— Même avec ton frère ?

— Surtout avec mon frère.

— On te donne au couvent de bien fausses et sottes notions ! Une sœur ne peut pas être jalouse de son frère…, et d’ailleurs tu ne m’aimes pas tant que ça.

— Je t’aime passionnément.

Elle disait cela d’un ton si tranquille et avec une si parfaite candeur, que je ne pus me défendre d’en rire.

— Et ton oiseau, lui dis-je, tu l’aimes passionnément aussi ?

— Non, je ne puis avoir de passion que pour toi. L’amour est une chose folle et coupable quand ce n’est pas une chose légitime et sainte. L’amour qu’on a pour ses parents est pur et méritoire. Je puis donc t’aimer de toute mon âme sans mécontenter Dieu, et c’est ainsi que je t’aime ; mais toi, qui es de la mauvaise religion, on ne t’a pas appris cela, et tu m’aimes fort peu.

— Je t’aime très-tendrement au contraire.

— Mais pas de toute ton âme ?

— J’en dois une bonne partie à nos père et mère, s’il te plaît !

— Je te permets cela, mais je ne veux pas d’autre partage.

— Tu veux que je ne me marie point ?

— Non, je ne le veux pas, je te le défends ! J’en mourrais de chagrin.

— N’en meurs pas, je n’ai jamais eu moins envie de me marier qu’à présent. Jusqu’à ce que l’idée m’en vienne, tu as le temps de devenir une personne raisonnable et de comprendre ce que c’est que la vie sur laquelle tu n’as, je le vois, que des idées bizarres. À mon avis, on t’élève bien mal chez les nonnes, et tu ferais mieux de rester chez ta mère toute l’année.

— J’y resterai.

— Cela a été décidé ? tant mieux !

— C’est moi qui le décide à l’instant même, puisque tu le désires.

— Tu te moques de moi quand je te parle raison !

Elle fondit en larmes, et je n’en pus obtenir un mot de plus. Je la trouvais incompréhensible et m’alarmais un peu de la voir si fantasque. Était-ce un cœur agité par le doute ou une raison troublée par le mysticisme ?

Je crus devoir en parler à ma mère, et je fus surpris de ne pas la voir plus tourmentée.

— Jeanne est comme cela, me dit-elle, très-singulière et toujours à côté du réel, bien qu’elle soit foncièrement bonne et sincère. Tu ne la connaissais pas ; depuis quelques années, vous n’êtes guère ensemble, tu l’observes, et tu commences à t’étonner. Ne t’en inquiète pas et sois toujours très-bon pour elle ; c’est une nature qu’on ne persuade pas, mais qu’on vaincra toujours par la tendresse. On ne l’amène point à la faire penser comme l’on pense soi-même, mais l’affection l’amènera toujours à agir comme l’on veut.

— Pourquoi donc alors lui as-tu laissé embrasser le catholicisme ?

— J’avais promis qu’il en serait ainsi.

— À qui avais-tu promis cela ? À mon père ? Il y tient si peu !

— Est-ce un reproche que tu me fais ? Je ne le mérite point. — Mais voilà des voyageurs, va vite au-devant d’eux.

Nous étions ainsi interrompus à chaque instant, car mon père avait prédit juste. La vogue venait aux bains de Saint-Sauveur, et notre petit établissement avait l’air de prospérer. Pourtant, moi qui faisais les acquisitions et qui réglais les comptes, je m’étonnais de la disproportion qui s’établissait en somme entre la cherté des denrées et le bon marché de nos ventes. Mon père disait qu’il fallait agir ainsi et savoir perdre au commencement pour accaparer la clientèle et gagner plus tard. Plus tard, j’ai su que notre auberge n’était alors qu’un prétexte pour nous donner l’air de nous enrichir par le travail, et que la véritable prospérité ne nous venait que de la contrebande à laquelle mon père se livrait activement sous nos yeux, sans sortir de chez lui et sans qu’il nous fût possible de savoir quelles gens travaillaient de concert avec lui. Le fameux Antonio Perez ne paraissait jamais, et pourtant la correspondance était active entre eux. !

Délivré de l’obsession amoureuse que j’avais subie, je travaillai mieux que je n’avais encore fait, et l’année suivante (1840), je terminai mes études et passai bachelier.

Comme je revenais chez nous avec mon diplôme et l’espoir de commencer la médecine, je trouvai ma sœur installée à la maison. Elle avait quitté le couvent définitivement, et, me prenant à part, elle me dit avec son ton calme :

— Je t’avais promis de me remettre sous la tutelle de maman. Si je ne t’ai pas tenu parole tout de suite, ce n’est pas ma faute, c’est maman qui a voulu que je fisse mes réflexions avant de renoncer à mes idées. À présent nous voilà d’accord, je ne veux plus être religieuse. Je ne quitterai plus ma famille, j’étudierai chez nous. Es-tu content ?

— Enchanté, lui dis-je en l’embrassant, car je pense que tu es maintenant et seras toujours aussi sensée que tu es belle et bonne.

Elle rougit en répondant qu’elle n’était pas belle.

— Ma foi si, repris-je. Pour une sainte comme toi, il n’y a pas à en rougir. C’est Dieu qui t’a donné la beauté ; certainement il aime le beau, puisqu’il l’a répandu à pleines mains sur l’univers.

Elle rougit encore plus et alla se cacher comme si le compliment d’un frère l’eût scandalisée ou effrayée. Je ne la jugeai pas encore devenue très-sensée.

Mon père était alors à la maison ; mes vacances commençaient ; nous ne devions pas aller à la montagne cette année-là. Il avait trouvé à louer son auberge pour la saison moyennant un très-beau prix ; nous en eûmes du regret.

— Nous y retournerons l’an prochain, nous dit-il. J’étais connu et aimé là-bas pour le bon marché de mes fournitures. J’ai réussi à avoir la préférence sur tous les autres petits restaurants de la campagne. À présent, la maison est achalandée, mais je ne puis moi-même, du jour au lendemain, doubler mes prix. C’est l’affaire de celui qui me remplace. On criera contre lui, on me verra avec joie reprendre ma fonction l’an prochain : mais le pli sera pris. On payera ce qu’on doit payer pour que nos affaires marchent à souhait. Pourtant, comme elles ne marchent point trop mal, je ne veux pas vous priver de voir du pays pendant vos vacances. Je vais vous conduire à Bordeaux, où je connais du monde. C’est une belle ville.

Je n’avais jamais vu la mer. L’idée d’aller jusqu’à l’Océan me transporta de joie. Ma sœur sourit mollement en disant qu’elle était contente aussi. Ma mère ne fit pas d’objection, et nous partîmes.

Aussitôt notre arrivée, ma mère conduisit Jeanne dans les magasins de nouveautés et lui acheta une très-jolie toilette, qu’elle endossa avec un peu d’hésitation et de crainte. Chez ses religieuses, elle avait un petit costume d’uniforme qu’elle n’avait pas encore voulu quitter. Je dus lui dire qu’elle était ridicule ainsi. J’avais sur elle non pas de l’influence, — comme avait très-bien dit ma mère, on ne la persuadait point, — mais j’avais une singulière autorité. Il suffisait d’un mot pour qu’elle fit à l’instant même ce que je souhaitais.

Quand je la vis habillée comme il convenait à son âge et à sa position, je fus frappé de sa grâce et de la distinction de sa personne, et, comme elle voulait toujours être pendue à mon bras, je vis, en parcourant la ville avec elle et ma mère, que tout le monde la remarquait et l’admirait.

Ma mère connaissait très-bien Bordeaux et les environs : aussi mon père, après nous avoir installés dans un hôtel très-agréable, s’occupa-t-il fort peu de nous. Il semblait qu’il se fût établi sur le port comme sur son domaine. Nous n’y passions jamais sans l’y rencontrer, causant avec des armateurs ou des capitaines de navires marchands, quelquefois avec des hommes à figures problématiques. Il paraissait fort occupé, ne s’expliquant jamais sur la nature de ses opérations, mais toujours content et plein de confiance. Son humeur égale le rendait agréable à tout le monde ; il était le type de la bienveillance, malgré son ton brusque et sa physionomie accentuée.

Je n’ai pas à raconter ici notre excursion à la mer, notre surprise devant tant d’objets nouveaux, ma joie de voir un grand théâtre et d’entendre des artistes d’un certain mérite. Ma sœur hésita beaucoup à partager cet amusement profane. Je l’y décidai, elle fut très-attentive ; mais je ne pus savoir si elle y éprouvait du plaisir ou de la frayeur. Il y avait certainement en elle quelque chose de mystérieux qu’il ne fallait pas froisser par trop de questions.

Nous avions tout vu et nous étions à la veille de retourner chez nous lorsque, me trouvant seul sur le port avec mon père, je vis venir à nous un homme d’une figure non pas vulgaire, mais inquiétante, que je ne reconnus pas tout de suite. Dès qu’il fut à deux pas de nous, je m’éloignai, ne voulant pas être reconnu moi-même ; c’était le fameux contrebandier Antonio Perez.

Comme j’avais beaucoup changé depuis deux ans et que mon costume différait autant que le sien de celui sous lequel il m’avait vu, il ne fit point attention à moi et s’entretint vivement à l’écart avec mon père. Il y avait là tout près un beau steamer en partance pour l’Espagne, et je vis que Perez se disposait à y prendre passage. Mon père paraissait lui faire beaucoup de questions et de recommandations. Ils furent interrompus par l’arrivée de deux femmes : l’une de moyenne taille, voilée à l’espagnole d’une mantille rabattue jusqu’à la lèvre supérieure, charmante de tournure et jouant de l’éventail avec une grâce adorable ; — l’autre grande, forte, belle, mais vulgaire, vêtue en fille de chambre et portant des paquets. Celle-ci, que je reconnus à l’instant même, c’était la Manuela que j’avais vue à Panticosa ; mais l’autre, qui était-elle ?

Perez prit le bras de la personne voilée et monta avec elle sur le bâtiment ; l’autre suivit. Mon père les accompagna jusqu’à la passerelle, salua la première, fit un signe d’adieu familier à la seconde, serra la main de Perez et revint vers moi.

— Qui donc sont ces gens-là ? lui dis-je.

Et, pour motiver ma curiosité insolite, j’ajoutai que je croyais les avoir vus quelque part.

— Tu te trompes, répondit mon père, tu ne les connais pas. C’est mon ami et associé Antonio Perez avec sa fille Manuela.

— Laquelle ?

— Peux-tu le demander ? Celle qui est jolie et porte la mantille. L’autre n’est que la servante.

— Cette servante-là a l’air bien effronté, répondis-je pour dire quelque chose qui ne laissât pas tomber la conversation.

— Ah ! dame, reprit mon père en souriant, elle est un peu gâtée ! Maître Perez est… c’est-à-dire il n’est pas comme ton père. Il est veuf, pas bien recherché dans ses goûts, et cette montagnarde… Mais à qui diable as-tu donné ton attention ? C’est la Manuela que tu aurais dû regarder ; c’est celle-là qui est jolie et bien élevée !

— Je n’ai pu voir que son menton.

— Pourquoi diable t’es-tu sauvé ?

— Par discrétion. Je ne suis pas au courant de tes affaires.

— C’est bien, mais j’aurais aimé à te présenter à elle et à son père ! Tiens ! le vapeur n’a pas sonné son dernier coup. Montons à bord !

Je refusai. Perez m’eût sans doute reconnu, et j’eusse été fort embarrassé d’expliquer mon escapade de l’année précédente. C’était un hasard que rien ne l’eût trahie, et puis j’avais grand’peur de retomber dans ma folie. Le nom et le fantôme de cette Manuela m’avaient tant troublé ! Pour la voir, j’avais fait trente lieues à travers les glaciers, les torrents et les abîmes ; elle était là, je n’avais qu’un pas à faire pour la connaître, je n’osais plus.

Il faut dire aussi que le Perez, cet homme qui voyageait impudemment avec sa fille et sa concubine, me devenait de plus en plus odieux.

— Où donc vont-ils ainsi ? demandai-je à mon père d’un air d’indifférence.

— Ils vont faire un voyage d’agrément et de santé, me répondit-il : je crois qu’ils comptent faire le tour de l’Espagne et qu’ils reviendront par Gibraltar, à moins qu’ils ne s’arrêtent quelque temps à Cadix. Je ne sais, ils sont riches, ils font ce qui leur plaît.

— Grand bien leur fasse ! pensai-je.

Il me tardait qu’ils fussent partis, et pourtant je ne m’éloignais pas. Mes regards étaient comme rivés à la dunette de ce steamer où j’avais tu entrer les deux femmes. Enfin le dernier signal fut donné, et, comme le bâtiment commençait à agiter ses roues, je vis le Perez saluer mon père, et sa fille accourir sur le pont pour lui dire aussi adieu avec la main. Elle avait relevé son voile, elle me parut belle comme un ange ; mais le vent rabattait sur elle la fumée du steamer, un nuage l’enveloppa, je ne la vis plus que comme une ombre légère, bientôt elle disparut ; je ne conservai de ses traits qu’une très-vive impression et aucun souvenir assez net pour que je pusse évoquer son image dans mes rêves.



III


Je rentrai pour prendre les ordres de ma mère qui m’avait donné plusieurs commissions. Elle était sortie avec ma sœur depuis quelques instants. Le garçon d’hôtel me montra la direction qu’elles avaient prise et je les rejoignis au bout de la rue.

— Nous allons visiter le cimetière, me dit ma mère. Est-ce que tu veux venir avec nous ?

— Pourquoi non ? il faut tout voir pendant qu’on y est.

Et je les suivis. Ma mère paraissait connaître le plan de cet immense jardin des morts. Elle se dirigea vers un bosquet de cyprès, et, prenant Jeanne par la main :

— Ma fille, dit-elle, je veux que tu pries avec moi sur la tombe de ma plus chère amie. Tu ne l’as pas connue, mais, si elle vivait, tu l’aimerais tendrement et tu lui serais aussi très-chère ! Demande à Dieu qu’il permette à son âme de te bénir.

Elles s’agenouillèrent toutes deux devant un petit mausolée très-simple sur lequel je lus ces mots gravés sur le marbre :

« À la mémoire de Fanny Ellingston, marquise de Mauville, morte à Bordeaux, le 12 juin 1825. »

Ce nom de Mauville, que ma mère avait plusieurs fois prononcé devant moi, était celui du château où elle avait été élevée. Son père y avait été régisseur. Elle y avait reçu une éducation presque aussi complète que si elle eût été une des filles de la maison. Elle y avait été très-attachée à la marquise, morte jeune et sans enfants. Elle y avait connu mon père, qui avait été ramené des Pyrénées par le marquis de Mauville pour soigner un troupeau considérable de moutons d’Espagne. Son mariage avait été blâmé par les maîtres du château, qui trouvaient Jean Bielsa trop pauvre et trop inférieur par son éducation. Jean Bielsa, qu’on appelait alors de son sobriquet espagnol Moreno, blessé de leur dédain, les avait quittés avec sa femme pour se livrer à un petit commerce qui n’avait pas prospéré.

Voilà tout ce que je savais du passé de mes parents, et, en revenant du cimetière, je questionnai ma mère relativement à cette personne sur la tombe de laquelle elle venait de prier et de pleurer.

Cette fois, elle n’évita pas de répondre.

— Fanny Ellingston, nous dit-elle, était une orpheline anglaise, parente de la marquise douairière de Mauville, laquelle était Anglaise aussi. Recueillie dès son enfance par cette dame, Fanny était de mon âge et fut élevée avec moi. Elle ne possédait rien au monde mais elle était belle et charmante, intelligente et d’une bonté adorable. Nous nous aimions comme deux sœurs. Nous nous préférions l’une l’autre aux filles de la douairière et surtout au jeune marquis, dont le caractère turbulent et impérieux nous effrayait. Pourtant il arriva que ce jeune marquis épousa Fanny Ellingston malgré l’opposition de sa mère. Il l’aimait beaucoup et se fit aimer, bien qu’elle le craignît encore. Il était très-violent ; ils ne furent pas bien heureux ensemble. Peut-être se fût-on mieux entendu plus tard, mais elle tomba malade à Bordeaux, et j’ai eu la douleur de la voir expirer dans mes bras, car, bien que je fusse mariée et tout près de mettre Jeanne au monde, elle m’avait appelée auprès d’elle, et je ne m’étais pas fait prier, comme vous pouvez croire.

Je regardai Jeanne, qui écoutait cette histoire avec une avide émotion. Ce que notre mère venait de dire donnait un formel démenti au roman qu’elle m’avait conté sur sa naissance mystérieuse.

Je voulus insister pour la convaincre de son erreur.

— Ainsi, dis-je à ma mère, c’est au milieu de ce gros chagrin-là que tu as mis Jeanne au monde ?

— Précisément. Elle est née peu de jours après, et l’arrivée de cette enfant m’a consolée, car aucune affection ne se compare à celle qu’on a pour vous autres.

Jeanne embrassa sa mère avec tendresse. Je ne sais pourquoi je m’imaginai que ce n’était pas l’élan de joie qu’elle eût dû avoir en reconnaissant le néant de sa chimère. Il m’était venu je ne sais quels doutes à moi-même. Je voulus en avoir le cœur net.

— Tout cela me fait penser, dis-je à ma mère, que je vais peut-être avoir besoin bientôt de mon acte de naissance pour être inscrit à l’école de Montpellier. Si j’allais à la mairie, puisque je suis né ici ?

— C’est inutile, répondit ma mère, la copie de vos actes de naissance est chez nous à Pau, vous les aurez quand vous en aurez besoin.

Cela était vrai. Quand nous fûmes revenus chez nous, ma mère me montra ces actes, et je tins à ce que Jeanne vit le sien. Elle était bien inscrite comme fille née en légitime mariage d’Adèle Moessart, couturière, et de Jean Bielsa, commerçant à Bordeaux, le 15 juin 1825.

— Tu vois, lui dis-je, quand nous fûmes seuls ensemble, que tu as une petite cervelle un peu détraquée, et que j’avais raison de me moquer de toi.

— Alors, répondit-elle, tu crois que j’ai menti ?

— Tu as menti comme les gens qui prennent leurs rêves pour des réalités ; on ne leur en veut pas, mais on désire les voir guéris.

— Tu diras ce que tu voudras, reprit-elle avec ce feu subit qui traversait par moment sa langueur habituelle, je ne suis fille ni de Jean Bielsa, ni d’Adèle Moessart. Je suis une étrangère, l’enfant d’une autre race et d’une autre nature ; je ne suis pas ta sœur, et tu es libre de ne pas m’aimer. J’ai plus vécu que toi à la maison, j’ai surpris plus de paroles échangées que tu n’en as pu entendre. Je ne suis pas folle, je ne suis pas menteuse, je ne suis même pas romanesque. Ma mère est morte, et mon père n’est pas le marquis de Mauville.

Elle ne me permit pas de combattre cette nouvelle version, qui tendait à établir qu’elle était fille illégitime de la marquise. Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Plus tard il me fut impossible de lui en reparler, elle m’imposa toujours silence avec une énergie singulière, et, chose étrange, à partir de ce temps-là, je perdis, en apparence du moins, l’ascendant que j’avais sur elle. Elle me témoigna une réserve extrême, elle évita toute occasion de se trouver seule avec moi ; cela dura au moins un an. Devais-je révéler à ma mère l’idée fixe de cette pauvre enfant ? Je n’osais pas ; ma mère ne goûtait pas un bonheur sans mélange. Mon père, trop souvent absent, lui laissait toute la responsabilité du ménage et de la famille. Il suivait avec obstination une carrière qu’elle n’approuvait pas ; elle craignait toujours quelque scandale amené tout d’un coup par la découverte de son secret. Elle aimait Jeanne encore plus peut-être qu’elle ne m’aimait, et je trouvais cela naturel, Jeanne ayant plus que moi besoin de sollicitude, de soin et de direction ; elle acceptait ses bizarreries avec une indulgence à toute épreuve : fallait-il lui dire que je croyais Jeanne un peu folle ? D’ailleurs Jeanne était dans l’âge où les jeunes filles sont souvent ainsi ; c’est une crise de développement intellectuel et physique qui s’apaise quand l’essor est pris. Je m’imaginai que la vie de couvent avait surexcité son imagination ; j’espérai qu’elle se calmerait auprès de ma mère, si sage et si patiente.

En effet, quand je la revis au bout de ma première année de médecine, je la trouvai très-changée ; elle avait encore embelli. Sa santé délicate s’était raffermie ; elle travaillait sérieusement à devenir une personne instruite. Un talent qui avait germé sourdement en elle s’était révélé tout à coup, elle était musicienne et jouait du piano d’une façon exquise. J’adorais la musique, je la sentais vivement. Je jouais un peu du violon, je pris un plaisir extrême à entendre ma sœur, et je lui promis de travailler désormais dans ce sens afin de pouvoir jouer des duos avec elle.

Nous vivions très-agréablement, ce qui ne nous empêcha pas d’aller avec joie reprendre notre état d’aubergistes sur la croupe du mont Bergonz. Ma mère tenait beaucoup à faire prospérer cet établissement ; elle espérait, je crois, que mon père se retirerait de son industrie occulte et que nous serions assez riches avec le produit annuel de cette auberge, ou de quelque autre plus importante du même genre que l’on pourrait créer.

Mais, au bout de la saison, elle reconnut que ce n’était point là une position convenable pour Jeanne. Jeanne était devenue trop grande et trop charmante ; elle était trop remarquée. On ne venait plus chez nous pour l’ascension du pic de Bergonz ; ce n’était qu’un prétexte pour voir mademoiselle Bielsa et tâcher de causer avec elle. On ne pensait pas que la fille d’un aubergiste, si bien élevée et si distinguée qu’elle fût, pût résister à des offres brillantes. Nous ne faisions qu’intercepter et brûler les lettres d’amour qu’on lui adressait. Maman déclara qu’elle ne viendrait plus à Luz, et mon père loua la maison pour trois ans.

Jeanne fut contente de cette décision. Bien qu’elle eût toujours accepté cette occupation sans paraître la trouver au-dessous d’elle, elle commençait à souffrir des regards qui la poursuivaient et de sa passion pour la musique, qu’elle ne pouvait plus satisfaire à la campagne. Quant à moi, qui étais toujours libre de reprendre seul aux vacances ma belle vie de montagnard, je fus content de n’avoir plus à faire le métier de gendarme autour de la maison. D’ailleurs, depuis l’aventure de Panticosa, où j’avais été puni si ridiculement de ma passion romanesque, je n’aimais plus tant cette région des Pyrénées ; je me disais que je n’avais pas le droit de m’alarmer du grain de folie que j’avais vu poindre chez Jeanne, puisque j’avais été fou moi-même pendant toute une année. Étais-je bien guéri ? Non, je ne l’étais pas ; je n’étais plus agité au point de négliger le travail ; mais le rêve de cette Manuelita redevenue charmante me poursuivait encore. Je le chassais ; son vilain père se plaçait entre elle et moi. Pourtant ce n’était pas sa faute ; peut-être se trouvait-elle très-malheureuse, très-humiliée ; peut-être n’aurais-je eu qu’un mot à dire pour qu’elle agréât l’idée de le quitter. Je l’avais tant aimée avant ma déception ! On ne se déshabitue pas aisément d’une idée dont on a vécu un an.

Cependant je ne fis rien pour savoir ce qu’elle était devenue. Je voulais être médecin, avoir un état, ne devoir mon avenir qu’à moi-même, soutenir ma mère et ma sœur, si les affaires de mon père tournaient mal, et puis j’aimais la science et je m’y donnai tout entier, me disant qu’après tout ma chimère amoureuse m’avait bien servi, puisqu’elle m’avait préservé des emportements aveugles de la première jeunesse.

Quelques mois plus tard, ma mère, qui m’écrivait souvent des lettres très-bien rédigées, très-naturelles et très-nettes, m’apprit que Jeanne avait été demandée en mariage par un jeune avocat qui paraissait un très-bon parti et qui était fort agréable de sa personne, mais qu’elle avait refusé, se trouvant trop jeune et voulant continuer sans préoccupations de famille l’étude de la musique, son unique passion désormais. « Il est certain, ajoutait ma mère, qu’elle fait des progrès et révèle des dons surprenants ; cela est si remarquable, que je n’ose pas lui montrer l’admiration qu’elle me cause. Je crains de la voir trop exclusive et que sa santé ne se consume dans cette extase continuelle où elle semble plongée ; cela a remplacé la dévotion, qui paraît oubliée absolument. Tu vois qu’elle est toujours ce que tu appelles étrange. Moi, je la vois exceptionnelle, ce qui est autre chose. Dieu merci, elle se porte bien et embellit encore. Je la surveille et la dirige assez adroitement pour qu’elle suive un bon régime, car il ne faudrait pas lui demander de s’occuper d’elle-même. »

Un peu plus tard, Jeanne, dont le talent commençait à percer malgré la vie modeste et pour ainsi dire cachée qu’elle menait avec sa mère, fut encore recherchée en mariage et refusa. Elle ne disait plus qu’elle ne voulait jamais se marier, mais ma mère craignait que ce ne fût un parti-pris. Je ne m’en inquiétai point, Jeanne était si jeune encore !

Je me trouvais aussi heureux que possible à Montpellier : je voyais ma famille aux vacances, mon père passait quelques jours avec nous à cette époque ; une fois il me proposa de me mener jusqu’à Paris, où il avait affaire. J’acceptai avec empressement, et, quoique ma mère s’effrayât de me voir aborder les périls de ce qu’au fond de nos petites existences de province on appelait encore la grande Babylone, elle reconnut avec moi que j’avais droit, par mon travail et ma bonne conduite, à toutes les conditions de mon développement intellectuel. Une circonstance particulière me rendit ce voyage encore plus agréable. J’avais fait un ami à Montpellier, un garçon charmant doué d’une vive intelligence et d’un cœur excellent, Médard Vianne, plus âgé que moi de deux ans. Il avait déjà été à Paris, il y retournait. Il guiderait mon inexpérience, nous demeurerions ensemble, cela arrangeait aussi mon père, qui n’avait point coutume d’être un surveillant bien assidu. Vianne vint me prendre à Pau, ma mère l’invita à dîner. Il lui plut fort, lui inspira de la confiance ; elle me recommanda à ses soins comme si j’eusse été un enfant délicat et précieux.

Vianne vit ma sœur et fut vivement frappé de sa figure. Elle parlait si peu qu’il était difficile de savoir à quoi elle pensait et si elle pensait à quelque chose, mais elle consentit à improviser sur son piano, et son génie se révéla. J’en fus ébloui moi-même, et, quand elle eut fini, je saisis ses deux mains et les baisai avec enthousiasme.

— Voilà, lui dis-je, tout ce que j’ai dans le cœur : je suis heureux et je te remercie !

Vianne était si ému qu’il ne put parler. Il était pâle, Jeanne aussi. Elle ne leva les yeux ni sur lui ni sur moi et alla s’asseoir à la fenêtre sans paraître se souvenir d’avoir produit ou éprouvé cette émotion.

Le lendemain, comme la diligence nous emportait vers Paris, et que, suivant son habitude en voyage, mon père dormait splendidement, mon ami me parla de ma sœur avec une certaine vivacité qui n’était pas dans ses habitudes.

— Prends garde, lui dis-je, c’est une sainte, et tu es trop jeune pour le mariage.

— Mais non, reprit-il, je ne suis pas trop jeune, je serai reçu médecin dans un an. J’ai quelque fortune, et tu sais bien que je suis un très-honnête garçon.

— Certes ! et fort bien par-dessus le marché. Tu sais, toi, que je dirais oui avec joie ; mais que de convenances il faut rencontrer pour qu’un mariage soit possible sans froissements ! Tu appartiens à la vieille bourgeoisie de Montpellier ; nous, nous sommes bourgeois d’hier. Dans mon enfance, j’ai flâné sur le pavé de Pau avec ce qu’il y a de plus prolétaire : tu as une fortune claire et assurée, nous,… nous n’avons peut-être rien. Ce cher et excellent homme qui ronfle à côté de toi gagne de l’argent ; mais j’ai découvert que, depuis deux ou trois ans, il joue à la Bourse, et je crois que nous allons à Paris pour jouer encore, si bien qu’un beau jour nous pouvons tout perdre.

— Tout cela m’est parfaitement indifférent, répondit Vianne, et même, — je t’en demande pardon, — je voudrais que ta sœur n’eût rien au monde : et fût encore plus plébéienne de naissance ; elle aurait encore une valeur bien supérieure à la mienne et je serais encore son obligé de toutes les manières.

— C’est très-beau de parler ainsi, lui dis-je un peu surpris. Je te croyais plus positif, et je te fais mon compliment.

— Si tu me supposes romanesque, reprit-il, je le repousse, ton compliment ! Je crois être dans la logique absolue en ne demandant à ma future femme que de me plaire, et j’estime que l’opinion des calculateurs et des gens à préjugés est un obstacle que les gens sensés ne doivent pas se laisser créer. Je ne ferai jamais de ma vie ce que je sentirais être un coup de tête, mais je serai seul juge de ma conduite, et peut-être ce que le vulgaire appelle folie me semblera-t-il, à moi, la chose la plus raisonnable que je puisse faire. Par exemple, jamais une péronnelle, si séduisante qu’elle soit, ne me mènera où je ne voudrai pas aller ; mais une femme de vrai mérite me gouvernera si bon lui semble, je ne résisterai pas.

Paris m’intéressa beaucoup, bien que je fusse porté à le voir avec ce dédain que les enfants des riches ou doctes cités du Midi affectent pour la capitale. Vianne me la montra très-bien sous son vrai jour. Il sut combattre et vaincre mes préjugés provinciaux. Il sut aussi critiquer à propos le côté corrompu et insensé de cette grande civilisation. Si nous ne fûmes pas absolument orthodoxes en fait de conduite, nous nous défendîmes très-bien de l’entraînement aveugle, nous fîmes des réflexions philosophiques sur deux soupers ridicules, et nous quittâmes sans regret les délices de la grande ville au bout de huit jours.

J’avais un peu surveillé mon père, je m’étais assuré de son goût pour les jeux de bourse. Le matin de notre départ, je vis qu’il avait subi quelque déception. Sa figure était légèrement altérée. Il nous conduisit à la gare, et là, quelqu’un étant venu lui parler à l’oreille, il nous dit qu’il lui était impossible de partir ce jour-là, mais qu’il nous rejoindrait à Pau dans la semaine. Sans doute on venait de lui donner une bonne nouvelle, sa figure était riante. Je le quittai sans inquiétude.

Vianne prétexta quelques affaires à Pau pour rester quelques jours et reparaître chez nous. Je vis qu’il devenait très-sérieusement épris de ma sœur, et j’en glissai quelques mots à ma mère.

— Parles-en à Jeanne, me dit-elle ; moi, j’y mettrais malgré moi trop de solennité, elle prendrait peur ; tu peux, toi, lui parler gaiement et légèrement. Tu verras si elle est véritablement résolue au célibat.

J’agis en conséquence. Jeanne ne parut pas m’entendre et me parla d’autre chose ; j’y revins quelques heures plus tard.

— Ah ! bien, me dit-elle, tu tiens à ce que je pense à ton ami ! il est très-bien élevé et sa figure est sympathique. Tu peux lui dire qu’il me plaît beaucoup.

— Tu as une manière de dire les choses… Est-ce pour te moquer ?

— Non, je crois qu’il mérite l’estime et l’amitié que tu as pour lui ; mais moi, tu le sais, les personnes me sont indifférentes. Je n’aime que la musique.

— Alors tu n’aimes que ton vieux professeur, c’est lui que tu épouseras ?

— Non, il est marié et il sent mauvais ; mais je n’ai besoin d’épouser personne, moi ! mon amour n’est pas de ce monde.

— Songes-tu encore à prendre le voile ?

— Non, je tiens à garder mes cheveux.

— Tu n’es plus dévote ?

— Je suis mieux que cela, je suis chrétienne.

— Je suis chrétien aussi… Me damnes-tu encore ?

— Non, je ne damne plus personne. As-tu fini de me confesser ?

— Pas encore, ma chérie. Puisque tu es revenue à la raison et à la vérité, pourquoi t’imagines-tu que tu cesserais d’être artiste, si tu devenais une bonne mère de famille ?

— Parce que je suis exclusive. Je ne me sens pas la force d’avoir plusieurs passions à la fois. J’aimerais probablement mon mari ; mes enfants !… je les adorerais. Je ne serais plus musicienne, je le sens bien. Ces autres passions me rendraient peut-être très-malheureuse, on ne sait rien de l’avenir,… tandis que la musique enchante et remplit ma vie. Pourquoi sacrifier le certain à l’inconnu ? En voilà assez. Ne me tourmente pas, c’est inutile.

Je dus rapporter cet entretien à mon ami Vianne, qui partit un peu triste, mais ne vit point là sujet de renoncer à toute espérance.

— Si tu es sûr qu’elle n’a pas d’autre affection, me dit-il, j’attendrai.

— J’en suis sûr, répondis-je ; je peux t’en donner ma parole.

Il retourna à Montpellier, où sa famille était fixée, et je m’apprêtais à l’y rejoindre lorsque mon père revint de Paris très-souffrant. Je restai près de lui et appelai le médecin, un très-bon médecin qui cependant se trompa sur la gravité de son mal. Il connaissait la forte constitution de mon père et ne croyait pas que l’affection dont il souffrait pût être de longue durée ni prendre un caractère sérieux. Il en fut pourtant ainsi. Le mal empira avec une rapidité effrayante.

Mon père n’avait jamais connu le chagrin. Une seule fois dans sa vie il s’était vivement affecté : c’est lorsqu’il avait vu la dot de sa femme fondre dans ses mains. Il avait vite réparé cet échec ; mais cette fois la perte était plus sérieuse. Homme positif, il ne pouvait se résigner à perdre la fortune qu’il avait si péniblement acquise. Il souhaita mourir et mourut. Ce fut un coup terrible pour ma mère qui l’avait toujours tendrement aimé, un déchirement profond pour moi qui le chérissais et qui avais connu de lui que sa bonté indulgente ou ses tendres brusqueries. Jeanne fut consternée et pleura beaucoup. Je ne sais si elle s’obstinait à ne pas le considérer comme son père, mais elle le regretta bien sincèrement et montra une sensibilité profonde qui rapprocha nos cœurs. Nous cachions nos larmes à notre pauvre mère ; nous pleurions comme en cachette, mais nous pleurions ensemble, et nous nous promettions de nous aimer d’autant plus que nous avions perdu celui qui nous avait beaucoup aimés.

Quand nous eûmes à nous occuper de la liquidation de nos affaires, nous eûmes à constater que mon père avait réalisé un avoir de trois cent mille francs ; mais il avait voulu devenir millionnaire, il avait exposé et perdu près des deux tiers de son capital. Ce qui nous restait se composait de la petite maison, moitié ville, moitié campagne, que nous habitions à Pau et qui était notre propriété, de l’auberge des Pyrénées, de quelques coupons de rente et de quelques créances plus ou moins sûres, entre autres une avance de fonds faite à Antonio Perez, mais dont les titres ne me parurent pas offrir toutes les garanties désirables. Mon pauvre père, connu pour la loyauté de ses transactions, avait eu toute confiance en ce Perez, qui ne m’en inspirait aucune.

Il s’agissait d’une vingtaine de mille francs. C’était quelque chose pour nous. Quand je vis la résignation succéder chez nous à la première douleur, je pensai que mon devoir était de mettre nos affaires en ordre autant que possible ; ma ferme intention était dès lors de suffire à ma propre existence aussitôt que je pourrais exercer la médecine, et de laisser ma part d’héritage à ma mère et à ma sœur.

Tout se trouva liquidé et recouvré assez vite, sauf les vingt mille francs du Perez, que je lui fis réclamer sans obtenir de réponse claire et précise. Il résultait de mes informations qu’il était alors à Pampelune. Je pris les conseils de notre avoué, je me munis des pièces nécessaires et je partis pour l’Espagne.

Le désir de revoir la véritable Manuela n’entrait pour rien dans ma résolution. Sous le coup du malheur qui venait de nous frapper, je l’avais à peu près oubliée. Ce ne fut qu’en voyant les tours et les clochers de Pampelune qu’un certain étouffement nerveux que j’avais bien connu me revint comme un mal chronique.

— Qu’est-ce donc ? me disais-je en me raillant moi-même, ai-je du temps et du cœur de reste pour faire ici l’écolier romanesque ?

Cet étouffement augmenta et se compliqua d’un fort battement de cœur, lorsque, après avoir arrêté ma chambre dans une auberge, je me dirigeai vers l’hôtellerie du parador-général, la plus belle de la ville, qui m’avait été désignée comme celle où descendait ordinairement don Perez de Panticosa.

Je fus surpris du sourire avec lequel le domestique auquel je m’adressai me répondit ce simple mot :

Absent.

— Depuis quand ?

— Quinze jours.

— Pour longtemps ?

— Indéfiniment !

— Sait-on où il est !

— Dieu et lui le savent.

Impatienté de ce laconisme emphatique, je demandai à parler au maître de l’établissement, brave homme à figure douce et soucieuse, qui m’examina avec une sorte de crainte.

— Antonio Perez ! Vous êtes à la recherche d’Antonio Perez ? Êtes-vous de ses amis ?

— Nullement, mais j’ai affaire à lui.

— Vous ne le trouverez pas ici. Il est… parti ! Peut-être vous doit-il de l’argent ?

— Vous paraissez croire que dès lors je ne le trouverai nulle part ?

— Justement ! Il m’en doit aussi, et c’est de l’argent perdu.

— Est-il ruiné ?

— Ruiné ? Antonio Perez, le contrebandier ? Oh ! que non. Il est en fuite, emportant l’argent qu’il doit à tous ceux qui ont eu affaire à lui.

— C’est un coquin ? Je m’en doutais.

— Soyez-en sûr, c’est le dernier des hommes. Il a liquidé tout son avoir, et sans doute il va jouir en Amérique du fruit de ses escroqueries.

— N’avait-il pas avec lui une personne ?…

— Vous appelez cela une personne, sa maîtresse, la malpropre Pepa ?

— Il était seul ici avec elle ?

— La dernière fois, oui ; il avait laissé sa fille ailleurs.

— Au couvent ?

— Au couvent ? allons donc !

— J’ai ouï dire qu’elle avait été élevée ici, chez des religieuses.

— Cela est vrai, elle y a passé, je crois, deux ans. Elle y avait fait une petite folie, elle était sortie un soir avec un jeune officier ; pauvre petite, elle était si jolie, si poursuivie ! Le père, apprenant cela, est venu la chercher, disant qu’il voulait la mettre dans une autre ville. Ils sont partis pour la France, et puis ils sont revenus peu de temps après. Il l’a conduite à Madrid, où l’on dit qu’il s’est passé une autre aventure. Il a prétendu qu’elle s’était sauvée avec un Anglais ; d’autres disent qu’il l’a vendue très-cher à un Russe, et comme il en est bien capable… mais, si vous avez intérêt à retrouver votre homme, informez-vous à Madrid ; peut-être découvrirez-vous quelque indice. Personne ici ne vous en dira plus que moi. Pourtant, si vous voulez déjeuner, je vous ferai parler à quelques personnes de la ville.

Je commandai un déjeuner convenable, et j’invitai mon hôte à le manger avec moi, afin de le faire causer encore. Il devint tout à fait communicatif et me mit en relation avec quelques-unes des notabilités de sa clientèle. J’appris les choses les plus fâcheuses, les plus immondes sur le compte de mon débiteur. Je tremblais d’entendre prononcer le nom de mon père parmi les noms de ses amis. Il n’en fut pas question. Je me gardai bien de parler de Manuela, on m’en parla plus que je ne voulais. Selon les uns, c’était une fille sans expérience, intéressante et fort à plaindre ; selon les autres, c’était une rusée petite coquette qui s’était lestement dégagée de son amourette avec le jeune officier pauvre, pour accepter de la main paternelle, non pas un époux mieux partagé, mais des intrigues plus lucratives.

Je passai le reste de la journée à m’informer dans la ville. Le lendemain, je me rendis à Madrid, où les renseignements se trouvèrent conformes à ceux de Pampelune. On pensait que Perez était parti pour l’Amérique du Sud, où il avait déjà fait la traite des noirs. Quant à sa fille, — car, malgré moi, il semblait îque l’on tint à m’éclairer sur son compte, — les hommes en parlaient comme d’une perle de beauté et la plaignaient d’avoir eu un tel père. On ne savait pas ce qu’elle était devenue, il y avait plusieurs versions, mais il n’y avait point de doute à conserver : elle avait pris le mauvais chemin ouvert devant elle.

Je revins à Panticosa, où je passai quelques heures. Pour l’acquit de ma conscience, je tenais à m’y informer aussi ; mais je vis bien vite que je tombais dans un nid de contrebandiers qui craignaient de répondre et se méfiaient de moi. S’ils avaient eu à se plaindre de Perez, ils avaient été trop complices de ses entreprises pour le trahir. Ils détournaient les questions que je leur adressais sur son compte et s’obstinaient à me parler de la gentille Manuelita, belle, douce et bonne, qui faisait du bien et disait de jolies paroles à tout le monde, quand elle habitait le pays, avant d’aller au couvent de Pampelune. On ne l’avait pas vue depuis ; on pensait qu’elle était mariée avec quelque grand d’Espagne.

Je revins à pied par la montagne. Je passai à Luz pour recevoir l’argent du fermier de l’auberge du Bergonz. Là, je respirai un peu. Je ne craignais point d’entendre parler de mon pauvre père ; il n’y était connu que sous d’excellents rapports. Je vis qu’il était regretté par tant d’honnêtes gens, que je me confirmai dans l’idée qu’il avait fait très-loyalement des affaires illégales. Je ne me trompais pas ; le temps m’en a apporté des preuves nombreuses. Il était le type de cette inconséquence qui conduit certains hommes très-prudents et très-fins à être facilement dupés par de grossiers fripons, et à se trouver compromis dans des affaires véreuses où ils n’ont point trempé.

Je me consolais de tout d’ailleurs en me disant que ; s’il avait dû quelques profits à son association avec l’ignoble Perez, nous n’avions point à en recueillir le bénéfice. De ce côté-là, nous étions ruinés. Ce qui nous restait devait être considéré comme légitimement acquis par un travail auquel nous avions pris part, car l’auberge prospérait. Elle nous rapportait trois mille francs par an. Celui qui nous l’affermait rançonnait passablement la clientèle ; mais plus le beau monde se portait aux eaux des Pyrénées, plus on s’habituait à payer cher, et la maison Bielsa ne faisait point exception. Je passai là une journée rêveuse et attendrie ! tout m’y rappelait mon père et les rapides mais doux mouvements d’effusion qu’il avait eus avec moi. Durant sa courte et terrible maladie, il était devenu sombre et taciturne. Il était mort sans s’expliquer sur quoi que ce soit, ignorant, semblant vouloir ignorer notre avenir, se retirant de la vie comme un homme honteux et désespéré d’avoir perdu sa cause et manqué son but. Je n’avais aperçu en lui aucun scrupule de conscience. Il était en face de la légalité comme une espèce de sauvage qui méprise les institutions humaines et qui, dans sa hutte, redevient doux, hospitalier et sociable.

Tout en songeant à lui, je sentis d’autant plus combien je devais de confiance et de déférence à ma mère, qui avait toujours lutté pour ne point lui livrer la gouverne de ses enfants. Où m’eût-il conduit, s’il eût fait de moi un associé de Perez et l’époux de sa fille ?

Je m’efforçai de penser sans émotion à cette Manuela qui, sans le savoir, avait déjà joué un rôle si marqué et si varié dans ma vie. Je m’applaudissais de ne l’avoir pas vue lors de ma première excursion à Panticosa, et pourtant qui sait si mon amour n’eût pas fait d’elle une honnête femme ? La plupart des gens qui m’avaient parlé d’elle la plaignaient, et ceux qui l’avaient tant soit peu connue semblaient en être restés épris. J’essayais de me la rappeler. Elle m’avait fait l’impression que produirait l’apparition d’un ange. Y avait-il en elle quelque chose de particulièrement séduisant, ou mon imagination avait-elle fait tous les frais de cette séduction ?



IV


Je retournai à Pau, où je renseignai ma mère sur l’inutile résultat de mon voyage. Elle en prit son parti, disant qu’elle se faisait fort de vivre avec ce que nous avions réalisé et d’empêcher par sa prévoyance et son économie que nous eussions à souffrir de la gêne.

— Ne parle pas de moi et ne t’en inquiète pas, lui répondis-je ; je ne le serai à charge que le temps nécessaire pour conduire à bien mes études, qui vont devenir plus sérieuses et plus ardentes qu’auparavant.

Je la quittai pour les reprendre et regagner par de grands efforts le temps que j’avais dû consacrer à nos affaires de famille. Je retrouvai mon cher Vianne, toujours laborieux et sage, parlant toujours de ma sœur comme de son idéal, mais n’y pensant pas à toute heure et ne perdant pas l’esprit comme je l’avais perdu la première année de mon amour pour Manuela. Naturellement, sans lui rien révéler de ce qui concernait mon père, je lui avais raconté cette aventure. Il s’était étonné de me trouver si impressionnable et si romanesque avec mon corps d’athlète et ma figure épanouie.

— Je fais une remarque, m’avait-il dit : c’est que, d’après le caractère, la physionomie, les goûts d’un jeune homme, on peut constater la tendance et prédire la marche de son existence, hormis sur un point essentiellement indépendant de tout le reste et très-mystérieux, pour ne pas dire illogique, — la nature de sa notion sur l’amour. Je crois savoir, en t’examinant, que tu es actif, plein de courage, que tu es naturellement chaste, très-généreux et porté aux dévouements chevaleresques. Tout cela ne suffit pas pour que je te déclare à l’abri de quelque énorme sottise tout à fait en désaccord avec tes heureux instincts, parce que j’ignore de quelle façon tu aimeras la femme. Ce que tu me racontes m’étonne et semble appartenir au tempérament lymphatico-nerveux de quelque pâle étudiant des contes d’Hoffmann, tandis que ton organisation est celle d’un chasseur ou d’un pâtre des montagnes d’Espagne. Je t’étudierai davantage sous ce rapport, et je te dirai ce que j’aurai découvert, afin que, s’il y a péril accidentel, tu t’en préserves, et que, s’il y a fatalité, tu la combattes. Je ne suis pas de ceux qui croient la fatalité organique impossible à vaincre.

Quand plus tard, le hasard ayant ramené ce sujet d’entretien, je laissai voir à mon ami une certaine sollicitude, une sorte de compassion pour la fille de Perez :

— Tu regrettes, me dit-il, de n’avoir pas pu tenter la jolie expérience de l’épouser pour en faire une honnête femme ? Je ne dis pas que tu aurais échoué, puisque je ne sais rien d’elle ; mais je reviens à mon examen de ta manière d’aimer. Tu es de ceux qui ont en eux-mêmes une confiance fanfaronne et qui, sous prétexte de respect pour la nature humaine, croient, grâce à leurs perfections, sanctifier ce qu’ils touchent.

— Ne te moque pas, lui dis-je ; je ne sais pas du tout me défendre de la raillerie. Tu sais très-bien que je suis un instinctif, un rustique, que je ne fais pas de théories, que je ne me connais pas, que par conséquent je ne me dédaigne ni ne m’estime. Je me sens porté à plaindre la faiblesse et à la protéger ; je ne me demande pas si je peux la sauver, la sanctifier, comme tu dis. Je me précipite pour secourir quiconque tombe à la mer, sans savoir si je ne me noierai pas avec lui.

— Tu crois cela, donc tu le penses, tu es sincère, je n’en ai jamais douté ; mais, en te jetant ainsi à la mer, tu comptes sur ta force et ton adresse. Si tu étais sûr de périr sans sauver personne, tu resterais au rivage, — ou bien tu te précipiterais uniquement par amour-propre.

— Traites-tu de vanité le devoir de donner l’exemple ?

— Ah ! oui, donner l’exemple, voilà ! Voilà ce que je crains, de toi ! Tu es trop idéaliste pour la société où nous sommes appelés à vivre. Tu es capable de beaucoup de belles choses, mais je voudrais être sûr que tu feras quelque chose de raisonnable. Or, s’il y a quelque chose au monde qui demande le contrôle souverain de la froide raison, c’est l’expérience de la science que nous étudions. Le médecin ne doit pas obéir à l’inspiration du moment ; même dans les cas désespérés, je nie qu’il ait le droit d’écouter son cœur ou son imagination.

Ces causeries revenaient souvent et nous menaient parfois à cent lieues au delà du point de départ. Ce n’était peut-être pas bien utile, car il arrive que, dans ces discussions entre jeunes gens, on se place de part et d’autre sur un terrain que l’on s’habitue à regarder comme une propriété exclusive, bien qu’on y ait tenu médiocrement dans le principe ; mais la jeunesse ne vit que de théories, et la société présente ne vit que de partis pris. Loin de redresser dans notre maturité les erreurs de notre inexpérience, elle s’empare de nos croyances ou de nos passions au profit des siennes quand elle ne nous sacrifie pas à de plus étroits intérêts.

Telle ne furent pourtant ni ma destinée ni celle de mon ami, et, si j’ai fait mention de nos amicales querelles, c’est qu’en songeant au dénoûment imprévu qu’elles amenèrent pour lui, je ne puis me défendre d’en rire un peu.

Au bout de nos cinq années d’études, nous fûmes reçus médecins, Vianne et moi, le même jour ; il avait vingt-six ans, j’en avais vingt-quatre. Il vint alors avec moi à Pau, en me confiant qu’il avait l’intention de faire sa cour à ma sœur, si elle ne s’y opposait pas par une déclaration formelle. Je n’espérais pas beaucoup pour lui. Jeanne, à vingt et un ans, était la même qu’à dix-sept, plus belle et plus grande musicienne encore, mais ajournant l’idée du mariage sans hésitation ni regret. Ma mère respectait toujours sa volonté à cet égard et n’insistait pas. Vianne était pourtant le meilleur parti qu’elle pût jamais espérer. Il était si bien posé à Montpellier, qu’il devait sans effort s’y faire promptement une bonne clientèle. Il avait des ressources personnelles, ni père ni mère pour discuter la naissance et la fortune de sa fiancée, pour toute autorité à subir un vieux oncle qui ne voyait que par ses yeux. Il eût été heureux de se charger de ma mère. Il avait une maison à Montpellier, on eût pu vendre ou affermer celle de Pau. Sa demande méritait donc réflexion, ma mère l’admit, mais elle nous dit qu’il ne fallait point en faire part à Jeanne. La seule chance de réussite était que Vianne, en la voyant de temps en temps, — pas tous les jours, — vînt à lui plaire.

Il s’établit donc dans notre ville pour quelques semaines sous le prétexte assez plausible de soins à donner à un de ses amis qui y résidait, et moi, je partis pour les Pyrénées, où j’allais presque tous les ans passer quelques jours pour surveiller notre petite propriété.

Cette fois j’y restai davantage. Le vieux médecin des eaux de Saint-Sauveur, qui depuis longtemps m’avait pris en amitié, avait toujours souhaité me voir devenir son successeur. Il parlait de se retirer, et, me voyant reçu médecin, il me conseillait de faire des démarches pour obtenir son emploi, se promettant de m’aider et de couvrir de son concours pendant quelque temps ce que l’on pourrait me reprocher, la jeunesse et l’inexpérience. J’étais si bien vu dans le pays, que je n’avais pas d’opposition à craindre. Pourtant je demandai le temps de la réflexion. Le poste était bon, mais de bien courte durée chaque année. Il eût fallu pouvoir m’établir dans une des régions voisines où l’on passe l’hiver et l’on vit sur une clientèle fixe. Je ne voyais aucune position à prendre dans les environs, tout était occupé sans espoir de vacance. C’est à m’assurer de ce point important que je passai une semaine. La chose méritait examen. J’étais très-incertain du théâtre de mes débuts. Et ne fallait pas songer à faire quelque chose à Pau. Il y avait là plus de médecins qu’il n’était nécessaire ; je n’avais jamais songé à m’y établir, mais je désirais ne pas trop m’éloigner de ma famille, et Luz était déjà bien loin au gré de ma mère. Le hasard, dirai-je le hasard tout seul ? devait dénouer la situation.

Un matin que j’étais monté en me promenant aux bergeries, c’est-à-dire au groupe de chalets situés sur les pâturages du pic de Bergonz, à une demi-heure de marche au-dessus de notre auberge, je vis arriver deux voyageurs qui faisaient l’ascension, l’un à pied, l’autre en chaise. Le piéton était un Anglais d’apparence distinguée, un homme dont la figure agréable et soignée disait cinquante ans, tandis que le jarret un peu roidi et les cheveux tout blancs disaient soixante. La personne portée en chaise par deux vigoureux montagnards était une jeune femme de vingt-quatre ans environ, un peu pâle, un peu fatiguée, extrêmement jolie et très-bien mise. Ils n’avaient point de guide ; le guide n’est pas nécessaire pour l’ascension du Bergonz, qui n’est ni compliquée ni difficile.

Je connaissais déjà de vue presque tous les malades et touristes de la localité. Ceux-ci m’étaient pourtant inconnus. Ils devaient être arrivés la veille au soir, peut-être le matin même.

Ils s’arrêtèrent à la cabane, et le vieux berger s’empressa de leur offrir du lait. La jeune dame refusa, disant qu’elle venait de déjeuner chez Bielsa, c’est-à-dire chez celui qui tenait mon auberge. Le gentleman lui dit quelques mots en anglais. Elle n’était point Anglaise, car elle fit répéter et ne parut pas comprendre. Alors il lui dit en français, qu’il parlait du reste fort bien :

— Il faut laisser reposer ces braves porteurs et même leur donner à boire.

Il demanda au berger s’il avait du vin. Il en avait toujours quelques bouteilles en contrebande, car il avait passé avec l’auberge un marché qui l’obligeait à ne fournir que du lait. Je vis qu’à cause de moi, bien que ce ne fussent pas mes affaires, il hésitait à répondre. Je m’éloignai pour ne pas le gêner ; je montai un peu plus haut sur le sentier.

Je redescendis au bout de quelques instants ; mon intention n’était pas de monter au pic, dont je connaissais le moindre caillou, mais je n’étais pas fâché de revoir le pâle et charmant visage de la jeune dame. J’étais pourtant blasé sur la rencontre des plus jolies voyageuses comme des plus laides. J’avais assez fait le garçon d’auberge pour regarder tous ces oiseaux de passage comme un gibier hors de portée. Seulement, comme, à l’âge que j’avais, on regarde toujours avec intérêt ces personnages plus ou moins ailés, j’avais acquis certain discernement. Je distinguais très-vite une compagne légitime d’une associée de rencontre, une noble Anglaise évaporée d’une aventurière précieuse, une Parisienne de la fashion tapageuse, mais appartenant au vrai monde, d’une courtisane habillée avec plus de goût et affichant un meilleur ton. Mon père, qui embrouillait tout cela, ma mère, qui n’y comprenait absolument rien, s’étonnaient de ma perspicacité quand après coup je leur disais à quelle espèce ou à quelle variété ils avaient eu affaire.

Je revins donc sur mes pas et j’examinai la voyageuse, surpris de ne pouvoir définir sa véritable condition. La mise était irréprochable, un mélange de goût français et de confortabilité britannique. Elle était Française et appartenait à cet Anglais, dont elle n’était pourtant pas la fille, elle ne lui ressemblait pas et ne faisait que bégayer sa langue. Elle pouvait être aussi bien sa maîtresse que sa femme ; mais alors c’était une maîtresse de choix, car il la suivait pas à pas, lui offrant la main pour gravir une pierre, et se baissant, encore qu’il ne fût pas bien souple, pour écarter une branche de son chemin.

Je m’étonnai de les voir encore là, se promenant autour de la bergerie et paraissant attendre Le berger m’apprit tout bas qu’un des porteurs se trouvait subitement malade et me pria d’entrer dans l’étable, où il s’était jeté sur la litière et se roulait, en proie à une crampe d’estomac très-violente. Il me suppliait de ne pas le dire à ses voyageurs.

— Cela va se passer, disait-il ; cinq minutes de repos, et je me remets en route.

Je le connaissais ; je le savais sujet à ces crampes qui ne passaient pas si aisément. Je lui défendis de se remettre en route. Je lui donnai un calmant que j’avais dans ma trousse, et je conseillai à son camarade de descendre à l’auberge, où il trouverait peut-être un autre porteur : moi, je me chargeai d’aller expliquer aux voyageurs l’accident qui les retardait.

— Eh bien, dit la jeune dame, nous monterons à pied. On peut très-bien monter à pied, n’est-ce pas ?

— Très-bien, répondis-je.

— Non, dit l’Anglais, trois heures de marche, c’est trop pour vous, ma chère, je m’y oppose absolument.

— Est-ce qu’il faut trois heures ? reprit-elle en se tournant vers moi.

— D’ici, répondis-je, il n’y en a plus que pour une heure et demie.

— Eh bien, mon cher, dites donc cela à mon mari !

Je regardai l’Anglais, qui ne sourcilla pas.

— Il y a, me dit-il, une chose bien simple. C’est que vous portiez la chaise de madame avec celui de nos hommes qui n’est pas malade.

Et, comme je souriais, il ajouta :

— Je payerai ce que vous voudrez.

J’étais habillé absolument comme un montagnard, c’était mon habitude dès que j’arrivais au pays : le berger, qui m’avait vu tout jeune, me tutoyait ; la méprise était naturelle. Je ne m’en fâchai pas ; mais je refusai, disant que nul n’a le droit de porter la chaise, s’il n’est patenté à cet effet, et que je n’avais pas la plaque.

— Alors attendons, dit l’Anglais.

— Non, n’attendons pas, reprit sa femme ; ce porteur ira en chercher un autre, et ils nous rejoindront là-haut. Le vieux berger, ou bien le garçon que voici (elle me désignait) nous servira de guide, et je marcherai. Voyons, cher ami, consentez.

— Oui, avec un guide pour vous soutenir ; mais le berger est trop vieux, et ce jeune garçon n’est pas guide non plus.

— Ceci ne fait rien, répondis-je, je peux guider sur le pic de Bergonz où il n’y a pas de danger sérieux à courir pour les voyageurs.

Pourquoi je fis cette réponse qui devait décider de ma destinée, je l’ignore. Il y a des moments où nous n’avons pas conscience de l’impulsion qui nous est donnée. Cette impulsion me venait du regard engageant et enjoué que la jeune dame attachait sur moi. Je reçus avec un mouvement de surprise, aussitôt réprimé, le paletot et le parasol que l’Anglais jeta négligemment sur mon épaule, et je me mis à marcher en avant.

J’étais piqué par je ne sais quelle curiosité en même temps que je subissais je ne sais quelle fascination. Cette jeune femme me rappelait l’émotion que j’avais, ressentie à Bordeaux en voyant, pendant deux ou trois secondes, la charmante figure de Manuela Perez. C’était, autant que je pouvais m’en souvenir, un type de même famille, ni grande ni petite, un peu maigre, beaucoup de grâce, des cheveux bruns ou noirs, des yeux clairs, gris ou bleus ; mais celle-ci avait plus d’allure et moins de feu. C’était une Parisienne pur sang, son accent ne pouvait laisser le moindre doute.



V


Je subissais, je l’ai dit, une fascination. Je dois ajouter qu’en même temps j’éprouvais une méfiance singulière. Mon éducation, ma nature, l’influence de mon milieu, avaient fait de moi un composé d’ardeur et de retenue ; je m’attribuais alors, même à mes propres yeux, et probablement sous l’influence de Vianne, une certaine puissance d’examen et de scepticisme : je touchais au moment où la jeunesse et l’inexpérience reprendraient leurs droits.

La jeune dame, qui m’intriguait passablement, marcha d’abord appuyée sur le bras de son mari ; ils ne se tutoyaient pourtant pas. Il l’appelait Hélène ; il lui jurait qu’elle ne le fatiguait pas. Elle répondait qu’elle était sûre du contraire et qu’il devrait la laisser marcher seule. La question fut bientôt résolue, le sentier devint trop étroit, elle dut passer entre nous deux ; puis il devint escarpé, et l’Anglais voulut marcher sur la berge rocheuse afin de préserver sa compagne du vertige. Elle s’effraya pour lui, et, quand je l’eus vu trébucher deux fois. :

— Pardon, mon bourgeois, lui dis-je en forçant mon accent méridional, car leur méprise m’amusait et je travaillais à la faire durer, — du moment que vous m’avez pris pour guide, j’ai une responsabilité. Il faut me laisser tenir madame et il faut passer devant moi.

Il y consentit avec la tranquillité d’un gentleman qui ne peut pas être jaloux d’un paysan. Je marchai sur le contre-fort du sentier. Elle appuya sa petite main gantée sur mon épaule. Quand un obstacle se présentait devant elle, je la soulevais en l’entourant de mon bras. Nous montions ainsi depuis une demi-heure, et ce n’était pour moi qu’une promenade. La jeune dame était adroite et légère ; mais l’Anglais était visiblement hors d’haleine.

— Pauvre cher ami ! dit-elle tout haut, comme se parlant à elle-même dans un moment où il était resté en arrière, cela est trop rude pour lui : il se croit toujours jeune…

— Et il n’est plus jeune, répondis-je affectant la simplicité, poussé peut-être par un assez mauvais sentiment.

Elle se retourna vers moi et me regarda d’abord avec une expression fâchée, mais elle devint rouge comme si elle était humiliée de la comparaison à établir. Je voulais qu’elle me parlât.

— Pardon, lui dis-je, vous ne me parliez pas, j’ai cru…, je ne suis guide que par occasion !

— Si vous n’êtes pas ce que vous paraissez être, qui donc êtes-vous ?

— Un homme très-mal élevé, un chasseur d’ours.

— Ah ! mais c’est très-beau d’être chasseur d’ours. En avez-vous tué beaucoup ?

— Beaucoup.

— C’est dangereux, n’est-ce pas, cette chasse-là ?

— Très-dangereux.

— Et vous n’avez jamais eu peur ?

— Quand on a peur de l’ours, on est perdu, et, puisque me voilà…

— Comment vous y prenez-vous pour le tuer ?

— À la vieille manière du pays, c’est encore la meilleure : on roule son manteau autour du bras gauche, qu’on lui présente au moment où il se dresse, et de la main droite on lui enfonce un épieu dans le cœur.

— Ah ! c’est effrayant ; ce doit être plus émouvant que les combats de taureaux que j’ai vus en Espagne.

— Vous arrivez d’Espagne ?

— Non, j’arrive de Londres, mais j’ai vu l’Espagne aussi. Mon mari aime beaucoup les voyages.

— Et vous aussi ?

— J’en suis un peu rassasiée ; mais le voici qui vient, ne parlez pas de chasse à l’ours. Il voudrait peut-être y aller, et je serais trop inquiète…

— C’est un bon mari alors ?

— C’est un ange, répondit-elle en me regardant fixement comme pour me dire qu’une femme comme elle ne craignait pas l’indiscrète familiarité d’un homme comme moi.

En même temps que le gentleman, les deux porteurs nous rejoignaient avec la chaise. La jeune dame y monta en me priant de ne pas laisser son mari seul. Je ne pensais pas être nécessaire, pourtant je ne souhaitais pas m’en aller, et, quand il me dit : « Venez avec nous, mon cher, je ne veux pas vous avoir dérangé pour si peu, » je songeai que j’avais le temps de refuser l’argent et que je pouvais accepter la promenade.

Il essaya de suivre la chaise, mais il dut vite y renoncer, et, comme sa femme ne le voyait plus, étant passée en avant, il me demanda mon bras avec beaucoup de politesse et de bonhomie. Je l’avais pris pour un ancien beau passablement ridicule. Je vis que je m’étais trompé ; c’était un homme charmant qui luttait contre les premières atteintes de la vieillesse pour ne pas être à charge et déplaisant.

— J’ai été un grand marcheur, me dit-il en s’arrêtant un peu, non pas un beau montagnard comme vous, mais un chasseur leste et nerveux, passionné pour l’action et le danger. Voici que l’âge me fait sentir son poids. J’irai tant que je pourrai, et puis je me résignerai.

— Vous avez raison de lutter, lui dis-je ; pourtant il n’en faut pas trop faire. Quel âge avez-vous ?

— Je ne cache pas mon chiffre, soixante-deux ans… Et vous, mon enfant ?

— Vingt-quatre ; mais ne parlez plus, la respiration vous manque ; vous avez un commencement d’asthme. Je ne vous dirai pas que dès lors il faut ne plus bouger ; je suis de l’avis contraire. J’ai vu des asthmatiques dont le mal n’était pas trop avancé guérir par un effort modéré, mais continuel, pour rendre à l’organe affecté sa fonction normale.

— Ah çà, mais, dit-il en s’arrêtant encore, vous parlez comme un médecin, mieux qu’un médecin, car le mien me prescrit le repos.

— Je suis un peu médecin : dans la montagne, il faut savoir un peu de tout. Voulez-vous me permettre de vous écouter un instant ? Respirez du mieux que vous pourrez.

— Voilà.

— Eh bien, ce n’est pas mal ; vous pouvez guérir, si vous avez de la patience et de la persévérance. Marchez tous les jours, mais pas autant qu’aujourd’hui. Vous en avez assez.

Il m’examina avec surprise. Je me trahissais ; j’étais las de mon rôle. Nous arrivions auprès de la chaise. On sait que les porteurs vont très-vite, au pas gymnastique. La jeune dame leur avait ordonné de s’arrêter pour attendre son mari. Elle était descendue et venait à sa rencontre.

— Je veux marcher à présent, lui dit-elle, et vous vous ferez porter.

Il refusa ; devant elle, il dissimulait sa fatigue, et je crus voir à ses regards inquiets qu’il ne fallait pas prononcer le terrible mot d’asthmatique ; mais je crus devoir insister, et elle m’en sut gré.

— Cher ami, lui dit-elle avec une grâce caressante, vous n’êtes pas bien aujourd’hui, vous ne marchez pas comme à l’ordinaire. Si vous refusez, ajouta-t-elle en baissant la voix, je croirai que vous ne m’aimez plus.

Il parut vaincu et céda. Les porteurs l’enlevèrent au pas de course ; il était mince et léger. En un instant, je me trouvai seul avec elle.

— À nous deux, maintenant, monsieur le docteur ! me dit-elle en prenant sans aucun embarras le bras que je lui offrais. Mes porteurs viennent de m’en dire de belles sur votre compte ! Vous êtes reçu médecin à vingt-quatre ans, ce qui est très-joli, vous êtes d’une famille très-honorable et très-estimée, vous allez devenir l’associé du médecin des eaux de Saint-Sauveur ; enfin vous êtes un homme distingué, et même un homme du monde quand il vous plaît de l’être. Et vous vous moquez des pauvres voyageurs, vous les trompez avec un costume d’emprunt, vous vous donnez pour un chasseur d’ours, tandis que vous êtes M. Laurent Bielsa, propriétaire de la jolie maison et du beau pâturage où nous nous sommes arrêtés tantôt ! Pourquoi cette comédie, je vous le demande, et quel plaisir trouvez-vous à rendre ridicules des gens que vous ne connaissez pas et qui ne vous ont jamais rien fait ?

Je lui répondis que je n’avais pas offert mes services, qu’on les avait réclamés sans me consulter, que je ne m’en prenais point à elle de la méprise, et que j’acceptais une leçon due à la rusticité de mes habits et de ma personne.

— Alors c’est à mon mari que vous en voulez ? Vous auriez grand tort ; il est un peu distrait, et il faut convenir que l’habitude de la richesse porte un peu les Anglais à croire qu’avec de l’argent on peut commander à tout le monde comme au premier venu ; mais, si vous connaissiez sir Richard Brudnel, vous lui pardonneriez tout. C’est l’homme du monde le plus affable, le plus bienveillant, le plus doux, le meilleur qui existe ! Voyons, pardonnez-lui vite, ou bien, moi, je ne vous pardonnerai pas de m’avoir mystifiée.

— En quoi vous ai-je mystifiée ?

— Ah vraiment ! Combien d’ours avez-vous tués, beau chasseur à l’épieu ?

— Si vous aviez mieux questionné vos porteurs, ils vous auraient mieux renseignée. J’ai tué sept ours, dont vous avez pu voir le feston de griffes à la porte de mon auberge. Nous en avons régalé nos amis et nos pratiques, et j’ai partagé les primes avec mes camarades.

— Alors… je me rends, vous êtes un homme extraordinaire, et nous serons forcés de vous faire des excuses.

— J’accepte les vôtres, répondis-je gaiement. Quant à sir Richard, la paix est déjà faite ; je lui ai donné une consultation.

— Ah ! est-ce qu’il est malade ?

— Fort peu. Il vivra longtemps.

— Que Dieu vous entende ! Pour cette bonne parole, et pour sceller le pardon que vous nous accordez, donnez-moi la main.

Je reçus sa petite main dans la mienne avec émotion, et n’osai la serrer.

— Allons donc, dit-elle, à l’anglaise ! Skake ! skake ! Vous savez l’anglais, je parie ! Moi, je ne l’apprendrai jamais ; c’est une langue affreuse. J’aime l’espagnol ; je l’ai appris très-vite, mais au fond je n’aime que le français, la France et Paris !

— Vous y êtes née ?

— De parents pauvres, comme on dit ; mon enfance a été bien humble ; plus tard, j’ai été riche et point heureuse. Sir Richard m’a aimée ; il a été ma providence. À présent je n’ai rien à désirer.

— Vous aviez été mariée une première fois ?

— Non. Pourquoi cette question ?

— Je croyais comprendre…

— Ah ! mon histoire serait trop longue et point amusante. Parlez-moi de vous. Allez-vous réellement vous établir ici ?

— Je n’en sais rien encore.

— N’allez-vous pas songer à vous marier ?

— C’est trop tôt.

— Vous n’êtes donc amoureux de personne ?

Cette brusque question me fit rougir comme un enfant, et je répondis que je n’avais point encore aimé.

— Pourquoi ça ? reprit-elle avec la même aisance que si elle eût questionné une jeune fille.

— Je n’ai pas eu le temps.

— Ah ! oui, le travail, le devoir ! Vous êtes un homme sérieux. M. Brudnel n’a pas eu une jeunesse aussi tranquille. Il paraît qu’il a été un des hommes les plus séduisants de son temps, et qu’à votre âge il avait déjà eu de brillantes aventures,

— Il vous les raconte ?

— Jamais. J’ai ouï dire ; mais de quoi est-ce que je vous parle ? Je suis une étourdie, moi, J’ai l’habitude de penser tout haut, mon éducation a été tardive, incomplète. C’est mon mari qui m’a civilisée avec une patience, une bonté d’ange.

La pente devenait trop roide, elle cessa de parler, bien qu’elle fût en veine d’expansion.

Je devins rêveur. J’éprouvais un grand attrait pour elle, je la trouvais naïve, bonne, d’une grâce irrésistible ; puis, par moments, elle me semblait dépourvue de tact et trop hardie avec moi. Il était bien possible que sir Richard eût fait en France ce qu’on appelle un mariage de garnison. Son âge l’avait rendu indulgent pour cette innocence dont il n’avait vu que le charme et pour ce manque d’éducation première qui se révélait à mes yeux tour à tour éblouis et déçus. On trouvera peut-être que j’étais bien difficile pour un homme d’aussi mince condition. J’étais, en dépit des sermons de Vianne et de moi-même, un idéaliste porté par nature à regarder toujours au delà du cadre de ma vision.

Et puis, j’avais sous les yeux un point de comparaison, c’était le mari dont cette femme avait le droit de vanter la distinction. On sentait en lui l’aristocratie naturelle développée par la réflexion et la volonté. Elle aussi pourtant était née élégante, sa nature physique était de premier choix et devait repousser instinctivement tout ce qui était bas ou seulement grossier ; mais il n’y avait point une culture suffisante, ou bien l’intelligence avait manqué.

M. Brudnel, parvenu au sommet, contemplait le pays. Il faisait très-beau ; le temps était clair, et, comme c’était la première fois qu’il parcourait l’intérieur des Pyrénées, je pus lui détailler toutes les localités de l’admirable panorama déroulé autour de nous. Il n’était pas un creux, pas un relief que je n’eusse parcouru et dont je fusse embarrassé de résumer l’histoire géologique, la faune ou la flore. Bien que le gentleman se fût déjà renseigné sur mon compte, il n’en faisait rien paraître.

— Merci, docteur, me dit-il du ton le plus naturel, quand il eut épuisé le chapitre des questions ; vous êtes un guide précieux et que l’on est heureux de rencontrer. Le regret de vous quitter ici serait très-vif pour nous ; ne pourriez-vous prolonger un peu notre plaisir en acceptant de dîner avec ma femme et moi, soit chez votre fermier, soit à Luz, où nous sommes descendus ? Choisissez, et dites-moi oui, ou vous me ferez beaucoup de peine.

Il parla ainsi avec une grâce parfaite, sans paraître ni surpris ni repentant de son erreur ; tout au contraire, il en prenait occasion de se réjouir, ce qui était infiniment plus aimable et plus spirituel que de s’en excuser.

J’acceptai le dîner à Luz, où j’avais affaire dans la soirée, et, craignant d’être indiscret en restant davantage, je voulus les quitter. Ils me retinrent et je cédai. Nous descendîmes tous à pied. Madame Brudnel accepta de temps en temps mon bras et nous eûmes quelques moments d’aparté où je cessai absolument d’être ému auprès d’elle. C’était décidément une personne aimable, bonne, désireuse de plaire et nullement coquette. Je remarquai qu’elle était aussi gracieuse avec ses porteurs qu’avec moi-même. La préoccupation ou plutôt l’entraînement continuel de son esprit semblait être une effusion de bienveillance. Elle avait de l’esprit naturel, ne cherchant pas à dissimuler son ignorance, questionnant et s’extasiant à propos de tout, une enfant curieuse, docile, excellente, adorable de soins et de grâce avec son vieux mari. Elle exhalait un parfum de candeur qui ne me permit pas de douter qu’elle ne l’aimât par-dessus tout. Il était si charmant lui-même qu’il n’y avait pas lieu de s’en étonner.

Elle parla peu à dîner ; elle était fatiguée et se retira aussitôt après. Le couple devait repartir le lendemain de bonne heure pour Bagnères-de-Bigorre. Je crus devoir prendre congé, M. Brudnel me retint.

— Permettez-moi, me dit-il, de causer encore un peu avec vous, docteur. J’ai quelques questions à vous adresser. Venez fumer un cigare avec moi sur le balcon.

Il me parla de sa santé.

— Je ne me préoccupe pas de moi outre mesure, dit-il en m’offrant le meilleur cigare que j’eusse fumé de ma vie ; mais, quand je m’en occupe, c’est pour décider quelque chose et me conformer sérieusement à la décision prise. Est-ce pour causer ou est-ce avec réflexion que vous m’avez dit tantôt sur la montagne par quel régime je pouvais, sinon guérir, du moins me conserver ?

— C’est avec réflexion et par suite d’une conviction arrêtée.

— Alors vous êtes en complet désaccord avec mon médecin, et je vous donne raison parce que son régime me débilite et qu’en faisant des efforts contraires à ses prescriptions je me suis toujours rétabli. C’était un jeune homme aimable et distingué que j’avais attaché à ma pauvre personne et qui me suivait dans mes voyages. Nous nous sommes séparés par suite de ce désaccord. Je crois qu’il était las de cette vie errante, qu’il eût voulu me voir fixé dans une grande ville où il se fût fait une clientèle. C’était son droit, et pourtant je ne crois pas qu’il gagne au choix qu’il a fait. Il avait chez moi dix mille francs par an d’honoraires ; c’était une position pour un jeune homme, et il était libre de me quitter le jour qu’il voudrait.

— Vous pensez, repris-je, qu’il s’est trompé sur la nature des soins à vous donner ? Pourtant, avant de partager absolument votre opinion, il me faudrait vous connaître et vous examiner davantage, il me faudrait avant tout vous ausculter.

— Eh bien, tout de suite, répondit-il vivement. Venez dans ma chambre.

Il résulta de mon examen et de ses réponses à toutes les questions que je dus lui adresser, qu’il était encore plein de ressources et pouvait vivre dix ans et plus sans infirmités provenant de sa constitution. J’approuvai la vie, non de voyages continuels, mais de locomotion fréquente et de déplacements appropriés aux phases de son affection ; c’était une chose à étudier et où il pouvait être son propre médecin.

J’allais me retirer, il me retint encore.

— Êtes-vous bien décidé, me dit-il, à être médecin des eaux ?

J’étais à peu près décidé à ne pas l’être, et je lui expliquai mes raisons.

— Et chez vous, à Pau ?

— Pas de place à prendre maintenant dans les villes du Midi un peu considérables ; je me suis informé.

— Alors vous n’avez pas de projets particuliers, et vous êtes libre ? Acceptez mes offres.

— Vos offres ?

— Vous n’avez pas compris ? Je désire vous faire dix mille livres de rente à la condition de voyager avec moi ou de demeurer avec moi aussi longtemps que vous y trouverez plaisir et avantage.

Surpris de cette prompte détermination de la part d’un homme qui ne me connaissait pas, je demandai à faire mes réflexions, et j’ajoutai que, si j’acceptais, ce serait à la condition de ne m’engager que pour un mois. Je n’étais pas persuadé que sir Richard eût besoin de dépenser dix mille francs par an pour un médecin spécial, s’il pouvait guérir tout seul.

Mes scrupules augmentèrent son désir de m’accaparer.

— Je vous donne huit jours de réflexion, me dit-il : il vous faut le temps de prendre des informations sur mon compte, mais je n’accepte pas votre mois d’épreuve. Je suis seul juge du besoin moral que je puis avoir d’un médecin. Tenez, allez consulter vos amis, votre famille, et, si c’est non, écrivez-moi poste restante à Perpignan dans huit jours ; si c’est oui, venez m’y rejoindre.

Il me donna sa carte ; je partis dès le lendemain pour Pau.

Ma mère fut très-surprise et tressaillit au nom de sir Richard Brudnel.

— Lui, s’écria-t-elle, sir Richard ! je le croyais fixé en Angleterre pour toujours, et tu dis qu’il est marié ?

Elle me fit beaucoup de questions sur sa femme et sur lui. Quand j’eus dit le peu que je savais de la femme et tout le bien que je pensais du mari :

— Pour celui-là, dit-elle, tu ne te trompes pas. C’était un jeune homme très-digne et très-bon, on l’estimait dans la famille de Mauville, mais je l’ai tellement perdu de vue… Et puis, où ne va-t-il pas t’emmener, puisqu’il a encore la passion des voyages ?

— Ses voyages ne seront ni lointains ni périlleux, puisqu’il a une jeune femme qui ne partage pas son goût et qui ne paraît pas bien forte.

— Et il est très-épris de cette jeune femme ?

— Je crois qu’il ne vit que pour elle.

— Il est bien âgé pour qu’elle partage sa passion ! Tu es jeune toi, et pas trop laid ; tu ne crains pas qu’il ne devienne jaloux de toi ?

— On peut se quitter le jour où on n’a plus confiance l’un dans l’autre. Je n’attendrais pas que le soupçon me menaçât d’un scandale ou seulement d’un outrage.

— Tu as envie d’accepter, je le vois.

— Certes j’ai envie de gagner dès demain ce que je ne gagnerai certainement pas dans dix ans, si je refuse. J’ai aussi envie de voyager un peu. Je crois qu’on apprend beaucoup à changer de milieu. Pourtant, comme je n’ai point envie de te faire de la peine, je refuserai, si tu le veux.

— Non, je n’ai pas le droit de m’opposer à ton avenir, et puis…

— Et puis quoi ?

— Rien ; je me parlais à moi-même. Accepte, pars.

Elle se leva, prit ma tête sur son sein, la couvrit de baisers et de larmes, puis, me repoussant avec l’effort d’un grand courage :

— Pars demain, reprit-elle, et sans rien dire à ta sœur, qui ne sait pas comme moi résister à tout. Je me charge de lui faire comprendre que tu devais accepter.

— Si ma sœur et toi devez avoir tant de chagrin, j’hésite et me trouble. Allez-vous donc croire que je compte m’expatrier ? Avez-vous espéré que je pourrais me fixer près de vous ?

— Non ! nous n’avions pas d’illusion ; mais les femmes se flattent toujours qu’un miracle se fera en leur faveur.

— Eh bien, qui sait si le miracle ne se fera pas un peu plus tard ? Sois sûre que, si la Providence s’en mêle, je l’aiderai de tout mon pouvoir. Et puis, si Jeanne se décide à aimer mon cher Vianne, tu auras assez de bonheur pour attendre plus patiemment mon retour. Où en sont-ils ?

— Ah ! je ne sais pas, répondit ma mère en soupirant ; que peut-on savoir de Jeanne ? Pars sans lui rien dire, cela vaudra mieux, et pars vite, pour que je n’aie pas le temps de faiblir.

— Dis-moi donc, lui demandai-je le lendemain, au moment de la quitter, comment il se fait que tu connaisses sir Richard Brudnel et qu’il ne m’ait point parlé de toi ?

— Parle-lui d’Adèle Moessart, il se souviendra probablement ; il ne m’a pas connue mariée, et n’a pas dû savoir le nom de ton père. Dis-lui… non, ne lui dis rien, cela lui rappellerait des choses pénibles. — Si ! au fait, parle-lui quand l’occasion s’en présentera, toutefois sans chercher à la faire naître, du château de Mauville ; note ses réponses et tu me les transmettras ; cela ne presse pas, mais cela n’est pas sans importance. Quelle singulière aventure que cette rencontre entre lui et toi !

— Voyons, explique-moi donc tes étonnements et tes réticences, cela commence à me tourmenter.

— Si c’était mon secret, je te le dirais tout de suite ; mais je dois me taire.

— Est-ce que cela concerne mon père ?

— Oh ! pas du tout ; cela ne te concerne pas non plus. Parle-lui du château de Mauville, on verra !



VI


Au bout de la semaine, j’étais à Perpignan, je me rendis à l’hôtel indiqué sur la carte de sir Richard. Il était sorti. Madame Brudnel me reçut avec de grandes démonstrations de joie.

— Cher docteur, vous nous comblez, me dit-elle, et, pour ma part, je fais mieux que de vous remercier, je vous bénis !

Elle vit la surprise un peu froide que me causait cet accueil, et elle ajouta :

— Ah ! c’est que vous ne savez pas : mon mari avait l’esprit frappé. Son autre médecin lui avait persuadé qu’il avait quelque chose à la poitrine, une maladie mortelle, et vous lui avez ôté cette frayeur qui l’aurait tué.

— Je crois que vous vous exagérez un peu les choses. M. Brudnel m’a paru beaucoup moins inquiet et beaucoup plus philosophe que vous ne dites.

— Enfin vous croyez, vous, qu’il n’est pas bien malade ? Dites-moi la vérité, à moi ; j’ai un grand courage, je le soignerai sans rien faire paraître.

— Je ne crois pas à cette grande prudence, mais vous n’aurez pas à la déployer. Sir Richard n’a rien, de grave à redouter quant à présent. Il s’agira de vous conformer à mes prescriptions, et, quelque rassasiée de voyages que vous soyez, il faudra continuer si je le juge nécessaire.

— Je traverserais le feu, si vous l’ordonniez, docteur ! D’ailleurs j’aime les voyages. Vous ai-je dit que j’en étais dégoûtée ?

— Vous ne vous rappelez pas toujours vos paroles, ou vous ne pensez pas toujours ce que vous dites ?

Elle me regarda fixement, ses yeux doux et vagues prirent un éclat pénétrant, puis elle éclata de rire.

— Comme c’est vrai, ce que vous dites-là ! s’écria-t-elle. Je parle souvent sans me douter de ce que je dis. J’amuse beaucoup sir Richard avec mes distractions ; il sait bien que ce n’est pas ma faute si je suis un peu stupide.

J’aurais dû accepter cette explication pleine de bonhomie… Pourquoi me causa-t-elle de l’humeur ? pourquoi me sentais-je épilogueur et pédant ? Je le savais si peu, que je ne m’apercevais même pas de l’inconvenance de mes critiques.

— Je n’approuve pas, lui dis-je, que l’on fasse si bon marché de soi-même. C’est un moyen que les enfants emploient souvent pour s’assurer l’impunité de leur insouciance.

— Les enfants sont les enfants, répondit-elle avec douceur.

— Et vous voulez rester enfant toute votre vie ?

— C’est ma destinée, allez ! Ce n’est pas moi qui l’ai faite et il faut que je m’en contente. Si j’avais eu de la prévoyance et de la raison, je n’aurais pas accepté d’être la compagne d’un homme si supérieur à moi ! Je n’avais pour moi que mon âge et ma figure ; puisqu’il s’est contenté de si peu de chose, c’est qu’il a un grand cœur ; mais je comprends que je vous paraisse sotte, à vous qui ne me devez pas d’indulgence. Heureusement la sienne est inépuisable et vous pourrez faire briller mon incapacité devant lui. Cela m’est égal, il ne m’en aimera que mieux.

Je sentis que j’avais été absurde et que je l’étais encore, car je ne pouvais ni expliquer ni excuser le mauvais ton de mes remarques désobligeantes. Je crus comprendre que ma logique était froissée par un désaccord frappant entre le charme physique qu’exhalait cette jeune femme et le peu de souci qu’elle prenait de plaire à l’esprit. Elle me faisait l’effet d’une odalisque rieuse et joueuse, privée du sens de la réflexion. Je me promis de ne plus ressentir ce charme qui apparemment m’avait ressaisi en la retrouvant si affable, afin de n’être plus irrité par l’absence de tact et de mesure.

Dès les premières heures de notre association, je vis qu’il me serait très-facile d’isoler ma vie de la sienne. Sir Richard arriva et, charmé de me voir, m’embrassa paternellement ; puis il sortit avec moi, et nous ne rentrâmes que pour dîner ensemble à l’hôtel. Madame Brudnel prenait ordinairement ses repas seule et à d’autres heures. Après le dîner, nous eûmes un cigare à fumer et une heure de causerie. Sir Richard prenait le café, puis, tout aussitôt, une bouteille de vin de Bordeaux qu’il dégustait lentement ; mais il n’allait jamais au delà, voulant, disait-il, tenir le milieu entre les habitudes de la France et celles de son pays. Une heure juste après le dîner, sa montre consultée, il se levait et sortait.

— À présent, me dit-il, vous êtes libre. Je ne vous demande que de demeurer toujours dans la même maison que nous, — votre chambre y sera toujours retenue, — et de prendre vos repas avec moi. Quand ma femme voudra en être, elle vous invitera elle-même. Tant que nous nous portons bien, elle et moi, votre temps vous appartient ; tout celui que vous nous accorderez vous sera compté comme une preuve d’amitié.

Cet arrangement me convenait fort. Seulement je me faisais scrupule de gagner si facilement mes honoraires, et je crus devoir le dire.

— Ne vous tourmentez point, me répondit Sir Richard. Si vous me quittiez, je chercherais aussitôt à vous remplacer et je ne trouverais pas aussi bien ; vous voyez que je n’y gagnerais pas.

Le lendemain, nous nous retrouvâmes tête à tête à déjeuner. Il s’agissait de se remettre en route, et sir Richard voulait me consulter. Il faisait encore chaud, il avait envie de passer l’automne dans les Alpes, l’hiver en Italie. Je ne vis pas d’objection à lui faire. Nous prîmes la mer à Port-Vendres le soir même à destination de Gênes, d’où nous devions nous rendre au lac Majeur. Je ne revis madame Brudnel, Héléna, comme l’appelait son mari, que sur le bateau à vapeur, où elle se rendit un peu d’avance avec sa femme de chambre pour s’installer dans sa cabine. Elle traînait avec elle un bagage énorme dont l’embarras ne causait jamais la moindre humeur à son mari. Il y avait en outre deux petits chiens, une perruche et un petit singe dont il lui fallait s’occuper autant que si c’eussent été des enfants, bien qu’un jeune nègre en eût la gouverne spéciale. Un vieux valet de chambre anglais, flegmatique, ponctuel et silencieux, complétait notre smala.

Au moment où nous allions monter à bord, sir Richard et moi, nous vîmes en haut de l’escalier madame Hélène qui nous attendait. Elle avait ôté son chapeau, un voile de dentelle noire flottait sur ses cheveux bruns. La fumée du steamer se rabattit sur elle. Je crus avoir la vision de Manuela Perez telle que je l’avais aperçue partant pour l’Espagne, et je m’imaginai que la ressemblance devait être frappante. Cependant l’accent de la Parisienne dissipa encore l’illusion.

— Vous avez bien tardé, nous dit-elle, j’ai vraiment eu peur que le steamer ne partît sans vous.

— Il ne m’est jamais arrivé de manquer un départ, répondit sir Brudnel, surtout dans certaines circonstances.

— Quand je suis du voyage, n’est-ce pas ? Si nous fussions partis, vous eussiez fait quelque miracle pour nous rejoindre, je parie !

— Peut-être, répondit-il avec un sourire un peu contraint.

— Venez voir ma jolie cabine ! lui dit-elle en prenant son bras.

Et il se laissa emmener.

Il l’aimait tendrement à coup sûr, mais il avait la pudeur anglaise portée au plus haut point, et il était facile de voir que tout ce qui ressemblait à la familiarité, même avec sa propre femme, le faisait souffrir hors du tête-à-tête. Ceci m’expliqua le soin avec lequel il la tenait cachée ; elle vivait sur le navire comme elle m’avait paru vivre à Luz et à Perpignan, c’est-à-dire comme une femme turque toujours cloîtrée dans son gynécée. Elle semblait se plaire dans cet isolement, car elle n’essayait pas d’en sortir sans sa permission et ne faisait point un pas sans lui. Il la promenait de temps en temps sur le tillac. Elle était alors soigneusement voilée.

Je la vis encore moins à Marseille, où nous prîmes un jour de repos. Au lac Majeur, nous fûmes vite installés dans une très-belle villa où déjà ils avaient passé l’automne précédent, et où j’eus une chambre charmante avec un beau cabinet de travail. De mon appartement, je n’apercevais rien de ce qui se passait dans le sien ; une tendine de soie fermait son balcon, et celui-de sir Richard était entre nous. Seulement j’étais étonné du bruit qui se faisait chez la recluse ; c’étaient tantôt des éclats de rire avec la femme de chambre espagnole, tantôt un interminable babillage, ou des exclamations pour séparer le singe et les chiens qui se querellaient, puis des sons de guitare, des roulements de castagnettes, comme si l’on eût dansé, et par-dessus tout les cris aigus de la perruche, qui redoublaient quand on voulait lui apprendre à parler.

Il y avait un très-beau jardin où je compris qu’il ne fallait pas me promener parce qu’il était réservé pour madame. Sir Richard lui-même n’y pénétrait pas. Les pins parasols et les allées en voûte qui ombrageaient ce jardin le cachaient mystérieusement. Par quelques rares éclaircies, j’apercevais parfois la belle Héléna se faisant balancer dans un hamac par le petit nègre, ou jouant avec ses bêtes favorites. Si elle me voyait à ma fenêtre, elle me criait un bonjour amical. Vêtue d’une robe de chambre en cachemire blanc, chaussée de babouches écarlates, la taille entourée d’une écharpe de soie lamée d’or, les cheveux à peine relevés, tombant à tout instant en ondes lustrées sur ses épaules délicates, elle était vraiment charmante. Jamais je n’ai vu de femme plus gracieuse dans ses poses et dans ses moindres mouvements, et cela naturellement, sans paraître le savoir. Elle gagnait à être vue à quelque distance, car de près, elle était un peu flétrie malgré un grand air de jeunesse. J’avais peine à détacher mes yeux de cette odalisque, et, tout en blâmant en moi-même les amours turques de mon Anglais, j’enviais par moment son sort.

Mais cela ne faisait point que je fusse amoureux de sa compagne. Elle me paraissait trop nulle, trop irresponsable dans la vie qu’elle menait, pour être aimée autrement qu’avec les sens, et, comme je n’étais point un ermite, cela n’eût pas suffi pour me troubler. D’ailleurs elle n’était pas toujours aussi séduisante. Lorsqu’elle montait à cheval le matin avec son mari, cette amazone étriquée qui faisait ressortir la maigreur de son buste, cette casquette de jockey dont la mentonnière faisait saillir son angle facial, sa gaucherie à manier sa monture, ses cris puérils quand elle avait peur, ou ses rires inextinguibles sans motif, tout cela ne convenait point à son type frêle et nonchalant.

Je vécus d’abord très-seul. Le pays était admirable. Je m’étais assez occupé des sciences naturelles pour trouver beaucoup d’intérêt dans mes excursions. Je ne perdais pas l’occasion de visiter les malades pauvres qui m’appelaient et à qui je donnais gratuitement mes soins. J’avais besoin d’exercer mon état et d’acquérir de l’expérience par mes observations. Je craignais d’oublier la médecine auprès de mon patron, qui se portait très-bien. Bientôt cependant je vis que je n’étais pas pour rien dans l’amélioration sensible de sa santé. Je lui mesurais avec soin chaque jour la dose d’exercice qu’il devait prendre. Je veillais à son alimentation, à son vêtement, à ses occupations intellectuelles avec beaucoup d’attention. Je l’étudiais et lui apprenais à s’étudier lui-même. Il m’accompagna bientôt dans mes promenades, et, comme il se souvenait d’avoir été robuste et infatigable, j’étais forcé de l’arrêter quand il s’emportait. Il aimait à faire des armes et me pria d’en faire avec lui. Il était de première force, mais je n’étais pas maladroit, et il se passionnait à cet exercice. J’usais de mon autorité pour le contenir. Je voyais bien que, pour obtenir un bon effet du mouvement que je lui permettais, il fallait une prudence méticuleuse.

J’eus toute la révélation de son caractère dans cette lutte amicale de tous les jours. Sous son air doux et poli, c’était une nature ardente, insatiable dans l’expansion. Il avait été longtemps plus jeune d’au moins vingt ans que son âge. Atteint depuis peu d’années, il n’en prenait pas son parti ; il était incapable de la résignation qu’il se piquait d’avoir au besoin. Infirme et brisé, il eût su se taire et sourire ; il se fût consumé rapidement dans un muet désespoir. Je vis que sa femme l’avait mieux jugé que je ne pensais, et, prenant à cœur la mission que j’avais acceptée, je mis toute ma volonté, toute ma contention d’esprit à le guérir. Je savais bien que son mal était jugé incurable en théorie ; mais j’avais vu un exemple de guérison, et je croyais, je crois encore qu’on peut guérir de tout, tant qu’il y a un peu d’huile dans la lampe.

Son aimable caractère, son généreux esprit aidant, je m’attachai à mon malade comme un artiste à son œuvre. Il le sentit ; il vit que j’étais un cœur dévoué et me prit en sérieuse amitié. Très-discret d’abord et me laissant beaucoup seul dans la crainte de m’accaparer trop à son profit, il se livra davantage quand il reconnut que sa société m’était infiniment agréable. Il avait des connaissances, une instruction littéraire étendue, du goût pour les arts. Il avait beaucoup vu, ayant fait de grands voyages. Il avait aussi beaucoup lu et possédait une belle mémoire. Sa conversation était pleine de charme et d’intérêt ; il racontait à merveille. Nous devînmes peu à peu inséparables aux heures qu’il ne consacrait pas à son ménage oriental. Il prenait intérêt à mes études personnelles et redevenait jeune dans nos récréations. Le soir, il m’apprenait les échecs ; le matin, je lui apprenais l’anatomie. Dans la journée, nous étudiions ensemble l’histoire naturelle, cette chose inépuisable où l’on découvre toujours, et puis aux repas nous devenions littéraires ; il était helléniste et connaissait à fond ses classiques.

Nous nous quittions régulièrement à neuf heures du soir jusqu’au lendemain à dix heures. À trois heures, il allait chez lui ou chez sa femme jusqu’au dîner. Le dimanche, j’étais invité par elle, et elle dînait avec nous, parlait fort peu, se montrait bonne, gracieuse, insignifiante, et disparaissait après le café. Telle fut notre vie durant les premières semaines ; mais nos rapports jusque-là si bien réglés furent modifiés par un incident imprévu. Lady C…, sœur aînée de sir Richard Brudnel, tomba gravement malade à Nice, et il dut se rendre en toute hâte auprès d’elle. Je comptais l’accompagner, mais il me pria de rester auprès de sa femme, et pour la première fois il me parla d’elle, car il était Oriental au point de ne jamais prononcer son nom devant moi sans nécessité.

— Hélène, me dit-il, ne saurait rester seule. En face des choses pratiques, elle est comme un enfant de trois ans. Elle laisserait entrer les bandits jusque dans sa chambre, s’ils avaient tant soit peu l’art de se faire passer pour mendiants. Elle répondrait innocemment à toutes les tentatives impertinentes. Enfin je la retrouverais compromise ou dévalisée. Je vous confie donc les clefs du harem, car je n’ignore pas l’étrangeté de mon ménage. Cela ne tient pas chez moi à un système d’autorité comme vous pourriez le croire, cela tient à la connaissance que j’ai du caractère adorablement exceptionnel d’Hélène. Je ne suis point jaloux comme vous avez dû le supposer, c’est-à-dire que je ne suis pas injuste et soupçonneux. Je ne suis pas non plus amoureux dans le sens de la possession farouche ; à mon âge, cher docteur, on aime surtout avec le cœur, on aime paternellement, surtout quand on a désiré en vain toute sa vie d’être père. Le caractère, les goûts et l’aspect d’Hélène se prêtent si bien à ma fantaisie, que je ne pouvais guère espérer une plus douce compagnie. En voilà assez sur ce sujet, n’y revenons pas, mais qu’il soit bien entendu que vous ne vous éloignerez pas de la maison en mon absence, que vous me répondez de la santé et de la sécurité de ma compagne.

— Je n’ai rien à vous refuser, lui répondis-je, même cette tâche délicate pour un homme de mon âge. Madame Brudnel acceptera-t-elle l’autorité dont vous m’investissez, si quelque circonstance imprévue m’oblige à m’en prévaloir ?

— Tout est prévu, elle vous obéira aveuglément. Une seule chose l’épouvanterait, c’est qu’on réclamât d’elle un acte de volonté ou un sentiment d’indépendance.

— Il faudrait pourtant penser à tout : si l’ennui de votre absence lui suggérait l’idée de m’appeler chez elle ou de sortir avec moi…

— Ne sortez pas, répondit-il vivement, ne sortez jamais avec elle. Elle m’a promis d’ailleurs de ne jamais sortir sans moi ; mais allez chez elle tant qu’elle voudra. Je ne crains qu’une chose, c’est qu’elle ne veuille pas profiter de votre agréable compagnie.

— Dois-je ne pas sortir du tout ?

— Sortez comme d’habitude, mais soyez là le soir et la nuit. Hélène est parfois sujette à des accidents, à des crises nerveuses d’une certaine gravité. Il y a longtemps qu’elle n’en a point éprouvé, et j’espère qu’elle ne vous causera aucun souci. Pourtant…

— Soyez tranquille, j’y veillerai. Serez-vous longtemps absent ?

— Huit jours au plus. Ma sœur est avec sa famille ; elle ne réclame pas mes soins et nous sommes unis par les devoirs du sang beaucoup plus que par la conformité des idées. Si elle me mande auprès d’elle, c’est pour me confier quelque volonté testamentaire que je n’aurai point à discuter.

Il alla faire ses adieux à sa femme et ne voulut pas qu’elle l’accompagnât au lieu d’embarquement ; il lui eût fallu revenir seule ou avec moi.

J’y conduisis sir Richard en lui faisant toutes mes recommandations médicales, et puis, comme je le voyais dans un jour d’expansion, que nous avions une demi-heure d’avance sur le départ, je me rappelai ce dont ma mère m’avait chargé, je lui demandai s’il se souvenait d’elle. Dès que je lui eus dit le nom d’Adèle Moessart, il pâlit, mais il répondit sans hésitation :

— Mademoiselle Adèle ! la fille de l’honnête régisseur, oh ! très-bien ! une digne personne, parfaite, on peut dire. Présentez-lui mon respect ; dites-lui que je n’ai rien oublié du château de Mauville et que je vous aime doublement, vous sachant son fils. Pourquoi donc ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ?

— Ma mère m’avait dit que le souvenir de ce château vous serait peut-être pénible. Je suis médecin avant tout.

— On peut me rappeler ces choses pénibles. Est-ce que vous les connaissez ?

— Oh ! rien absolument ; j’ignore tout ce qui peut vous concerner.

— Je vous l’apprendrai peut-être quelque jour ; maintenant il faut se quitter. Ayez bien soin d’Hélène.

La dernière pression de sa main semblait me dire : « Vous m’aimez, mon bonheur doit vous être sacré. » Je n’avais pas besoin de cette recommandation. Madame Hélène ne troublait ni mon cœur ni mon imagination. Habitué désormais à vivre près d’elle comme auprès d’une chose précieuse enfermée dans une vitrine et de nul usage pour moi, je redoutais seulement qu’elle ne me priât de promener ses chiens, fonction journalière que son mari accomplissait religieusement.



VII


Je trouvai en rentrant à la villa une lettre de ma sœur qui m’inquiéta d’abord. Elle m’écrivait si rarement, que je crus ma mère malade. Je fus vite rassuré. Voici ce que Jeanne m’écrivait :

« Je veux cette fois te donner de nos nouvelles moi-même. Maman va très-bien. C’est de moi que j’ai à te parler. Je n’ignore pas combien tu aimes M. Vianne et combien tu serais content de l’avoir pour beau-frère. Eh bien, je l’ai renvoyé chez lui, mais en l’autorisant à revenir dans un an, si au bout de ce temps il persiste dans sa résolution. Je lui ai même permis de m’écrire tous les quinze jours ; maman est très-contente ; es-tu enchanté ?

» Moi, je suis un peu effrayée d’avoir tant promis. On dit que l’amour est une chose grande, sublime ou terrible. Quel qu’il soit, je me suis toujours imaginé que, la femme étant appelée à obéir, un grand amour pouvait seul lui rendre l’obéissance agréable ou sacrée. Or je n’ai pour M. Vianne qu’une très-bonne et sincère amitié. Maman croit qu’il arrivera à m’inspirer un sentiment plus vif ; ce sentiment, c’est sans doute l’enthousiasme ou la tendresse. M. Vianne est bien raisonnable pour exiger tant de ferveur. Il est bien portant, bien posé, bien sage. Quel besoin a-t-il d’une compagne comme moi ? Moi j’ai besoin d’un culte, parce que je ne suis ni si sage, ni si tranquille ; je me suis donnée à la musique. Quel rapport pourra donc s’établir entre la musique et le mariage ? Je n’en vois pas.

» Me diras-tu, ce que tu m’as déjà dit, que l’on ne vit pas uniquement de jouissances intellectuelles et qu’un cœur vide est un cœur mort ? Mais n’ai-je pas deux êtres à aimer, et n’est-ce point assez ? Ma mère et toi, n’est-ce pas de quoi bien remplir et faire vivre mon cœur ? Ma mère m’aime tant ! Si ma faculté d’aimer venait à s’engourdir, elle la réveillerait bien vite par l’ardeur et la délicatesse exquise de sa tendresse. Pourquoi me supposerait-on l’âme froide parce que je n’aimerais pas en dehors de la famille ? Nous avons eu une enfance si choyée et plus tard une vie si heureuse ! Tu es aussi en âge de te marier, toi, et tu n’y songes guère, puisque te voilà lié à l’existence de ce gentleman dont l’amitié te rend heureux ? Ne va pas l’aimer mieux que nous ! Mais non, je ne crains rien. Tu n’aimeras jamais personne plus que nous, je t’en défie. Celle à qui tu appartiendras pourra bien te donner l’avenir ; elle ne te donnera pas le passé, ce grand fonds, ce grand trésor de tendresse et de confiance, les joies et les douleurs mises si longtemps en commun. — Quant à moi et à M. Vianne, il n’y a pas de passé, et il ne me semble pas qu’il y ait d’avenir sans cela. J’en suis parfois si effrayée que je ferme les yeux et me précipite à mon piano pour oublier qui je suis et ce que l’on veut que je sois.

» Je tiendrai parole, puisque j’ai promis. Je recevrai les lettres, je tâcherai d’y répondre, et, au bout de l’année, j’accepterai l’entrevue ; mais, si je n’ai pas changé, si l’émotion n’est pas venue, si je ne sens aucune joie d’abjurer ma personnalité et ma liberté, sera-ce ma faute ? M’en voudra-t-on ? maman aura-t-elle du chagrin ? M. Vianne me maudira-t-il ? me gronderas-tu ? Je n’ai pas promis que je dirais oui. J’ai promis de faire mon possible pour le dire ; mais, s’il fallait le dire contre mon gré, avec la terreur dans l’âme, trouverais-je en toi un protecteur, un ami courageux, un frère véritable pour me préserver de l’épouvante ou du désespoir ? Réponds-moi, je t’en prie. »

Je répondis sur l’heure :

« Oui, je serais un protecteur, un ami dévoué, un véritable frère. Sois libre, ma chérie, sois libre dans les émotions de ton cœur comme tu l’es dans les inspirations de ton art. Pense sans effroi à la résolution que tu prendras dans un an. Ta mère acceptera tout avec son inaltérable et inépuisable tendresse, avec son haut esprit de justice et de vérité. Mon ami Vianne saura se résigner sans rien perdre du respect qui te sera toujours dû. Quant à ton frère, il a consacré son avenir à un but, c’est de ne jamais coûter de larmes à sa mère et d’empêcher, autant qu’il est au pouvoir d’un homme, que sa sœur Jeanne en ait jamais une seule à verser. »

J’écrivis aussi à ma mère pour lui rapporter textuellement le court entretien que j’avais eu sur son compte avec M. Brudnel ; je portai mes lettres à la poste ; je dînai dehors, ne voulant pas me faire servir à la villa en l’absence du maître, et je rentrai au coucher du soleil.

Je me préparais à travailler et je songeais à ma sœur, à cet effroi du mariage qu’il ne fallait certes pas brusquer, aux idées singulières qu’elle avait eues longtemps sur un secret imaginaire relatif à sa naissance. Je me demandais si elle les avait encore ; si elle se croyait trop noble pour épouser Vianne ; pourquoi ma mère avait tenu à savoir la nature des souvenirs de sir Richard sur le château de Mauville. À la clarté rougeâtre qui envahissait ma chambre au reflet du couchant, mon esprit se perdait dans je ne sais quelles rêveries fantastiques. Il y avait toujours eu quelque chose de mystérieux autour de moi, et ma sœur était l’être mystérieux par excellence. Seulement elle ne paraissait plus douter de son identité légale ; pourquoi en avait-elle douté ? Par moments, et c’était là la cause vague et inavouée de ma lenteur à parler de ma mère à sir Richard, par moments j’avais craint de songer aux rapports qui pouvaient avoir existé entre elle et lui : … mais non, cela était impossible ! Ma mère était trois fois sainte, la droiture de sa vie entière éclatait dans sa parole et sur son visage.

J’allais allumer ma lampe lorsqu’on frappa à ma porte. Je criai : « Entrez, » croyant que le domestique venait faire ma couverture. On entra. Jugez de ma surprise, c’était madame Hélène !

— Ne vous étonnez pas de ma visite, dit-elle, et n’allumez pas. Il fait encore jour, venez causer sur le balcon. J’ai quelque chose à vous demander, mon bon docteur.

— Acceptez mon bras, lui répondis-je, et allons causer dans le salon. Vous y serez mieux ; j’ai trop fumé ici.

— Ah ! cela m’est bien égal ; mais allons où vous voudrez.

Je la conduisis dans la pièce commune qu’on appelait dans la maison le parloir. C’était une grande salle décorée de statues qui méritait bien peu cette dénomination intime du home anglais. Madame Brudnel se jeta sur un sofa. Je pris une chaise et attendis qu’elle parlât la première.

— Vous avez accompagné Richard jusqu’au bateau ? me dit-elle avec l’embarras d’une personne qui ne sait plus comment entrer en matière.

— Oui, madame, jusqu’au bateau.

— Il a trouvé une bonne cabine ?

— Très-bonne.

— Et vous n’êtes pas inquiet de le voir s’en aller comme cela tout seul ?

— Je ne vois aucun sujet d’inquiétude, John étant avec lui.

— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ? Il est si bon !

— Excellent. Je lui suis tout dévoué.

— Il vous aime aussi, il a toute confiance en vous.

Ceci ne me paraissant point une question, je m’abstins de répondre.

— Dites ! reprit-elle vivement. Il vous confie tout ce qui l’intéresse ?

— Il ne m’a jamais rien confié.

— Mais il vous parle de moi ?

— Jamais.

— Ah ! vraiment ; comme il est singulier ! Aujourd’hui par exemple, il a pourtant dû vous dire quelque chose ?

Je lui rapportai fidèlement les paroles de sir Richard, lesquelles n’avaient certes rien de confidentiel, rien qu’il n’eût dû lui dire cent fois à elle-même.

Elle en parut désappointée.

— Et voilà tout ! dit-elle ; vous me le jurez ?

— Je puis vous le jurer.

— Rien de sa sœur, de ses affaires de famille, de ses projets à lui, de certaines éventualités… Vous savez que nous ne sommes pas mariés selon la loi anglaise !

— Je n’en sais rien.

— Je vais vous expliquer…

— Non, non, je vous en supplie, je ne veux pas écouter de confidences que M. Brudnel ne jugerait peut-être pas à propos de me faire. Si vous n’avez point d’ordres à me donner, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit.

— Attendez ; non, restez ! J’ai dit une parole imprudente. N’allez pas croire que je sois sa maîtresse ; il m’a donné sa parole !

Et, comme j’insistais pour allumer une bougie et la reconduire à sa chambre :

— Écoutez ! dit-elle avec une énergie soudaine. Il me faut votre estime et la mienne propre. Ma situation est trop équivoque. Richard s’imagine que je n’en souffre pas, il ne sait pas que j’en meurs ! Ce secret m’étouffe, il faut que vous sachiez qui je suis.

— Mais cela ne me regarde pas, m’écriai-je impatienté ; je ne suis pas curieux de le savoir.

— C’est du mépris alors ? Ah ! je le vois bien, voilà à quoi me condamne le mystère dont il m’enveloppe, quand la vérité serait si bien placée dans le cœur d’un ami, d’un honnête homme comme vous ; mais vous m’entendrez, ou je croirai que je ne suis à vos yeux qu’une fille entretenue, une aventurière !

— Je ne vous écouterai qu’à une condition, c’est que je redirai tout à sir Richard.

Elle hésita un instant. J’allais en profiter pour battre en retraite. Elle me retint par le bras d’un mouvement nerveux qui contrastait avec son indolence accoutumée.

— Vous lui redirez tout ; j’y consens, je le veux. Asseyez-vous, tenez ! Je veux rester debout, je suis si agitée ;… mais je dirai tout et je respirerai après. Je ne suis pas ce que l’on dit, je ne suis pas Française, je ne m’appelle pas Hélène, je suis Espagnole et je m’appelle Manuela Ferez.

Je ne sais pas si elle vit dans l’obscurité le coup que je reçus en pleine poitrine, mais elle fut effrayée de me voir bondir au milieu du salon comme si j’eusse été mordu aux jambes.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle. Est-ce qu’on nous écoute ?

— Ce serait possible ; cette salle est immense, et on n’y voit pas.

— Venez dans mon boudoir. Là, on est-sûr de pouvoir parler et il y a de la lumière.

Elle ouvrit une porte et je la suivis machinalement comme un homme étourdi par une chute.

Elle referma la porte d’une petite pièce capitonnée, éclairée par une lampe, elle s’assit. Cette fois je voulus rester debout, et elle parla ainsi :

— Je suis née à Paris, je vous l’ai déjà dit. Ma mère était une honnête femme très-pauvre, abandonnée par un mari que je ne me rappelais pas avoir jamais vu à l’âge de dix ans. Ma mère était venue d’Espagne avec ce mari dans ma première enfance. Elle me nourrissait encore quand il s’en alla, lui laissant un peu d’argent qu’elle sut économiser, espérant toujours qu’il reviendrait bientôt. Elle était bonne ouvrière, mais elle ne pouvait aller en journée à cause de moi, et une femme gagne si peu ! Elle m’apprit son métier d’enlumineuse de gravures. Elle m’apprit aussi à lire et à écrire tant bien que mal. Je n’ai jamais su l’orthographe. Un peu de couture, un peu d’espagnol, un peu de danse et mes prières en latin que je n’ai jamais comprises, c’est à peu près tout ce qu’elle savait. Elle ne me donna aucune notion du bien ou du mal. Honnête et fidèle à son mari, qu’elle aimait quand même, elle ne savait pas parler sur la morale. Je crois qu’elle se défendait d’y penser dans la crainte d’avoir à condamner son mari ; en revanche, elle me surveillait beaucoup. Je ne sortais pas sans elle. J’étais très-pure par la force des choses et sans savoir qu’on peut être autrement. Pourtant nos ressources s’épuisaient. Notre travail ne suffisait pas, nous allions connaître la dernière misère quand mon père envoya de l’argent et annonça qu’il reviendrait bientôt.

» Deux ans se passèrent encore. Enfin mon père arrive, nous dit qu’il a gagné beaucoup sans nous dire comment. Il annonce que nous vivrons près de lui, et il nous emmène dans un affreux village appelé Panticosa dans les montagnes de la Navarre. Nous voyons que mon père y commande une population de contrebandiers. Cela effraye ma mère, il se moque d’elle. Il nous installe dans une assez jolie maison, nous donne deux serviteurs et s’en va, Dieu sait où, pour revenir de temps à autre très-affairé et toujours entouré d’hommes qui avaient des figures d’assassins et qui nous faisaient peur.

» Nous ne manquions de rien, pas même de belles toilettes et de bijoux ; mais pour qui se faire belle dans ce désert ? Nous n’aimions pas la campagne, et cette campagne-là ressemblait à un coupe-gorge. Nous étions habituées à notre petit train de Paris, à nos boulevards si gais, à ce bruit continuel, à ces figures animées. Nous regrettions notre mansarde et tout ce mouvement, même celui qu’on se donne pour vivre et qui fait que l’on ne pense à rien. Nous avions à Panticosa des rêves sinistres, des frayeurs de tous les instants. Ces hommes avec leur contrebande étaient toujours sombres, ils se parlaient tout bas ou par signes. J’essayais d’être gentille et bonne avec eux. Ils n’étaient pas méchants pour moi, mais ma mère craignait toujours qu’ils ne me fissent du mal et me priait de ne pas la quitter. Elle prit un ennui mortel et tomba malade.

» Et puis un jour elle découvrit que mon père s’occupait d’autres femmes, et la jalousie l’acheva. Un soir, mon père rentre d’une de ses courses et il la trouve morte dans mes bras. Il la regrette à peine, ne songe point à me consoler, et trois jours après il me conduit à Bordeaux, où il avait affaire. Il était accompagné de sa servante Pepa et ne prenait pas la peine de me cacher ses relations avec cette fille. J’en fus outrée et menaçai de me sauver pour ne plus subir l’autorité d’une pareille marâtre. Où me serais-je réfugiée ? Je n’en savais rien, j’étais en colère et ne raisonnais pas.

» — Puisque tu le prends comme cela, dit mon père, je vais me séparer de toi et t’enfermer dans un couvent. Tu t’y ennuieras, c’est ton affaire, tu l’auras voulu. Aussi bien tu es riche à présent, et il faut devenir une demoiselle. Dépêche-toi d’être savante, je te reprendrai quand tu auras l’âge du mariage.

» Il me conduisit au bateau à vapeur le jour même. J’avais beaucoup pleuré, je craignais d’être laide, je me cachai le visage sous ma mantille et je quittai Bordeaux sans y avoir rien vu.

» Nous allâmes à Pampelune, où il me laissa.

J’avais alors seize ans. Je n’étais pas fâchée d’entrer au couvent. Puisque je n’avais plus ma pauvre mère, le seul être que j’eusse pu aimer, je ne regrettais certes pas le vilain séjour de Panticosa et la société de la concubine de mon père. Je ne demandais pas mieux que de m’instruire et je ne me croyais pas plus sotte qu’une autre : mais c’était bien tard pour commencer et je n’appris que ce que mes compagnes m’enseignèrent par leur exemple, l’art de se coiffer avec la mantille, de jouer des yeux et de l’éventail, de chuchoter des commérages, de penser à la coquetterie et de deviser sur l’amour avant même de savoir ce que c’est que l’amour. Nos religieuses, ne sachant rien, ne nous apprenaient rien.

» Je raconterai vite pour ne pas vous impatienter. Deux ans se passèrent ainsi. Je deviens jolie, on me regarde dans la rue quand nous allons en promenade ; on me remarque, on parle de moi dans la ville, on me fait tenir des billets doux. Je deviens fière, mais je n’aime personne. Je montre les billets à mes compagnes, j’en ris avec elles, j’en ris toute la journée, et la nuit j’y pense trop. Mes soupirants me paraissent laids ou ridicules. J’en rêve un charmant et je ne me demande pas ce que je ferai, si je le rencontre. Ce désir devient si ardent, que toute réflexion m’est enlevée.

Je suis toute à l’impatience de le voir paraître. J’en ai la fièvre, une fièvre qui colore mes joues et rend mes yeux brûlants.

» Enfin il apparaît ! C’est un jeune officier sans fortune et sans nom, mais il est beau, il a de la grâce, ses lettres sont passionnées. Il passe les nuits sous ma fenêtre grillée, il est brave et hardi, il réussit à pénétrer dans le jardin du couvent. Il me parle avec passion, il me serre dans ses bras, il m’enivre, il m’éblouit et tout aussitôt m’enlève. Il m’emmène chez une femme que je ne connais pas et qui se charge de me cacher jusqu’à ce que nous puissions quitter secrètement la ville.

« Je suis perdue, n’est-ce pas ? perdue par ma faute ?

— Oh ! il est bien vrai que je suis sans excuse, qu’aucun effort de raison et de prudence ne m’a préservée, que je suis aussi coupable que si je m’étais livrée ; mais le hasard, un hasard bien triste, se charge de m’épargner la chute irréparable.

» Le jour paraît au moment où nous arrivons à ce gîte que je croyais honnête et sûr. Mon amant doit répondre à l’appel des armes. Il est forcé de me quitter. Il reviendra le soir. Brisée de fatigue et d’émotion, j’étais encore si jeune ! je tombe sur un sofa et je m’endors.

» Quelques heures se passent. Une voix, — oh ! une voix terrible me réveille, la voix de mon père. Il parle tout près de ma chambre avec cette femme qui s’est chargée de me cacher. Elle lui parle comme à un ami intime, elle est recéleuse de contrebande, elle lui raconte qu’à présent elle fait un métier aussi dangereux, mais plus lucratif ; elle recèle des filles enlevées : elle lui parle de moi, elle ne sait pas mon nom, elle ignore qui je suis, d’où je viens, mais elle vante ma figure, elle allume sa curiosité, dirai-je sa lubricité ? Ah ! pourquoi le ménager, c’était un être infâme ! Il veut me voir,… elle résiste, il la repousse, il enfonce la porte d’un coup de pied, il me trouve à genoux, demi-morte. Il me reconnaît, me soufflète, m’accable de coups. Il fait venir une voiture, il m’y jette et me conduit à Madrid.

» Jusque-là, c’était son droit, direz-vous, peut-être son devoir. Oh ! vous verrez tout à l’heure ! Il m’annonce qu’il va me mettre dans un couvent bien cloîtré, d’où je ne sortirai jamais. Je réponds, pour l’apaiser, que j’ai mérité cela, que je me soumets, que je le supplie de me pardonner, puisque je vais expier. Il éclate en reproches étranges. Il dit que je suis lâche et vile par nature pour avoir aimé un homme de rien, quand je pouvais appartenir à un homme riche et puissant. Moi, je ne comprends plus ou je crains de comprendre. Je me bouche les oreilles et je pleure. Je refuse de manger ; il m’enferme dans une chambre d’auberge.

» La nuit venue, il entre chez moi avec un homme effrayant, une espèce de Kalmouk à moustache rousse, des yeux de taupe, des boutons de diamants à la chemise et aux manchettes, et il lui parle ainsi :

» — La voilà, elle n’est pas belle pour le moment, elle est en colère parce que je l’ai empêchée de se perdre ; mais vous l’avez vue à Pampelune et vous savez ce qu’elle est. Emmenez-la ; moi, j’en ai assez.

» Et, se tournant vers moi :

» — Suivez monsieur, c’est un grand et riche seigneur étranger, qui est chargé de trouver une demoiselle de compagnie pour sa sœur et qui va vous conduire auprès d’elle. Vous serez bien traitée et vous n’aurez pas l’ennui d’aller au couvent. Allons vite, prenez votre mantille ; la voiture est en bas.

» J’avais vu ce Russe rôder autour de moi à Pampelune ; il m’avait écrit grossièrement. Je compris que j’étais vendue. Je voulus crier ; ma voix s’étrangla dans mon gosier, et une lutte terrible s’engagea pour me faire sortir de la chambre. Ils parvinrent à m’en faire franchir le seuil ; mais je là leur échappai, je m’enfuis courant au hasard, voulant appeler au secours, mais complétement muette et comme folle. Je vis devant moi une porte ouverte, je m’élançai, j’entrai dans une chambre où un homme d’un certain âge et d’une figure douce tenait un journal qu’il ne lisait plus, car le bruit sourd de cette lutte avait attiré son attention, et il avait les yeux levés vers moi.

» Je me jetai à ses pieds, et entourant ses genoux de mes deux bras, je réussis à lui dire :

» — Sauvez-moi !

» Alors je ne sais plus ce qui se passa, j’étais évanouie.

» Quand je revins à moi, je me vis sur un fauteuil, un jeune homme me faisait respirer une odeur forte ; l’homme plus âgé, qui me soutenait dans ses bras, lui disait :

» — Elle est moins glacée, elle se ranime.

» Cet homme, c’était sir Richard Brudnel, ce médecin était le sien. Quand j’eus recouvré mes sens, ils me quittèrent, laissant une femme de service auprès de moi, me disant de ne rien craindre de personne, et m’engageant à prendre quelque repos.

» J’étais brisée, mais la peur de voir revenir mon père me tint éveillée toute la nuit pendant que la garde-malade sommeillait. Il ne revint pas. Je ne l’ai jamais revu. Je sais qu’il est mort de la fièvre jaune en Amérique, il n’y a pas longtemps, ne laissant aucune fortune ; tant mieux ; je n’en eusse rien voulu !

» Le médecin vint prendre de mes nouvelles plusieurs fois, me disant toujours que j’étais en sûreté et qu’il ne fallait plus trembler. Dans la matinée, sir Richard me fit savoir qu’il désirait me parler, si j’étais visible. Je me levai, je réparai le désordre où j’étais et je le reçus. Il fit sortir la garde-malade et me dit :

» — Mademoiselle, êtes-vous véritablement la fille de M. Perez ?

» — Hélas ! oui.

» — Est-il vrai que vous ayez eu une petite aventure à Pampelune ?

» — Ce n’est que trop vrai !

» Je lui racontai tout, et il vit que je ne mentais pas.

» — Comptiez-vous épouser ce jeune officier ?

» — Pouvez-vous en douter, monsieur ?

» — Alors vous êtes sûre qu’il n’avait pas l’intention de vous tromper ?

» — Oh ! très-sûre.

» — Et vous l’aimez ?

» — Je l’aime.

» — Écrivez-lui de venir vous trouver ici. Dites-lui que votre père lui pardonne et qu’il veut vous marier tout de suite ; ajoutez que c’est à la condition qu’il vous épousera sans aucune espèce de dot. Telle est la volonté de M. Perez.

» J’écrivis. M. Brudnel envoya un exprès avec injonction de remettre la lettre à l’officier en personne et de rapporter la réponse. Le messager revint les mains vides. L’officier avait reçu la lettre, disant qu’il répondrait plus tard, qu’il n’avait pas la liberté d’écrire en ce moment.

» Pendant que j’attendais la solution de la démarche tentée par mon bienfaiteur, je ne l’avais pas revu. Nous étions toujours à l’hôtel dans des appartements séparés. Quand il vint m’annoncer le triste résultat, je pleurai amèrement. Il vit que j’étais encore trop malade pour supporter la vérité, et il essaya de me laisser quelque espérance.

» — Probablement, me dit-il, ce jeune homme n’est pas libre de s’engager sans consulter sa famille. Je m’adresserai à ses parents. Où sont-ils et quelle est leur position ?

» Je n’en savais absolument rien, je ne savais même pas bien comment s’écrivait leur nom. Sir Richard fronça légèrement le sourcil, et son sourire de pitié m’humilia profondément.

» — Allons, me dit-il en voyant mon désespoir, vous êtes plus enfant encore que je ne pensais ; mais n’en rougissez pas jusqu’à en mourir, votre folie prouve que votre père ne se trompait pas en vous jugeant incapable de comprendre ce qu’il appelait vos intérêts. Tant d’entraînement et d’imprudence n’est pas le fait d’une personne corrompue, et je ne vous en fais pas un crime. Seulement…

» — Seulement je suis avilie, n’est-ce pas, pour m’être livrée ainsi à la loyauté d’un inconnu ?

» — Vous n’êtes point avilie, mais vous le seriez vite, si vous ne changiez pas plus vite encore. Vous avez reçu une détestable éducation !

» — Je n’en ai reçu aucune.

» — Oui, voilà le malheur, mais il n’est pas sans remède. Voulez-vous que je vous mette à même de raisonner, de réfléchir et de comprendre ?

» — Oh ! oui, oui, je vous en supplie ; mais mon père permettra-t-il ?… Si vous saviez !…

» — Je sais tout. Apprenez que vous n’avez plus d’autre père que moi. Il vous a cédée à moi.

» — Cédée ?

» — Oui, vendue, — très-cher, — et il est parti pour l’Amérique. Je ne vous dirais pas si crûment les choses, si vous aviez reçu de l’éducation ; mais je dois vous les dire brutalement pour réveiller votre âme endormie et faire naître en vous la conscience de la dignité humaine. Allons, comprenez : vous m’appartenez, et, si j’étais un libertin, voyez à quelle dégradation votre légèreté vous eût conduite ! M. Perez, quel qu’il soit, n’eût point osé trafiquer de vous si vite et si ouvertement, si votre faute ne lui eût fait penser que vous étiez pressée de vous perdre. À présent relevez-vous, ma pauvre enfant, si, comme je le crois, vous valez mieux que cela. Je suis un honnête homme, et nullement amoureux de vous ; j’ai voulu faire une bonne action. Je ne suis pas un saint, j’ai peut-être à expier des péchés de jeunesse. L’expiation m’est facile, je suis riche. Je vous traiterai donc comme ma fille d’adoption, si vous vous en montrez digne. J’ai voulu d’abord vous marier avec celui qui vous a compromise et je comptais vous assurer des moyens d’existence. Si je ne l’ai pas fait savoir à votre séducteur, c’est parce que je voulais l’éprouver.

» — Ah ! m’écriai-je, c’est un infâme, un misérable !

» — Peut-être oui, peut-être non ; mieux vaut croire que c’est un enfant irréfléchi, sans principes, sans conscience du bien et du mal, obéissant à l’instinct, au premier mouvement… comme vous, ma chère ! Sans doute il est sans ressources et ne se soucie pas que lui. L’épreuve est faite, pourtant elle n’est pas décisive. Qui sait s’il ne se met pas en mesure de rapporter lui-même la réponse ? Donnons-lui un mois, deux, si vous voulez ; mais, après ce délai, il faudra avoir le courage de renoncer à lui sans faiblesse.

» Nous n’eûmes pas si longtemps à attendre. Deux jours plus tard, M. Brudnel recevait une lettre de cet officier, que je me rappelle mot pour mot :

« Monsieur, j’allais me rendre à Madrid avec l’intention de réparer le tort que j’ai pu faire à mademoiselle Manuela. Je croyais la trouver avec son père, j’apprends qu’il est parti et que vous le remplacez ; ceci est fort suspect à mes yeux, et, pour toute sorte de raisons qu’il vaut mieux ne pas écrire, mais que vous comprenez de reste, je me retire de ma poursuite et renonce au devoir que je comptais accomplir. »

» — Ceci, me dit M. Brudnel, est la défaite outrageante d’un homme qui veut mettre la honte de mon côté et du vôtre. Allons, ma pauvre enfant, êtes-vous guérie de cet amour si mal placé ?

» — Oh certes ! répondis-je, mais je ne guérirai jamais de la honte de ma folie !

» — Il faut l’oublier, commencer une vie nouvelle, redevenir digne de l’affection d’un honnête homme. Je ne puis m’occuper de vous directement ; j’ai une vie trop errante. Sans famille, je m’ennuie un peu partout. D’ailleurs, vous voyez, vous seriez soupçonnée, et je ne vous ai pas sauvée pour vous perdre. Je vais vous conduire en France ou en Angleterre pour vous mettre dans une famille honorable ou dans une bonne institution, et plus tard, si vous vous conduisez bien, je m’occuperai paternellement de vous établir.

» Je tombai à ses genoux pour le remercier et le bénir. Il me releva vite, m’embrassa au front et se retira précipitamment.

» J’avais été si ébranlée que je ne fus point en état de partir tout de suite. J’avais des battements de cœur qui m’étouffaient. Enfin la semaine suivante, nous étions, M. Brudnel, son jeune médecin et moi, en route pour la France.

» Ce voyage me parut délicieux dans la compagnie d’un homme aussi aimable et aussi bon que M. Brudnel. Je sentais que je pouvais avoir en lui une entière confiance. Il n’avait guère alors que cinquante-cinq ans, et il était si bien conservé, que je ne lui en donnais pas quarante. Je l’aimai donc sans me souvenir d’en avoir aimé un autre la veille ; celui-là, je le méprisais, son souvenir m’était à charge. Combien j’aurais voulu effacer ma faute pour être digne de la tendresse de mon bienfaiteur ! mais je vis bien à la réserve de M. Brudnel qu’il fallait la mieux mériter, et je m’observai assez moi-même pour qu’il ne se doutât de rien.

» Il me mit en pension à Paris, où il passa l’hiver. J’étais fort bien traitée et j’eusse pu être heureuse ; mais j’étais trop en arrière des élèves de mon âge. Il était question de me mettre aux études des enfants. M. Brudnel, qui venait me voir tous les quinze jours, comprit mon humiliation et combien je serais déplacée avec des fillettes de dix à douze ans. Il s’informa et décida que j’aurais des professeurs dont je prendrais les leçons dans l’appartement de la directrice.

» Je fis de mon mieux d’abord, mais il était écrit que je ne m’instruirais pas ainsi. Je n’avais pas l’habitude de travailler ; j’étais un oiseau voyageur, j’aurais voulu refaire connaissance avec ce Paris de mon enfance que j’avais tant aimé. Je ne sortais pas, et le quartier où était situé l’établissement était alors un désert de jardins abandonnés et de démolitions. Ma pensée se reportait sans cesse vers M. Brudnel, que j’aurais voulu voir à toute heure et que je voyais si peu, toujours en présence des maîtresses et contraint plus qu’il ne l’avait été en voyage. Je fus prise d’un ennui profond et d’un secret découragement. J’avais été plus libre et plus gaie dans mon couvent d’Espagne. On y dansait le bolero en cachette, on y parlait d’amour, on chantait des romances à voix basse, il y avait peu de régularité dans les habitudes. À Paris, c’était une autre tenue. Je ne sais si les jeunes filles parlaient des plaisirs du monde ; je vivais presque seule ou dans la société des maîtresses, qui n’étaient pas gaies et qui me faisaient l’effet de prudes très-mécontentes de leur sort.

» Mes maîtres n’étaient ni beaux ni jeunes, sauf le professeur de musique, ni beau ni laid, mais vif, enthousiaste, un peu fou. Il tomba épris de moi et me le laissa voir. Je me sentis très-émue, et la peur s’empara de ma pauvre tête. J’obtins un jour d’être seule avec M. Brudnel et je le suppliai de me faire changer de pension ou de me faire voyager avec lui. Il me gronda un peu, m’interrogea avec bonté, et je lui avouai la vérité.

» Je me sens en danger, lui dis-je, je ne sais quelle fièvre m’attire vers ce musicien. Je me suis juré d’être sage et de devenir forte ; je sens que je ne le suis pas, que je ne sais pas encore rester calme quand on me parle d’amour.

« — Oui, je vois cela, répondit M. Brudnel, le besoin d’aimer vous consume. Vous êtes une nature passionnée ; voulez-vous que je vous marie ? Je prendrai des informations, et, si cet homme qui vous plaît est honorable…

» — Non ! m’écriai-je, il ne me plaît pas, je ne l’aime pas, je ne veux pas l’épouser ; j’en aime un autre.

— Qui donc ? encore l’officier ?

» — Non, non ! un autre qui ne le saura pas, à qui je ne le dirai pas, mais que j’aimerai toute ma vie !

» — Fort bien, reprit sir Richard, qui, bien plus pénétrant que je ne l’avais jugé, m’avait devinée ; mais cet autre, quelle garantie de fidélité lui apporteriez-vous ? Ne seriez-vous pas émue par un autre encore, par le premier qui vous parlera d’amour ? Tenez, vous avez trop de tendresse au service de l’occasion. Je vous conseille de ne jamais promettre à personne de l’aimer, car il n’est pas en votre pouvoir de tenir parole !

» Je méritais ses reproches, mais sa sévérité n’était pas faite pour encourager mes confessions, et il me laissa en me disant que c’était à moi de me délivrer moi-même des poursuites du maître de musique. Si j’y parvenais sans l’aide de personne, il aviserait.

« Je pleurai encore beaucoup, cependant quelque chose me consolait. Il me semblait qu’il y avait plus de dépit jaloux que de sévérité vraie dans l’attitude de M. Brudnel. Il m’aimait peut-être ! mais, s’il en était ainsi, pourquoi me le cachait-il ? Il m’aimait donc sérieusement, il songeait donc à m’épouser, puisqu’il me voulait forte et fidèle !

» Je repris courage, je refusai les leçons de musique, je renvoyai les billets doux sans les lire. M. Brudnel fut content de moi ; cependant il s’en alla en Angleterre et me laissa à Paris sans paraître faire un grand effort pour se séparer de moi.

» Je me résignai ; mais l’ennui de l’inaction, joint à de vains efforts pour profiter des leçons, altérèrent ma santé chancelante. Quand, l’hiver suivant, sir Richard revint me voir, il me trouva atteinte d’une anémie si prononcée, qu’il en fut inquiet et résolut de me faire voyager un peu avec lui et son médecin. Il m’emmena en Italie, où je me rétablis assez vite. Alors il parla de me mettre encore en pension, soit à Milan, soit à Florence. Je marquai beaucoup de soumission, mais je retombai malade, et j’entendis un jour, pendant que je sommeillais, son médecin lui dire :

» — Vous ne vous débarrasserez pas aisément de ce joli fardeau. Elle mourra, si on l’abandonne.

» — L’aimez-vous ? lui dit M. Brudnel avec une brusquerie surprenante.

» — Je l’aimerais bien, répondit l’autre fort tranquillement, si… mais, dans l’état des choses, je me défendrais de cet amour comme de la peste !

» — Parce que…

» — Parce que je suis un honnête homme et que je sais vos intentions. Vous voulez qu’on épouse, et je comprends la loyauté de votre adoption. Or je n’épouserai jamais qu’une femme très-craintive, ou très-froide, ou très-laide. J’aurais peu le temps, encore moins le goût, de surveiller un trésor !

» Je ne fis semblant de rien ; mais cette sévère leçon me frappa vivement. M. Brudnel était si doux et si bon, que je n’avais pas senti combien je devais lui être à charge et combien peu je méritais l’amour sérieux que je m’étais quelquefois flattée de lui inspirer. Le mépris de ce médecin qui m’avait toujours traitée comme une enfant stupide, me porta à m’examiner et à vouloir sérieusement devenir une personne raisonnable. Je voyais ou croyais voir que sir Richard ne m’aimait pas du tout, puisqu’il semblait proposer à son médecin de m’épouser. Sans doute il souhaitait se débarrasser de moi. Esclave du devoir qu’il s’était tracé, il ferait son possible pour me marier honnêtement, mais jamais il ne me proposerait d’être sa maîtresse. Il fallait donc, pour rassurer sa conscience, me rendre digne d’être sa femme. Alors peut-être pourrais-je me flatter de lui inspirer de l’amour. Je cachai mon chagrin et je demandai à être mise au couvent n’importe où.

« M. Brudnel se décida pour Venise et m’y conduisait. Je pris sur moi de feindre une résignation enjouée ; ma faiblesse et ma pâleur démentaient ma résolution. Sir Richard me conduisit en gondole jusqu’à la porte du monastère, m’observant beaucoup, mais paraissant tout à fait décidé à se séparer de moi.

» Je soutins l’épreuve sans savoir que c’en était une. Comme je me levais pour sauter sur le quai, il me retint :

» — C’est assez, me dit-il ; vous avez montré plus de raison et de courage que je n’en attendais de vous. Je vois que vous pouvez acquérir de la volonté et que votre caractère commence à mériter de l’estime. Restons à Venise, je ne vous quitterai pas encore.

» Je me jetai à ses pieds, je baisais ses mains, j’étais ivre de joie. Il paraissait très-ému, mais, au bout d’un instant de trouble, il me repoussa doucement.

» — Il faut, me dit-il, réprimer ces expansions qui seraient prises en mauvaise part, si nous n’étions pas cachés par le drap noir de cette gondole.

» — Mais puisque personne ne nous voit, répondis-je, ne dois-je pas vous dire ma joie et vous adorer pour tout ce que vous avez fait pour moi ?

» — Non, reprit-il, il ne faut pas m’adorer, puisque je ne peux pas vous rendre un sentiment aussi exalté, et il faut vous habituer aux convenances de la pudeur. Je vois bien qu’au fond de tout cela il y a chez vous plus d’innocence qu’on ne croirait ; mais, si je me fiais trop à vos bonnes intentions et aux miennes, je pourrais oublier la réserve qui m’est imposée, et ce serait votre faute. Apprenez à vous garder des dangers dont vous semblez vous jouer. Combattez même contre moi, si je perdais la tête, car je me mépriserais et vous quitterais sans retour.

» Tout cela était bien sévère. Je voulus n’y voir que l’intention de m’élever à lui, je m’efforçai d’aller au-devant de son désir. Je mis comme un abat-jour sur mes yeux, comme une cuirasse sur mon cœur. Je devins craintive et réservée comme il me voulait, et je pris tout à fait l’attitude d’une fille soumise et calme.

» Je vis que mon ignorance le faisait sourire et même rire quelquefois. J’essayai encore de m’instruire, d’apprendre l’anglais, l’histoire, la géographie. Nous habitions un grand, beau et vieux palais, où j’avais, comme partout, mon appartement séparé et même éloigné du sien. Il sortait beaucoup et ne me faisait sortir qu’avec lui, son médecin ou la femme de chambre qu’il m’avait donnée. C’est la femme qui est encore près de moi. Je l’avais désirée Espagnole pour ne pas oublier ma langue. Quand sir Richard venait me voir, il tenait à ce qu’elle fût toujours en tiers. Voyant sa résolution bien prise, je ne cherchai jamais à être seule avec lui, et il parut m’en savoir gré.

» J’eus des livres, des maîtresses, un piano, un chien et des oiseaux pour me distraire. Rien ne manquait pour m’instruire et me désennuyer ; mais j’ai la tête dure et point de mémoire. J’appris bien peu et bien mal, et des choses que j’ai retenues il en est plusieurs que je ne comprends guère. J’étais plutôt artiste. J’ai une jolie voix et je suis folle de la danse. Dolorès me fit danser, elle y excelle, mais la science musicale ne me vint pas. Je chante agréablement, je ne suis pas musicienne. M. Brudnel vit que je n’étais pas intelligente. Il ne pouvait pas m’en faire reproche, je n’y pouvais rien malgré la peine que je me donnais. Nos relations ne changèrent pas.

» Je m’exerçais au courage, à la patience. Un jour, j’appris par les domestiques, que Dolorès faisait causer, qu’il avait une intrigue avec une chanteuse célèbre de la Fenice. J’en eus un chagrin violent ; je résolus de mourir. Je pris du poison qui ne me tua pas, mais qui me fit tant de mal que je m’en ressens encore. J’avais fait jurer à Dolorès qu’elle ne me trahirait pas, mais le médecin vit bien la cause de mon mal, et Dolorès dut tout avouer. Elle avoua même trop, car M. Brudnel fut informé de ma passion pour lui. Sans doute il l’avait devinée, mais il ne la savait pas si violente.

» Quand je fus en état de l’entendre :

» — Manuelita, me dit-il en espagnol, car il sait parler très-bien toutes les langues, vous voulez que je vous aime, c’est fait. Je vous aime tendrement. Vous êtes douce, bonne, sincère, docile ; mais mon amour a été jusqu’ici celui d’un père, et vous voudriez me faire oublier mon devoir. Sachez que, dès ma jeunesse, qui a été fort agitée, je me suis pourtant imposé, par fierté et par suite d’une répugnance invincible, la loi de ne jamais payer l’amour. Ce n’est pas à dire que je n’aie pas subi l’attrait de femmes capables ou coutumières de spéculation, mais jamais je ne les ai payées. Elles le savaient d’avance, elles m’ont agréé parce que je leur plaisais. Avec vous, la situation est exceptionnelle ; j’ai payé le droit d’être votre père. Si j’étais devenu votre amant, j’aurais commis un parjure et une lâcheté dont je suis incapable, et, je vous l’ai dit, si je subissais avec vous le délire de la passion irréfléchie, je me croirais devenu l’égal de M. Antonio Perez, qui vous a livrée à moi sans conditions. Il faut donc que je sois votre père dans toute la sainteté du mot ou que je sois votre mari. Y avez-vous réfléchi ? J’ai le triple de votre âge, je suis menacé d’une maladie de poitrine qui est incurable ; de plus, je ne dois me marier qu’après la mort d’une sœur âgée qui peut cependant me survivre. Des engagements de famille, où mon honneur est en jeu, me rendent impossible d’éluder cette obligation. Réfléchissez encore. Je puis vous promettre le mariage et ne jamais pouvoir tenir ma promesse. Je ne veux pas être, je ne serai pas votre amant. Renoncez donc à un rêve d’enfant, faites un effort suprême pour en aimer un autre et pour m’oublier.

» — Jamais ! m’écriai-je, je vous respecte et vous adore, je ne veux être ni votre femme ni votre maîtresse, je vaincrai l’amour qui vous inquiéterait ou vous gênerait. Je serai votre fille soumise aveuglément et heureuse de l’être. Je rougis de mon emportement, et je vous jure de rester tranquille et résignée, quand même vous auriez dix maîtresses sous mes yeux ; même si vous voulez vous marier avec une autre.

» — Jamais, répondit-il ; elle vous chasserait. Je vous jure ici que, si jamais je suis en situation de me marier, ce ne sera avec aucune autre que vous ; mais allez-vous donc sacrifier votre jeunesse à une pareille éventualité ? allez-vous la consumer dans la solitude où je suis forcé de vous laisser vivre ? Tenez, il y a près de moi un très-honnête jeune homme, instruit et d’une figure passable, M. Breton, mon médecin. Au commencement, il ne faisait aucun cas de vous ; à présent il vous juge mieux et vous apprécie. Si, dans un temps donné, ayant tout à fait renoncé à moi, vous sentiez quelque goût pour lui, il ne faudrait pas me le cacher, je serais heureux…

» — Non, non, m’écriai-je ; il me déplaît, tous les hommes me déplaisent. Prenez-moi pour votre fille et traitez-moi aussi sévèrement, aussi froidement que vous voudrez ; je serai heureuse, je vous bénirai de ne pas trop m’éloigner de vous.

» Il céda tout en se réservant sa liberté, mais je sus bientôt qu’il n’en usait pas. Il avait laissé partir la cantatrice, pour laquelle il n’avait aucun attachement sérieux. Il vivait très-retiré, préoccupé de sa santé qui n’était pas bien bonne à ce moment-là et se livrant chez lui à un travail historique sur Venise. Peu à peu il me permit de dîner avec lui et de passer la soirée, environ deux heures, chez lui, avec le médecin ou quelques amis intimes auxquels il me présenta comme sa fille adoptive. Ils étaient tous d’un certain âge, mariés ou voués comme lui au célibat pour des raisons que j’ignore. M. Breton ne me dit jamais un seul mot qui pût me faire penser qu’il songeait à moi. Sir Richard ne se préoccupait donc plus de l’idée de me marier. Insensiblement il me sembla voir qu’il s’attachait à moi et que ma société lui était nécessaire à certaines heures. Il vint dans mon appartement, et Dolorès oublia plusieurs fois de s’y trouver. Il ne s’en aperçut pas ou ne voulut pas s’en apercevoir, et une douce intimité s’établit enfin entre nous, il ne craignit plus d’être seul avec moi, je l’avais apprivoisé par ma chaste confiance. L’année suivante, il me conduisit en Angleterre, où il reprit la vie du grand monde, et me donna un logement dans un autre quartier que celui de son hôtel. Tous les jours, il venait passer deux heures avec moi. Il n’était pas jaloux, et pourtant il me faisait surveiller par John, son valet de chambre, qu’il avait mis à mes ordres.

» Il put s’assurer de l’austérité de ma retraite et de l’innocence de mes occupations. Plusieurs fois il crut devoir me dire encore qu’il y avait peu d’apparence que nous fussions mariés, que sa sœur se portait mieux que lui, qu’il me garantissait ma liberté, et que, si je voulais en user, je n’avais qu’un mot à dire pour qu’il ne vînt plus me voir. Ma dot était toujours prête, car il avait assuré mon sort, quelque chose qui arrivât. Je lui répondis toujours que je ne voulais ni dot, ni mari, ni liberté, que je ne m’occupais point de l’avenir, que je serais toujours heureuse, pourvu que je le visse tous les jours, ne fût-ce qu’un instant.

» Mon désintéressement et mon attachement l’attendrissaient. Il baisait mes mains souvent, mon front quelquefois ; il m’appelait sa bonne fille, son enfant. Jamais, devant Dieu, je le jure, il n’a été plus loin avec moi. Il avait encore des affaires de cœur dans son monde, je le savais, je surmontais l’inquiétude et la jalousie, puisque je ne perdais pas ma place dans ses affections.

» Mais permettez-moi de me reposer, pour finir plus vite. Malgré moi, je suis entrée dans plus de détails que je ne voulais vous en dire ; c’est votre physionomie, toujours railleuse, qui m’y a forcée. Faisons une pause et dites ce qu’à présent vous pensez de moi. Vous avez l’air de ne pas me croire sincère ! »

J’étais assez troublé, je n’eusse pu dire pourquoi, j’hésitai à répondre ; enfin je lui dis :

— Si vous êtes sincère, je veux l’être aussi. Je vous étudie froidement (je mentais, mais ne croyais pas mentir). Votre histoire m’étonne beaucoup ; elle est invraisemblable. Elle est pourtant possible, étant donnés l’âge, la maladie et avant tout la belle âme de sir Richard. Si j’ai l’air un peu railleur par moments c’est que je ne comprends pas de telles confidences à un homme que vous ne connaissez pas du tout.

— Comment, s’écria-t-elle, nous vivons sous le même toit, M. Brudnel me parle de vous tous les jours comme de son meilleur ami, et je n’aurais pas besoin de votre estime quand je me dis que nous avons peut-être dix ans, peut-être toute la vie à passer ensemble près de lui ! Je vois bien qu’à moins que vous ne le quittiez, il ne se séparera jamais de vous et qu’il fera tout ce qui est humainement possible pour vous garder. Il faut donc que vous soyez mon ennemi ou mon ami, et, comme vous ne saviez rien de moi, il faut bien que je me fasse connaître avec mes malheurs, mes défauts et mes qualités, si j’en ai.

Forcé de répondre, je répondis :

— Jusqu’ici je n’ai pas lieu de vous être hostile. C’est tout le contraire. Ayez la bonté de continuer, je résumerai mes observations, si j’en ai à faire.

Manuela Perez reprit ainsi :

» — Au printemps de cette année-là, nous allions voyager encore lorsque sir Richard tomba gravement malade d’une fluxion de poitrine. Il m’avait si sérieusement défendu de venir jamais chez lui que je n’osai désobéir. Je passais des heures avec Dolorès à la porte de son hôtel, dans la rue, pour que le médecin pût me donner de ses nouvelles à tout instant. Un jour, ce brave jeune homme, pris de compassion, me fit entrer.

» — Il est très-mal, me dit-il, et je ne veux pas qu’il meure sans vous avoir bénie. S’il lui revient un moment de connaissance, je suis sûr qu’il vous demandera. Soyez donc près de lui : en ce moment, il est incapable de s’en apercevoir.

» Je pris vite le bonnet de Dolorès, je demandai un tablier, j’entrai avec M. Breton comme une garde-malade amenée par lui. Ces précautions n’étaient pas inutiles. La sœur de M. Brudnel, cette vieille sœur revêche et prude, était dans l’appartement. M. Breton était convaincu qu’elle n’avait que des vues intéressées et que sa présence faisait souffrir le malade. Il lui persuada de se retirer en lui faisant entendre qu’il avait encore de l’espérance. Elle avait choisi à son frère une garde qui n’était dévouée qu’à elle, une vilaine créature toujours prête à s’enivrer. Le médecin l’envoya à l’office et, d’autorité, me mit à sa place.

» Je soignai mon cher Richard avec passion. Je ne dormis pas un instant pendant quinze jours et quinze nuits. J’étais toujours là, l’oreille à sa respiration, le cœur mort ou vivant selon que le sien s’éteignait ou se ranimait. Quand il me vit et me reconnut, il parut heureux, et le premier mot qu’il put dire fut pour me bénir et me remercier.

» À peine guéri, il voulut quitter Londres et retourner en Italie. À partir de cette maladie, je devins véritablement nécessaire à mon ami. Il ne me parla plus jamais de me marier avec un autre, et il me renouvela souvent une promesse que je n’exigeais pas, celle de m’épouser le jour où il serait libre. Notre intimité n’avait pu rester cachée, et, comme on aime mieux croire aux apparences que de s’assurer de la réalité, ce qui, je l’avoue, est moins facile, je passais pour la maîtresse de M. Brudnel. Je m’y résignai, j’avais tout accepté pour l’amour de lui, mais il ne put souffrir que je fusse calomniée et méprisée pour mon dévouement. Il fit entendre que nous étions mariés. On ne le crut pas dans son monde, car sa sœur dut être informée de la vérité, et elle ne se fit pas faute de dire que j’étais une fantaisie sans conséquence ; mais, du moins dans la vie errante que nous menons et vis-à-vis des gens qui nous entourent, je n’ai pas la souffrance d’être regardée avec mépris. Si les hôteliers qui nous reçoivent, les amis que sir Richard rencontre, les domestiques qui nous servent ne sont pas bien persuadés de notre mariage, du moins, en m’entendant nommer madame Brudnel, ils se disent que je suis une compagne sérieuse et respectée de lui.

» À présent vous savez que mon sort est en train de se décider. Richard, dans un temps de malheur ou de chagrin d’amour qui ne m’a pas été raconté, eut besoin autrefois d’une somme considérable qu’il n’avait pas ; il s’était presque ruiné, et son père était un avare inflexible. Sa sœur aînée, mariée richement, lui prêta cette somme à la condition qu’il ne se marierait pas, afin que la fortune du père pût revenir à ses neveux, les fils de cette sœur. Le père a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, et Richard n’a hérité de lui que depuis quelques années. Il a voulu alors s’acquitter envers sa sœur et recouvrer sa liberté ; mais il avait contracté l’engagement à la légère. Les termes du contrat portaient qu’il ne se marierait jamais, sans aucune prévision de la possibilité du remboursement. La sœur a absolument refusé de recevoir l’argent, à moins que Richard ne fît don par testament de tous ses biens à ses neveux. Ils ont failli plaider. Sir Richard ne l’a pas voulu ; il a toujours espéré que sa sœur reviendrait à de meilleurs sentiments, à des idées plus raisonnables. La voilà qui se meurt. Ses enfants hériteront-ils de la prétention qu’elle a si obstinément soutenue ? Il fallait donc bien qu’il me quittât pour aller dénouer cette affaire. Je l’ai supplié, moi, de céder sa succession. Que m’importe ce qu’il me laissera ? ne perdrai-je pas tout en le perdant ? Est-ce que je me suis jamais inquiétée de la richesse ? est-ce que je sais si je lui survivrai ? Il me semble que, lui mort, je mourrai ! Tout ce que je désire, c’est d’être sa compagne légitime, c’est de posséder, de connaître enfin son amour ; je dirai plus, c’est de connaître l’amour que j’ignore, puisqu’à vingt-trois ans je peux bien dire ne pas savoir ce que c’est ! Ne riez pas, docteur ! Je suis pure sans mérite aucun, je l’avoue, puisque ma vertu vient des circonstances et non de ma volonté ; mais me voilà vierge de fait dans l’âge où les passions s’éveillent et où le cœur parle sérieusement. Vous souriez encore ! Allons, c’est décidé, vous ne voulez m’accorder aucune estime ? Du moins vous voilà forcé, je pense, de ne plus me mépriser, et je vous reste parfaitement indifférente.

— Je vous ai dit, repris-je, que j’aurais peut-être quelques observations à vous faire : me les permettez-vous ?

— Certainement, je les demande.

— Eh bien, si M. Brudnel est digne en tout point de la passion qu’il vous inspire, je ne suis pas aussi persuadé que vous que vous ayez fait tout votre possible pour lui en inspirer une semblable. Certainement vous êtes aimable et douce ; certainement vous méritez l’approbation pour avoir vaincu en vous des instincts qui faisaient taire la prudence et la fierté. Puisque vous avez pu faire cet effort, le plus difficile de tous, pourquoi n’avoir pas fait celui de former votre esprit pour devenir, je ne dis pas l’égale de M. Brudnel, il a une intelligence de premier ordre, mais sa véritable compagne, une amie assez éclairée pour tout comprendre et pour causer à toute heure avec lui ? Je vous ai peu observée, mais pourtant je vous ai assez vue pour être certain de votre indolence, de votre lâcheté, j’oserai dire, en face de tout travail soutenu. Vous vous dites faible d’esprit et sans mémoire, quelquefois vous allez jusqu’à vous dire inintelligente, et le pis de la chose, c’est que vous ne le dites pas avec honte ou regret, vous en faites une plaisanterie, une vanterie, une sorte de bravade. Cela est de mauvais goût, je vous en avertis. Vous semblez dire aux gens : « Tenez, je suis ignorante et bornée, admirez-moi quand même, je suis si belle ! Aimez-moi, je suis si séduisante ! » Eh bien, selon moi, quand une femme se fait gloire de son infériorité intellectuelle pour se rabattre sur l’orgueil de sa beauté, elle fait bon marché d’elle-même, elle se range parmi les animaux domestiques, elle devient un charmant oiseau, bon à mettre en cage. On lui sait gré de s’y tenir tranquille, on lui siffle un air, on lui fait une caresse en passant, on le regarde sautiller avec grâce, mais on passe vite à des amusements plus sérieux, et il me semble, ne vous en déplaise, que telles sont et telles seront toujours vos relations de cœur avec M. Brudnel : vous avez voulu lier son existence à la vôtre, vous avez tout accepté, même de réelles souffrances. Je suis médecin, je vois, je sais que le manque d’expansion a dû coûter à une organisation comme la vôtre, et vous croyez avoir assez fait pour être associée à la vie d’un homme supérieur. Eh bien, non, vous vous êtes trompée, c’est trop peu. Jamais sir Richard ne passera plus de deux heures par jour avec vous, et ce sera même un grand sacrifice qu’il vous fera, car il a de l’expérience et n’ignore pas qu’il existe des femmes avec lesquelles on peut penser tout haut, vivre de tout son être, et ne jamais être forcé de descendre au dessous de soi-même.

Manuela rêva tristement, puis elle dit :

— Vous croyez qu’il a connu de ces femmes-là ?

— Je le suppose, puisqu’il vous a souvent quittée pour elles.

— Oui, mais il les a toujours quittées pour revenir à moi. Ma douceur et ma beauté, puisque vous ne m’accordez rien de plus, lui ont donc paru préférables à leur grand esprit. Quant à vous, je vois bien que vous vous estimez encore plus haut que M. Brudnel, puisqu’il vous faut pour le moins une muse ! Sans cela pas d’amour, pas même d’amitié.

— De l’amitié, si fait ! répondis-je en lui tendant la main avec une gaieté forcée. On accorde quelquefois ce sentiment-là aux inférieurs.

Elle éclata de rire en disant sans amertume :

— Oui, oui, on accorde cela à son chien ! Richard m’aime comme j’aime ma perruche rose. Merci. Dieu ! quel sauvage, quel brutal, quel original vous faites ! C’est bien pire que M. Breton, qui se contentait de m’appeler trésor fragile et joli fardeau. Je vois que je n’aurai jamais de succès avec les médecins !

— Peut-être ; ce sont gens clairvoyants et positifs, mais vous en serez vite consolée. Un Anglais noble et riche est bien mieux l’affaire d’une jolie femme qui veut vivre dans un hamac de soie, au milieu d’un boudoir capitonné ; restez donc dans votre nid de duvet, bel oiseau des tropiques. Moi, j’ai à travailler, je vous présente mon respect comme à la future madame Brudnel, et je ne vous remercie point de vos confidences que je n’ai point provoquées. Faudra-t-il dire à votre futur époux qu’il se dépêche de vous initier à certains mystères dont vous déclarez naïvement attendre la révélation avec une louable impatience ?

— Comme vous voudrez ! répondit-elle d’un ton fâché.

Je crus voir une larme dans ses yeux, et je me hâtai de sortir, fermant involontairement avec un peu de brusquerie la porte derrière moi.

J’étais fort agité, je n’y voulus pas faire attention, j’avais la prétention de travailler. Cela me fut impossible. Je me persuadai avoir besoin de dormir, je ne dormis pas. Au moins je me calmai et fis en dépit de moi-même mon examen de conscience. Pourquoi donc, en retrouvant avec surprise Manuela dans Héléna, avais-je senti redoubler mon dédain, ma méfiance, mon besoin de pédante critique à l’égard de cette inoffensive personne ? Étais-je naturellement pédagogue ? Nullement ; j’étais porté à l’examen, et l’examen amène l’indulgence, la méfiance de soi, la tolérance pour les autres. D’ailleurs cette malheureuse fille d’Antonio Perez, que j’avais crue souillée et perdue, que je retrouvais réhabilitée au point d’être à la veille d’épouser M. Brudnel, ne devais-je pas la féliciter en moi-même et voir en elle un exemple de la perfectibilité humaine, tout au moins de sa ductilité sous les souffles bienfaisants de l’honneur et de la charité ?… Un homme de bien avait pu faire refleurir la conscience dans un être tout instinctif, sorti d’un milieu impur, et j’étais en colère, je ne voulais pas croire à sa conversion, je raillais son besoin d’aimer, je rabaissais son intelligence, j’étais surtout offensé de l’effort qu’elle faisait pour conquérir mon estime ! Pourquoi tout cela ? pourquoi ma dureté, mes soupçons, mon injustice peut-être ? Pourquoi une répulsion qui ressemblait à l’antipathie ? Pourquoi une colère sourde comme si, en disposant d’elle-même, elle m’eût arraché un bien qui m’appartenait ? Est-ce donc que je pouvais être jaloux d’elle ? est-ce donc que je l’aimais encore ?

Eh bien, oui, il fallait bien ouvrir les yeux sur moi-même. Je l’avais aimée, je l’aimais toujours. Elle était mon idéal longtemps caressé, ma proie secrètement disputée, mon tourment fièrement maudit, l’espoir et la souffrance de ma jeunesse, le fléau de ma vie, l’écueil de mon honneur, si je n’échappais point au charme que, sans me connaître et sans le savoir, elle avait jeté sur moi.

L’insomnie grandit les tentations et les dangers. À mesure que je comptais les heures de la nuit, je sentais augmenter mes agitations, et je pris la résolution de ne plus revoir la fiancée de sir Richard.



VIII


Je m’endormis enfin et je m’éveillai plus calme. La lettre de Jeanne était restée ouverte sur ma table ; je voulus la relire pour retrouver, dans ce chaste et doux sentiment de l’amitié inaltérable, la conscience de ma lucidité. Une phrase m’avait frappé, je tenais à la bien comprendre. « Je te défie, me disait ma sœur, d’aimer quelqu’un mieux que nous ; ta future compagne ne t’apportera que l’avenir, tandis que nous, c’est le passé, c’est la joie et la douleur mises en commun, c’est toute la vie qu’on a vécue. »

— C’est vrai, profondément vrai, me dis-je, et, si Manuela m’a ému si vivement hier, c’est qu’elle aussi est mon passé ; mais ce n’est pas celui dont parle ma sœur, ce n’est pas la sainte tendresse, la sollicitude, l’expansion de tous les jours, la confiance calme et sacrée : c’est l’insomnie, la curiosité, le dépit, le dégoût. J’ai passé par ces tourments-là, et je voudrais recommencer pour arriver à quoi ? L’avenir de cette fille appartient à M. Brudnel, et ce qu’elle a mis dans ma vie écoulée n’est certes pas digne de regret. Elle m’a inoculé la maladie du doute, elle m’a rendu amer et sceptique en fait d’amour, à l’âge heureux des illusions. Si elle était libre aujourd’hui, je ne pourrais l’aimer qu’avec les plus douloureuses restrictions. Hélas ! sans le savoir, Jeanne a raison ; je ne croirai plus, et, quel qu’il soit, le passé d’une femme sera pour moi comme un obstacle à la foi ou à la sécurité.

En pensant à l’angélique droiture de ma mère et de ma sœur, je ne vis plus en Manuela qu’un fantôme sans consistance, et ma nuit de fièvre me parut le résultat d’une simple irritation nerveuse. J’allai faire de l’histoire naturelle dans les îles du lac. Ce beau pays, tout lumière, avec ses fonds violets où les eaux sillonnaient de reflets d’argent la base des montagnes, cette profondeur limpide, miroir ardent qui doublait la puissance du soleil, ces rivages frais, ces longs murmures mystérieux des petites vagues, tout portait au rassérènement.

La nuit venue, devant garder le fragile trésor de mon patron, je rentrai, et je commençais à lire quand la suivante espagnole frappa à ma porte. Je crus que c’était encore Manuela. Je m’étais enfermé. J’allai ouvrir après avoir demandé d’un ton sec qui était là.

— Madame est très-souffrante, me dit la camériste, elle ne demande pas que monsieur le docteur se dérange. Elle m’a même défendu de l’avertir ; mais j’ai une responsabilité, je ne peux pas la laisser devenir malade sans avertir le médecin qui a la même responsabilité que moi.

— Qu’a donc madame ? demandai-je en passant mon habit.

— Elle n’a pas dormi de la nuit dernière.

— Bah ! c’est comme moi, la chaleur, les moustiques…

— Je ne dis pas, monsieur, mais elle n’a pas mangé de la journée.

— Alors c’est plus sérieux, ce n’est plus comme moi !

— Monsieur le docteur a eu bon appétit ?

— Appétit dévorant !

— Dieu en soit loué ! reprit la Dolorès du ton dont elle eût dit : « Quelle brute vous faites ! »

Je me méfiais de cette Dolorès. Elle n’avait pas l’air franc. C’était une grande fille sèche qui pouvait avoir été belle avant la petite vérole. Son âge était problématique, entre celui de la soubrette et celui de la duègne. Elle pouvait au besoin être considérée un peu comme gouvernante. Elle se disait noble, à la tête de nombreux malheurs de famille. Il est de fait qu’elle avait reçu une certaine éducation ; elle parlait le français, l’italien et l’anglais assez purement, mais avec une affectation qui lui donnait l’accent faux et flatteur. Je la regardais comme l’espion de sir Richard et de toute sa maison, soit pour complaire à sa maîtresse, soit pour remplir par ses commérages les longues heures qu’elles passaient ensemble.

Je la suivis, c’était mon devoir, je ne pouvais m’y soustraire, quelque légère que fût l’indisposition de celle que, dans ma pensée, je continuais à appeler l’odalisque. D’ailleurs je me sentais très-fort et sûr de moi dans ce moment-là. Je trouvai Manuela sur la terrasse de son appartement, prenant le frais tranquillement et dégustant une glace au citron. Elle avait une toilette étrange, un véritable costume espagnol rose vif avec des dentelles noires, le col dégagé, les bras nus sous des mitaines de guipure noire, la jupe demi-longue, toute chargée de volants, les cheveux relevés, semés de roses, l’éventail à la main. On eût dit qu’elle allait partir pour le bal ou pour la course des taureaux.

— La maladie n’est pas grave, dis-je en entrant à Dolorès qui m’introduisit.

Manuela fit un cri :

— Que voulez-vous, monsieur ? dit-elle en se levant.

Sa surprise et son mécontentement n’étaient pas joués. Elle ne m’attendait pas. Dolorès avait agi à sa tête. Ce fut elle qui prit la parole pour dire qu’elle ne voulait pas me laisser coucher sans que j’eusse tâté le pouls de sa maîtresse. Et, comme elle recommençait à parler de sa responsabilité et de la mienne, Manuela, voyant mon air froid, se calma tout à coup, me tendit son bras et me dit en souriant :

— Débarrassez-vous de cette corvée, docteur, car c’en est une, vous n’avez pas besoin de me le dire ; mais soyez tranquille, je me porte bien. Vous n’aurez pas à vous occuper de moi.

— Je m’en occuperai, s’il y a lieu, répondis-je, — et, pour commencer, je constate que vous avez la fièvre.

— Dolorès ne vous dit pas, reprit Manuela, que je viens de danser avec elle une jota aragonaise des mieux enlevées ; mais mon costume vous le dit.

— Et vous, reprit Dolorès, vous ne dites pas qu’au beau milieu de la danse, vous vous êtes évanouie.

— Je ne me suis pas évanouie. J’ai eu un moment de vertige, je n’ai pas perdu connaissance, et cette glace que tu m’as donnée m’a remise tout de suite.

— Mais vous avez la fièvre, le docteur le voit bien ; vous n’avez ni dormi cette nuit, ni mangé aujourd’hui. Vous êtes pâle…

— Je le suis toujours. Voyons, laissez-moi tranquille. — Bonsoir, docteur, allez travailler. Je veux danser encore.

— Défendez-le-lui, docteur ! s’écria Dolorès avec un accent pathétique. Vous ne savez pas comme avec moi elle est enfant gâtée ; elle ne m’écoute pas.

Je tâtai encore le pouls ; il se calmait rapidement, et même il devenait faible.

— Comment, dit Manuela, vous aussi vous allez faire le tyran avec moi ?

— Non, dansez, si bon vous semble, mais pas avant d’avoir pris un potage. Promettez-le-moi.

— J’obéis tout de suite, d’autant plus que je n’ai pas eu d’appétit aujourd’hui et qu’il n’y a pas d’autre cause à mon étourdissement. Va, Dolorès, apporte-le, ce potage.

— J’y cours, mais restez là, docteur ; si elle s’évanouissait encore !

— Êtes-vous sujette à ces syncopes ? dis-je à Manuela quand nous fûmes seuls.

— Oui, dit-elle ; mais tout à l’heure ce n’en était pas une.

— Je vous crois d’une bonne santé, puisque je n’ai encore jamais été appelé auprès de vous.

— Je suis d’une bonne santé, reprit-elle d’un ton bref, et, s’il en était autrement, Richard ne le saurait pas ; par conséquent vous ne le sauriez pas non plus. Je ne comprends pas que Dolorès, qui m’a vue si souvent en défaillance, vous ait appelé pour si peu.

Je crus devoir la questionner avec insistance. Elle me répondit :

— Eh bien, oui, la vie que je mène m’est contraire, et, si elle ne finit bientôt, elle me tuera. Songez donc : passer des mois entiers sans sortir du même jardin ! voir tous les jours les mêmes fleurs, faire le tour des mêmes allées ; quel ennui, quand Richard n’est pas là !

— Vous montez à cheval avec lui assez souvent.

— Cela me fait plutôt du mal. J’ai peur à cheval et même à âne.

— Vous êtes poltronne à ce point ?

— Je le suis devenue ; enfant, j’étais intrépide ; mais, depuis la peur que j’ai eue de mon père, ces scènes que je vous ai racontées… et puis les gâteries de Richard ! quand on est trop heureux, on devient lâche.

— Pourtant vous bravez quelque chose de plus méchant parfois qu’un cheval ou un âne, vous bravez la maladie, puisque vous êtes souvent indisposée et ne voulez pas qu’on vous soigne.

— Si fait, si fait, docteur, Dolorès suffit. Quand M. Brudnel est ici, elle ne s’inquiète pas comme aujourd’hui. Elle le sait bien, je ne veux pas qu’il apprenne que j’étouffe dans ma cage.

— Il faudra pourtant qu’il le sache ; mon devoir est de le lui dire.

— Je ne veux pas, moi !

— Qu’importe ?

— Ah ! nous sommes dans ces termes-là ! Eh bien, qu’importe en effet ? Nous allons nous marier, ma captivité va finir.

— Vous en êtes sûre ?

— Eh bien, et vous ?

— Moi, je n’en suis pas sûr. M. Brudnel vous chérit comme une enfant, mais il n’a pas l’air de vous regarder comme une personne.

— Oui ! je sais bien ! mais c’est sa faute, c’est lui qui m’a séquestrée comme cela et qui m’a empêchée de rien comprendre à la vie pratique. Après tout, qu’est-ce que cela fait ? Si je suis sérieusement malade, j’aime mieux ne pas le savoir. Voilà le potage demandé. Donne, donne, Dolorès, je serai très-bien après.

Je la regardai avaler lestement ce potage. Elle mangeait avec beaucoup de grâce, d’adresse et de propreté, sans appétit véritable, je l’avais souvent remarqué. Je me promis de lui indiquer un régime, et je pris congé. À peine étais-je au seuil de l’appartement, que le bruit strident des castagnettes me fit retourner la tête. Elle était debout dans une pose superbe, le coude droit élevé à la hauteur du visage, le bras arrondi avec autant de moelleux que de nerf, et la main droite rapprochée de la gauche dont le bras formait un angle gracieux et fier à la hauteur de l’épaule. Les castagnettes roulaient comme la foudre dans ses petits doigts agiles ; le cou et la face, tournés à droite, avaient une expression de noblesse extraordinaire, tandis que les yeux, à la fois ardents et sévères, semblaient dire : « À genoux devant moi ! »

Je m’arrêtai involontairement ; je n’eusse jamais cru que cette petite femme menue, si gauche en amazone, eût tant de tournure, de souplesse et de majesté en dansant. Chaque pays a sa grâce, l’Anglaise est centauresse, l’Espagnole Manuela était le type idéal de l’oiseau qui s’envole.

Elle vit que j’étais surpris par la fascination ; elle n’était pas coquette, mais elle savait l’être quand elle voulait se faire agréer.

— Regardez-nous danser, me dit-elle en faisant signe à Dolorès. Vous n’avez jamais vu ces danses-là, c’est curieux, ça ne ressemble pas aux vôtres.

Pourquoi restai-je ? Je n’en sais rien, ce fut une faute.

Dolorès avait tiré un cordon de sonnette. Le petit nègre entra aussitôt, et, sans rien dire, prit une guitare posée sur un fauteuil et se mit à jouer la jota. Dolorès passa rapidement dans ses doigts les cordons de soie d’une paire de castagnettes d’ivoire. Celles de Manuela étaient en ébène et faisaient moins de bruit. Le négrillon jouait avec feu. Le son aigre de l’instrument ainsi manié et le vacarme enragé des castagnettes portaient sur les nerfs. En un instant, les deux femmes devinrent commes folles. Manuela voltigeait comme une colombe ou se tordait comme une couleuvre ; la Dolorès, plus nerveuse encore, s’était transfigurée. Ses formes anguleuses, sa taille trop longue, ses yeux passablement éraillés, tout en elle semblait se fondre dans un moule nouveau. Elle avait des jarrets d’acier et bondissait comme une panthère. Ridicule d’abord, elle devenait belle ; ses petits yeux noirs lançaient des étincelles rouges, son énergie faisait ressortir le regard voluptueux et les allures langoureuses de sa compagne. C’était vraiment une belle danse, un couple séduisant, un rhythme à rendre fou.

La danse finie, le négrillon disparut comme si la muraille l’eût escamoté. Dolorès jeta un châle sur ses épaules, Manuela s’enveloppa des éclairs rapides de son éventail et me dit en riant :

— Eh bien, docteur, est-ce que vous ne croyez pas que ce soit là un bon remède contre le spleen de la prison ?

J’étais embarrassé, troublé. Je demandai si M. Brudnel, qui était un peu médecin aussi, approuvait cet exercice.

— Il ne s’y oppose pas, répondit Manuela.

— Et il prend plaisir à voir vos belles poses ?

— Non ! nous ne dansons pas devant lui. Il est trop Anglais, ça le scandalise un peu.

Je pensai que sir Richard jugeait ce spectacle trop émouvant pour un homme qui repoussait l’enivrement sensuel, et je me reprochai de l’avoir bravé. Manuela voyait certainement ma confusion. Je me mis à louer la Dolorès avec exagération, disant que cette danse était très-belle, mais qu’il y fallait une vigueur dont la duègne seule était capable.

— C’est-à-dire, reprit Manuela, que Dolorès la danse mieux que moi ?

— Beaucoup mieux, je suis forcé de l’avouer.

— Ce n’est pas étonnant, et je le sais bien, dit Manuela sans aucun dépit, c’est elle la maîtresse, je ne suis que l’élève ; elle a la danse classique, la vraie.

— Il faut dire aussi, observa Dolorès, que vous ne vous livrez pas quand un homme vous regarde ; vous dansez dix fois mieux quand nous sommes seules.

Je vis qu’on avait envie de recommencer, je m’esquivai et je ne travaillai guère mieux que la veille. J’étais forcé de convenir avec moi-même de l’obsession que je subissais. Je résolus de la traiter comme une maladie dont je devais observer les symptômes. Tout m’en faisait un devoir des plus sérieux. Manuela n’aimait au monde que sir Richard. Sir Richard, de quelque manière qu’il aimât sa fille adoptive (je ne pensais plus que ce fût avec passion), l’avait confiée à mon honneur. Il eût fallu pouvoir m’éloigner d’elle sur-le-champ, je ne le pouvais pas, j’avais juré de veiller de près sur elle. Il fallait donc accepter la souffrance de ma situation, vivre de dépit rentré, de jalousie surmontée, d’entraînements vaincus. Tout cela ne pouvait pas durer plus d’une huitaine de jours. Il faudrait, pensai-je, être bien faible et bien lâche pour ne pas savoir souffrir huit jours. Et qu’importe que je souffre, pourvu que je ne me trahisse pas ?

Je n’étais pas inquiet de ce côté-là, l’orgueil est une bonne armure à défaut de vertu. Je ne pouvais me trahir qu’en me rendant odieux et ridicule. Je renonçai dès lors au sot dépit qui me rendait bizarre. Il ne fallait pas être bizarre, la bizarrerie est une coquetterie masculine. Je résolus d’être amical, dévoué, désintéressé sans effort apparent. Dès le lendemain matin, je fis demander à Dolorès des nouvelles de sa maîtresse. Elle vint elle-même m’en donner.

— Elle ne dort pas, me dit-elle, et elle n’a pas dormi. Elle est-malade, je vous assure, monsieur le docteur, peut-être gravement. Je ne sais pas, moi, mais je me tourmente ; quand le maître n’est pas là. Me blâmez-vous d’être inquiète ?

— Pourquoi vous blâmerais-je ?

— Ah ! c’est que vous avez parfois l’air si étrange !

— Moi ?

— Vraiment oui, ne vous fâchez pas. On dirait par moments que vous haïssez ma pauvre maîtresse !

— Ce serait fort étrange en effet ; haïr une personne que je connais si peu et qui est aimée de M. Brudnel ?

— C’est peut-être pour cela, dit la duègne avec un méchant sourire.

— Hein ? fis-je en fronçant le sourcil et en la regardant bien en face.

Elle fut déconcertée.

— Excusez une étrangère, reprit-elle d’un ton mielleux ; je peux dire des mots dont je ne sens pas la conséquence.

— Vous parlez au contraire très-bien le français, mademoiselle.

— Vous êtes trop indulgent, monsieur le docteur ; mais vous disiez, ne pas connaître ma maîtresse. C’était possible il y a deux jours. À présent vous la connaissez très-bien, elle vous a raconté toute son histoire, elle me l’a dit. Je l’en ai blâmée, elle n’avait pas besoin de vous dire tout cela ; mais enfin vous le savez, et vous comprenez aussi bien que moi pourquoi elle est malade.

— Je ne sais pas du tout si elle est malade. Je crois qu’elle ne mange pas assez et qu’elle danse trop. C’est à vous d’obtenir un peu d’équilibre entre la recette et la dépense.

— Elle danse trop, la pauvre âme ! et à quoi voulez-vous qu’elle emploie les forces de son beau corps ? avec quoi voulez-vous qu’elle étourdisse son cœur, affamé d’amour ?

— Voilà de belles phrases, señora ; mais je ne puis avoir d’opinion sans examen, et, comme madame Brudnel s’y refuse, je crois devoir attendre le retour de son mari.

— Son mari ! Vous savez bien qu’il n’est ni mari ni amant ! Vous êtes médecin, vous, et vous ne devez pas refuser une consultation.

— On ne me la demande pas.

— Si fait. Ce matin, elle ne s’y refuse plus.

— En ce cas, dites à madame que j’attends ses ordres.

Dolorès vit que je me méfiais d’elle, elle sortit et revint au bout d’un instant avec ce billet de Manuela : « Prière au docteur de venir me voir. »

Je serrai le billet pour le montrer au besoin à sir Richard. Je ne sais ce que je craignais de la part de la duègne.

Je trouvai Manuela plus pâle que de coutume, enveloppée de son peignoir de cachemire blanc, les cheveux à peine noués ; elle était vraiment séduisante avec son air abattu et ses yeux chargés de langueur.

Je me livrai résolument aux périls de l’auscultation. Le médecin sauva le jeune homme, je fus attentif et lucide, je constatai un commencement apparent d’hypertrophie du cœur. Je défendis la danse, je prescrivis un régime, je me retirai en disant que ce n’était rien, et qu’il fallait cependant m’obéir.

Une heure après, je vis revenir chez moi la Dolorès.

— Voyons, monsieur le docteur, dit-elle, est-ce bien vrai que ce n’est rien ?

— Il faut dire toujours au malade que ce n’est rien ; mais, puisque j’ai défendu la danse, c’est qu’il y a quelque chose, Je vous rends responsable de ma prescription.

— Oh ! soyez tranquille, docteur, j’y veillerai. D’ailleurs, elle est soumise au fond, elle ne dansera plus ; mais que fera-t-elle donc pour se distraire et remuer un peu ? Si nous pouvions sortir en voiture ?

— M. Brudnel a dû vous donner des ordres à cet égard ?

— C’est à vous qu’il a donné toutes les instructions.

— Mes instructions se bornent à la prière d’être toujours aux ordres de madame en ce qui concerne ma profession, et à la défense de sortir avec elle.

— Vous n’êtes pas chargé de l’empêcher de sortir sans vous ?

— Je n’aurais pas accepté le métier de geôlier.

— En ce cas… Mais non, elle ne voudra pas lui désobéir.

— Qu’elle lui écrive ! Il n’est pas si loin. Je vais lui écrire de mon côté le résultat de mon examen. La permission arrivera dans deux jours ; mais je vous avoue qu’il vaudrait mieux attendre quelques jours de plus et ne pas inquiéter M. Brudnel. Le mal n’est pas si prononcé qu’il y ait péril en la demeure.

— Oui, parce que vous croyez que M. Brudnel…

— Eh bien ?

— Je ne peux rien dire.

— Alors ne dites rien.

Elle sortit comme dépitée, et rentra aussitôt.

— Je veux tout dire, s’écria-t-elle. Il faut que vous sauviez ma chère maîtresse ; il faut que vous engagiez M. Brudnel à dire la vérité.

— Quelle vérité ?

— C’est qu’il ne l’épousera pas ; il ne l’épousera jamais.

— Il ne l’a donc pas réellement promis ?

— Pas si réellement que Manuela se l’imagine. En tout cas, il a promis malgré lui, dans des moments de tendresse et de pitié. Au fond, il n’est pas amoureux de Manuela, il ne l’a jamais été. Il a bien été quelquefois ému auprès d’elle dans les commencements ; elle était si jolie et elle l’aimait tant ! Mais ces Anglais ! cela vous a une tête de fer. Il s’était juré, en la sauvant de son père, de ne pas l’aimer trop ; il s’est tenu parole. Il est arrivé pourtant une chose qu’il n’avait pas prévue, c’est qu’elle lui serait si fidèle et si dévouée, qu’il s’habituerait à ses soins, à son charmant caractère, et qu’il ne pourrait plus se passer de son amitié ; mais son amour, il le craint, il le fuit et il voudrait pouvoir l’éteindre en soufflant dessus. Le mariage lui ferait une obligation d’y répondre. Eh bien, pour une fille qui a attendu si longtemps, un homme de l’âge de M. Brudnel, habitué d’ailleurs à la regarder comme sa fille… Non, il croira commettre un inceste ; et puis une autre raison encore : s’il fait accepter à sa sœur le remboursement que vous savez, il sera peut-être gêné, et avec une femme qu’il a habituée à être sultane, c’est-à-dire à n’être que dépense et non-valeur dans un ménage… Vous voyez, voilà bien des raisons. D’ailleurs, qu’il épouse ou n’épouse pas, jamais il ne consentira à ce que Manuela soit libre d’aller et venir comme les autres femmes. Il n’a pas confiance en elle ; il croit qu’elle ne doit sa vertu qu’à l’isolement où il la tient. Il croit qu’elle a la tête faible, le cœur facile, les sens…

— Et peut-être ne se trompe-t-il pas ?

— Il ne se trompe pas, si elle doit être la femme d’un vieillard. Autrement, il se trompe. Manuela est plus forte et plus digne qu’il ne pense !

— C’est possible ; mais tout cela ne me regarde pas. M. Brudnel ne m’ayant pas fait de confidences, je n’ai pas le droit de conseil et vous eussiez pu m’épargner des révélations que la délicatesse m’oblige à lui communiquer, s’il me questionne.

— Dites-lui tout ! s’écria la Dolorès. Si je l’avais osé, il y a longtemps que je lui aurais parlé comme je vous parle, car, je le vois bien, il faut que le sort de Manuela soit changé ou qu’elle meure.

Là-dessus, Dolorès fit une sortie dramatique et je restai fort embarrassé de mon rôle, il était des plus délicats et compliqué d’un intérêt personnel que je ne pouvais plus me dissimuler. La Dolorès, avec un cynisme caché sous son emphase naturelle, avait mis le doigt sur la plaie du futur ménage. La fiancée avait trop attendu pour ne point arriver à explosion, le fiancé avait trop dompté les dangers de l’intimité pour retrouver la passion nécessaire à une union aussi disproportionnée.



IX


Le soir, on me rappela dans les appartements. Je trouvai Manuela plus malade que le matin, et, le lendemain, elle le fut encore davantage. Les symptômes, sans être alarmants, étaient plus caractérisés. Je dus la revoir dans la journée et le soir encore. Je pris le parti d’écrire à M. Brudnel.

Il venait d’écrire de son côté à Manuela sous mon couvert :

« Ma sœur est morte, acceptant la restitution pure et simple de la somme qu’elle m’avait prêtée. Pour satisfaire au plus tôt ses héritiers, je dois partir pour Bordeaux aussitôt après les funérailles, c’est-à-dire demain soir. J’espère être auprès de vous dans huit ou dix jours. Patience, ma chère fille ; votre ami Richard vous bénit. »

Cette lettre laconique me fut aussitôt communiquée par Manuela.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? me dit-elle.

— Je pense qu’elle n’est pas compromettante, et je n’y vois rien qui confirme les engagements pris envers vous.

— Il n’y a jamais eu d’engagements formels, et sir Richard n’écrit jamais autrement.

— Qu’appelez-vous des engagements formels ?

— Une promesse écrite. Je n’en ai jamais demandé.

— Et c’est le tort que vous avez eu, dit la Dolorès. Le vent emporte les paroles.

— Tu veux me faire douter de lui. Voyons, docteur, vous qui le connaissez si bien et qui l’aimez tant !

— Je ne peux pas avoir d’opinion, ne sachant pas si ses paroles ont été aussi explicites que vous vous en êtes flattée.

— Mon Dieu, je ne sais pas non plus, moi !… Il m’a dit qu’il ne se marierait jamais avec une autre. Oh ! cela, j’en suis bien sûre, il l’a juré.

— Il tiendra parole, mais ce n’est pas une promesse de vous épouser.

— J’en conviens. Pourtant il a consenti à me laisser porter son nom et passer pour sa femme.

— Il y a consenti parce qu’il n’a pu faire autrement, observa la Dolorès. Rappelez-vous comment la chose s’est passée. C’est moi qui ai commencé à vous appeler madame et à dire aux domestiques que vous étiez mariée avec lui. Ma naissance et mes principes ne me permettaient pas de servir une personne indigne de respect. Vous étiez pure, je le sais, mais personne n’eût voulu le croire. M. Brudnel était absent dans ce moment-là. Quand il revint, le pli était pris. Il me gronda de ne vous avoir pas plutôt fait passer pour sa fille. Il était trop tard pour changer ce qui était. Il a subi le rôle que je lui avais donné, mais je ne pense pas que cela l’engage à le ratifier par un mariage.

— Enfin ! s’écria Manuela en s’adressant à moi, elle veut me désespérer, vous voyez ! Et elle me rend plus malade, elle qui prétend m’aimer plus que tout au monde !

— Serez-vous, lui dis-je, réellement désespérée, si vous restez avec sir Richard dans les conditions privilégiées où vous êtes depuis cinq ou six ans ? Que vous manque-t-il ? Rien, pas même la considération, puisqu’il vous a laissée usurper le titre d’épouse. Vous vous ennuyez, vous souffrez d’être trop enfermée ; il s’agit d’obtenir qu’il vous fasse sortir plus souvent et qu’il vous conduise en voiture au lieu de vous accompagner à cheval. Cela ne me paraît pas bien difficile, et, dès qu’il vous saura souffrante, il s’empressera de vous satisfaire.

— Certainement, reprit la Dolorès, c’est un homme très-bon, et il a beaucoup de tendresse pour elle ; mais appelez-vous donc ces promenades-là le plaisir et le bienfait de la liberté ? Peut-on vivre éternellement tête à tête avec un homme qui n’a plus les besoins et les goûts de la jeunesse ? Jamais de conversations, jamais de visites, jamais de théâtre ni de bal. Voyons, monsieur le docteur, si vous aviez une femme, la tiendriez-vous à l’attache comme cela ?

— Si j’avais une maîtresse, peut-être ; une femme légitime, j’exigerais qu’elle ne s’occupât que de son ménage et de ses enfants. C’est vous dire que je ne prendrai jamais pour femme une personne qui aura besoin, pour se bien porter, de conversations, de visites, de théâtre et de bal.

— Eh bien, reprit Dolorès, vous seriez dans le vrai, parce que vous auriez un ménage et des enfants ; votre femme aurait de quoi s’occuper, et elle vous aurait, d’ailleurs ! Un homme jeune et beau, on n’est pas triste, on n’est pas malade quand on a une pareille compagnie, tandis que…

— Assez ! dit Manuela, qui était devenue rouge comme le feu et dont la voix tremblait. Tais-toi, Dolorès, tu ne dis que des sottises et des impertinences !

— Tout cela est étranger à mes visites de médecin, observai-je. Parlons de votre santé.

— Ma santé ? s’écria-t-elle ; non, je ne veux pas m’en occuper ! Je veux me laisser mourir, j’ai assez de la vie.

Et, comme j’allais la gronder :

— Laissez ! reprit-elle avec véhémence. Je vois trop clair à présent. Richard s’imagine peut-être que j’en veux à son rang et à sa fortune… Et vous ! je parie que vous le croyez aussi. Ah ! malheureuse que je suis ! Je l’aimais pour lui-même, pour sa beauté morale, pour son grand esprit, pour sa bonté qui est immense, pour ses bienfaits dont j’ai trop abusé, mais surtout pour l’amour vrai et profond que je croyais pouvoir lui inspirer. Vous m’ouvrez les yeux, cruels que vous êtes ! Il ne me juge pas encore digne de lui, il veut continuer l’épreuve, indéfiniment, jusqu’à ce que j’en meure ! Eh bien, que cela soit ; je mourrai pure, et il me regrettera, tandis que, si je le tourmente, il me prendra en dégoût et en mépris. Tais-toi, Dolorès, je te défends de jamais me parler de lui. Laissez-moi, docteur, je ne veux pas m’occuper de ma santé ; je veux rester esclave, prisonnière, objet de luxe dans mon hamac de soie et mon boudoir capitonné, comme vous disiez ! Est-ce que je mérite autre chose, moi qui n’ai ni intelligence, ni patience, ni instruction, moi avec qui un homme de mérite ne peut pas causer, moi enfin qui ai brisé ma vie le jour où j’ai aimé sans savoir où conduit l’amour ? Est-ce qu’on peut me pardonner cela ? Je me suis laissé enlever, pousser dans les plus ignobles dangers ; je ne comprenais pas, j’étais stupide. Je croyais marcher à l’autel, et j’étais jetée dans un mauvais lieu ! Qu’importe que j’en sois sortie comme j’y étais entrée ? on n’est pas excusable de ne pas savoir. Les demoiselles de qualité savent tout apparemment ; moi, j’étais déshonorée avant de rien connaître ! Et pour cela il faut qu’en dépit d’une longue expiation, je sois punie jusqu’à la mort !

Ses sanglots l’étouffèrent ; Dolorès la prit dans ses bras, et, avec une force masculine, la porta sur son lit ; puis elle sortit pour chercher un calmant ; je restai seul avec Manuela.

Il me serait impossible de retrouver dans ma mémoire ce que je pus lui dire pour la consoler et lui rendre le courage. J’étais trop ému pour m’en rendre compte. Je crois que je lui donnai raison contre M. Brudnel, et que je l’engageai à rompre un lien qui ne pouvait qu’être fatal à l’un et à l’autre. J’acceptais malgré moi les idées suggérées par la Dolorès, je ne voulais pas supposer que Richard fût résolu à réaliser les espérances qu’il avait données. Je ne me faisais pas scrupule de dénouer l’engagement invoqué, de montrer un avenir plus simple et plus vrai, de la détacher en un mot d’un joug léger en apparence, mais implacable en réalité.

M’entendait-elle ? me comprenait-elle ? Je n’en sais rien. Elle pleurait, les mains dans les miennes, les yeux baissés, voilés par ses longues paupières, la joue brûlante, le cœur oppressé.

Je lui fis prendre la potion, et, la voyant mieux, je voulus m’en aller.

— Ne la quittez pas, dit Dolorès, vous voyez que je la fâche et l’irrite malgré moi ; votre présence et vos paroles lui font du bien. Restez encore un peu, vous le devez.

J’eus la lâcheté de rester, même après que la malade, abattue par la potion, se fut endormie. Je pris un livre que je paraissais lire, Dolorès sortit sur la pointe du pied.

Le but de cette fille était visible, elle voulait unir nos destinées ; mais comment l’entendait-elle ? Désirait-elle me faire trahir la confiance de sir Richard et me donner les droits de l’amour, tout en lui réservant les charges du mariage ? Avait-elle deviné mes agitations ? Croyait-elle réellement que Richard n’épouserait pas et serait enchanté de me marier avec sa fille adoptive ? Était-elle une bonne femme romanesque ou une intrigante corrompue ?

Mais, elle, Manuela, était-elle vraiment l’être sincère et désintéressé dont l’avenir pouvait me toucher ? N’était-elle point la complice bien stylée de sa duègne ? Ne prétendait-elle pas être ou la femme riche et honorée de M. Brudnel, ou tout au moins sa fille adoptive magnifiquement choyée, avec un amant discret installé dans la maison ?

Je laissai tomber le livre sur mes genoux, et mes yeux s’attachèrent invinciblement sur cette jeune dormeuse qui semblait devenue indifférente à toutes les choses de ce monde. Le profond sommeil n’était pas simulé. L’opium faisait son œuvre : elle avait la pose naïve d’un enfant vaincu par la fatigue. Aucune pudeur affectée ; le peignoir collé aux flancs, l’épaule découverte, le bras étendu, elle était l’image de la chasteté inconsciente et ne m’inspirait en ce moment aucune ardeur pénible à vaincre. J’examinais surtout les lignes de son visage, qui ne m’étaient pas encore familières, son front étroit comme celui d’une statue grecque, indiquant plus de spontanéité que de raisonnement, sa joue sans éclat, mais pure et veloutée, ses sourcils immobiles, ses paupières rougies par des larmes non simulées, sa poitrine vraiment virginale, ses mains souples, indices de douceur, ses doigts lisses, expression d’un esprit sans calcul et sans égoïsme. Non, ce n’était là ni une intrigante ni une ambitieuse ; tout en elle était sincère, et, si le désir ardent de l’amour avait consumé les premières fleurs de sa beauté, c’était à l’insu ou tout ou moins en dépit d’elle-même.

Je l’examinais avec l’intérêt du physiologiste. Le cœur calmé ne soulevait plus de ses battements l’étoffe légère de son peignoir. Était-il atteint d’une lésion inquiétante ? Non, les nerfs seuls étaient assez sérieusement malades, et l’équilibre menaçait de se détruire. Il fallait de l’amour à cette âme tendre, du bonheur à cette organisation refoulée ; mais alors sir Richard, qui avait pu apprécier ses qualités et admirer son dévouement, devait l’aimer avec passion et la garder avec jalousie. Il eût dû prévoir… Pourquoi la laissait-il seule, confiée à la garde d’un homme de mon âge ? Il me croyait donc bien calme ou bien fort ?

Au bout d’une heure, Manuela s’éveilla. Nous étions toujours seuls ; je voulus rappeler Dolorès ; Dolorès était sortie. Manuela me regarda avec un étonnement vague. Elle resta quelques instants sans se rappeler pourquoi j’étais là et sans vouloir me le demander. Je vis qu’elle faisait des efforts pour se souvenir sans être aidée. C’était au reste l’heure de la sieste. L’appartement, vaste, sombre et frais, portait à l’indolence. L’odeur des roses du jardin pénétrait en dépit des fenêtres fermées, avec le chant aigu de la cigale.

— Voyons ! dit Manuela quand la torpeur fut dissipée, je me sens très-bien. Est-ce que Dolorès est là ?

— Elle est sortie.

— Ah oui ! je lui avais donné des commissions ; mais je n’ai pas besoin d’elle. Je veux me lever, docteur. Je suis tout habillée, donnez-moi seulement la main. Je suis encore un peu ivre, car je sens bien que vous m’avez donné de l’opium.

Je la conduisis à son fauteuil.

— Restez près de moi, dit-elle ; je vous suis à charge aujourd’hui pour la dernière fois.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Encore la menace de vous laisser mourir ?

— Non, c’est fini, j’étais folle. Me voilà bien apaisée, bien raisonnable. Ne croyez pas tout ce que dit Dolorès. Je n’ai besoin ni de bals, ni de spectacles, ni de conversations. Je comprends que je ne peux pas épouser sir Richard, et j’y renonce.

— Avec facilité, je trouve ! Il y a une heure, c’était un désespoir…

— J’étais lâche, mais je ne le suis pas toujours. Comprenez mieux ma situation morale. Je ne suis pas éprise de sir Richard, comme vous vous l’imaginez. Je l’aime, oh ! oui, je l’aime, comme mon père s’il veut n’être que mon père, comme mon mari s’il veut que je sois sa femme, c’est-à-dire que la tendresse qu’il me demandera, je la lui donnerai sans regretter trop celle qu’il ne me demandera pas.

— Vous êtes sûre de ne pas la regretter ?

— Je suis sûre d’arriver à cela avec un peu de temps ; je ne suis pas forte, mais je suis douce, je me soumets toujours. À présent, j’en ai l’habitude, et cela me coûte de moins en moins.

— Et vous pensez n’être plus malade quand vous aurez pris votre parti ?

— Je l’espère ; et qu’importe d’ailleurs que je sois un peu plus ou moins souffrante ? On s’habitue au devoir. Le mien est de complaire à Richard, de le rendre heureux comme il l’entendra.

— Même d’être sa maîtresse, s’il le désire ?

— Non, il ne le désirera pas. S’il avait un moment d’égoïsme, il ne serait plus lui-même.

— Pourtant, s’il l’exigeait ?

— Alors, je ne sais plus ; mais, le jour où il voudrait m’avilir après m’avoir tant respectée, je mourrais de honte et de chagrin.

— Vous n’avez pas toujours pensé comme cela !

— J’en conviens ; mais, à présent que j’ai compris tant de choses dont je ne me doutais pas…

— À présent, vous rougiriez, vous pleureriez peut-être, mais vous céderiez ?

— Mon Dieu, pourquoi ces questions-là ? Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Rien absolument, c’est le médecin qui vous interroge pour savoir si vous risquez une maladie grave par manque ou par excès de courage.

— Eh bien,… tenez, docteur, je vous demanderais conseil.

— Vous êtes bien bonne, répondis-je avec un rire amer.

Elle me regarda avec l’étonnement le plus ingénu.

Je sentis mon tort et changeai vite de ton.

— Si je vous donnais un conseil, repris-je, vous ne le suivriez pas.

Elle insista, l’impatience me reprit et me domina.

— Il est étrange, lui dis-je, qu’une femme demande conseil en pareil cas. Il me semblait que le sentiment de sa dignité devait suffire ; mais vous vous êtes fait un devoir et une vertu de vous mettre toujours hors de cause, sans même songer à faire la plus légitime et la plus nécessaire des réserves. On serait fort embarrassé de donner conseil à une personne qui s’abandonne ainsi, quand la passion allume son imagination malade.

La pauvre fille ne chercha point à se défendre. Au contraire, elle me donna trop raison.

— Il est certain, dit-elle, que je n’ai pas le mérite de ma vertu, puisque je l’eusse complétement sacrifiée s’il l’eût exigé, et à présent encore… je ne me sens aucune énergie contre lui. Je n’ai de protection que son point d’honneur. Que voulez-vous ! ce n’est pas tant l’imagination, comme vous dites, c’est la reconnaissance, c’est un sentiment filial…

— Oh ! ne profanez pas ce mot-là, m’écriai-je ; un sentiment filial n’est pas un sentiment bestial.

La jalousie me dévorait. Ma véhémence l’effraya. Elle me regardait avec une stupéfaction qui me troubla au point que je n’entendis pas rentrer Dolorès. Il est vrai qu’elle rentra sans le plus léger frôlement, et qu’elle se tint près de la porte sans bouger. L’étonnement de Manuela achevait de m’irriter. Son innocence me faisait l’effet d’une immoralité incurable ; mais pourquoi la voulais-je morale, moi dont les désirs ne pouvaient être que coupables ? C’est apparemment que je n’espérais plus les vaincre, et que j’aurais voulu trouver en elle la force qui m’abandonnait.

— Tenez, lui dis-je avec dépit, il vous manque l’instinct du respect de soi-même. M. Brudnel n’abusera pas de cette infirmité, mais qu’il n’espère pas vous marier avec un homme qui aura la notion de ce qui vous manque ! Que vous importe après tout ? Vous rencontrerez facilement un nécessiteux sans délicatesse, qui se trouvera heureux de toucher une belle dot et de posséder une jolie femme. Vous ne vous apercevrez pas de sa lâcheté, et vous serez peut-être très-heureuse aussi. Il y a des destinées logiques avec elles-mêmes, des dénoûments naturellement amenés par la force des choses. Les bons conseils et l’indignation des âmes honnêtes n’y peuvent rien changer.

Là-dessus, je sortis, sentant que je me trahissais, et me trouvai face à face avec la Dolorès. Je crus qu’elle allait me retenir, et je m’apprêtais à la repousser de mon chemin ; mais elle me fit place, attachant sur moi un regard de pénétration railleuse qui n’excluait pas un sourire de satisfaction.

— Je suis perdu, pensais-je en rentrant chez moi, à moins que je n’aie réussi à offenser mortellement l’odalisque, auquel cas sa haine me préservera de ma folie.

Je crus avoir atteint ce but, car pendant trois jours non-seulement je ne la vis pas, mais Dolorès ne parut pas chez moi. Je fis demander des nouvelles de madame. Le négrillon vint me dire que madame me remerciait et qu’elle allait très-bien. Je ne le croyais guère, car je voyais le jardin silencieux et fermé. Plus de rires, plus de castagnettes sous la tendine. On eût dit que les chiens et les perruches étaient devenus muets. Ou l’on me boudait ou l’on souffrait davantage. Je n’étais pas sans remords. J’avais bien mal soigné ma malade, lui versant d’une main de l’opium, de l’autre lui déchirant le cœur. J’avais déchiré le mien davantage. Chose étrange, quand j’étais auprès d’elle, tout m’exaspérait ; seul, je me la rappelais bonne et charmante, j’oubliais son irritante situation.

Je cherchais un prétexte pour la revoir, quand je reçus une lettre de M. Brudnel. Je vis, dès les premiers mots, que la mienne ne lui était point parvenue. Cette lettre était datée de Pau :

« Mon cher docteur, me disait-il, me voici en route pour Bordeaux, où je dois conférer avec mon banquier pour un gros remboursement aux héritiers de ma sœur. C’est une affaire simple et facile, car depuis longtemps la somme est placée entre les mains de ce banquier en prévision de ce qui arrive. Mon revenu sera diminué de beaucoup, mais je rentre dans la liberté de l’avenir, et le présent est encore assez beau ; grâce à ma vie retirée et au peu de folies que j’ai faites depuis quelques années, je n’ai plus de dettes. Rien ne changera donc dans mon existence, vous resterez près de moi, si vous m’aimez comme je vous aime, et ma chère Hélène, dont l’avenir est assuré, ne souffrira d’aucune privation.

» Vous voyez que ma lettre est datée de votre ville, où j’ai dû m’arrêter pour prendre un peu de repos. Je ne veux pas la quitter sans aller me rappeler au souvenir de votre respectable et excellente mère. Elle aura sans doute quelque peine à me reconnaître ; mais, puisqu’elle n’a point oublié mon nom, j’espère bien qu’elle me permettra d’aller lui parler de vous et de lui dire combien vous méritez l’attachement que je vous porte. »

La lettre avait été fermée et rouverte. Il y avait en post-scriptum :

« J’ai vu votre mère, elle n’a point vieilli et m’a reconnu avant que je me sois nommé. Nous avons parlé et pleuré ensemble. Oui, mon cher enfant, nous avons pleuré des morts que vous n’avez point connus et qui nous seront éternellement chers. — Et puis… j’ai vu votre sœur…, un ange, — une muse divine ! — Pardonnez-moi, je pars ; je vous écrirai de Bordeaux. À la hâte je vous serre les mains. »

J’avais à peine fini de lire que Dolorès vint me demander s’il n’y avait pas une lettre pour madame dans celle que je venais de recevoir.

— Les lettres qui me sont adressées passent donc par vos mains ? lui dis-je. Je n’ai rien pour madame ; mais monsieur me parle d’elle. Priez-la de me recevoir.

— Elle vous attend, docteur. Suivez-moi ; elle s’impatiente !

Je portai la lettre. Manuela me parut très-changée, et je lui témoignai quelque inquiétude.

— Ce n’est rien, dit-elle. Vous m’avez défendu la danse, et je ne m’en trouve pas mieux ; mais voyons donc la lettre ? Puis-je la lire ?

Elle la lut et la relut. Dolorès lisait tranquillement par-dessus son épaule, et, tout de suite après, elle exprima son opinion.

— Pas un mot de mariage, dit-elle en s’adressant aussi bien à moi qu’à sa maîtresse. Vous voyez bien qu’il n’y songe plus, si tant est qu’il y ait jamais songé.

Il me répugnait de fouiller avec cette personne dans les secrètes pensées de mon ami. Je gardai le silence malgré les regards suppliants de Manuela, qui eût voulu savoir mon opinion.

Elle se décida à répondre à Dolorès que Richard parlait de sa liberté reconquise et de son présent assuré.

— C’est au docteur qu’il en parle, reprit Dolorès ; il n’y a pas un mot qui s’adresse à vous.

— Si fait. Je suis toujours sa chère Hélène…

— Qu’il a mise sur son testament, et qu’il continuera à garder dans une belle cage à grilles d’or.

— Voyons, parlez donc ! me dit Manuela.

— Vous avez, lui dis-je en montrant Dolorès, un conseil pénétrant et disert. Je veux rester en dehors des commentaires.

— Va-t’en ! dit-elle à sa duègne ; tu ne plais pas au docteur. Il parlera quand tu n’y seras plus.

Dolorès, souple, et comme incapable de rancune, sourit et sortit après avoir dit un mot tout bas à l’oreille de Manuela.

Manuela, avec une candeur sans pareille, répéta le mot dès que nous fûmes seuls.

— Le post-scriptum ? dit-elle en se remettant à lire la fin de la lettre de sir Richard. Eh bien, il a vu votre mère…, il la connaît, il a des secrets avec elle… Ça ne me regarde pas… Et puis votre sœur…, une muse, un ange… Elle est donc bien jolie, votre sœur ?

— Ne parlons point de ma sœur, je vous prie.

— Pourquoi donc pas ? Une muse divine ! c’est-à-dire qu’elle a de grands talents que je n’ai pas ; mais il l’a vue un instant, et il est parti. Je ne peux pas être jalouse de votre sœur.

— Je vous défends de parler de jalousie à propos de ma sœur. Il y a des mots impossibles à associer avec de certaines idées.

— Ah ! grand Dieu ! s’écria Manuela en se levant toute droite, comme vous me méprisez ! Pas digne de prononcer le nom d’une honnête fille !

— Si fait, répondis-je en lui prenant la main et en la faisant rasseoir ; vous êtes une honnête fille aussi, mais vous avez l’esprit troublé, et la triste compagne à qui vous avez donné votre confiance achève de vous égarer. Elle fait naître en vous des idées absurdes. Ne comprenez-vous pas que supposer M. Brudnel épris de ma sœur, c’est faire une mortelle injure à lui et à moi ?

— Pourquoi ? Elle est une sainte et un ange. S’il l’aimait, celle-là, il n’hésiterait pas à la demander en mariage !

— Il ne ferait pas cette chose insensée, repris-je, car il serait refusé avec empressement.

— On le trouverait trop vieux ?

— Ma sœur ne trouverait rien, elle ne veut pas se marier ; mais, sa mère et moi, nous la préserverions des ridicules prétentions d’un vieillard.

— Un vieillard ! c’est bon pour moi, je comprends.

— Vous me rendez très-malheureux, señora. Vous me forcez à vous blesser sans cesse quand je ne demande qu’à me taire.

— Ne vous taisez pas, mais laissez-moi vous parler de votre sœur. Soyez tranquille, je n’oublierai pas le respect que je lui dois. Comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne.

— Et son âge ?

— Vingt et un ans.

— Pourquoi ne veut-elle pas se marier ?

— Parce qu’elle veut se consacrer à son art.

— Quoi donc ? La musique peut-être ?

— Oui.

— Et on peut se passer d’amour quand on est musicienne ?

— Apparemment, puisqu’elle s’en passe.

— Elle est jolie véritablement ?

— Elle est remarquablement belle.

— On ne la demande pas en mariage ?

— On la demande beaucoup ; elle a refusé les meilleurs partis.

— Comme cela est singulier ! La musique ! on peut aimer la musique plus que l’amour ! je n’aurais pas cru cela, je ne comprends pas… Elle est dévote peut-être ? elle veut être religieuse ?

— Pas du tout.

— Vous n’avez pas d’autre sœur ?

— Non.

— Et vous la laissez libre de vieillir sans famille ?

— Nous devons respecter sa volonté, parce qu’en elle tout est respectable.

— Et elle ne serait plus respectable, si elle aimait un homme excellent et charmant, un homme de mérite comme Richard ? vous l’en empêcheriez ?

— Oui ; car ce serait une déviation du sens naturel, le caprice d’un esprit malade.

— Mais pourquoi ? pourquoi ? il faut me dire pourquoi !

— Parce que le but du mariage pour une femme jeune, c’est la maternité.

— Ah ! cela !… dit Manuela en portant la main à son cœur comme si elle eût éprouvé un déchirement… Oui, oui, je ne peux pas parler de cela ! je n’ai jamais osé y songer. Une fois j’y ai pensé passionnément, je voulais adopter, élever quelque petit malheureux, cela m’aurait mieux valu que des singes et des perroquets. Richard n’a pas voulu. Il a cru que je ne saurais pas, ou qu’on dirait que cet enfant était le nôtre. Ah ! je le vois bien, l’attachement que j’ai eu pour lui ne m’a pas réhabilitée. Il ne m’a rendue bonne à rien, utile à personne…

— Ne vous en prenez point à lui. Il a voulu vous marier, c’est vous qui vous êtes acharnée à le retenir près de vous. Votre douceur apparente a caché une profonde obstination, je dirais un calcul habile, si je doutais de votre désintéressement.

— Ah ! vous en doutez peut-être ! Tenez, je ne veux plus supporter cette existence-là. J’ai la situation d’une fille entretenue. Je vous l’ai dit dès le premier jour, j’en souffre affreusement, il faut en finir !

— Que voulez-vous faire ?

— J’accepterai le premier mari que sir Richard me présentera ; certainement il ne me livrera pas à un malhonnête homme.

— Ce ne sera certes pas son intention ; mais il sera trompé.

— Un honnête homme ne peut pas vouloir de moi ?

— Avec une dot ? certainement non !

— Mais sans dot ?

— Sans dot, l’honnête homme qui vous prendrait ne serait pas un homme raisonnable, à moins qu’il ne fût très-riche.

— Parce que je ne sais rien faire, parce que je suis une sultane ; c’est pour cela ! Je comprends ; eh bien, alors je renonce au mariage ; mais je veux m’en aller d’ici, je m’en irai. J’en ai eu cent fois la tentation, à présent, j’en ai la volonté.

— Où irez-vous ?

— Quelque part où je pourrai travailler et ne rien devoir à personne.

— Travailler à quoi ?

— C’est vrai, je ne sais rien faire ; pourtant, je parle espagnol et français.

— Moins correctement que la Dolorès, qui s’estime heureuse d’être femme de chambre.

— Ma mère gagnait son pain à enluminer des images. On vit de rien à Paris, quand on aime Paris, parce que le plaisir d’y être tient lieu de tout. Oui, oui, j’y retournerai, et je redeviendrai ouvrière. Je serai très-heureuse comme cela !

— Peut-être, pourvu que vous ayez quelque avance, cela ira très-bien jusqu’à ce que vous rencontriez l’amour qui vous relèvera peut-être, mais qui peut-être aussi vous jettera dans le ruisseau ! Tenez, tous vos projets sont puérils et déraisonnables. Vous avez trop vécu dans le luxe pour vous en passer. Votre santé d’ailleurs est trop compromise pour qu’une vie de privations vous soit supportable. Vous voulez un conseil, ne décidez rien, ayez le courage d’envisager le présent et l’avenir, et consultez franchement sir Richard. Ne lui cachez ni votre maladie, ni vos ennuis, ni vos regrets. C’est à lui seul que vous devez votre confiance, puisque lui seul peut vous accepter pour sa femme ou rendre son adoption moins accablante pour votre esprit, moins nuisible à votre santé. Il ne parle pas de son prochain retour ; mais demain ou après-demain il vous écrira certainement, et vous confirmera la promesse de revenir bientôt.

Je croyais dire la vérité. M. Brudnel n’écrivit pas. Pendant quinze jours, il ne nous donna pas signe de vie.



X


Depuis que le monde est monde, un homme à qui une jeune et jolie femme confie ses peines de cœur est un homme tenté ou vaincu. D’abord, je blâmai M. Brudnel de son silence, et puis je m’en inquiétai, et puis j’eus l’égoïsme de m’en réjouir. Il me sembla qu’une rupture avec son Hélène était imminente, et qu’il n’avait racheté la liberté de se marier que pour légitimer quelque ancienne passion dont Manuela n’avait jamais reçu la confidence. Je fis une sorte d’enquête sévère où je confrontai ses réponses avec celles de Dolorès. Je constatai qu’il n’avait jamais promis le mariage, et je m’assurai tout à fait qu’il n’avait jamais parlé d’amour.

Restait la promesse qu’il avait réellement faite de ne pas épouser une autre personne. Cela pouvait-il être regardé comme un engagement irrévocable ? S’en souvenait-il ? Sa conscience lui ferait-elle un devoir de sacrifier sa vie au caprice d’une enfant qui n’avait aucun droit sur lui ?

Un moment vint, durant cette terrible quinzaine, où je me trouvai complétement désarmé. Manuela était toujours plus souffrante et je commençais à craindre l’invasion d’un mal sérieux. Elle ne voulait pas s’en occuper et je la grondais toujours assez brutalement, mais avec une animation qui éclairait de plus en plus la clairvoyante Dolorès. Sans doute, quand je n’étais pas là, elle commentait toutes mes paroles et forçait sa maîtresse à les interpréter comme des aveux involontaires.

Un soir que nous étions seuls dans son boudoir, je remarquai qu’à tous mes reproches Manuela souriait et me regardait avec des yeux humides, comme si je lui eusse dit les choses les plus tendres. J’eus peur, je me hâtai de redevenir amer dans l’ironie ; je crois que je fus même grossier. Je ne sais quelles paroles me vinrent aux lèvres. Tout à coup je sentis dans l’ombre qui nous avait envahis ses deux bras flexibles autour de mon cou.

— Tu me hais donc bien ! me dit-elle en penchant sa joue contre mon visage.

— Malheureuse ! tais-toi, m’écriai-je, ou je croirai…

— Crois ce que tu voudras, reprit-elle précipitamment et d’une voix ardente ; écoute, c’est assez souffrir, c’est assez lutter. Ce n’est pas Richard que j’aime ; je l’ai aimé, je te l’ai dit. Il fallait bien que ce fût vrai, car je ne saurais rien inventer, je n’ai pas assez d’esprit pour cela ; mais je ne me souviens déjà plus de cet amour. Il est comme s’il n’avait jamais existé ; j’en ris à présent en moi-même. Et pourquoi le prendrais-je au sérieux ? Il ne m’a fait commettre aucune faute, cet amour d’enfant qui m’a laissée pure et que je ne saurais jamais me reprocher, puisqu’il m’a préservée de moi-même et relevée à mes propres yeux ! Me voilà, je suis bonne et douce, jolie encore, peut-être destinée à redevenir ce que j’étais à quinze ans, si un peu de bonheur entre dans ma vie. Je n’ai aimé passionnément personne et je n’ai appartenu à personne. J’ai un trésor de tendresse et de passion en réserve pour qui m’aimera sincèrement. Veux-tu m’aimer ? réponds ! Tu m’aimes, je le sais, je le vois, je le sens. Tes colères, tes duretés, tes sarcasmes, c’est une flamme sortie de toi et qui m’a embrasée malgré toi, malgré le sort, malgré moi-même. Il faut s’aimer ou mourir. Ne te défends plus ; sois aussi brave que moi qui me livre et m’avoue vaincue.

Je me défendais énergiquement.

— Taisez-vous, mon Dieu, taisez-vous, lui disais-je. Attendez pour me parler ainsi que sir Richard soit là, et, s’il est vrai qu’il ne songe pas, qu’il n’ait jamais songé…

Elle mit ses mains sur ma bouche.

— Il faut me dire que vous m’aimez ou ne rien dire du tout, reprit-elle avec une décision extraordinaire. Nous n’avons pas besoin de la permission de Richard, il est trop honnête homme et trop bon pour ne pas m’approuver. Il vous connaît, il n’estime personne plus que vous ; mais comment voulez-vous que je lui ouvre mon cœur, si vous ne me livrez pas le vôtre ? Voyons, un mot divin, je t’aime ! voilà tout ce que je te demande. Ta bouche est-elle impure, la mienne est-elle souillée, que nous ne puissions le dire ensemble ? Que crains-tu de moi ? parle !

— Je crains tout, m’écriai-je, je crains surtout…

— Ah ! oui, je sais ! les bienfaits de Richard, la dot qu’il me destine ! Un honnête homme n’acceptera jamais cela, tu l’as dit dans un moment où tu doutais de moi ; mais tu sais bien, tu vois bien à présent que je n’ai jamais été à lui ni à personne. Il a le droit de me traiter comme si j’étais une fille naturelle, et il faut bien que j’accepte ses bienfaits, puisque je ne sais rien faire pour assurer mon existence.

— Et mon honneur ? lui dis-je avec des lèvres tremblantes et la sueur au front. Qui donc, excepté moi, croira que tu as partagé sa vie et porté son nom sans être sa maîtresse ? Qui croira que j’ai refusé la dot, le payement de ma honte ? Non, non, ma mère et ma sœur rougiraient de moi. Je ne vous aime pas, je ne veux pas vous aimer ; je ne veux pas être déshonoré !

Je tombai accablé, les coudes sur la table. Je ne voulais plus voir le visage de Manuela, ce visage devenu radieux, irrésistible sous l’influence de la passion. Un combat effroyable se livrait en moi. Je me voyais avili par mes désirs, et je ne pouvais pas m’en aller, fuir cette villa maudite, sauver ma conscience et ma dignité. Un charme diabolique me paralysait ; ma parole luttait encore, mon énergie intérieure était brisée.

Il se fit un moment de silence, puis elle se leva et posa ses mains sur mes épaules.

— Oui, dit-elle, j’ai compris, tu as raison, tu ne peux pas, tu ne dois pas m’épouser. Je suis perdue, je ne puis prendre le rang d’une femme honnête ; il y a des destinées comme cela… J’aurais dû comprendre la vie, et je n’ai songé à rien. J’ai vécu au jour le jour comme ma perruche, sans savoir où me conduisait mon esclavage volontaire. J’ai consenti à être l’odalisque qui ne peut être rendue à la dignité de femme légitime. Tant pis pour moi ! Eh bien, refuse d’être mon mari. Ce n’est pas une raison pour ne pas m’aimer, puisque tu sais, toi, que je suis pure, puisque tu vois que je t’aime à en mourir. Je ne te demande que l’amour. Tout le reste n’est rien à mes yeux. Écoute, je te dirai plus. Je sais que tu m’aimeras mal, avec des soupçons toujours renaissants, avec le secret mépris de ma faiblesse, avec des jalousies insensées, des paroles cruelles, peut-être des moments de haine et de fureur. J’ai déjà vu ce qui se passe en toi, et je m’attends à tout. Eh bien, je suis résignée à tout. Aime-moi comme tu pourras, je m’estimerai encore heureuse ; ma vie aura un but, j’aurai vécu pour quelqu’un. Ne vois-tu pas que j’ai horreur de n’exister que pour moi-même ?

J’avais levé la tête, je la regardais. Jamais la sincérité n’avait parlé avec une conviction si enthousiaste et si profonde. Je tombai à ses pieds et je la contemplai en silence. Sa beauté était comme divinisée par l’héroïsme de l’amour vrai. Avec sa pâleur mate, que le reflet de la lune rendait bleuâtre, ses grands yeux noirs creusés par la souffrance et son sourire extatique, elle me fit songer à ces martyres que la peinture espagnole a su placer entre les tortures de la vie et les délices du ciel.

— Je suis à toi, lui dis-je, tu as vaincu, je t’appartiens. Quel sera l’avenir, je l’ignore ; oublions-le, ne soyons qu’au présent, il est la vérité. Nous nous aimons, et, je veux enfin te le dire, je t’ai aimée toute ma vie ! Oui, je t’aimais à seize ans sans t’avoir jamais vue, nos parents nous destinaient l’un à l’autre, et je t’adorais au collége. Je te voyais dans tous mes rêves, j’étreignais ton fantôme sur mon cœur. J’ai été à Panticosa à travers les glaciers et les précipices pour te voir. Je ne t’ai pas vue, mais je t’ai aperçue à Bordeaux, partant pour l’Espagne avec ton père. Et puis plus tard j’ai couru à Pampelune pour te retrouver. J’ai appris des choses qui m’ont brisé le cœur. J’ai voulu t’oublier. Je t’ai retrouvée aux Pyrénées, et un instant j’ai cru te reconnaître ; mais ton nom d’emprunt et ton accent parisien m’en ont empêché. Depuis que je vis près de toi, je me défends, je me combats, et à présent, au moment où je veux te fuir et te détester, tu me brises ! Eh bien, me voilà brisé, je t’adore, je deviens fou, tu l’as voulu.

— Oui, je l’ai voulu, répondit-elle en me pressant sur son cœur, et je n’aurai jamais le droit de te le reprocher, car tu t’es défendu comme un lion contre moi. Cette victoire-là n’est pourtant pas le fait de mon habileté, j’ai été sincère, voilà tout. Tu vois bien que l’amour peut se passer d’esprit. Voyons ! dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi cent fois, mille fois. Je veux savourer ce mot-là, qui est toute ma vie. Tiens, dis-le ! je sens que quand je ne l’entendrai plus, je mourrai.

Je le lui répétai mille fois en couvrant ses mains et ses cheveux de baisers ardents et chastes, car le premier élan de l’amour vrai est quelque chose de paternel. L’homme sent alors le besoin de diviniser et d’adorer la faiblesse qui se réfugie dans son sein. Jusque-là, j’avais été à la fois enfiévré et honteux de la soif d’amour si ingénument avouée par ma jeune malade. Je m’étais senti brûlé en même temps qu’humilié à l’idée de ces flammes que le premier venu pouvait éteindre… Ravie et calme entre mes bras, Manuela réhabilitait ma défaite : elle ne se livrait pas au démon, elle me faisait monter avec elle à la région des anges.

Pauvre fille inconsciente comme la colombe, mais comme elle ardente et douce ! Je l’avais méconnue en la supposant capable d’un calcul. Elle se livrait tout entière sans vouloir regarder derrière elle, et c’était bien son âme qu’elle donnait sans être entraînée par les sens. Les sens ! il semblait qu’elle n’eût jamais compris leur langage, jamais écouté leurs suggestions. Entourée de mes bras, serrée contre ma poitrine, elle n’avait ni fièvre, ni tressaillement, ni rougeur. Elle répétait : « Tu m’aimes ! » avec une candeur inouïe, et, au moment où ma propre fièvre me dominait, frappé de son regard immatériel et de son sourire enfantin, je retombais agenouillé comme un dévot devant sa madone.

Nous fûmes tout à coup surpris d’un mouvement inusité dans la maison. Je courus vers la fenêtre.

— Qu’as-tu ? me dit Manuela ; que crains-tu ?

— Il me semblait avoir entendu le bruit d’une voiture. Si M. Brudnel revenait ?

— Il ne pourrait pas revenir sans que nous fussions avertis. Dolorès veille.

— Ah ! cette Dolorès ! tu la chasseras, n’est-ce pas ? Elle m’est odieuse ; c’est ton mauvais génie !

— Je la chasserai, si tu le veux, mais tu n’es pas juste envers elle. C’est à elle que je dois le bonheur d’avoir compris que ta haine était de l’amour. Je ne voulais pas la croire ; elle m’a conseillé de te parler franchement. Je l’ai osé au risque d’être méprisée, et voilà que le ciel est descendu sur moi ! Ah ! béni soit le courage que Dolorès m’a inspiré !

— Mais cette fille ne t’avait pas conseillé de te livrer sans conditions ? Elle espère que j’accepterai les dons de Richard, et qu’elle restera près de toi.

— Qu’elle espère et calcule ce qu’elle voudra, qu’est-ce que cela nous fait ? Si elle m’a donné de mauvais conseils, trouves-tu que je les aie suivis ?

— Ah ! pardonne-moi, m’écriai-je en retombant à ses pieds. Ta loyauté est au-dessus de tout, je le vois bien, et je suis lâche quand j’en doute !

— Tu crois donc en moi ? dit-elle en mettant ses petites mains dans les miennes. Enfin ! Mon Dieu, soyez béni ! Oh ! que je suis heureuse !

— Je vous en fais mon compliment, señora ! dit une voix sèche et glaciale qui partait du fond de l’appartement et qui se rapprochait en parlant. Nous vîmes se dessiner, dans le rayon de lune qui se projetait entre nous et la porte, la pâle silhouette de sir Richard Brudnel.

Je fis un mouvement pour dégager mes mains de celles de Manuela ; elle les roidit de toute sa force.

— Non ! s’écria-t-elle, reste ainsi pour qu’il voie bien comme nous nous aimons ! Est-ce que je voudrais le tromper ?

Mais, comme sir Richard, tournant le dos brusquement, se disposait à sortir, elle me lâcha, courut à lui et le retint.

— Mon ami, mon père, lui dit-elle, pardonnez-moi d’avoir donné mon cœur sans vous consulter ; mais bénissez mon amour, qui est toujours digne de votre protection.

— Toujours digne,… reprit Brudnel d’une voix altérée, signifie que votre honneur a tenu à peu de chose, au hasard de mon intervention. Ce n’est pas la première fois que le hasard seul vous protège, Manuela. Mettez-vous donc sous la protection de ce dieu-là, la mienne ne suffirait pas.

C’était la première fois que j’entendais sir Richard dire une parole dure.

— Nous sommes perdus, pensai-je, il l’aimait.

Manuela fit la même réflexion, car elle baissa la tête et resta interdite.

J’étais résolu, quoi qu’il arrivât, à ne pas la laisser outrager. Je me contenais pourtant. Je voulais tout savoir, j’avais repris l’empire de moi-même, j’attendais une explosion ; mais déjà sir Richard avait recouvré également son sang-froid. Il m’adressa la parole comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé.

— Je vous demande pardon, me dit-il avec politesse, de m’être oublié jusqu’à gronder cette enfant devant vous. Nous aurons à parler d’elle ensemble ; pour le moment, je me retire, je suis fatigué. Je croyais vous faire plaisir en accourant vers vous ; la froideur de votre accueil me prouve que, pour vous du moins, docteur, je suis de trop. Je ne m’en fâche pas. Je sais qu’en de certaines circonstances les meilleurs amis sont importuns. Oh ! mon Dieu ! je ne me fâche de rien. Je blâme la précipitation, l’absence de confiance, voilà tout ; mais, après le blâme, vient toujours le pardon, et c’est, sur quoi vous pouvez compter l’un et l’autre.

Ayant ainsi parlé avec une nuance d’ironie, il voulut encore nous quitter sans nous entendre.

Manuela se mit devant la porte.

— Vous ne vous en irez pas comme cela, lui dit-elle. Grondez-moi, je le mérite certainement, puisque vous voilà fâché ; j’accepte tous les reproches, mais je veux me justifier, tout au moins m’expliquer. Vous êtes fatigué, cher ami, vous allez vous reposer ici, on vous apportera votre thé, nous resterons à vous servir, et, après, nous causerons, nous vous dirons tout !

— Mais je sais tout, reprit M. Brudnel avec une bonhomie railleuse en se jetant sur un fauteuil. J’ai tout entendu : Dolorès m’a supplié de vous écouter afin de juger de la situation. Si je me suis mêlé à votre entretien, c’est parce que je voulais vous épargner une faute sérieuse, celle de vous lier irrévocablement l’un à l’autre sans vous souvenir de votre meilleur ami. Sonnez, ma chère enfant ; nous voici très-calmes, je pense, on peut demander de la lumière.

Je restai muet pendant que Manuela faisait servir le thé et parlait à sir Richard de son voyage avec une entière liberté d’esprit. La Dolorès allait et venait rapidement, scrutant avec une muette angoisse les paroles et les contenances. Il était évident qu’elle nous avait trahis, voulant frapper un grand coup, détacher Manuela de sa chaîne et forcer Richard à nous marier.

Quand elle fut sortie, M. Brudnel, qui n’avait pas encore levé les yeux sur nous, alla fermer les portes et nous regarda en riant. Ce rire me parut forcé et me déchira le cœur.

— Eh bien, mes enfants, dit-il, nous voilà seuls et réconciliés d’avance. Vous voulez une explication, je vais vous donner l’exemple de la franchise… Oui ! de la franchise la plus entière.

Il s’assit, et parla ainsi :

— Je sais, docteur, que Manuela, — il faut devant vous lui donner son vrai nom, — vous a raconté très-fidèlement toute son histoire. Je n’ai absolument rien à rectifier ; je dois seulement éclaircir un point resté douteux dans son esprit, dans le vôtre par conséquent. Elle a cru que par moments, dans le cours de notre longue et très-innocente intimité, j’avais subi en dépit de moi-même l’empire de sa beauté. Elle s’est absolument trompée ; je n’ai jamais été, je le dis à ma honte, je ne suis pas amoureux d’elle. Je ne lui ai jamais promis qu’une chose, c’est de ne pas me marier avec une autre ; je croyais ne me marier jamais. Vous cachez mal certain sourire, mon cher docteur, vous pensez que j’exagère un peu mon invraisemblable et stupide indifférence. Vous me faites bien l’honneur de croire que j’aurais su résister, même à la plus violente tentation, plutôt que de profaner la sainteté de mon adoption ; mais vous croyez que dans tous les cas mon rôle est maintenant d’échapper au ridicule, et que j’affecte une philosophie qui me coûte un peu. Je vais vous prouver que je suis un véritable Anglais, flegmatique au besoin dans certaines crises. Sachez donc que je revenais ici avec la ferme résolution d’épouser ma fille adoptive, si elle me faisait l’honneur d’oublier mon âge pour agréer mon nom et ma fortune. Et j’avais pris de sang-froid cette résolution suprême pour des raisons auxquelles Manuela était absolument étrangères. Ces raisons étranges, mais bien graves, je puis, je dois, je veux vous les dire. Un hasard imprévu, inespéré, m’a fait retrouver ma fille, ma vraie fille, perdue, cachée pour moi dès sa naissance. J’ai fait le doux projet de me réunir à elle, de vivre auprès d’elle, n’importe où, mais pour toujours. Cette découverte a mis en moi un espoir, un orgueil, une joie immenses ; mais cette fille adorée, que je ne peux avouer de longtemps peut-être, je ne puis l’avoir près de moi sans que la calomnie, le soupçon tout au moins ne vienne souiller sa réputation. La même injustice a atteint malgré moi la pauvre Manuela. Eh bien, il fallait empêcher un de ces malheurs et réparer l’autre. En épousant Manuela très-ostensiblement, j’assurais la considération qui lui est due ; j’offrais pour amie à ma fille une compagne légitime. Ma maison était purifiée à tous les yeux par ce mariage, et le bonheur pouvait nous réunir tous. J’arrive donc ici, après avoir fait des prodiges d’activité, croyant y apporter la meilleure des solutions ; mais l’amour va encore plus vite que la raison, et je vous surprends au milieu d’une solution toute différente. J’en ai été désappointé un instant, à cause de ma fille ; mais le mal est très-réparable. Je ferai un autre mariage, un mariage, très-sérieux, et, quant au vôtre, mes enfants, je suppose qu’après ce que je viens de dire, le docteur n’y verra plus d’obstacles et n’acceptera pas en égoïste le sacrifice romanesque qui lui était imprudemment offert. J’ai dit, Qu’avez-vous à répondre ?

— Rien ! répondit Manuela en lui baisant la main. Vous êtes un ange de bonté, et, comme toujours, mon âme se prosterne devant la vôtre. Vous vouliez me faire l’honneur ; sachant si bien le peu que je vaux, de m’élever jusqu’à vous. Je m’en étais follement flattée jusqu’au moment où l’amour véritable et complet a remplacé en moi l’amour filial. Alors, j’ai compris qu’il y avait eu de l’ambition dans mon dévouement pour vous, non pas de l’ambition cupide, vous savez bien que je ne connais pas ce sentiment-là, mais l’amour-propre de fixer un homme tel que vous… Oui, certainement, il y a eu de cela en moi à mon insu. La sévérité du docteur avec moi m’a éclairée. Il m’a fait comprendre que, si vous m’épousiez jamais, ce serait par point d’honneur et nullement par inclination. Je me suis jugée et blâmée, et à présent je le remercie. Je m’applaudis de n’être plus un obstacle dans votre vie. Je reste fière de vos bontés au lieu d’en être humiliée, et pour ce qui me concerne…, eh bien…

— Eh bien, reprit sir Richard, voilà de quoi il faut me parler, quelque délicat que soit le sujet. Nous sommes tous trois des personnes chastes et bien intentionnées. Il n’est rien que nous ne puissions nous dire, n’ayant pas de reproches sérieux à nous faire les uns aux autres. Je sais, Manuela, que vous aimez sans calcul et que vous l’avouez sans conditions. J’ai entendu ! j’ai écouté ! C’est grand de votre part ; mais je ne crois pas avoir démérité dans mon rôle de père vis-à-vis de vous, et je vous supplie de ne pas vous estimer si peu que de vous livrer à la destinée sans aucune garantie. Ne dites plus rien, mon enfant. Je sais que, quand votre cœur est surexcité, il trouve l’éloquence que vous n’avez jamais voulu étudier dans les livres. Vous sentiez apparemment que vous n’en aviez pas besoin. Vous êtes… ce que vous êtes ! une admirable nature d’enfant, héroïque parce que vous ne regardez jamais le danger. Enfin, vous êtes vous-même, différente de tous les autres types, capable de rouler dans les abîmes sans avoir eu la pensée du mal. Il ne faut pas que cela soit, c’est à Laurent Bielsa de le comprendre, et, jusqu’ici, je n’ai pu lui arracher un monosyllabe.

Je me décidai enfin à rompre le silence, bien que je ne fusse pas éclairé à mon gré par tout ce qui venait de se passer. Je priai M. Brudnel de me laisser lui parler seul à seul, et Manuela fit le mouvement de se retirer.

— Non ! s’écria M. Brudnel, dont les joues se colorèrent vivement et dont les yeux prirent un soudain éclat. Je ne veux pas de confidences que l’un de nous trois ne pourrait pas entendre. Ou je suis un honnête homme en qui l’on a une confiance absolue, ou nous jouons ici une infâme comédie ! Parlez, Laurent, parlez devant elle, je le veux, je l’exige ! J’ai le droit de conseil, j’ai le devoir de bien conseiller ; mais vous ne dépendez que de vous-mêmes. Faudra-t-il répéter… ah ! j’en rougis ! que je n’ai aucun autre droit sur l’un de vous ?

Je saisis ses mains tremblantes et les pressai contre ma poitrine.

— Ne me prenez pas pour un lâche, m’écriai-je, je vous estime et vous vénère. Jamais je n’aurais accepté le sacrifice de Manuela, ou, si, égaré par la passion, j’eusse oublié mon devoir, j’aurais promptement réparé ma faute. J’ai foi en elle, j’ai foi en vous. Si je vous semble hésitant et troublé, c’est que j’ai une autre crainte, une crainte poignante ; faut-il donc que je vous la dise, ne pouvez-vous la deviner ? Vous parliez d’héroïsme, c’est vous qui êtes capable d’héroïsme et qui savez joindre aux actions stoïques toute la puissance du savoir-vivre. Tenez ! si j’ai été abusé par tout ce que l’on m’a forcé d’entendre, si mon bonheur vous coûte un regret ; si, aveugle et sourd que j’étais, j’ai payé d’ingratitude votre loyale amitié, je ne veux pas rester une heure de plus ici. Je renonce à Manuela, je ne la reverrai jamais.

— C’est bien, mon ami, répondit M. Brudnel, je vous retrouve et vous reconnais ; mais, rassurez-vous, je ne suis point un héros, je suis un homme raisonnable, je suis content de vous avoir prouvé que Manuela mérite votre attachement sérieux, puisque je n’eusse point hésité à lui donner mon nom. Il eût été malheureux pour moi de ne pas savoir qu’elle vous aime. Sa reconnaissance filiale l’eût peut-être entraînée à se sacrifier. Voilà pourquoi, dans des circonstances si graves pour notre avenir à tous trois, je ne me suis pas fait scrupule de vous surprendre. Tout est donc pour le mieux. Nous nous connaissons maintenant, et rien ne troublera plus notre amitié. Permettez-moi maintenant de me retirer, je suis réellement fatigué de mes rapides voyages, et je lutte contre le sommeil. Demain, nous parlerons de la santé de Manuela. Je ne la crois ébranlée que par des causes morales qui n’existent déjà plus…

— Et la vôtre ! lui dis-je, frappé de l’altération de ses traits soudainement détendus.

— Oh ! ne parlons plus de cela, répondit-il en retrouvant sa vivacité enjouée, j’ai un but dans la vie à présent ! J’ai ma fille, je veux vivre et je vivrai !

Je le suivis à son appartement, mais il refusa mes soins et me congédia avec des paroles affectueuses et douces.

Je retournai dire à Manuela en peu de mots que la parole donnée était sacrée pour moi, mais que, jusqu’à notre mariage, je ne voulais plus la revoir qu’en présence de M. Brudnel.

— Tout ce que tu veux est bien, me répondit-elle ; va en paix et que Dieu te bénisse pour le bonheur que tu me donnes !

J’étais tellement brisé de tant d’émotions, que je dormis profondément. Il y avait si longtemps que je ne dormais plus ! Depuis quinze nuits, je me débattais dans des problèmes insolubles. La solution était venue, brusque, impérieuse, sans appel et comme fatale. Quelle qu’elle fût, c’était la fin de mes angoisses, je me l’imaginais du moins.

Hélas ! mes souffrances réelles, mon supplice incomparable à tout autre, allaient commencer.



XI


Le lendemain, je me sentis comme accablé ; je ne pus écrire à ma mère, je l’osai d’autant moins que c’était, je m’en rendais bien compte, le premier soin que j’eusse dû prendre. Je me mis à mon bureau, la lettre de Jeanne tomba sous ma main. Par un mouvement instinctif, je la repoussai au fond du tiroir, comme font les Italiens superstitieux quand ils voilent la madone.

Je trouvai sir Richard très-calme et comme absorbé dans des réflexions auxquelles j’étais étranger. Durant le déjeuner, il me questionna sur les choses insignifiantes qui avaient pu se passer en son absence ; j’ignore s’il entendit mes réponses. Il y avait pour moi je ne sais quoi d’effrayant dans cette placidité glaciale.

Dès que nous fûmes seuls :

— Mon ami, dit-il, nous allons maintenant parler des choses positives. Le chapitre du sentiment a été épuisé hier soir. J’ai peu de jours à passer ici. Le temps de me reposer, et je repars. Vous est-il possible de me fixer l’époque à laquelle je dois revenir consacrer votre bonheur ?

— Vous voulez partir encore ?

— Il le faut absolument, et cette fois j’ai la douce certitude qu’on ne s’ennuiera pas ici en mon absence.

— Ici, en votre absence, on n’aura aucun bonheur, si c’est aux dépens du vôtre.

Il se leva avec une sorte de colère.

— Encore ? s’écria-t-il ; vous persistez à croire… ? Est-ce de la jalousie ? De quel droit me soupçonnez-vous de feindre un regret que je n’éprouve pas ? Ne me suis-je pas expliqué hier assez nettement ? Ma parole n’est-elle plus rien à vos yeux ! Ah ! c’est fatal, il y a une femme en cause, et, si nous n’y prenons garde, nous allons nous haïr. Je partirai dès demain.

— C’est moi qui dois partir, dis-je avec fermeté. Plus vous mettez de passion dans votre légitime orgueil, plus je sens que je suis coupable et qu’au fond du cœur vous me méprisez. Vous m’aviez confié Hélène, vous disiez votre Hélène ! Je ne devais pas la regarder, je ne devais pas recevoir ses confidences, je ne devais pas être ému, enfin je ne devais pas m’éprendre d’elle ! Sachez bien que je me condamne absolument et que je veux m’en punir, dussé-je laisser ma vie dans cet effort suprême ! Je vous quitte, recevez mes adieux et pardonnez à Manuela. Elle n’est pas coupable, elle vous aimait, c’est moi qui lui ai fait répudier cet amour comme une honte ; oui, c’est moi, avec cette perversité d’égoïsme que le désir aveugle suggère aux meilleures consciences ; c’est moi qui l’ai fait rougir de sa situation, et qui, en affectant de la dédaigner, lui ai laissé voir la jalousie, par conséquent la passion qui me dévorait. Et puis cette Dolorès, qui la gouverne et que je hais, nous a poussés malgré nous dans l’abîme. Elle a réussi à nous persuader que vous seriez très-heureux de vous dégager, et le dépit, oui, très-probablement le dépit a jeté Manuela dans mes bras : mais vous savez tout : puisque vous nous observiez, vous savez que nous n’avons échangé que des paroles…

— Et des baisers ! reprit sir Richard en riant, beaucoup de baisers !

— Oui, des baisers que vous pouvez bien oublier, puisque vous avez oublié ce qui s’est passé à Pampelune. Vous seul connaissez assez Manuela, ses grandeurs et ses défaillances, son irréflexion, sa spontanéité, les dangers de son isolement, pour être d’une indulgence absolue. Vous lui pardonnerez, vous dis-je, et elle vous aimera encore, elle m’oubliera !…

— Si vous n’aviez la poitrine pleine de sanglots, répondit sir Richard d’une voix attendrie, je croirais que vous vous repentez des engagements que vous avez pris envers elle ; mais je vois bien qu’elle vous est chère et que vous voulez répondre à mon prétendu héroïsme par un héroïsme réel. Allons, tranquillisez-vous, mon enfant. Dolorès est une personne plus précieuse que nuisible. Au milieu de son espionnage, elle a une qualité qui doit lui mériter le pardon : c’est son attachement vrai, son dévouement sans bornes à sa jeune maîtresse, Ce dévouement lui donne au besoin le courage de la franchise, car elle ne m’a pas caché qu’elle avait travaillé contre mon mariage, préférant voir Manuela unie à un jeune homme épris d’elle qu’à un vieillard qui ne l’était pas. Je lui ai donc accordé toute confiance pour cette déclaration, et je sais par elle les moindres détails de vos amours. Je sais que vous avez résisté comme je n’aurais probablement pas su résister à votre âge. C’est donc grâce à elle que je vous donne une absolution complète et que je vous défends de me reparler de vos remords. Ils me rendraient ridicule, et je ne crois pas avoir mérité de l’être.

Il fallait bien accepter les dénégations de sir Richard, ou l’offenser cruellement. Je lui déclarai que je n’avais plus qu’à attendre ses ordres relativement à mon mariage, mais que pourtant je désirais ne pas passer outre sans avoir obtenu le consentement de ma mère.

— Ah ! ah ! dit M. Brudnel, qui ne put cacher un mouvement de satisfaction, oui, voilà un obstacle ! Votre mère n’a pas été consultée. Eh bien, il faut savoir… Une mère comme la vôtre ne doit pas seulement consentir, il faut qu’elle approuve. Partez donc ! mais non, attendez-moi ; nous partirons ensemble ou bien… Non, attendez ; je vous dirai ce soir ce qu’il faut faire.

Il semblait me faire signe de le laisser seul.

— Écoutez-moi encore un instant, lui dis-je. Puisque vous me parlez de ma mère… il y a une chose à laquelle, pas plus que moi, elle ne consentira jamais.

— Elle ne voudra pas que je fasse une dot à votre fiancée ; voilà ce que vous voulez dire ?

— Précisément, et même une disposition d’autre sorte, un don caché, ignoré du public.

— Oui, j’entends, il faut que la pauvre Manuela soit punie d’avoir eu confiance en moi. Eh bien, soit ! Pousserez-vous le scrupule jusqu’à refuser de rester avec elle auprès de moi ?

— Eh bien, oui, hélas ! je pousserai jusque-là la crainte du qu’en dira-t-on.

— Non, je ne vous crois pas si bourgeoisement méticuleux. Vous êtes jaloux, Laurent, dites la vérité, vous êtes jaloux de moi !

— Pas en ce moment, non. Je vous estime et vous aime trop ;… mais je le serais demain, je le sens. Elle vous a aimé, elle me l’a dit du moins, et son désir de vous plaire a été la principale cause de sa réhabilitation. Rien de plus simple et rien de mieux ; mais l’amour est ombrageux, injuste, irréfléchi…

— Oui, je sais ; il faudra donc nous séparer… Que tout cela est triste et mal arrangé ! J’aurais dû revenir un jour plus tôt. Je ne vous reproche rien, Laurent, mais votre amour brisera bien des choses dans votre vie et dans la mienne !

Je ne le savais que trop, et je restai accablé sous cet arrêt de l’amitié. Sir Richard m’avait quitté. Je sortis en proie à un chagrin profond, et, en marchant, je résumai dans mon esprit toutes les ivresses et tous les déboires de ma situation. À deux pas de Manuela, je m’étais interdit de la voir seule, et je m’en réjouissais. Je n’eusse pu lui cacher ma tristesse et mon épouvante ; mais, quand je vis approcher l’heure où M. Brudnel avait l’habitude de se présenter chez elle, je revins précipitamment, en proie aux furies.

Rentré dans la villa, je ne savais plus que faire, quelle contenance prendre, quel prétexte donner à mes scrupules et à ma jalousie. Comme j’errais dans le vestibule, Dolorès vint à moi, et, me montrant la petite porte ouverte sur le jardin :

— Elle est là, me dit-elle, elle vous attend.

— Elle est avec M. Brudnel ?

— Non, il a fait dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui.

— Alors, personne ne m’attend, répondis-je. Et je montai à mon appartement. De là, je voyais Manuela dans un de ces endroits découverts qui m’avaient souvent permis de l’apercevoir, rieuse et bruyante, avec sa soubrette et ses animaux familiers. Les animaux, dédaignés maintenant, l’appelaient en vain. Assise sur un banc, les yeux fixés sur ma croisée, elle sourit en m’y voyant paraître et resta là sans faire un mouvement, sans m’adresser le moindre signe d’impatience ou de reproche, mais pâle comme un lis et triste comme une tombe. Je ne pus résister à l’inquiétude. Je lui demandai par signes si elle souffrait du cœur. Elle me répondit de même qu’elle n’en savait rien. J’insistai d’un air d’autorité. Dolorès, qui survint, me dit en pantomime que sa maîtresse était fort malade.

Au même instant, une sonnette retentit dans la maison, et une minute après John entra chez moi. Ce John, à la figure impassible, à la tenue irréprochable, me parut moins scrupuleusement poudré qu’à l’ordinaire, et je crus trouver dans son accent, toujours respectueusement calme, quelque chose de plus glacial que de coutume. Il était l’ami autant que le serviteur de sir Richard ; je m’imaginai qu’il savait tout et qu’il était mécontent de moi. Je lui demandai avec inquiétude si son maître était souffrant.

— Son Honneur demande à vous voir, dit-il sans répondre à ma question. Et il ajouta : Tout de suite d’un ton qui n’avait certes rien d’impératif, mais qui m’irrita secrètement. Tout m’était piqûre ou blessure ; je croyais me sentir déchu à tous les yeux.

Je trouvai sir Richard lisant près de la fenêtre une lettre qu’il replia aussitôt ; je me crus en proie à une hallucination : c’était l’écriture de Jeanne ! Je me dis que je rêvais tout éveillé, et j’attendis ses ordres.

— Eh bien, qu’est-ce donc ? me dit-il en souriant et en regardant à la fenêtre ; pourquoi n’allez-vous pas voir votre malade, docteur négligent ? On vous a fait signe qu’elle souffrait, portez-lui mes compliments. J’ai beaucoup de lettres à écrire, je ne puis vous accompagner.

— Je n’irai pourtant chez elle qu’avec vous, répondis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que l’agitation où je suis me ferait parler trop ou pas assez. Je veux rester maître de moi-même ; chaque mot dit hors de votre présence me semblerait aggraver ma faute.

— Eh bien, mon enfant, reprit-il avec bonté, puisque la passion est si violente et votre fierté si scrupuleuse, allons ensemble voir la malade, et soyons gais pour qu’elle se rassure. J’écrirai plus tard.

Il passa un habit, prit mon bras et entra gaiement au jardin. Il alla baiser la main de Manuela ; puis, prenant à part la Dolorès, il s’éloigna pour ne pas gêner, disait-il, la consultation médicale. Je trouvai ma malade assez compromise, bien qu’elle ne se rendît compte de rien. Elle avait la fièvre, et elle le niait ; son regard extatique, rivé sur le mien, semblait me dire : « De quoi donc t’occupes-tu ? Parle-moi d’amour, qu’importe que j’en meure ? »

Je n’osais provoquer ce genre d’émotion. Il me semblait qu’il lui était nuisible et pouvait devenir funeste.

— Il faut vous calmer, lui dis-je, il le faut absolument.

— Mais je suis guérie, me dit-elle avec un sourire languissant qui m’effraya. Je ne sens plus aucun mal, il n’y a plus de place en moi que pour le bonheur. Quel médecin es-tu, si tu ne vois pas que je n’existe plus que pour aimer ? Pourquoi es-tu triste ? Est-ce que tu crois que Richard nous en veut ? Tu ne le connais pas, il est si bon et si sage ! Il a dû te parler ce matin de nos projets. Pourquoi ne m’en dis-tu rien ?

— Nos projets sont hors de discussion, répondis-je, il les accepte avec la magnanimité d’un grand cœur ; mais ne craignez-vous pas qu’il n’en souffre un peu ? Et la délicatesse ne nous commande-t-elle pas de nous contenir et de savoir attendre ? Je dois aller chercher le consentement de ma mère ; jusqu’à mon retour, me promettez-vous de ne songer qu’à vous rétablir ?

— Je ferai tout ce que vous me prescrirez ; mais vous croyez donc que M. Brudnel me regrette ? Pourquoi ? Nous ne le quitterons pas, n’est-il pas vrai ? Rien ne sera changé à la vie qu’il s’était arrangée. Nous le soignerons, nous le dorloterons, il aura deux enfants qui s’entendront pour le rendre heureux. Et puis sa fille ! vous savez bien qu’il a parlé d’une fille, et je suis sûre, moi, qu’il ne songe qu’à elle. Il l’amènera, nous la chérirons aussi. Je me ferai sa compagne, sa servante, si elle veut ; si elle lui ressemble, ce sera un ange de plus avec nous. Voyons, est-ce que tout cela est triste ou inquiétant ?

Je vis que Manuela vivait dans son rêve habituel de confiance et d’espoir et je n’osai la détromper ; mais elle sentit l’embarras de mes réponses, et, comme M. Brudnel revenait vers nous, elle se leva et passa son bras sous le sien avec cette grâce caressante qui ressemblait tellement à l’amour, qu’on pouvait s’y méprendre. Je savais bien qu’elle avait cette grâce-là, même en donnant un ordre à la Dolorès ou en caressant son chat. J’en avais été mille fois frappé ; je m’étais dit alors qu’elle devait être irrésistible dans l’amour ou dans la coquetterie, d’autant plus qu’elle y portait une inconscience absolue de la mesure et de la nuance. À force d’être femme, elle ne l’était plus assez. La manière dont elle penchait son front, comme pour solliciter de M. Brudnel le baiser paternel qu’il ne lui avait pas donné en arrivant, fit passer en moi le frisson de la colère. Elle s’en aperçut, et resta indécise, tout à coup maladroite et confuse, soumise à mon caprice plus qu’il n’était convenable de le laisser paraître en une rencontre si délicate. Mon humeur en augmenta, et je voulus m’éloigner à mon tour pour les laisser ensemble, comme si ma jalousie eût éprouvé le besoin de se donner plus de prétexte qu’elle n’en avait déjà.

M. Brudnel, qui devinait bien mon angoisse, me retint et me fit asseoir entre Manuela et lui. Il fut admirable d’intelligence et de générosité.

— Voyons, docteur, me dit-il, je ne veux pas m’en aller sans savoir ce que le médecin conclut de son examen. Comment trouvez-vous votre malade ? Mieux qu’hier, ou moins bien ?

— Pas mieux, répondis-je. Il faudrait le repos ou la distraction, je ne sais ; mais il y a excès d’agitation morale.

— Peut-être faut-il changer d’air ?

— Peut-être.

— Qu’en pensez-vous, ma fille ?

— Je serai bien partout, comme me voilà, répondit-elle, avec vous deux.

— Non, dit sir Richard, vous serez encore mieux tête à tête avec votre mari ; mais il n’est pas question de nous quitter maintenant, il faut d’abord vous guérir, et je crains que ce pays ne vous convienne pas. J’avais fait le projet de transporter prochainement nos pénates en France, au pied des Pyrénées, tout près du pays du docteur, dans un site charmant où j’ai avisé un grand chalet au moins aussi confortable que cette villa. Il est donc dès à présent à ma disposition, je n’ai qu’à écrire pour hâter certains préparatifs. Nous pouvons y être installés dans huit jours. Qu’en dites-vous ?

— Oh ! oui, oui, voyager, changer ! s’écria naïvement Manuela, redevenue enfant avec ce père habitué à la gâter.

— Et vous, docteur ? me dit M. Brudnel.

Je n’avais qu’à approuver, puisque ce voyage me rapprochait de ma famille, que j’avais l’intention d’aller consulter.

— Eh bien, reprit-il, nous partirons dans deux jours, si Manuela n’est plus souffrante.

— Alors, nous nous marierons en France ? quel bonheur ! s’écria Manuela en nous regardant tous deux comme si elle devait nous épouser tous deux.

Du moins ma jalousie vit une monstruosité dans le regard candide de la pauvre fille.

— Il faudra que tout cela finisse bientôt, pensai-je ; je ne pourrais pas supporter ce supplice.

Sir Richard le devinait bien. Il appela à son aide toutes les ressources de son esprit aimable et ingénieux pour distraire Manuela et me rendre la confiance. Quant à elle, il réussit vite. Il l’amusa, il la rendit à ses instincts enfantins, il la fit rire. Il la connaissait mieux que moi, il savait quelles cordes il fallait faire vibrer pour lui rendre la vitalité qui lui était propre. Lui aussi, il avait sa puissante coquetterie, et je vis bien qu’il l’avait toujours portée jusque dans son rôle de père. De là le charme de sa société pour Manuela, charme que probablement je ne pourrais jamais remplacer.

Je réussis à cacher l’amertume de mes réflexions, et sir Richard se flatta de vaincre mes résistances inavouées par sa grâce et son abandon. Au bout d’une heure, il voulut nous laisser ensemble, mais je me levai, décidé à le suivre. Je craignais de laisser voir à Manuela mes tourments intérieurs.

— Il faut absolument que je fasse au moins une partie de mon courrier, dit M. Brudnel ; mais nous pouvons bien dîner tous les trois, n’est-ce pas, docteur ?

— Dîner ? mais elle a la fièvre.

— En êtes-vous sûr ? dit Manuela en me tendant son bras.

Elle avait la main fraîche ; sous la bénigne influence de sir Richard, la fièvre s’était soudainement dissipée. Encore un coup de poignard pour moi. Ma passion tuait Manuela, la douce amitié de Richard lui rendait la vie.

Le dîner fut presque gai, et on essaya après d’une promenade en voiture. Nous suivîmes doucement la plage du lac, qui n’était qu’à deux kilomètres de la villa. Les approches de l’automne se faisaient sentir. L’air était doux, le lac admirable aux reflets du couchant. Le balancement moelleux et silencieux de la voiture sur le sable fin permettait de causer, et M. Brudnel causait de tout avec son charme accoutumé. Manuela s’y livrait sans réserve. Elle était en confiance, comme elle disait, pour la première fois avec lui devant moi. Jusque-là, dans nos dîners du dimanche, je l’avais trouvée craintive et timide jusqu’à la niaiserie ; elle se livrait maintenant, elle questionnait hardiment, elle raisonnait à sa manière, elle disait : « Je comprends cela, » ou bien : « Je ne le comprendrai jamais ; » ou encore elle faisait ses objections tantôt risibles de simplicité, tantôt fines et subtiles à la manière des enfants. Je compris seulement alors l’amusement que sa candeur et sa gentillesse pouvaient procurer à l’esprit élevé et sérieux de sir Richard. Pourquoi n’était-il jamais devenu amoureux d’elle ? Et s’il l’avait été, comme je m’obstinais malgré moi à n’en pas douter, pourquoi n’avait-il pas voulu l’épouser plus tôt ? Fallait-il prendre au sérieux ce singulier contrat entre sa sœur et lui ? Et n’y avait-il pas une raison plus matérielle encore qui avait fait redouter à sir Richard d’être une déception pénible après avoir été une séduction charmante ?

J’adoptai intérieurement cette conclusion, qui était la plus vraisemblable et qui m’expliquait pourquoi M. Brudnel avait sans doute voulu amener Manuela, par son genre de vie, à se contenter pour l’avenir d’une amitié paisible. Il l’avait quittée plongée dans l’indolence et rivée à l’existence facile et vide d’émotions qu’il lui avait faite. En son absence, j’avais apporté le trouble, la passion, la souffrance dans cette âme qu’il avait si habilement engourdie. Il devait me maudire, et j’étais forcé d’admirer le triomphe de sa force sur ma faiblesse.

Quand Manuela eut babillé avec animation, elle s’assoupit. Le soleil se couchait. La voiture nous ramenait à la villa. Manuela laissa tomber sa tête sur l’épaule de sir Richard, qui était dans le fond auprès d’elle.

— Mon cher, me dit-il avec un naturel exquis, je vois que cette enfant va dormir comme dorment les enfants, et je ne pourrais la soutenir sans fatigue. Prenez ma place ; ces choses-là sont de votre âge.

Il souleva doucement la tête de la dormeuse et me fit asseoir près d’elle ; mais, au bout d’un instant, elle s’éveilla et se remit à parler avec vivacité, tout en se serrant contre moi avec ardeur. Je vis bien qu’elle reprenait la fièvre. Mon simple contact devait-il donc la tuer ?

Le lendemain, j’espérai m’être trompé, car elle fut beaucoup mieux dans la journée et tellement bien, le soir, que le départ fut décidé pour le jour suivant. Elle avait veillé sans fatigue à tous ses emballages, elle était ivre de joie de partir avec son amour de mari et son amour de père. Elle pensait qu’elle ne serait jamais séparée de l’un ni de l’autre, et j’avais réussi à ne pas troubler son illusion. Je la vis si bien, que je la crus guérie en arrivant en France.



XII


Nous avions pris la mer à Gênes et nous débarquâmes à Marseille. À peine fûmes-nous installés à l’hôtel, que M. Brudnel sortit pour aller à la poste. On préparait le dîner. Nous étions, Manuela et moi, dans un grand salon éclairé de maigres bougies. C’était la première fois que nous nous retrouvions seuls depuis le terrible tête-à-tête que sir Richard avait interrompu. Manuela vint à moi, les bras ouverts.

— Comme tu es craintif avec moi ! me dit-elle ; tu ne m’as pas donné un baiser, tu ne m’as pas dit un mot d’amour durant le voyage. Tiens, tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimeras jamais autant que lui !

— Lui ? dis-je avec une soudaine colère que je ne pus renfermer. De qui parlez-vous ? De l’officier de Pampelune, du professeur de musique, ou de M. Brudnel ?

Je m’arrêtai effrayé de ma violence ; elle était devenue pâle, mais elle souriait encore.

— Comme tu es jaloux ! reprit-elle ; M. Brudnel ne m’a jamais reproché mon pauvre passé avec cette amertume.

— Alors, c’est lui décidément le préféré ? Il faudra pourtant choisir entre lui et moi, Manuela !

— Choisir ? Il faudra quitter cet ange qui m’a permis de t’aimer ? Ah ! quelle injustice et quelle cruauté !

Je fis de vains efforts pour me contenir. Chacune des paroles de Manuela m’exaspérait. Cette nature spontanée manquait toujours de tact et d’à-propos. Elle crut que le moment était venu de nous expliquer sur notre avenir et qu’il fallait ne pas le laisser échapper. Elle provoqua une discussion que nous n’étions ni l’un ni l’autre en état de soutenir sagement. Elle me força de lui dire que je voulais quitter M. Brudnel pour toujours.

— Soit ! répondit-elle, tu le veux, je te suivrai, et ma volonté sera la tienne, puisque je t’appartiens !

Elle se jeta à mon cou, mais je la sentis faiblir dans mes bras et glisser. Elle fût tombée à terre, si je ne l’eusse retenue et portée sur un fauteuil. Elle était froide, immobile ; un instant, je la crus morte.

Je sonnai précipitamment. Dolorès vint m’aider à la faire revenir. Manuela s’était évanouie en souriant ; elle se ranima en souriant encore. Dolorès me regardait d’un air de reproche, elle sentait que je l’avais encore grondée.

Manuela se trouva vite remise, mais son pouls était redevenu fébrile, sa figure était altérée. Un instant de tête-à-tête avec moi avait suffi pour détruire le bien-être recouvré pendant plusieurs jours. Elle nous supplia de ne rien dire à M. Brudnel, tant elle craignait son inquiétude. Elle fit un grand effort pour qu’il ne s’aperçût de rien, fit semblant de manger et fut forcée de s’en aller avant la fin du dîner, disant qu’elle était vaincue par le sommeil.

Je n’en croyais rien, j’étais inquiet. M. Brudnel l’était aussi.

— Je vous supplie, lui dis-je, de ne pas quitter cette ville sans appeler les premiers médecins en consultation. La responsabilité qui pèse sur moi seul est trop lourde.

— Eh bien, dit-il en se levant, je vais chez mon ami C… le prier de venir demain ; allez chez les autres.

Je sortis et m’acquittai vite de mes commissions. Je rentrais triste et absorbé lorsque quelqu’un me toucha l’épaule. C’était mon ami Vianne. Je lui sautai au cou. Il arrivait à Marseille, appelé par quelque affaire. Il se décida vite pour l’hôtel que j’occupais, et monta dans ma chambre.

— Ah ! ah ! me dit-il en me voyant aux lumières, ton attitude dans la rue ne m’avait pas trompé ; tu es changé, tu as souffert. As-tu fait une maladie ? as-tu éprouvé un chagrin ? Il faut tout me dire, à moi ! Ta mère et ta sœur ne doivent pas te revoir avec cette figure-là ; elles en seraient effrayées.

— Oui, je te dirai tout ; mais parle-moi d’elles d’abord. Tu ne m’as pas écrit depuis longtemps. Les as-tu vues récemment ? Écris-tu toujours à ma sœur ? Espères-tu la décider au mariage ? Si tu savais comme j’ai besoin de son bonheur et du tien pour supporter ma sotte et mauvaise destinée !

— Ta sœur, ta sœur…, répondit Vianne en me regardant fixement et en appuyant sur les mots d’une manière étrange, ta sœur Jeanne…

— Eh bien, qu’y a-t-il ? m’écriai-je. Qu’est-il arrivé à ma sœur ? Parle donc, tu m’épouvantes !

— Mais rien, rien de fâcheux pour elle. Dieu merci ! Je croyais que tu savais… Tu ne sais donc pas… ? Allons, je vois que tu ne sais rien. Eh bien, ta sœur ne m’aimera jamais. Elle m’avait permis de lui écrire, elle n’a pas reçu ma première lettre. Ta mère me l’a renvoyée sans l’ouvrir, en me priant d’aller lui parler. Je me suis rendu à ses ordres, et elle m’a dit des choses qu’elle se réserve de te dire elle-même.

— Mais quoi ? Jeanne a-t-elle disposé de son avenir ?

— Jeanne est un ange, et je suis ton meilleur ami. Voilà l’explication dont il faut te contenter jusqu’à nouvel ordre. Elle se porte bien, elle est plus belle que jamais. Ta mère aussi est belle et bonne, et vraie ; sois digne de toutes deux ! Je crains que tu n’aies fait quelque folie. Tu te dis malheureux, voyons, parle vite. Il est très-important que tu ne me caches rien. Veux-tu me le promettre ?

— Je jure de te dire tout.

Je lui racontai dans les moindres détails tout ce qui s’était passé entre Manuela, M. Brudnel et moi. Il m’écouta très-attentivement, et, quand j’arrivai à cette conclusion que la vie de Manuela me semblait menacée par mon amour :

— Assez ; me dit-il ; je m’attendais à cela. Je t’ai suivi en ami et en médecin : or, le médecin te déclare que tu dois rompre à jamais avec Manuela parce que l’effusion la tuera ; l’ami te prescrit la même chose, parce que la position est impossible. Tu ne peux supporter la rivalité avec M. Brudnel. Quelque innocente que son intimité avec Manuela puisse paraître aux gens désintéressés, pour un amant comme pour un mari, il n’y a pas d’intimité absolument innocente entre personnes qui ont eu le désir involontaire ou consenti de s’appartenir. M. Brudnel le sait bien, et le pardon lui coûtera beaucoup ; mais il y arrivera, parce qu’il aime depuis longtemps, l’habitude y est, et la vieillesse vit d’habitudes. Lui seul, tu l’as fort bien observé, peut tout pardonner, et il est plus engagé que toi qui acceptais l’avenir dans une heure de vertige, tandis qu’il a accepté le passé durant des années d’abnégation. Tu as été la dupe de tes sens, mon cher Laurent, et encore plus de tes théories sur la réhabilitation des âmes dévoyées. Te souviens-tu de nos discussions ? Te voilà arrivé à l’expérimentation fatale de nos problèmes philosophiques. Peut-on laver une âme comme on lave un vêtement ? Moi, je disais non, je le dis encore. Quelque sincère que soit le repentir du passé, il y a l’organisation qui proteste et dont le premier élan reste invincible. Cette Espagnole t’a aimé sans réflexion et sans raisonnement, comme à seize ans elle avait aimé le freluquet qui l’a enlevée à Pampelune… Depuis ce jour-là, six ans s’étaient écoulés dans la retraite et l’abstinence avec la volonté très-bien entendue d’arriver pure au mariage, et la voilà qui abandonne ce projet si lentement mûri et qui te le sacrifie uniquement parce que tu as vingt-cinq ans et que tu es beau garçon. Tu admires ce sublime sacrifice avec la vanité inséparable de la jeunesse et de l’inexpérience ; tu le trouves si méritoire, que tu donnes ton honneur, l’axe souverain de toute la vie, en échange d’un moment d’exaltation nerveuse ; mais à présent il faut en rabattre, car, au bout de trois jours, tu t’aperçois qu’on ne t’a rien sacrifié du tout, que la santé, le calme, la tendresse et la joie sont dans les mains magnétiques de sir Richard. Tu n’apportes que les transports de ta vitalité à une malade qui les appelle, mais qui ne peut les partager sans en mourir. Sais-tu ce qu’il te reste à faire ? T’en aller à l’instant, rejoindre ta mère et lui tout dire. Tu ne peux pas craindre que ta mère te donne un conseil égoïste et lâche. C’est une âme supérieure ; elle tranchera le nœud gordien, et, quoi qu’elle prescrive, il faudra t’y soumettre. Je crois qu’elle te défendra de rien confier à ta sœur, ton sentiment pour la Manuela n’est pas assez pur pour qu’elle le comprenne, et, comme j’espère que tu en reviendras, tu aurais fait à Jeanne un chagrin inutile. Va donc, n’attends pas la permission de Manuela, tu ne l’obtiendrais qu’en réitérant des promesses que tu ne pourras pas tenir. Ne consulte pas non plus M. Brudnel, dont le rôle en tout ceci reste assez mystérieux ; ta mère avant tout et en dernier ressort. Va, le courrier passe ici à minuit ; tu as tout le temps de t’y rendre.

— Ton avis est bon, répondis-je ; mais je ne t’ai pas dit qu’une consultation doit avoir lieu demain, et que je ne puis me dispenser d’y rendre compte des symptômes observés par moi et des résultats de ma médication.

— C’est juste. Eh bien, dormons, soyons lucides pour demain, et demain, au sortir de la consultation, je t’embarque pour ta ville natale.

Ma chambre avait deux lits. Vianne se jeta sur le plus proche et s’endormit à l’instant même. J’admirais son esprit net, à la fois calme et décidé. En écoutant sa respiration égale, je me demandais s’il avait jamais connu l’amour, et si le refus de Jeanne était un chagrin sérieux pour lui.

M. Brudnel ne crut pas devoir cacher aux médecins consultants que Manuela était à la veille de se marier et qu’elle avait un sentiment très-vif pour son fiancé. Deux médecins déclarèrent qu’il fallait hâter le mariage ; les quatre autres prononcèrent que ce serait son arrêt de mort. Il fallait l’éloigner de son fiancé, la distraire, le lui faire oublier à tout prix.

— Si elle est inconsolable, dit M. C…, elle mourra en six mois ; si elle épouse, elle en aura au plus pour six jours.

— À présent, me dit M. Brudnel quand nous fûmes seuls, tout est changé ; nous avons deux chances pour la perdre, une seule pour la sauver ; j’imagine, mon ami, que vous n’hésitez pas.

— Je pars à l’instant même, répondis-je.

— Vous renoncez à elle, reprit-il avec vivacité : pour toujours, même quand elle guérirait ?

— Dans ce cas, je ne le puis ni ne le dois. Je lui ai donné ma parole ; elle seule peut me la rendre.

— Vous penseriez ainsi, même quand votre mère vous conseillerait autrement ?

— Ma mère ne peut me conseiller de manquer à une parole, même imprudemment donnée.

— Une promesse qui causerait la mort de la personne aimée n’est-elle pas non avenue le jour où vous en connaissez les fatales conséquences ?

— Nous ne raisonnons ici que sur une hypothèse. Vous avez supposé le cas de guérison complète.

— Très-bien ; mais il y a encore un cas à prévoir, celui où Manuela guérie réclamerait de vous sa liberté.

— Je n’aurais qu’à me soumettre, répondis-je. Et je pris congé de lui. Il me semblait tout à fait démasqué. Il aimait toujours Manuela, il l’aimait peut-être plus que jamais. Il allait la disputer obstinément à la mort et à moi. Il prenait sa revanche ; sans doute il y avait compté. Son désintéressement n’était probablement que de la patience.

J’étais presque irrésolu quand Vianne vint me prendre pour me conduire à la diligence.

— Qui sait, lui disais-je, si le chagrin de mon départ, l’étonnement de n’avoir pas reçu mes adieux, ne vont pas être pour Manuela une crise mortelle ? Elle va penser que je la trahis et l’abandonne.

— M. Brudnel est là pour la rassurer sur ton compte.

— M. Brudnel travaille pour lui !

— Tu t’en aperçois ? C’est fort heureux. Eh bien, il aura gain de cause ; lui seul peut tout pardonner, ne sortons pas de là. Viens-tu ?

— Que sais-je ? Puisque, dans tous les cas, il y a à risquer l’existence de cette pauvre enfant, pourquoi laisserais-je à un autre la tâche du dévouement et la chance du triomphe ? Si je l’enlevais…

— Tu vas venir, ou je ne te revois de ma vie, reprit Vianne en m’entraînant. Je n’ai pas le goût des lâchetés. Si c’est là l’amour, arrière ce sentiment égoïste et brutal ! je ne veux jamais le connaître.

Il me mit en diligence : il était forcé de rester deux jours à Marseille ; il me promit de s’informer de la santé de Manuela et de m’en donner des nouvelles. Je l’avais présenté à M. Brudnel, qui lui avait fait bon accueil et l’avait engagé à revenir.

Ma mère m’attendait, bien que je ne lui eusse pas annoncé ma si prompte arrivée. Elle avait correspondu avec M. Brudnel, et je la trouvai informée grosso modo de mes secrets de cœur.

— Puisque tu n’as pas eu le courage de m’écrire tout cela, me dit-elle, c’est qu’il y a quelque chose de sérieux entre cette Espagnole et toi. Voilà ce que je craignais, et ta figure altérée me dit assez que j’avais raison de me tourmenter. Sais-tu au moins qui elle est ?

— C’est la fille d’Antonio Perez, elle m’a tout dit, même sa faute. Comment es-tu au courant… ? M. Brudnel t’a donc, à mon insu, écrit des volumes ? Où a-t-il pris le droit de confesser Manuela qui ne te connaît pas, et moi qui aurais voulu avoir le mérite de mes propres aveux !

— Voilà bien des questions à la fois, mon enfant. Je te répondrai à loisir, et tu verras que sir Richard est digne de toute ta tendresse, de tout ton respect. Je te demande deux ou trois jours pour causer avec toi et conclure.

— Tu veux attendre une nouvelle lettre de M. Brudnel ?

— Peut-être.

— J’ignorais qu’il fît chez nous la pluie et le beau temps.

— Tu les as faits chez lui bien davantage. Voyons ! ne te mords pas les lèvres, tu n’as pas de sang à perdre, tu es si pâle, mon pauvre enfant ! Je veux tout savoir, car on n’a pu me donner dans une lettre tous les détails nécessaires, et je ne puis encore me prononcer. Aie confiance, nous causerons à fond demain. J’entends ta sœur qui rentre de la promenade ; elle va être bien surprise. Je n’ai pas besoin de te dire qu’elle ne sait rien de tes aventures et qu’il n’en faut pas laisser échapper un seul mot devant elle.

Jeanne entrait, son saisissement fut tel en me voyant, qu’elle devint pâle ; mais tout aussitôt elle reprit ses fraîches couleurs et se jeta dans mes bras avec effusion. Je ne l’avais jamais vue si belle, si bien portante, si heureuse de me voir. Quel contraste avec la pâle et fiévreuse Manuela ! La vie coulait à pleins bords dans cette organisation privilégiée, mais c’était un flot tranquille et mesuré, parce qu’il était puissant et sans intermittence. Quelle sérénité d’intelligence dans ces yeux bleus, limpides comme un beau ciel ! Quelle franchise dans ce sourire pur qui éclairait tout le visage !

— Mon Dieu, lui dis-je, comme tu es embellie et bien portante ! La musique est un bon régime, je le vois.

— Il n’y a pas que la musique, répondit-elle en embrassant sa mère, il y a avant tout cette personne-là ! On dépérit quand on la quitte, car je vois que tu es maigre, toi ; tu as besoin de revenir au bercail. Nous allons te bien soigner. Je veux mettre moi-même la main au dîner, mère, tu le permettras ! Je ne gâterai pas mes doigts de pianiste, je te le promets, et quand je les gâterais un peu !

— Tu t’occuperais de la cuisine, toi ? tu es donc bien changée ?

— Non, je suis née princesse, tu le sais bien, mais maman se fatigue à force de m’épargner. Il n’y a pas de princesse qui tienne. Il y a vingt ans et plus qu’elle me sert, il faut que cela finisse, et je prétends désormais la servir à mon tour… Tu vas m’aider ?

— À la cuisine ! Je n’y entends rien.

— À la cuisine, s’il le faut. Tu as pâli sur les livres, je le vois bien ; je vais te faire remuer et travailler comme un portefaix, je t’en avertis.

— Je ne demande pas mieux. Que faut-il faire ?

Commande, je ne serai pas fâché de faire un peu le portefaix. Il y a si longtemps que je vis comme un prince ! Faut-il aller fendre du bois ?

— Pas encore, repose-toi aujourd’hui de ton voyage. Comment as-tu laissé ton digne patron ?

— M. Brudnel ? C’est vrai que tu le connais beaucoup à présent ?

— Mais oui ; il est venu nous voir deux fois, en allant à Bordeaux et en revenant ; cette fois-là, il est resté trois jours avec nous.

— En vérité ? Maman ne me disait pas cela ! Et tu l’as pris en belle amitié, mon digne patron ?

— En grande amitié, il t’aime tant et il est si bon ! Je t’avertis qu’on l’adore ici. Parle-nous donc de lui et de… la señora.

— Quelle señora ? dis-je en regardant ma mère avec stupéfaction. Jeanne ne peut pas savoir…

— M. Brudnel, répondit ma mère avec calme, nous a parlé de son intérieur. En trois jours, quand on est sympathique les uns aux autres, on se dit bien des choses. Il nous a confié qu’il avait chez lui une fille adoptive qui n’était point sa femme comme on le supposait, mais qu’il comptait épouser pour témoigner de son estime pour elle. Il m’a raconté à moi l’histoire de cette jeune personne, cela m’intéressait parce que j’avais connu un peu son père, sous de mauvais rapports, je dois l’avouer ; mais ce n’est pas une raison pour que la señora Manuela ne soit pas une personne recommandable.

— Je suis sûre, moi, qu’elle est charmante, reprit Jeanne avec ingénuité, M. Brudnel ne peut faire qu’un bon choix. Tu la connais, Laurent, parle-nous d’elle.

— Cela ne peut vous intéresser que médiocrement, répondis-je, parlons plutôt de toi. Parle-moi musique ; as-tu fait de grands progrès ?

Et, comme je voyais qu’elle allait insister sur le compte de Manuela :

— Allons, repris-je, joue-moi quelque chose, j’ai soif de musique ; il y a si longtemps que j’en suis privé !

— Eh bien, s’il faut te l’avouer, répondit-elle, il y a huit jours que je n’ai ouvert mon piano, pas depuis que j’ai joué pour M. Brudnel.

— Est-ce qu’il t’a dégoûtée de la musique ?

— Bien au contraire ! mais enfin en musique comme en tout il y a des phases de recueillement…

— D’ailleurs il faut qu’elle s’occupe du dîner, dit ma mère, elle l’a promis, et pour aujourd’hui je consens à ne me mêler de rien, afin de rester près de toi. Va, ma Jeanne, il n’y a pas de temps à perdre, si tu veux servir à ton frère les mets qu’il aime.

Jeanne sortit joyeusement.

— Comme elle est transformée ! dis-je à ma mère. Cette gaieté, cette animation, je ne la reconnais plus ! qu’a-t-elle fait de ses habitudes de rêverie, de ses accès de mélancolie ?

— Tout cela s’est modifié peu à peu ; sa santé est devenue florissante.

— Mais non, tout cela s’est fait très-vite ! Ne serait-ce pas depuis le passage de sir Richard ?

— Que veux-tu dire ? répondit ma mère en me regardant fixement.

— Ah ! tiens, je n’en sais rien. M. Brudnel, dans une de ses lettres, m’a paru si frappé de la beauté et du talent de ma sœur, que c’est à se demander s’il n’en est pas tombé épris à première vue.

— Quelle folie !

— Pourquoi pas ? Le vieillard a le cœur jeune, l’imagination vive. Au moment où il s’est vu supplanté par moi, il a dit très-spontanément qu’il avait déjà en vue un autre mariage, un mariage très-sérieux. Il ignorait s’il serait agréé, mais il ne désespérait pas.

Ma mère m’écoutait en riant.

— Si tu me disais, reprit-elle, qu’il songeait peut-être à moi, je te dirais que tu es fou ; mais, quand tu penses qu’il songeait à Jeanne, tu es vraiment stupide.

— C’est possible. Pourtant sir Richard a de grandes séductions, et à l’heure qu’il est je me trouve en rivalité avec lui, forcé de le regarder comme un rival très-redoutable. Les femmes sont si étranges !

— Jeanne n’est point étrange ; elle est intelligente et noble. Je te prie de ne pas continuer cette plaisanterie qui la blesserait et qui m’afflige.

— Pardonne-la-moi ; mais alors dis-moi si Jeanne aime quelqu’un.

— Qui te le fait supposer ?

— J’ai vu Médard Vianne. Il renonce à elle et refuse de me dire pourquoi. Il dit que c’est à toi de me l’apprendre, et j’attends je ne sais quelle révélation.

— Tu l’attendras ! S’il y avait au fond du cœur de ma sainte fille un secret quelconque, je ne te le dirais pas avant de savoir si ton cœur, à toi, est resté assez pur pour recevoir une si délicate confidence.

— Tu n’as plus confiance en moi, et tu doutes ? Je croyais trouver ici le baume sur la plaie, et j’y trouve un redoublement de tristesse, d’incertitude et de confusion pour moi.

— Mon pauvre enfant ! dit ma mère en pressant ma tête contre son sein ; quand je songe que, sans cette fantaisie pour une inconnue, tu aurais pu être si heureux ! mais peut-être que tout cela n’est pas si grave que nous le pensons. Prenons patience et cachons nos anxiétés à ma Jeanne.

— Tu l’as toujours aimée mieux que moi, lui dis-je ; conviens-en, je n’en suis pas jaloux. Les sentiments purs et sacrés ignorent l’égoïsme.

Le dîner fut simple comme nos habitudes, mais plein des petites douceurs de l’intimité. On me servit les mets que j’avais aimés dans mon enfance. Jeanne était gaie et tendre, notre mère adorable. Jeanne me servit du vin de notre cru, que je préférais à tout autre ; elle prétendait m’enivrer. Je ne demandais pas mieux, mais l’ivresse ne gagna que mon cœur. Il y a dans le foyer de la famille une influence vraiment souveraine. Un moment, j’oubliai mes tristes pérégrinations et m’imaginai que j’avais encore douze ans. Après le dîner, Jeanne céda à ma prière et se mit au piano. Elle fut admirable et me plongea dans des rêves délicieux. Il me semblait, en rentrant dans ma petite chambre de garçon, que j’étais guéri.

Le lendemain, ma mère reçut ma confession entière ; elle l’écouta encore mieux que Vianne, car elle m’interrompit par mille questions si méticuleuses, qu’elle arriva à voir en moi comme dans un miroir. Pourtant elle ne se prononça pas encore, elle refusa même fermement de faire aucune réflexion et ne me cacha pas qu’elle attendait une lettre de sir Richard pour bien connaître la situation.



XIII


Le temps de l’attente se passa en visites que je dus rendre, et en promenades, où ma mère et Jeanne me prièrent de les accompagner. Jeanne autrefois absorbée par son travail, prit plaisir à sortir avec moi et à s’intéresser à toutes choses. Nous causions, et j’étais frappé de ses notions étendues. Depuis le collége, je n’avais guère causé à fond avec elle ; je puis dire que je ne la connaissais vraiment pas. Elle avait toujours vécu dans un monde intérieur où elle s’enfermait avec mystère ; elle en sortait maintenant, et c’était comme un beau lever de soleil sur la mer tranquille. Elle aimait à poétiser ses appréciations, mais elle riait elle-même de cette tendance et demandait grâce pour des rêveries dont on était séduit en l’écoutant, tant elle disait bien ce qu’elle voulait dire. Cette âme muette, qui avait si longtemps trouvé son unique expression dans la musique, semblait avoir pris le courage de se manifester par la parole. Je lui cachais ma surprise et mon éblouissement dans la crainte de lui donner de l’orgueil, mais j’en avais pour elle. Je me sentais devenir fier d’elle autant que l’était notre mère. J’admirais surtout la beauté de ses idées et l’application qu’elle en faisait à ses sentiments. Elle n’était pas follement optimiste, on ne sentait pas l’enfant en elle. Elle ne voyait pas tout en beau, mais ce qui était noir, elle l’éclairait du rayon de son indulgence et de sa pitié. C’était comme un parti pris, et pris souverainement, d’étendre l’amour à tous les êtres et de se dévouer pour ainsi dire universellement. Elle disait avoir bien peu lu. Est-ce dans l’extase musicale qu’elle avait trouvé la révélation de ces trésors de mansuétude, de ces puissances de sagesse et d’équité ?

J’arrivai à une admiration pleine de charme et d’attendrissement ; j’en parlais avec ma mère, et je commençais à comprendre qu’une femme comme Jeanne n’eût encore trouvé personne à aimer ; même mon cher Vianne me semblait maintenant au-dessous d’elle, et je n’eusse pas osé plaider sa cause.

— C’est que tu n’as jamais deviné Jeanne, répondait ma mère ; moi, je la pressentais, je lisais en elle. Elle a été lente à trouver son chemin, elle redoute le médiocre, en rien elle ne s’accommoderait d’un pis-aller. Cette musique qui l’a enfin passionnée, elle l’a abordée en tremblant. À la fois ambitieuse et modeste, elle craignait de n’y pas saisir son idéal. Timide, elle a bien longtemps douté d’elle-même. Il a fallu que l’admiration des autres la rassurât, et je dois dire que celle de sir Richard a été nécessaire pour lui donner tout à fait conscience d’elle-même. Elle a vu qu’il était un juge compétent ; elle a, depuis ce jour, fermé son piano, comme pour savourer sa victoire. Et ne va pas t’imaginer que Jeanne pense à se produire en public. Elle écrit ses compositions, qui ne verront peut-être, jamais le jour, car on n’édite avec succès que les noms célèbres, et Jeanne ne voudrait pas devenir célèbre ostensiblement. Elle ne consentira jamais à payer de sa personne. Elle ne désire pas la richesse, notre humble aisance lui suffit ; je crois même que la pauvreté lui serait peu sensible. Tout le problème à résoudre pour elle, c’est de trouver l’expression des pensées musicales qui l’oppressent. Si elle a encore des jours de rêverie et de silence, c’est que la muse se débat en elle. Quand elle a trouvé sous ses doigts le vrai sens de son rêve enthousiaste, elle renaît, elle s’épanouit, elle est heureuse. Il m’a fallu un certain temps, à moi ignorante, pour me rendre compte de tout cela. J’y suis arrivée. J’ai couvé l’œuf d’or sans trop savoir ce qu’il contenait. Quand le phénix en est sorti, j’ai été tranquille et victorieuse aussi.

Ma mère s’était toujours exprimée facilement ; mais, depuis que Jeanne parlait, ma mère parlait encore mieux qu’autrefois. Je remarquais un progrès notable chez cette femme de cinquante ans qui avait acquis tout ce qu’elle avait voulu faire acquérir à sa fille. J’étais frappé de cette mutuelle influence qui avait agrandi leur horizon.

— Pourquoi es-tu étonné de cela ? reprenait ma mère. Cela ne s’est pas fait d’un coup de baguette de fée. Il y a vingt ans que nous tâchons de grandir ensemble, ta sœur et moi. Tu ne t’en apercevais pas ; tu étais trop jeune pour nous juger. Tu ne pouvais pas constater que chaque jour nous étions un peu plus avancées que la veille, et puis tu t’es mis à courir vite dans les études forcées, et alors, naturellement occupé de toi seul, tu n’as pas fait grande attention à nous.

— C’est possible, et d’ailleurs, n’ayant encore aucune expérience, je manquais de point de comparaison. À présent je m’éveille de ma lourde personnalité, et je m’aperçois que je ne suis qu’un enfant en présence de deux êtres supérieurs, peut-être un enfant peu digne d’avoir une telle mère et une telle sœur !

— Tu as toujours été un enfant digne de la plus vive tendresse et de la plus haute estime, reprit ma mère ; seulement, tu as peut-être été un peu jeune dans ces derniers temps. Nous verrons, nous verrons, je ne juge point encore.

Je reçus une lettre de Vianne ; Manuela était assez calme. Mon départ n’avait point amené de crise. M. Brudnel lui ayant dit que j’étais naturellement impatient d’aller chercher le consentement de ma mère. Elle était partie avec lui pour Montpellier, où ils comptaient s’arrêter quelques jours avant de gagner leur nouvelle résidence. « M. Brudnel, disait Vianne, m’a chargé de retenir leurs appartements à Montpellier, et je les reverrai. Je pourrai te parler d’eux en connaissance de cause. » Ma mère reçut aussi de sir Richard une lettre qu’elle ne me montra pas ; elle me dit seulement que la malade avait bien supporté le voyage jusqu’à Montpellier, et qu’on s’arrêterait là quelques jours avant de se rapprocher de nous tout à fait. Sir Richard disait avoir réussi à tranquilliser Manuela sur mon compte, « sachant bien que j’étais incapable de manquer à ma parole. »

À ce laconique compte rendu, ma mère ajouta un commentaire non moins concis.

— Ainsi, me dit-elle, sir Richard pense qu’en cas de guérison Manuela doit devenir ta femme.

J’étais irrité contre sir Richard. Je répondis qu’il ne faisait que se rendre à ma propre décision, et que je ne comprenais pas que ma mère eût besoin de l’assentiment d’un étranger pour m’accorder le droit de faire mon devoir.

— Tu me blâmes ? dit ma mère avec un beau sourire fier et doux que je lui connaissais et qui la plaçait au-dessus de tous les soupçons. Tu verras que tu me donneras raison plus tard ; quant à présent, je n’ai rien dit, et c’est toi qui me fais parler. Je t’ai fait connaître l’opinion de M. Brudnel, je n’ai pas donné la mienne.

— Mais c’est la tienne, la tienne seule que je demande !

— Eh bien, la voici. Tout dépend de la conduite que tiendra M. Brudnel. J’ai la certitude qu’elle sera souverainement désintéressée et qu’il subordonnera toutes ses résolutions à l’état de santé de Manuela. Tu as compromis l’existence de cette personne, c’est à lui de juger si ta présence doit la perdre ou la sauver. Sache attendre. Je suis résignée, quant à moi, à accepter les conséquences de ton entraînement, me fussent-elles pénibles, plutôt que de me trouver en désaccord avec ta conscience.

J’admirai la droiture et le courage de ma mère, car il m’était facile de voir combien elle désapprouvait mon choix. J’avais manifesté le désir d’aller voir M. Brudnel à l’insu de Manuela. Elle ne s’y opposa point.

Je ne le fis pourtant pas ; je remis même de jour en jour à écrire à sir Richard ; puis j’arrivai à me dire qu’il m’avertirait, s’il jugeait devoir conférer avec moi. J’éprouvais une extrême répugnance à lui faire des avances quelconques. Mes nerfs étaient pourtant calmés, ma bonne et douce vie de famille me rendait à moi-même ; le fantôme de Manuela s’effaçait comme un rêve. Il me semblait que, si elle consentait sans révolte à mon éloignement, c’est qu’après tout elle préférait les doux soins de M. Brudnel à mes violences. Enfin, chaque heure écoulée loin d’elle me semblait détendre le lien, et je ne pensais pas sans effroi au moment éventuel où, rappelé près d’elle, je serais forcé d’accepter la recrudescence d’affection et de reconnaissance que sir Richard avait dû lui inspirer. J’aimais infiniment mieux prévoir que ces tendres soins prodigués par lui seul la guériraient vite, et qu’elle se laisserait persuader de me rendre ma parole. Mon orgueil ne se révoltait plus à l’idée d’être supplanté par un homme plus habile que moi. Je reconnaissais m’être conduit comme un enfant ; je méritais la leçon que j’avais provoquée.

C’est dans ce sens que j’écrivis à mon ami Vianne, en lui reprochant de ne m’avoir pas donné de nouvelles depuis son premier billet. Je reçus de lui cette réponse :

« Puisque te voilà revenu du pays des chimères, puisque tu donnes cent fois raison, et même plus tôt que je ne l’espérais, à tout ce que je t’avais dit de la fragilité de ton amour pour l’odalisque, je puis te parler d’elle en toute tranquillité. Je la vois tous les jours et je t’assure qu’elle guérira. Tu sais que je ne partageais pas du tout l’opinion de nos grands docteurs de Marseille sur la gravité de son mal. Les affections nerveuses ont le fâcheux privilége de simuler si exactement d’autres affections organiques, que les plus habiles praticiens y sont encore trompés. Le cas pathologique de mademoiselle Perez est pour moi assez intéressant, et, comme je suis le seul qui ait bien auguré de sa guérison possible, M. Brudnel m’a prié de lui donner des soins. J’ai osé faire le contraire des prescriptions tracées, j’ai permis le mouvement et même dans une juste mesure les émotions, si sévèrement proscrites. On a été au théâtre, et on ne s’en est pas mal trouvé. Enfin, on guérira probablement, je dirais certainement, si on pouvait compter sur un avenir quelconque dans les choses humaines. Ne t’alarme donc plus, « ton amour ne lui a pas donné la mort » ! C’était une belle phrase, et je la regrette pour toi. Tu n’auras plus occasion de la placer dans le récit de ta romantique destinée.

« Mais cette guérison, que tu redoutes autant que tu la souhaites, ne compromettra pas ton avenir, je l’espère. L’odalisque n’a pas été si amoureuse de toi qu’il t’a semblé, ou bien elle a cédé à un caprice de l’imagination, comme tu cédais à la fougue de la jeunesse. Je crois qu’elle aime réellement M. Brudnel plus que tout au monde, ce qui me prouve qu’elle a plus de cœur que de sens. M. Brudnel l’épousera-t-il ? Je ne sais. Il le promet maintenant, il s’en fait un devoir ; mais je commence à douter qu’il ait de l’amour pour elle. Il a passé l’âge des entraînements. Quel que soit le dénoûment, cela ne regarde plus qu’eux, et nous n’avons pas à nous en préoccuper.

» Présente à ta mère et à ta sœur mes plus profonds et affectueux respects. »

Après cette lettre, je me sentis heureux et libre comme je ne l’avais jamais été ; il semble qu’il faille avoir souffert pour connaître le prix de l’existence. Il faut aussi avoir un peu voyagé pour apprécier la valeur, du pays où l’on a été élevé. J’aimais donc ma mère, ma sœur et mon pays comme je ne les avais jamais aimés, et dans la prévision d’une séparation définitive avec M. Brudnel, je rêvai de m’établir à Pau. Le départ d’un des médecins nombreux qui se partageaient la clientèle, la mort d’un autre, les infirmités d’un troisième, me faisaient une petite place que je pouvais prendre et que je préférais infiniment à l’inféodation à un seul client.

Ma mère voyait peu de monde autrefois, mais le talent de ma sœur tendait à augmenter le cercle de leurs relations ; elles jouissaient toutes deux de la haute estime et de la sympathie qu’elles méritaient. Dès les premiers jours, je fus appelé chez quelques voisins. Je fus heureux dans mes prescriptions. J’avais appris assez d’anglais avec M. Brudnel pour que des familles anglaises fixées à Pau furent satisfaites de s’entendre facilement avec moi et empressées de me recommander les unes aux autres. J’exprimai à ma mère le désir et l’intention de ne la plus quitter, et ce fut pour elle une grande joie.

— Tu gagneras peu dans les commencements, me dit-elle, mais nous vivrons très-bien quand même ; nous savons nous arranger, et je vois que tu n’as pas plus de besoins et de fantaisies que nous. Oui, oui, reste, et tu verras que tu seras heureux.

— Quand ce ne serait, dit Jeanne, que du bonheur que tu nous donneras.

— Voilà, lui répondis-je, une parole qui me déciderait, si j’étais incertain.

Je consommai donc dans ma pensée la rupture de mes relations médicales avec M. Brudnel, avec d’autant plus d’assurance que, si je devais, contre toute probabilité, devenir l’époux de Manuela, je devais en même temps songer à lui créer une existence indépendante des largesses de son protecteur.

Trois mois s’écoulèrent ainsi dans l’attente d’une solution. M. Brudnel, qui était toujours à Montpellier, écrivait souvent à ma mère. La santé de Manuela s’améliorait sensiblement. Du reste, pas un mot pour moi de la part de Manuela dans ces lettres, que ma mère refusait de me montrer, et, lorsque je témoignais quelque méfiance :

— Montpellier n’est pas si loin, me disait-elle, tu peux aller t’informer toi-même.

Savait-elle que c’était là ce que je redoutais le plus ?



XIV


La conversation de ma sœur était de plus en plus intéressante et comme nécessaire à ma vie. Elle me révélait un être nouveau, sorti des troubles de l’adolescence sans que j’eusse étudié ou compris ses crises de développement. J’avais trouvé chez Manuela, plus âgée et plus expérimentée, ce fond de niaiserie et de frivolité qui caractérise l’ingénue vulgaire. Jeanne était tout autre ; elle jugeait avec une hardiesse franche ce qu’elle n’avait point éprouvé, elle voulait pénétrer et comprendre. Sa jeunesse et la pureté de son existence n’empêchaient pas l’intelligente curiosité d’un esprit d’autant plus actif qu’il s’était plus longtemps replié sur lui-même. Je ne l’avais jamais interrogée sur le point le plus délicat de ses pensées ; un jour, le hasard amena de curieux éclaircissements sur ce point mystérieux.

Nous nous promenions dans le parc du château de Pau, un des plus beaux sites de France ; Jeanne, qui me donnait le bras, me montra une jeune femme, une sorte de spectre, aux yeux fixes, assise sur un banc, à côté d’une femme âgée, non moins triste et comme détachée de toutes les choses de ce monde.

— N’est-ce pas, lui demandai-je, mademoiselle C…, une de tes anciennes compagnes de couvent, qui est devenue folle ?

— Hélas ! oui, répondit-elle, tu vois dans quel état ! Sa mère meurt avec elle ; elle veut seulement vivre jusqu’au dernier souffle de la pauvre Louise. N’ayons pas l’air de les voir ; elles s’enfuiraient sans nous répondre.

— Sait-on enfin la cause de cette démence ?

— Oui, on la sait, répondit Jeanne, c’est un chagrin d’amour. On peut le dire ; il n’y a eu pour elle aucune aventure. Elle a fixé ses préférences et ses espérances sur un jeune homme qui ne l’a même pas su et qui n’avait jamais songé à elle. Le jour où il s’est marié, Louise est tombée dans cette mélancolie noire qui peu à peu est devenue une réelle aliénation. Les médecins disent que cette inclination contrariée n’a été que le prétexte fortuit qu’une imagination déjà égarée s’est donné à elle-même. Pourtant je me souviens d’avoir connu Louise enfant très-raisonnable et très-gaie. Qu’en penses-tu, toi ?

— Ne la connaissant pas, je n’en pense rien.

— Mais crois-tu qu’on puisse devenir folle d’un amour non avoué et non partagé ?

— Tout est possible pour les cerveaux faibles ; il suffit pour les troubler d’une fantaisie malsaine.

Involontairement, en parlant ainsi, je fus reporté, dans ma pensée, au temps où Jeanne, enfant, ne se croyant pas ma sœur, prétendait m’empêcher de me marier ; mais je ne lui fis point part de ce retour à un passé oublié probablement par elle, comme il l’avait été par moi depuis le jour où j’avais vu nos actes de naissance.

À ma grande surprise, Jeanne, soit qu’elle eût la même réminiscence, soit qu’elle eût tout simplement l’esprit frappé par la douloureuse rencontre de son ancienne compagne, me parla pour la première fois de ses idées sur l’amour.

— Peu de choses dans ma vie m’ont fait autant d’impression, me dit-elle, que le désespoir insensé de cette pauvre Louise. J’étais un peu son amie, même après le couvent, et elle m’avait confié, sans que j’y attachasse grande importance, sa prédilection pour M. Louvet. C’était un garçon très-insignifiant, tu le connais de vue, et c’est déjà un gros petit commerçant assez laid et tout à fait nul. Quand j’ai vu la raison de Louise se perdre et que j’en ai su la cause, j’ai fait des réflexions qui n’étaient peut-être pas de mon âge. Louise était mon aînée, je n’avais, moi, que quinze ans. Maman doit s’en souvenir, je lui ai dit alors tout ce qui me passait par la tête.

— Je me souviens très-bien, répondit ma mère avec tranquillité ; tu regardais l’amour comme une maladie de l’âme, et tu en avais une peur mortelle, à ce point que tu voulais te faire religieuse pour y échapper. J’ai eu beaucoup de peine à te faire comprendre qu’on ne contractait pas ce mal-là malgré soi et qu’il était très-facile de s’en préserver, comme on se préserve des maladies physiques par un bon régime et de saines habitudes.

— Et tu m’as guérie de ma peur, reprit Jeanne, mais tu ne m’as pas ôté un certain éloignement que je sentirais encore, si le dieu d’amour en personne se présentait devant moi.

— Qu’appelles-tu donc le dieu d’amour en personne ? dit en riant ma mère, qui interrogeait Jeanne sur les sujets les plus délicats, sûre qu’elle était de la candeur immaculée de ses réponses.

— L’amour en personne, répondit Jeanne, c’est un fantôme très-dangereux. Les anciens en ont fait un dieu parce qu’ils divinisaient tout ce qui est redoutable, les furies, les passions et tous les fléaux de la vie humaine. Les modernes ne sont pas beaucoup plus sages à l’égard de l’amour. Tu m’as permis de lire quelques romans, et j’y ai vu l’amour divinisé aussi. Selon les poètes, c’est une puissance irrésistible, et la monotonie de leurs notions a fini par m’irriter singulièrement. Je me suis révoltée à la fin de voir toujours mettre en scène des personnages, hommes ou femmes, si superstitieux ou si complaisants envers eux-mêmes. Ces romans et ces poésies m’ont donc fait grand bien ; ils m’ont appris à raisonner un sentiment dont les jeunes filles parlent ordinairement avec une sotte rougeur, comme si d’avance elles se sentaient vaincues par lui, ou avec une sorte d’effronterie comme si elles le connaissaient. Moi, j’ai osé regarder en face ce grand problème et j’ai dit au dieu malin : « Si tu es un enfant aveugle et cruel, tu ne me gouverneras jamais. Je te défie de me rendre égoïste si je ne veux pas l’être, et je ne le veux pas ! »

En ce moment passait une vieille femme qui portait sur son éventaire des figurines en pâte sucrée pour les enfants. C’était une manière de demander l’aumône, car elle nous tendit la main sans nous offrir ses serins, ses pots de fleurs et ses colombes en miniature. Jeanne lui donna une pièce de monnaie, et, avisant sur l’inventaire un amorino en tunique rose avec un flambeau, elle demanda gaiement à la marchande si c’était l’Amour ou l’Hyménée.

— C’est les deux, répondit la vieille en le lui présentant. Prenez-le, ma belle demoiselle, il vous portera bonheur.

— Je le prends, merci, dit Jeanne.

Et elle le mit dans sa poche, où elle l’oublia aussitôt, car nous rencontrâmes des personnes amies qui nous abordèrent et nous suivirent une partie du chemin.

Mais le chapitre de l’amour, fortuitement interrompu, fut fortuitement repris à la fin de notre dîner. Jeanne, cherchant une clef dans sa poche, y retrouva l’amorino moitié plâtre, moitié, sucre, et, le posant sur une orange :

— Ceci, nous dit-elle gaiement, vous représente l’amour tyran du globe terrestre.

— Et tu persistes, lui dis-je, à le mépriser profondément ?

— On ne doit pas mépriser, répondit-elle, ce qui vous a fait peur ; mais on le juge, et j’ai envie d’instruire le procès de ce Cupidon pâle et bouffi.

— Voyons ! je suis curieux de ton jugement.

— D’abord, reprit-elle en examinant la figure, sachons qui tu es. Ton nom ! amour ou mariage ?

— Et si je suis le mariage ? dis-je en prenant la parole pour l’amorino problématique.

— Si tu es l’hyménée, c’est bien différent. Je te suppose sage, bon, tendre et dévoué. Je te rends mon estime ; mais tu mens ! tu n’es pas un dieu honnête et pur, tu es le sot et méchant Cupidon ; ton flambeau, qui ressemble à un parapluie, a la prétention d’incendier l’univers. Eh bien, mon petit ami, voici le cas que je fais de toi, je te détrône !

Et elle fit sauter en l’air le pauvre fils de Vénus, qui retomba, le nez cassé, sur mon assiette.

— Voilà un jugement par trop sommaire ! m’écriai-je. La marchande a dit que ce dieu était à la fois Cupidon et Hyménée, c’est-à-dire l’amour dans le mariage.

— C’est faux, l’amour n’a que faire dans le mariage, qui est la tendresse et non pas ce que vos romans appellent l’amour, c’est-à-dire le coup de foudre, l’insomnie, la jalousie, le soupçon injuste, la domination insupportable, toutes choses mauvaises, malsaines et stupides. Tu étais détrôné, monsieur l’Amour, et voilà que tu mens pour remonter sur ton orange ; mais tu as le nez cassé, et je vais t’arracher les ailes pour que tu ne fasses plus de dupes.

Et Jeanne mutila la statuette avec une sorte de cruauté, en riant aux éclats.

Je ne pus me retenir de lui demander pourquoi elle n’avait pas épousé Vianne, qui pensait absolument comme elle.

— Est-on forcé, répondit-elle, d’épouser tous ceux dont on partage les opinions ? Mais, toi qui parles, tu ne penses donc pas comme moi ?

— Non, je ne fais pas cette distinction subtile entre l’amour et la tendresse.

— Alors, c’est une affaire de qualifications. Tu crois que l’amour peut être tendre ?

— Et dévoué.

— Mais penses-tu que la tendresse puisse être violente et passionnée ?

— Tu m’embarrasses ; quel casuiste tu fais !

— Je suis logique. J’ai demandé à Dieu et à ma mère le secret pour être heureuse, car tous les enfants veulent être heureux sans se soucier d’être justes. Dieu et ma mère m’ont répondu : « Être heureux, c’est donner du bonheur aux autres. » Je me le suis tenu pour dit ; j’ai réfléchi à cette loi que ma mère savait si bien mettre en pratique, et peu à peu, après les inévitables rechutes dans l’égoïsme naturel, je me suis fait ma petite morale tout d’une pièce : « Donner aux autres toute la somme de bonheur qu’il est en nous de leur procurer. » C’est court et c’est simple, et, depuis que j’ai pris l’habitude d’appliquer ma théorie à toutes mes résolutions, je me suis aperçue d’une chose, c’est que j’étais très-heureuse et qu’il ne dépendait de personne de m’ôter mon bonheur. Ainsi, que je me décide ou non à me marier, je défie le monsieur qui m’aimera de me faire un reproche fondé, et je le défie encore de me faire un chagrin que je ne lui pardonnerai pas.

— Tu arranges le mariage à ta guise. L’expérience de la plupart des ménages te donne un démenti. C’est parce qu’ils sont presque tous malheureux ou troublés qu’il y faut porter autant d’amour que possible.

— Comme compensation ? C’est très-mal raisonné ! L’amour, tel que tu l’entends, est la principale cause de trouble. C’est le droit à la domination, à la jalousie, par conséquent à l’aigreur, à la colère, à l’injustice.

— Mais tu fais là mon procès aussi, à moi ! T’en ai-je donné le droit ? Sais-tu comment j’entends l’amour ? Je ne te l’ai jamais dit, que je sache !

Je m’étais tourné vers ma mère, lui demandant du regard si Jeanne, informée de ce qu’il m’était enjoint de lui cacher, faisait allusion à mon aventure. Le regard de ma mère me répondit que Jeanne ne savait rien et raisonnait pour le plaisir de raisonner.

— Voyons, repris-je, conviens qu’il y a deux sortes d’amours, celui des âmes grandes, qui est grand et généreux, tel est celui que tu rêves, et celui des âmes vulgaires, des caractères faibles, des intelligences sans développement ; celui-là, je te l’abandonne. Je ne suis ni assez fort ni assez grand pour refuser mon indulgence ou ma pitié à ceux qui deviennent sa proie ; mais je comprends le juste orgueil qui te le rend méprisable.

— Tu veux te moquer de moi ? répondit Jeanne. Va, je te le permets.

— Il ne se moque pas, dit ma mère, il comprend que tu ne veux associer ta vie qu’à celle d’un être dont l’amour sera aussi grand que la notion que tu en as.

— Vianne n’était donc pas cet être-là ?

— Non, répondit Jeanne ; M. Vianne est très-grand dans ses principes, mais il a versé du côté opposé à la notion vulgaire. Il supprime tout à fait la tendresse, il ne connaît que le devoir.

— Il a cette prétention, mais il n’est pas si fort que cela ; j’ai la conviction qu’il t’aimait réellement.

— Qu’appelles-tu aimer réellement ? Voyons, dis-le.

— Chérir et respecter. Est-ce cela ?

— Oui, ce n’est pas mal. Eh bien, M. Vianne sait respecter et ne pourrait pas chérir. Tu tenais donc beaucoup à ce que je devinsse madame Vianne ?

— Cela te fixait près de nous. Qui sait où t’emportera l’enthousiasme de ta théorie ?

— Jamais loin d’elle ! répondit vivement Jeanne en montrant sa mère. Oh ! cela, jamais !

— Oui, très-bien, mais ta mère est capable de te suivre au bout du monde, et, moi qui vais me fixer ici et dont la profession est une chaîne, qu’y deviendrai-je sans vous ?

— Tu nous as pourtant quittées pour voyager, nous ne t’étions pas donc si nécessaires !

— J’ai été un sot et un malheureux de vous quitter ; je l’ai si bien senti, que me voilà revenu pour toujours.

— Tu le jures ? dit Jeanne en me regardant fixement ; jure-le !

— Je le jure, m’écriai-je ; vous m’avez ensorcelé, vous m’avez fait oublier tout ce qui n’est pas vous deux. Aussi me voilà comme toi, ma Jeanne : point de mariage et point d’amour, si ces tyrans passionnés ou tendres doivent nous séparer. Tiens, donne-moi messer Cupidon ; je veux faire serment sur sa tête d’abjurer à jamais sa tyrannie, et, s’il cherche à m’éloigner d’ici, tiens, voilà comment je le traiterai !

Et j’écrasai le dieu d’amour sous une carafe où il fut réduit en poudre.

Jeanne se leva ; ma mère et elle se regardaient étrangement.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

— Rien, dit ma mère ; Jeanne se rappelle qu’elle a oublié d’écrire une lettre, mais elle a le temps encore. Viens au salon, toi, j’ai quelque chose à te dire.

Elle appela la servante et lui défendit de recevoir personne.

— Le moment est venu, reprit ma mère quand nous fûmes seuls. Tu viens de faire une chose grave que Jeanne n’a pas comprise comme moi : tu viens d’anéantir Manuela.

— Eh bien, oui, j’ai songé à elle en écrasant cet amour des sens qui a failli me perdre. Si Manuela réclame jamais ma parole, je suivrai l’exemple de sir Richard, je lui dirai que ma sœur ne me permet pas de me marier, et je lui jurerai de n’en jamais épouser une autre. En quoi serai-je plus blâmable que lui ?

— Tu ne l’as donc jamais aimée, cette pauvre fille ?

— Je l’ai aimée comme l’aime sir Richard ; je l’ai désirée, elle s’est jetée dans mes bras ; j’ai embrassé ses mains et son front. Tu sais bien que je t’ai dit la vérité.

— Mais, en supposant ce genre d’amour, sir Richard a toujours résisté à ses sens, et toi, tu cédais aux tiens.

— Moi, j’ai vingt-huit ans !

— Fort bien, mais elle fût devenue ta maîtresse, si M. Brudnel n’était arrivé à temps.

— Je n’en sais rien. Le dévouement aveugle de cette pauvre fille m’avait donné un moment de vertige enthousiaste, et l’enthousiasme n’est pas sensuel. J’étais dans le rêve de la chasteté quand Richard nous a surpris, et qui sait si j’eusse succombé à l’égoïsme ? Pourquoi ne veux-tu pas admettre que j’aurais pu triompher du mien ? Je ne m’étais pas abandonné sans combat, et à son insu Manuela, en s’offrant sans condition, me forçait très-habilement dans le dernier retranchement de ma conscience. L’arrivée soudaine de M. Brudnel a forcé également mon orgueil à prendre un engagement dont la pensée m’eût fait frémir une heure auparavant et m’a fait frémir aussi une heure après. Ah ! je le sentais bien déjà, jamais je ne pourrai aimer avec mon cœur une femme partagée de cœur elle-même comme l’est Manuela entre son protecteur et moi. Je ne pourrais la séparer de lui qu’en causant à l’un et à l’autre une mortelle douleur. Je l’ai vu, je l’ai compris et j’ai méprisé en moi le mauvais sentiment qui me portait encore à la disputer. Donc, quelle que soit Manuela, je l’ai mal aimée : affaire de tempérament et d’imagination, autant dire que je ne l’aimerai jamais de manière à la rendre heureuse et à me sentir heureux moi-même.

Ma mère garda le silence un instant, puis elle reprit :

— Si pourtant, à l’heure qu’il est, je te disais qu’elle est guérie et qu’elle t’attend ?

— Serait-il vrai ? Ne me cache rien !

— Si M. Brudnel te sommait, au nom de l’honneur, de tenir l’imprudente parole…

— Je dirais à M. Brudnel qu’il a plus que moi à réparer, lui qui a consenti à laisser passer Manuela pour sa femme !

— Mais moi, si je te disais que je te crois lié sérieusement ?

— Toi ? je partirais à l’instant même, mais avec la mort dans l’âme. Je sacrifierais le repos et la dignité de ma vie à un instant d’amour-propre irréfléchi ; mais, si ton estime est à ce prix…

Je fondis en larmes. Ma mère m’entoura de ses bras.

— Respire, me dit-elle, je suis contente de toi. Je n’ai point à exiger une si cruelle expiation. Manuela, sans être guérie, est hors de danger et reprend la petite santé qu’elle avait avant ces grands orages. Elle n’est plus sous le coup de la passion, et, quoi qu’elle en ait dit, elle tient à vivre ; elle s’effraye de la violence de son entraînement et se la reproche. Elle se prosterne devant M. Brudnel, et M. Brudnel… l’épouse !

— Ah ! m’écriai-je en sautant comme un jeune cheval qu’on met en liberté, il a raison, le digne homme ; je recommence à l’aimer de toute mon âme.

Ma joie était si naïve, que ma mère ne put se défendre d’en rire.

— Me pardonnes-tu, dit-elle, de ne t’avoir pas dit plus tôt ce résultat que j’avais si bien prévu ? Il y a quinze jours que je le connais, mais je voulais être sûre qu’il n’y avait rien de sérieux dans ton amour.

— Si fait, cela a été sérieux ! J’ai beaucoup lutté, j’ai follement souffert ; mais ce n’était ni profond ni durable, et je ne me faisais pas d’illusions sur mon compte. Je le sais à présent, je le sentais dès lors, je ne puis donner mon âme qu’à une femme comme ma sœur ou comme toi. Que veux-tu ! j’ai été trop gâté à la maison ! Mais dis-moi comment M. Brudnel compte agir à mon égard ou comment je dois agir avec lui. Me demande-t-on de reprendre ma parole ?

— On te la rend purement et simplement. Ces explications seraient délicates et pénibles. J’ai exigé qu’il n’y en eût aucune entre les personnes intéressées, ni verbalement ni par lettres. Tout doit passer par mon intermédiaire, qui n’aura rien de blessant, je l’espère, pour aucun de vous. Je suis donc le fondé de pouvoirs de sir Richard, et je te demande de sa part si tu verras avec satisfaction son mariage avec mademoiselle Perez.

— Oui, oui, certes ! Réponds-lui bien vite ; dis-lui que je lui demande mille fois pardon d’avoir troublé son intérieur, et que je ne reverrai jamais mistress Brudnel.

— Il n’exige pas cette promesse. Il me paraît au-dessus de toute jalousie.

— Il ne l’aime donc pas ? Voyons, décidément l’aimait-il quand j’ai failli la lui enlever ?

— Il l’aimait et il l’aime, non pas d’un amour de jeune homme enthousiaste, encore moins avec une jalousie de vieux libertin. Sir Richard est un homme chaste malgré de grands entraînements dans le passé. Il aimait cette enfant comme si elle eût été sa fille, elle lui donnait l’illusion de la paternité. Il la savait malade depuis longtemps, menacée de mort si elle se livrait à la passion. C’est pour cela qu’il l’a toujours cloîtrée dans sa maison, ayant expérimenté que l’ennui du couvent la tuerait aussi vite que les émotions de la liberté. Rien ne sera peut-être changé dans leurs relations. Que sait-on, et que nous importe ? Le mariage est une réhabilitation qu’il lui offre et qu’elle accepte avec joie. Elle sera madame Brudnel qui ne demandera pas à être produite dans le monde et qui vivra à force de soins, de ménagements et de gâteries dans une retraite agréable et luxueuse. Cette vie de campagne et d’intimité est également nécessaire à sir Richard, dont la santé, tu le sais, est assez fragile. Je trouve qu’il a pris le meilleur parti, car il a une véritable affection pour sa pupille, et, s’il s’y mêle un peu d’amour, sa conduite envers elle et toi, lorsqu’il s’est vu trahi, prouve la supériorité de son caractère.

— Oui, certes, je n’ai pas attendu jusqu’à présent pour l’admirer ; mais, dans tout ce roman dont il t’annonce le dénoûment, je ne vois point apparaître le personnage mystérieux de sa fille. La connais-tu ?

— Je te parlerai d’elle plus tard. Quant à présent, ne songeons qu’à nos projets. Tu es bien décidé à ne pas nous quitter ?

— À moins que Jeanne ne se marie et que je ne vienne, pour mon malheur, à déplaire à celui qui sera son maître.

— Est-ce que par hasard tu serais né jaloux à ce point que le mari de ta sœur te serait d’avance antipathique ?

— Je ne crois pas être né jaloux ; mais j’ai vécu trop jeune d’aspirations trompées. Cette Manuela, dont je rêvais au collége et qui plus tard a été une si grande déception pour moi, a laissé en moi un levain d’amertume. Je me corrigerai à présent que le charme est rompu, et je te réponds que je ferai tout au monde pour être le meilleur ami de mon beau-frère.

— C’est bien vu ; mais où prends-tu ton beau-frère après tout ce que vous avez résolu, ta sœur et toi, en mettant l’amour en poudre ?

— Était-ce sérieux de la part de Jeanne ? N’aime-t-elle réellement personne ?

— Si elle aimait quelqu’un en dehors de nous, tu le saurais. Personne n’est plus sincère ; mais es-tu donc dans une disposition d’esprit à souffrir, si elle faisait un choix ?

— Eh bien, oui ; tu vas dire que c’est encore de l’égoïsme, et je le sens si bien, que je te promets de vaincre ce mauvais sentiment, si je dois être mis à l’épreuve ; mais comprends donc le doux rêve de bonheur que nous pourrions réaliser si un étranger ne se plaçait jamais entre nous !

— Et tu comprendrais Jeanne sacrifiée à nos deux personnalités, renonçant au bonheur d’être mère ? Je ne le comprends pas, moi, et j’aspire à la marier. Ce sera peut-être bien difficile, mais avec le temps, la réflexion et la patience… Écoute ! elle joue du piano. Quelle tendresse dans toutes ses idées musicales ! Une âme si belle et si aimante serait condamnée à la solitude ! Mais ce n’est pas le moment de songer à cela. Qu’il te suffise de savoir que nous n’avons aucun projet quant à présent. Voici l’heure où tu vas lire les journaux du soir. Va vite, afin que nous puissions te revoir à neuf heures, comme les autres jours.

— Je ne me soucie guère des journaux. J’aime autant rester, si tu le préfères.

— Il est bon pour toi de prendre l’air après dîner, et nous, nous avons à vaquer à nos petits soins de ménage. Va, tu nous retrouveras ici.

Je n’avais pas envie de sortir, je me sentais devenir de plus en plus casanier ; mais j’avais un malade à voir. Je sortis comme les autres soirs ; seulement, je n’allai point au café et je rentrai plus tôt que de coutume.

Notre maison était, comme je l’ai dit, moitié ville, moitié campagne. Située dans le haut des faubourgs, au milieu des jardins, dans un site superbe d’où l’on embrassait tout l’horizon des Pyrénées, elle avait deux issues, l’une sur le chemin de la ville, l’autre sur les champs, où serpentait un sentier assez difficile. Je ne le prenais jamais. Je le pris ce jour-là, craignant d’arriver trop tôt et de gêner ma mère dans ses occupations domestiques.

La nuit était très-sombre ; au moment où j’approchais de la petite porte, j’en vis sortir un homme qui fit deux ou trois pas vers moi, se retourna aussitôt, marcha plus vite en sens contraire et se perdit dans l’obscurité. Je me hâtai et trouvai entr’ouverte la porte ordinairement fermée le soir. Je pénétrai dans notre jardin, j’y trouvai Jeanne qui marchait lentement et comme absorbée dans ses rêveries.

— Qui donc vient de sortir ? lui dis-je.

— Je ne sais pas, répondit-elle, je n’ai fait attention à rien.

— Tu étais donc bien préoccupée ? Un homme a dû passer près de toi. Le jardin n’est pas assez grand pour que tu ne l’aies pas vu ! Il vient de sortir à l’instant !

— Tu l’as rencontré ? Était-ce le jardinier ?

— Je l’ai mal vu, il m’évitait ; mais il n’avait pas l’allure d’un jardinier. D’ailleurs… je me rappelle, le jardinier qui vient donner une façon de temps en temps au jardin, et qui n’est justement pas venu aujourd’hui, ne demeure pas du côté qu’a pris ce rôdeur de nuit, et puis il n’aurait pas laissé la porte ouverte.

— S’il a oublié de fermer la porte, allons-y, dit tranquillement Jeanne.

Je la trouvais dans une de ces dispositions songeuses et indifférentes aux choses extérieures où je l’avais vue si souvent les années précédentes. C’était la première fois depuis mon retour. J’en fus affecté et inquiet. Pouvais-je supposer qu’elle eût un secret pour ma mère, ou que ma mère m’eût trompé ? Je n’osai reparler de l’incident et j’attendis au lendemain, me promettant d’observer Jeanne.



XV


Le lendemain donc, au lieu de descendre à la ville ; je me promenai dans le faubourg, sans perdre de vue notre enclos. Il ne vint personne, et j’entendis presque sans interruption le piano de Jeanne. J’avais oublié cette aventure, que je devais regarder comme insignifiante, lorsque, huit jours plus tard, comme je travaillais dans ma chambre, il me sembla qu’on marchait furtivement dans la maison. Il était près de minuit, et tout le monde se retirait à onze heures. Je craignais que ma mère ne fût malade. Elle était quelquefois prise d’étouffements nerveux et s’en cachait pour ne pas nous inquiéter. Je voulus la surprendre pour l’empêcher de s’enfermer sans répondre, et je descendais sans bruit à sa chambre, lorsque je m’arrêtai en route : un bruit de pas légers et de paroles à mi-voix partait du salon. Je m’y rendis sans faire craquer une seule marche de l’escalier. La porte du salon n’était pas fermée, et, par la fente qu’elle offrait, je vis Jeanne dans les bras d’un homme que je distinguai mal, mais qui, autant que le permettait la lueur d’une bougie placée de côté, me parut être M. Brudnel. Il me répugnait d’espionner ma sœur, je remontai précipitamment à la chambre de ma mère. Il y avait de la lumière chez elle ; je frappai, je la trouvai en train de s’habiller.

— Tu sais donc, lui dis-je tout ému, qu’il y a quelqu’un en bas ?

— Oui, quelqu’un que nous n’attendions pas ce soir et qui sans doute a quelque chose de pressé à nous dire.

— Quelqu’un qui est seul avec Jeanne au salon, tu le savais ?

— Certainement, reprit ma mère sans se troubler. Elle a été prête la première. Allons, calme-toi, tout cela est fort naturel. On te dira de quoi il s’agit. Remonte chez toi, tu nous gênerais.

— Vous avez donc des secrets pour moi ?

— Tu le sais bien !

— Je croyais qu’il n’y en avait plus. M. Brudnel…

— Eh bien, M. Brudnel ?…

— C’est lui qui est ici ?

— Quand ce serait lui ! Je ne veux pas que tu le voies encore, fais ce que je te demande, remonte chez toi et dors, à moins que tu ne sois encore jaloux de Manuela Perez et que tu ne veuilles t’opposer à son mariage ?

— Tu sais bien que j’ai des idées tout à fait différentes ; mais je trouve bizarre et, permets-moi de te le dire, je trouve révoltant que M. Brudnel vienne ici avec mystère comme un amoureux espagnol… Enfin, je trouve inadmissible et intolérable qu’il embrasse Jeanne comme si elle était sa fille ou sa sœur. Que signifie cette soudaine intimité ? Il vient donc souvent ? C’est sans doute lui que j’ai aperçu déjà…

— Laisse-nous donc tranquilles avec tes soupçons ! dit ma mère en riant, cela n’est pas de mise chez nous. Va-t’en ! obéissez à maman, monsieur.

Elle m’embrassa tendrement et descendit, me laissant stupéfait.

Je restai où j’étais, dans la chambre de ma mère, les coudes appuyés sur la fenêtre que j’ouvris brusquement pour ne pas étouffer, la tête dans mes mains, en proie à une agitation inconcevable.

Que se passait-il en moi ? pourquoi cette sorte de rage ? Je haïssais sir Richard de toutes les puissances de mon être. Jamais je n’avais été jaloux de Manuela comme je l’étais de Jeanne.

— N’est-ce pas tout simple ? me disais-je ; Jeanne est ma sœur, c’est-à-dire mon honneur même, et, non content de m’avoir repris sa maîtresse, il vient me prendre, jusque dans ma maison, l’idéal de pureté que j’ai le droit et le devoir de défendre ! Lui ! un homme chaste ! Ma mère est une véritable enfant sur ce chapitre. Une femme peut donc être trop honnête et pécher par excès de vertu ! Peut-elle croire que ce vieillard expérimenté embrasse Jeanne paternellement lorsqu’elle avoue elle-même qu’il a eu une jeunesse trop ardente ? Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi Jeanne, si réservée, jette-t-elle ses bras au cou d’un étranger, quand elle tend tout au plus la main aux vieux amis de la famille, quand je n’ose, moi, poser mes lèvres que sur son front ? Et ce mystère ! pourquoi venir le soir par des chemins dérobés ? Jeanne était seule avec lui au jardin l’autre soir ! Et cette nuit elle était levée la première, elle l’embrassait sans témoins ! Elle l’aime donc ? Est-ce elle qu’il épouse ? Me trompe-t-on ? me laisse-t-on pour consolation la problématique fidélité de la Manuela ? Mais tout cela ne peut se décider sans moi, et ma mère exige une patience par trop aveugle ! Je ne veux pas que Jeanne, dupe de la froideur de ses sens ou des bizarreries éthérées de son imagination, séduite peut-être par le nom et la fortune, devienne, dans la fleur de son âge, la compagne, la garde-malade d’un vieillard ; non, je ne le veux pas, je ne le souffrirai pas !… à moins pourtant… — un éclair trouble passait devant mes yeux, — à moins qu’elle ne soit sa fille !

Mille souvenirs vagues se pressèrent alors dans mon esprit. Elle n’était, disait-elle autrefois, ni la fille de ma mère, ni celle de mon père. J’ai pourtant vu des actes irrécusables, Cécile-Jeanne, née du légitime mariage de mes parents… D’ailleurs, pourquoi me cacherait-on ce secret de famille ? Quel qu’il soit, je l’accepte ; mais, s’il n’existe pas, si Jeanne est ma sœur, je ne permettrai pas qu’elle dispose d’elle-même sans me consulter !… et, quittant la fenêtre, j’allais descendre au salon au risque d’offenser ma mère, lorsqu’on ouvrit la porte au-dessous de moi ; je me glissai jusqu’à la rampe de l’escalier, et j’entendis Jeanne dire à demi-voix dans le vestibule :

— Oui, oui, mon père, nous irons certainement ; comptez sur nous. Embrassez-la pour moi.

Ma mère et Jeanne reconduisaient sir Richard par le jardin. Je pus remonter à ma chambre et me jeter sur mon lit. Puisqu’on dissimulait avec moi, je pouvais dissimuler aussi et paraître ignorer le secret qu’on ne daignait pas me révéler.

Mais, au lieu de dormir, je pris encore ma tête dans mes mains et retombai dans des perplexités poignantes. Jeanne, née du légitime mariage de mes parents et pourtant fille de sir Richard, ne pouvait être que la fille de ma mère, une faute acceptée par son mari, une faute de cette sainte femme, objet d’une vénération sans bornes !

— Non, m’écriai-je en me levant sur mon lit et en me tordant les bras, cela n’est pas, cela ne peut pas être ! Et pourtant combien de probabilités péniblement ressassées pour que cela dût être ! L’amour immense de ma mère pour Jeanne, son émotion quand je lui avais appris que sir Richard était mon client, l’intimité qui régnait de nouveau entre eux, leur correspondance qu’il m’était interdit de lire, ces rendez-vous mystérieux… Je ne pus y tenir, je redescendis chez ma mère qui déjà s’était recouchée, mais qui ne dormait pas. Je tombai à genoux devant son lit que j’arrosai de mes larmes.

— Je suis fou, lui dis-je. Je suis désespéré, pardonne-moi ! Dis-moi que Jeanne n’est pas ta fille !

— Ah ! me dit-elle en me prenant par les cheveux avec un bon rire tendre, tu l’as donc enfin deviné ?

— Merci, merci ! lui criai-je en couvrant ses mains de baisers. Si tu savais quel bien tu me fais !

— Je craignais justement de te faire de la peine ! D’où vient donc ta joie ?

— Tu me le demandes !

— Il faut donc deviner ? Tu savais quelque chose, et tu n’aimais pas Jeanne comme ta sœur ?

— Si, ma mère ! je te jure que si ! Je ne savais rien, je ne devinais pas : j’aimais Jeanne aussi saintement que je t’aime.

— Eh bien, alors… je ne comprends plus ! dit naïvement ma mère.

Elle ne pouvait pas admettre que je l’eusse soupçonnée. Je me hâtai de détourner sa clairvoyance. Je lui parlai de mes folles suppositions sur un mariage projeté entre Jeanne et M. Brudnel, et je lui avouai que j’avais surpris le secret du lien qui les unissait.

— Alors, reprit ma mère, tu sais que nous nous rendons à sa prière. Nous allons assister demain à son mariage avec Manuela. J’ai à vaincre et à taire quelques préventions qui me restent ; mais Jeanne, qui ne sait rien et ne doit jamais rien savoir de ton aventure, est toute disposée à aimer la femme de son père.

— Sa mère à elle est donc morte ?

— Elle est morte peu de jours après l’avoir mise au monde, à Bordeaux.

— N’était-ce pas… ?

— Fanny Ellingston.

— Marquise de Mauville ; je me souviens ! le tombeau où tu as prié avec Jeanne. Dans ce moment-là, j’ai cru comprendre, et Jeanne a compris certainement. Pourquoi nous avoir abusés depuis et si longtemps ? J’étais en âge, moi, de garder un secret.

— Je devais, au contraire, détourner de ton esprit tout soupçon de la vérité.

— Pourquoi ?

— Parce que tu aurais aimé Jeanne et que son avenir ne m’appartenait pas.

— Je l’eusse aimée, dis-tu ? Oui, c’est possible, qui sait ? J’étais si jaloux d’elle tout à l’heure !… Mais apprends-moi donc, peux-tu m’apprendre sa véritable situation ? M. Brudnel peut-il la reconnaître, l’adopter, se déclarer son père ? N’a-t-elle pas été inscrite sur les registres de l’état civil comme ta fille et celle de mon père ? Il n’a aucun droit sur elle, elle reste ma sœur, elle l’est devant la loi !

— Qu’elle reste donc ta sœur, répondit ma mère. Pour ce qui concerne sir Richard, attendons le résultat de ses réflexions.

— Quelles réflexions ? Il ne peut rien déclarer sans attirer sur toi de graves dangers. Il n’est permis à personne de substituer un enfant à un autre, car mes commentaires me conduisent à penser que, ma vraie sœur étant morte en naissant, Jeanne a pris sa place, et que mon pauvre père, qui ne respectait pas beaucoup la loi, a fait dresser un acte de naissance à la place d’un acte de décès. S’il en a été ainsi, je ne veux pas que tu sois recherchée comme complice d’une pareille irrégularité, et, dans ce cas, j’interdis à sir Richard de faire acte d’autorité paternelle dans ma famille.

— Pauvre sir Richard, dit ma mère, je vois qu’il sera bien difficile de te réconcilier avec lui ! Dans quelque sens qu’il agisse, tu trouves toujours une cause d’hostilité. J’espère pourtant qu’il n’y aura point de lutte ouverte, et jusqu’à nouvel ordre je conférerai avec lui séparément.

— Comme tu voudras ! mais dis-lui de ma part que je lui défends de t’exposer au soupçon ou à une affaire très-fâcheuse. Il ne peut jamais reconnaître Jeanne, je lui interdis de l’essayer. Je connais et j’invoque la loi ; Jeanne nous appartient. Je serai son frère et son protecteur envers et contre tous. Je m’oppose à ce qu’elle assiste au mariage de Manuela, parce que je ne veux pas que Manuela soit la confidente d’un secret si grave. Elle n’y comprendrait rien et en parlerait avec Dolorès, qui en parlerait à tout le monde. Les femmes font bon marché de l’autorité légale, et toi-même tu ne me parais pas avoir jamais compris les graves conséquences de ton sublime dévouement pour la marquise de Mauville.

— Allons ! dit ma mère, il faut donc te tranquilliser pour empêcher d’inutiles et pénibles conflits avec M. Brudnel ; c’est trop tôt, c’est beaucoup plus tôt que je ne le voulais : j’aurais préféré te laisser croire encore qu’il y avait entre Jeanne et toi des obstacles insurmontables ; mais tu m’arraches la vérité. Je ne veux pas que tu puisses supposer que ton père a commis à mon instigation une faute aussi grave que celle de tromper la municipalité. Tu as vu l’acte de naissance bien authentique de ta sœur Jeanne, morte en naissant : je ne t’ai pas montré son acte de décès, voilà tout, mais il existe, et aucun officier civil n’a été trompé. Jeanne, la fille de mon amie Fanny Ellingston, a été portée aux enfants trouvés, d’où on l’a retirée aussitôt pour la mettre en nourrice. Telle était la volonté de sa mère, qui ne voulait pas la laisser exposée au juste ressentiment de son mari. Les circonstances étaient telles, qu’il ne pouvait pas douter de sa faute, et c’était un homme terrible, capable de tout ; mais, pour te faire comprendre les nécessités que j’ai subies et acceptées, il faut que je te raconte l’histoire de ma pauvre amie et celle de Richard Brudnel.

— Je sais le commencement, répliquai-je. Tu en as souvent parlé devant moi avec mon père. Fanny Ellingston était orpheline sans fortune, parente de la marquise de Mauville, qui la faisait élever avec ses filles et toi ; le jeune marquis de Mauville aima Fanny et l’épousa contre le gré de sa mère, qui eût voulu pour lui un mariage plus avantageux. Ce mariage eut lieu à Mauville, dans les environs de Marmande, et peu après tu quittas ce pays pour épouser mon père, à Bordeaux.

— Jusque-là, reprit ma mère, tu es bien renseigné ; mais je dois te dire une des raisons qui me portèrent à me marier.



XVI


— Ma situation à Mauville était devenue pénible. Fanny n’aimait pas son mari. Elle avait eu le tort de l’épouser par dépit. Elle avait connu et aimé sir Richard Brudnel durant quelques semaines qu’il avait passées au château de Mauville. Sir Richard était alors un jeune homme brillant et séduisant, trop gâté par son succès dans le monde pour n’être pas un peu frivole. Il avait donné, en repartant pour l’Angleterre, des espérances qui ne se réalisèrent pas pour miss Ellingston. Il ne revint pas. Le marquis la pressait de se décider en sa faveur. Elle se décida.

» Je ne l’approuvai point ; je prévoyais de grands malheurs. Le marquis était jaloux jusqu’à la fureur ; elle était l’imprudence même. Elle avait toujours aimé Richard, elle l’aimait encore, elle lui écrivait des lettres alors innocentes, par conséquent inutiles et dangereuses. Elle voulut me prendre pour intermédiaire et confidente, je m’y refusai. Elle me trouva trop rigide et se plaignit de n’avoir pas mon affection comme j’avais la sienne. Je sentis qu’elle se perdait et qu’elle pouvait me perdre avec elle en me rendant complice de relations suspectes. J’avoue aussi que j’étais offensée des vivacités de Fanny. Elle m’avait dit, dans un moment de colère, que j’étais jalouse d’elle parce que j’étais, comme toutes les femmes de la maison, même sa belle-mère, éprise de sir Richard. Il y avait peut-être du vrai dans cette idée ; mais, pour ce qui me concerne, c’était absolument faux. J’étais raisonnable malgré mon jeune âge, et, de toutes les femmes de la maison, j’étais la seule à laquelle sir Richard n’eût pas osé chercher à plaire. Au moment où Fanny me blessa ainsi, ton père m’aimait et je m’étais attachée à lui. Nous nous rendîmes à Bordeaux avec mon père et nous y fûmes mariés. Là, nous eûmes la douleur de perdre cet excellent père. Il nous laissait un petit héritage que mon mari crut augmenter par le commerce. Nous prîmes donc auprès de Bordeaux un modeste établissement. C’est là que tu es né et que j’ai eu trois ans de bonheur sans mélange.

» Après ces années paisibles arrivèrent de grands chagrins. Je voyais approcher avec joie le moment où j’espérais avoir une fille, lorsque je reçus de Fanny la lettre suivante :

« J’ai été bien coupable envers toi. Les malheurs et les fautes que tu m’avais prédits se sont réalisés. Mon mauvais destin s’accomplit. Je vais être mère, et l’absence de mon mari à l’époque de ma faute rend impossible la tentative de le tromper. — Viens à moi, accours, mon Adèle ! Jusqu’ici, j’ai pu cacher ma situation ; mais, dans quinze ou vingt jours, si R… ne vient pas et si tu m’abandonnes, je suis perdue. Je t’ai offensée,… raison de plus pour une âme comme la tienne !

» P.-S. — Je me promène tous les soirs au bout du parc, sous les cèdres. »

« Je voulais partir tout de suite pour Mauville ; par le bateau à vapeur, le voyage n’était ni long ni pénible. Bielsa s’y opposa.

» — Ta présence, me dit-il, ne ferait que confirmer les soupçons, s’il y en a, et il doit y en avoir. Le marquis est trop soupçonneux, la douairière est trop malveillante, les belles-sœurs sont trop jalouses pour qu’il n’y en ait pas. Il faut que les choses inévitables se passent hors du château. J’emmènerai la jeune marquise, je l’enlèverai, s’il le faut ; je la conduirai et je la cacherai ici près. Laisse-moi faire ; s’il y a quelque chose de possible, je le ferai, mais seul, non avec toi.

» Il partit après m’avoir donné ses instructions détaillées et précises.

» Il avait un grand cœur, ton père le contrebandier, nous avons eu bien raison de l’aimer. Résolu, actif, prudent et audacieux, il mena son entreprise à bonnes fins. Il ne se présenta pas au château, on eût facilement reconnu le Moreno ; c’était son ancien sobriquet de berger. Il guetta Fanny, la joignit le soir dans le parc et lui persuada aisément de fuir avec lui. Le marquis était absent pour trois jours. Fanny s’était vivement querellée avec sa belle-mère le soir même.

» — Prenez ce prétexte, lui dit ton père. Courez chez vous, écrivez et laissez-y une lettre où vous direz que la haine de la marquise vous chasse et qu’elle ne vous reverra pas vivante. Rien de plus, rien de moins. On croira à un suicide, on vous cherchera autour de Mauville ; vous aurez le temps d’aller à Bordeaux sans qu’on soit sur vos traces.

» — Et après ? dit Fanny.

» — Après, on verra. Surtout n’emportez rien, ni effets ni argent. On ne fait pas de préparatifs quand on veut se tuer.

» Au bout, d’un quart d’heure, madame de Mauville, ayant suivi les conseils de Bielsa, s’éloignait avec lui, couverte d’un vêtement de dessus qu’il avait pris dans notre boutique et qui lui donnait l’aspect d’une paysanne. Il y avait joint des chaussures épaisses afin que l’on ne pût reconnaître la trace de ses petits pieds. Il eut soin d’ailleurs d’effacer les premières empreintes et les siennes propres sur le sable du parc. Ils gagnèrent à pied le rivage peu éloigné de la Garonne, où ils prirent le bateau. Ils se firent descendre à Podensac, à peu de distance de Bordeaux. Je les y attendais et je les conduisis chez la Ramonde, une brave sage-femme, sœur aînée de mon mari. C’était une personne sûre, dévouée et habile, obligée d’ailleurs par état au secret le plus absolu. Mon mari avait calculé toutes les chances qui favorisaient son projet.

» Fanny n’était pas trop fatiguée, elle mit Jeanne au monde deux jours après. Forte et courageuse, pleine d’espoir et d’illusions, elle se croyait sauvée. Sa fille, belle et bien constituée, fut portée à l’hospice, inscrite, comme née de parents inconnus, sous le nom de Jeanne, mais reprise aussitôt et emportée par une bonne nourrice que la Ramonde nous indiqua dans son voisinage.

» Huit jours après, Fanny était assez rétablie pour venir chez nous, où elle passa pour une de nos parentes. C’est alors qu’il fallut la faire expliquer sur ses projets ultérieurs. Elle ne voulait pas retourner chez son mari, elle comptait que sir Richard, dès qu’il la saurait en état de voyager, viendrait la chercher pour la conduire en Amérique. Il connaissait sa position, il était allé chercher l’argent nécessaire au voyage, car il était gêné à ce moment-là ; mais sans nul doute il se le procurerait et serait en mesure d’enlever Fanny comme il le lui avait promis.

» — Mais où vous trouvera-t-il ? lui demanda Bielsa.

» — Nous allons lui écrire.

» — Où ?

» — Ah ! je ne sais pas, il est allé en Angleterre ; il devait être de retour et caché aux environs de Mauville lorsque, ne le voyant pas reparaître au jour convenu, j’ai écrit à votre femme de venir à mon secours.

« — Il y a de cela dix jours ; il s’est donc trouvé retardé, peut-être est-il encore en Angleterre, peut-être est-il en route. Où lui écriviez-vous ?

» — Oh ! partout, il me donnait chaque fois une nouvelle adresse. Depuis quelque temps, il ne tient pas en place ; je sais qu’il va cherchant de tous côtés les moyens d’effectuer notre fuite et notre séjour en Amérique.

» Je fis observer doucement à Fanny qu’il ne fallait peut-être pas compter absolument sur les promesses de sir Richard, il y avait déjà manqué une fois…

» — Tais-toi, s’écria-t-elle ; dans ce temps-là, il ne m’aimait pas comme il m’a aimée depuis, et d’ailleurs il ne m’avait pas fait de promesses positives. À présent je compte sur lui, j’y compte absolument. Écrivons-lui, j’écrirai dix lettres s’il le faut, à toutes les adresses qu’il m’a données ; d’ailleurs, celle de sa sœur Lady C…

» — S’il a tenu parole, dit Jean Bielsa, il doit être à présent du côté de Mauville. Pouvez-vous nous dire l’endroit où il avait coutume de se tenir caché pour vous voir en secret ?

» — Il se cachait déguisé chez un braconnier qui demeurait à trois lieues de chez nous.

» Et elle nous donna des indications assez nettes cette fois.

» — N’écrivez pas, lui dit ton père, j’irai ; mais auparavant réfléchissez !

» — À quoi ? dit Fanny étonnée.

» — Oh ! il faut réfléchir, lui dis-je. Ta faute est un fait accompli, caché, sauvé ; tu as une fille à aimer, elle vivra loin de toi, mais je veillerai sur elle ; je t’en réponds, elle sera heureuse et bien élevée. Le temps et la bonne conduite effacent les soupçons ; un moment, que tu peux hâter par ta volonté, viendra où tu pourras la rapprocher de toi sans qu’on sache qui elle est. Pour cela, il faut retourner chez ton mari, dire que tu as voulu mourir, mais que tu n’en as pas eu le coupable courage, et que tu es venue me trouver, moi ton ancienne amie… L’effroi qu’aura causé ta disparition forcera ta belle-mère à des ménagements, et, quant à ton mari, malgré ses violences, il t’aime encore, et avec de la patience et de la soumission tu peux gagner beaucoup sur lui. La vie est toujours possible à qui fait son devoir. Il faut rompre avec M. Brudnel, crois-moi, il le faut absolument, il faut même lui cacher l’existence de l’enfant…

» — Non ! non ! s’écria Fanny, je veux au contraire qu’il en soit informé. J’ai prévu que je pourrais mourir en couches, et je lui avais écrit une lettre… Depuis, j’en ai écrit une autre de chez la Ramonde pour lui dire la naissance de Jeanne.

» — C’est une effroyable imprudence ; donne-moi ces lettres !

» — Il y en a d’autres, il y a toutes celles que Richard m’a écrites. C’est la seule chose que j’aie emportée de Mauville.

» — Donne-moi tout cela ; il faut le brûler.

» — Non, il ne faut rien brûler, dit Bielsa. Il ne faut pas rompre le seul lien qui existe entre la petite Jeanne et son père ; c’est son droit, à cette enfant, et un jour peut venir où elle nous reprocherait de l’en avoir privée. Ce n’est qu’un droit moral, j’en conviens, mais ces droits-là valent quelquefois les droits écrits. Donnez-moi toutes ces lettres, madame la marquise, je vous réponds sur mon honneur de les bien garder.

» Fanny donna le paquet de lettres qu’elle tenait caché sur elle à mon mari, qui le mit aussitôt dans la poche de devant de son vêtement. Ce fut une inspiration du ciel, car on montait l’escalier de notre petit appartement. Bielsa crut qu’on l’appelait à la boutique et alla ouvrir la porte pour regarder sur le palier. Il n’eut que le temps de se retourner vers nous avec un geste énergique, et nous l’entendîmes s’écrier d’une voix claire et joyeuse :

» — Ah ! on ne peut pas venir plus à propos, monsieur le marquis ! J’allais vous écrire, et justement nous parlions de vous… Entrez, entrez, vous êtes, ma foi, le bienvenu !

» Et il s’effaça pour laisser passer le marquis de Mauville, qui parut sur la porte, pâle et les dents serrées. Jeanne se renversa sur son fauteuil et ferma les yeux pour ne pas rencontrer les siens.

» — Non, dit le marquis, je n’arrive point à propos, vous le voyez bien !

» — Pardonnez-moi, reprit ton père avec sa jovialité hardie. Le saisissement… c’est que… juste nous disions : « Si le marquis arrivait, il serait bien content et madame la marquise aussi. »

» Et, sans laisser à personne le temps de reprendre la parole :

» — Vous avez eu tant d’inquiétude ! n’est-ce pas ? Vous avez cru à un grand malheur ! Dieu merci, ce n’a été qu’un chagrin, un coup de tête. Madame dit que votre mère ne l’aime pas. Cela se peut, cela s’est vu, mais ce n’est pas une raison pour se tuer. Elle a pensé à Dieu et elle est revenue à elle-même. Elle s’est sauvée, elle est venue trouver ma femme, et voilà huit jours que nous la tourmentons pour qu’elle retourne chez elle, nous l’eussions accompagnée, ou pour qu’elle nous permette de vous écrire, elle ne le voulait pas. Dame ! elle avait la tête montée.

» — Vous deviez écrire quand même, dit le marquis, que Bielsa interrompit vivement.

» — Oui, nous l’aurions dû ; mais elle nous menaçait de se sauver de chez nous et d’aller se cacher ailleurs. Ma femme a pensé qu’il valait mieux obtenir la chose par persuasion, et voilà qu’elle cédait quand vous êtes entré.

» — Est-il vrai, madame, dit le marquis à sa femme, que vous consentiez à revenir chez vous ?

» — Oui, monsieur, répondit Fanny, que j’avais ranimée et qui sentit qu’en niant elle nous perdait avec elle.

» Puis, se levant, elle ajouta :

» — Je suis prête à vous suivre.

» — Vous êtes en état de partir tout de suite ? reprit-il d’un air de doute.

» — Pourquoi ne le serait-elle pas ? reprit mon mari. Madame la marquise a eu du chagrin, elle pleurait tous les jours, mais, grâce à Dieu et aux bons soins de ma femme, elle n’a point été malade. Ah ! vous regardez notre pauvre logis ? Ce n’est pas bien beau, mais c’est propre, et bientôt ce sera plus meublé ; nous n’avions qu’un enfant, nous allons en avoir deux.

» Bielsa parlait ainsi en suivant de ses yeux pénétrants les regards de M. de Mauville, qui s’étaient fixés sur le berceau destiné à mon second enfant. Il reporta son attention sur moi et vit de reste que mon mari ne mentait pas, car, si Fanny avait réussi à cacher sa situation, il m’eût été impossible de cacher la mienne. Il parut calmé et prit un air de fausse bonhomie pour dire qu’il n’était pas nécessaire de séparer si brusquement la marquise de ses amis dévoués.

» — Et puis, dit-il en s’adressant à Bielsa, je voudrais vous parler.

» Ils sortirent ensemble, et le marquis, froissant un papier entre ses mains, le donna à Bielsa en lui disant d’un ton impérieux :

» — Où est l’enfant ?

» Bielsa vit que c’était une lettre de sir Richard que le marquis avait surprise. Il ne fallait pas espérer de le tromper sur tous les points.

» — L’enfant est mort en naissant, répondit-il.

» — Quelle déclaration a-t-on faite ?

» — Parents inconnus.

» — Qui a enlevé la marquise ? Qui l’a amenée ici ?

» — Moi.

» — Pour la réunir à son amant ?

» — Oh non certes ; mais pour sauver son honneur et le vôtre.

» — Moreno, dit le marquis en tirant un portefeuille de sa poche, tu m’as toujours bien servi, et je t’aimais. Tu viens de me rendre un plus grand service. Je puis compter sur ton silence et sur celui de ta femme.

» Bielsa repoussa le portefeuille avec un geste si énergique, que cet objet tomba par terre, et que le marquis fut forcé de le ramasser lui-même, ton père ne voulant pas même y toucher.

» — J’aime bien, dit-il, l’argent que je gagne avec mon travail, mais non pas celui qui est une marque de mépris. Si vous ne comptez pas sur ma discrétion, c’est que vous ne m’avez jamais estimé. En ce cas, vous auriez tort de me payer, on ne peut pas compter sur les gens qui acceptent ces conditions-là. D’ailleurs, je n’ai pas de conditions à accepter ; c’est à moi d’en faire. Je me tairai donc, à la condition que vous pardonnerez à votre femme et que vous la traiterez avec douceur.

» — À cette heure, dit le marquis avec un sourire singulier qui n’échappa point à Bielsa, je peux oublier le passé, pourvu que madame accepte le présent.

» Ils rentrèrent. En leur absence, Fanny, en proie au désespoir, s’était beaucoup exaltée. Je n’avais pu la calmer qu’en lui disant qu’elle pourrait s’enfuir plus tard et en prenant mieux ses mesures.

» — Madame, lui dit le marquis en rentrant, tout est éclairci et accepté. Il vous est pénible de demeurer auprès de ma mère, nous ferons un autre établissement ; d’ailleurs, Mauville ne vous rappellerait que des souvenirs pénibles. Un de nos amis vient d’y périr de mort violente. Sir Richard Brudnel, votre compatriote, en voulant franchir un fossé du parc, s’est tué avec son propre fusil.

» Et, se penchant vers elle, il ajouta à voix basse, mais ton père l’entendit :

» — Et ainsi périra l’enfant de sir Richard, s’il vient jamais rôder autour de moi. Maintenant, je pardonne, que tout soit oublié.

» Il avait ajouté ces paroles, frappé comme nous de l’expression du visage de Fanny. Elle n’avait pas tressailli, mais ses yeux étaient devenus fixes, sa figure livide. Il lui tendit la main, elle ne souleva pas la sienne et resta immobile, glacée ; elle était morte.

« Nous voulûmes en douter ; tous nos soins furent inutiles. Le marquis épouvanté était devenu comme fou.

» — Fermez-lui les yeux, s’écriait-il, ces yeux terribles qui ne veulent pas quitter les miens !

» Il sortit et ne reparut que quinze jours plus tard à Mauville, aliéné, furieux, quand il n’était pas abattu et sombre. Il est mort deux ans après en se précipitant du haut d’une des tourelles de son château.

» Quant à nous, terrifiés et désespérés, nous appelâmes en vain un médecin de nos amis. Rien ne put rappeler Fanny à la vie ; elle était morte foudroyée, tuée par une parole de ce mari outragé, qui croyait pardonner en lui donnant la mort.

» Quelques jours plus tard, je mettais au monde un enfant mourant auquel on donna le nom de Jeanne et qui ne vécut que quelques heures. Brisée de douleur et de fatigue, j’avais pris ma maison en horreur, et j’en voulais changer lorsque ton père fut forcé de m’avouer un nouveau désastre. Nous étions réduits à quitter notre commerce, qui avait absorbé nos ressources sans nous offrir la moindre compensation ! Après avoir payé les frais du modeste tombeau que nous fîmes élever à Fanny et dont personne ne s’occupa, il nous restait à peine de quoi aller chercher du travail dans un pays où l’on pût vivre à bon marché. Ton père avait déjà conçu un projet qu’il ne me confia point. Il n’était ni abattu ni découragé. Il jurait de nous sauver tous trois du désastre, car Jeanne comptait comme notre fille, et nous étions résolus à l’emmener avec sa nourrice n’importe où nous irions. Nous pensions que sir Richard était mort et qu’elle était désormais orpheline.

» Nous partîmes donc tous aussitôt que je fus en état de voyager, et nous avons passé deux ans à Saint-Jean-de-Luz, où je fis l’état de couturière et où ton père commença à mon insu les opérations que tu sais et dont je ne connaissais pas le fond.

» Nous sûmes conjurer la misère, mais nous étions encore bien pauvres quand il nous amena ici, où Jeanne passa aisément pour notre fille, puisque nous n’y étions connus de personne. Nous ne savions pas ce qu’était devenu le marquis. J’avais toujours peur de lui pour cette pauvre enfant. Je ne fus rassurée qu’en apprenant sa mort par une marchande ambulante que j’avais vue plusieurs fois à Mauville. Je m’informai alors de M. Brudnel. Elle ne put m’en rien dire, elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu. Je lui demandai si, deux ans auparavant, il n’y avait pas eu une personne tuée par accident dans le parc, de Mauville. Elle ne l’avait pas ouï dire.

» Je pensai que le marquis s’était vanté d’un crime qu’il n’avait pas commis, et que sir Richard avait bel et bien abandonné Fanny. Je priai cependant ton père de s’enquérir de la vérité. Nous avions gardé l’indication du lieu où il avait dû se cacher aux environs de Mauville. Bielsa s’y rendit et parvint à donner confiance au braconnier, dont il tint les détails suivants :

» Il avait effectivement donné asile à plusieurs reprises au beau monsieur anglais, et même il l’avait accompagné souvent la nuit jusqu’au bas du parc de Mauville avec le valet de chambre de l’Anglais, car ces rendez-vous étaient très-dangereux. Le braconnier ne savait pas si son hôte avait une intrigue avec la jeune marquise ou avec une de ses belles-sœurs. L’Anglais fut assez longtemps sans reparaître. Un soir du mois de juin 1825, environ quinze jours avant la fuite de Fanny, — c’était bien l’époque où elle l’avait attendu, — il revint mystérieusement, et le braconnier aida John, le valet de chambre, à tout disposer pour un enlèvement. Ils se rendirent la nuit même à la lisière du parc. C’était encore loin des cèdres. L’Anglais voulut s’y rendre seul ; mais à peine avait-il franchi la clôture qu’un coup de fusil le renversa. John s’élança, le braconnier le suivit. À leur approche, le meurtrier s’enfuit. L’Anglais était étendu par terre et paraissait mort. Ses deux compagnons l’emportèrent et le mirent dans la voiture préparée pour l’enlèvement. Ils gagnèrent ainsi le rivage de la Garonne. Là, le valet de chambre fit descendre le braconnier, lui donna une bourse d’or, et la voiture disparut dans l’obscurité. Jamais, depuis ce moment, il n’avait entendu parler du beau monsieur anglais et jamais il n’avait osé demander de ses nouvelles.

» Nous renonçâmes dès lors à l’espérance, autant vaudrait dire à la crainte de voir Jeanne réclamée par son père. Nous chérissions cette enfant comme nous eussions chéri celle que j’avais perdue. Bielsa l’appelait, tu t’en souviens, la fille de son cœur. Par la suite, divers hasards nous ont fait savoir que M. Brudnel avait reparu à Londres après une longue et cruelle maladie, et qu’ensuite il était parti pour de grands voyages. C’est toi qui m’as fait connaître son retour par la singulière coïncidence de votre rencontre aux Pyrénées et de votre subite sympathie réciproque.

Ma mère ayant terminé là son récit, je lui demandai de m’expliquer comment sir Richard avait retrouvé sa fille et comment il l’aimait tant, après avoir si longtemps oublié volontairement son existence. Je voyais dans cette soudaine tendresse plus de caprice que de véritable sentiment paternel. Comment se faisait-il, d’ailleurs, que mon nom ne l’eût pas frappé lorsque nous avions fait connaissance au Bergonz ? C’eût été une bonne occasion de s’informer au moins de ce qui concernait la mort de madame de Mauville, et il eût dû aller sur-le-champ questionner la personne qui lui avait été si attachée.

— Il y a à cela une raison bien simple, répondit ma mère : c’est que M. Brudnel, qui avait connu Adèle Moessart, fille du régisseur de Mauville, n’avait jamais connu madame Bielsa. Si, lorsqu’il retourna au château après mon départ, on put lui dire que j’avais épousé Moreno le berger, il n’y avait pas de raisons pour qu’il en demandât davantage, et même, voyant que mon souvenir était pénible pour Fanny, il évita de la questionner sur mon compte. Il était loin de penser que, dans un cas désespéré, c’est à moi qu’elle s’adresserait.

» Ton nom ne lui a donc rien rappelé, rien appris, et, quand je t’ai chargé de lui parler de moi, ce que tu as beaucoup tardé à faire, je ne sais pourquoi, j’ignorais s’il avait conservé de ses terribles amours un souvenir tendre ou amer.

» Je dois t’apprendre maintenant pourquoi, au milieu des affreux événements dont il fut victime, il ignora les véritables circonstances de la mort de Fanny et l’existence de son enfant. Emporté mourant par son fidèle valet de chambre, il fut recueilli et soigné secrètement dans une maison de campagne aux environs de Bordeaux ; ainsi au moment où la pauvre Fanny expirait dans mes bras, il était fort près d’elle, bien près d’expirer aussi.

» La blessure n’était pourtant pas très-grave par elle-même, bien qu’il eût eu l’épaule entièrement traversée par une balle ; mais l’agitation de la fuite et l’exaspération morale lui occasionnèrent de tels accès de fièvre nerveuse, qu’on désespéra souvent de sa vie. Il tomba ensuite dans une prostration complète, dont il ne sortait que pour demander à John des nouvelles de Fanny. John le trompa pour l’apaiser, et, dès qu’il le vit en état de quitter sa retraite, il lui fit accroire que madame de Mauville l’attendait à Londres. Il le fit donc embarquer au plus vite. John voulait à tout prix éloigner Richard du funeste milieu où la vengeance du marquis pouvait toujours l’atteindre.

» Arrivé à Londres, Richard courut chez sa sœur pour avoir des nouvelles de Fanny ; mais, au lieu d’une lettre d’elle, il trouva une lettre de faire part de sa mort. En outre lady C…, qui était en relations avec la marquise douairière de Mauville, avait reçu, deux mois auparavant, une lettre de cette dame, où elle annonçait, sur un ton de consternation glacée, que sa belle-fille, en état de grossesse, ayant été fort imprudemment et contre son gré faire des emplettes à Bordeaux, y était morte avec l’enfant dont elle était enceinte. La douairière n’élevait aucun doute sur la légitimité de cet enfant. Il est probable qu’elle tenait à éviter toute nouvelle cause de rencontre fâcheuse entre son fils et sir Richard. Celui-ci fut complétement trompé par cette version qu’il ne pouvait vérifier, et qui avait toutes les vraisemblances pour elle. Comme la douairière ajoutait en post-scriptum que son fils était comme fou de douleur, Richard vit là un appel à sa générosité et prit la résolution de ne point se venger. Il se persuada même que le marquis avait cru tirer sur un voleur introduit dans son parc, qu’il n’avait jamais douté de la fidélité de Fanny, et que cette malheureuse femme était morte par accident avant d’être mère.

» Écrasé de douleur, il entreprit alors les grands voyages qui l’ont distrait et soutenu durant de longues années. Il m’a confié la vérité sur ses véritables sentiments dans le passé. Il avait aimé Fanny avec plus d’emportement que de tendresse ; mais, du jour où elle lui avait donné l’espoir d’être père, il s’était consacré entièrement à elle. Il avait aliéné entre les mains de sa sœur la liberté de son avenir afin d’obtenir d’elle les moyens d’enlever Fanny et de lui assurer en Amérique une existence aisée avec son enfant, qu’il se flattait d’élever. Depuis la catastrophe, sa vie avait été un long remords, et il n’avait aimé aucune femme. Il n’avait vu en Manuela vendue par son père que l’occasion d’une bonne œuvre expiatoire, et plus tard, comme je te l’ai dit, comme il le répète souvent, l’illusion de la paternité.

» Il me reste à te dire comment sir Richard a reconnu Jeanne pour sa fille avant de rien savoir. Aussitôt que tu lui eus rappelé mon nom, il résolut de me voir afin de recueillir quelques détails sur les derniers moments de Fanny. Il ne pensait pas que j’y eusse assisté : mais je pouvais savoir quelque circonstance qu’on l’avait forcé d’ignorer. Il n’eut osé questionner aucune autre personne, dans la crainte d’éveiller des soupçons sur la mémoire de cette malheureuse femme.

» Donc, aussitôt qu’il eut rendu les derniers devoirs à sa sœur, il partit pour Bordeaux, mais non sans faire un détour pour venir me voir. Le hasard voulut que Jeanne fût seule à la maison. Il fut si frappé de sa ressemblance avec Fanny, qu’un moment il crut la voir elle-même et balbutia des paroles éperdues. Jeanne l’aurait pris pour un fou, si elle n’eût été très-émue elle-même. Il y a longtemps que Jeanne avait surpris ou deviné le secret de sa naissance. Romanesque, elle a toujours attendu son père comme une sorte de génie bienfaisant, et toute figure nouvelle d’un certain âge l’a toujours plus ou moins troublée. J’arrivai à temps pour dissiper leur mutuel embarras. Je reconnus sir Richard tout de suite et fis signe à Jeanne de se retirer.

» Alors, me saisissant les mains, sir Richard s’écria :

» — Fanny ! cette jeune fille !… Expliquez-moi cette ressemblance ! Parlez-moi de Fanny Ellingston ! pauvre chère Fanny !

» Je ne voulus rien avouer avant d’avoir pénétré ses sentiments et connu les causes de son apparent oubli. Quand je fus bien sûre de lui, je lui révélai la vérité et lui remis ses lettres à Fanny avec celles qu’elle lui avait écrites de chez la Ramonde. Je lui montrai l’acte de naissance de sa fille et l’acte de décès de la mienne ; mais il n’avait pas besoin de ces preuves pour ne pas douter de ma parole.

» Tu vois bien que tu n’as rien à craindre de l’autorité de sir Richard sur Jeanne. Il ne peut ni la reconnaître ni l’adopter sans faire deviner le mystère de sa naissance. Elle est et sera toujours à nous.

— Hélas ! pas tant que tu crois, répondis-je tristement. La voilà engouée de ce père romantique et fatal, et comme en somme elle est libre, elle peut le suivre et l’appeler « mon père » en pays étranger. Je crois qu’elle le préférera bien vite à nous.

— Pas à moi ! reprit ma mère ; depuis que Jeanne sait sa propre histoire, sa tendresse pour moi s’est encore accrue ; nous ne nous séparerons jamais.

— Mais je te l’ai dit, et j’avais un pressentiment de la vérité, tu la suivras où elle voudra que tu la suives, et je resterai seul. Je ne pourrai aller avec vous, moi. M. Brudnel ne pourra me souffrir auprès de Manuela.

Ma mère essaya de me tranquilliser, mais elle était fatiguée et n’avait plus que quelques heures à dormir, la nuit était très-avancée. Je la quittai en lui disant que je l’aimais encore plus que je ne l’avais aimée, mais j’emportais au fond du cœur une tristesse inquiète qu’elle ne put dissiper.



XVII


Le lendemain, elle partit pour Montpellier avec Jeanne, après m’avoir expliqué en peu de mots que Manuela ni personne au monde ne saurait rien de l’histoire de Jeanne. Ma mère avait simplement promis d’assister au mariage comme le public et sans avoir à se faire connaître, non plus que Jeanne, de Manuela. M. Brudnel tenait simplement à ce que sa fille vît à son aise la figure de sa femme, afin de consentir ou de se refuser à la voir intimement par la suite, selon le degré de sympathie qu’elle lui inspirerait. Jeanne était décidée d’avance à chérir Manuela. La précaution était donc assez inutile. Je crus comprendre que sir Richard craignait dans l’avenir quelque doute sur un mariage qui en avait déjà tant suscité. Il ne voulait pas que personne pût dire à sa fille :

— Êtes-vous bien sûre qu’ils soient mariés ?

L’absence de ma famille ne devait être que de quelques jours. J’essayai de m’en distraire par le travail et la promenade, mais j’étais envahi et comme brisé par une tristesse profonde. Si Vianne m’eût vu en ce moment, il m’eût peut-être accusé de regretter Manuela, et j’aurais pu cependant lui jurer que je ne pensais point à elle. Je ne songeais qu’à Jeanne et ne m’expliquais pas pourquoi cette pensée m’était si douloureuse. Puisqu’elle devait rester dans les conditions où elle avait vécu, rien ne s’opposait à ce que nous vécussions toujours ensemble. Mon titre de frère était sacré à ses yeux, puisqu’elle m’avait témoigné une tendresse plus vive depuis qu’elle savait n’être pas ma sœur. Cette situation assurait donc le repos et les douces joies de l’avenir. Quant à la crainte de la voir enlevée par son père, ce n’était encore pour moi qu’une appréhension sans fondement et ne motivait pas le chagrin et l’espèce de jalousie que j’en éprouvais.

Je ne voulais pas descendre au fond de ma pensée. Quand il s’était agi de Manuela, je m’étais confessé moi-même sans ménagement ; mais Jeanne n’était pas Manuela. Un être si pur et si grand, si longtemps enveloppé de mon respect et de ma religion, ne pouvait pas faire naître en moi des agitations du même genre, et effectivement mes angoisses ne partaient que d’un cœur profondément pénétré.

— Ce ne peut être que de l’amitié fraternelle, me disais-je ; mais ici il y a une nuance de plus, c’est que le monde seul est entre nous et que nous nous sentons libres dans notre affection. S’il nous est interdit de nous appartenir, et nous nous estimons trop l’un l’autre pour nous en plaindre, je sais maintenant que Jeanne m’a toujours aimé comme je l’aime depuis mon retour ici ; pourra-t-elle se contenter toujours, d’un sentiment si contenu et si stérile ? Ma mère veut qu’elle se marie, il est difficile d’admettre que Jeanne ne le voudra jamais. Moi-même, je dois vouloir qu’elle connaisse les joies suprêmes de la famille ; alors, nécessairement son mari et ses enfants seront tout pour elle.

Et je me surprenais, non pas en proie aux tortures d’une jalousie sensuelle, mais déchiré de cœur au point que des ruisseaux de larmes me brûlaient les joues.

La vérité, dont je me rends compte à présent, est que j’aimais Jeanne de toutes les forces de mon être, mais que mon amour était comme imprégné et sanctifié par l’habitude de l’aimer comme ma sœur.

Ma mère avait fixé le jour où elles reviendraient. Ce jour s’écoula, et je les attendis en vain. Je rentrai fort triste, me disant que M. Brudnel les avait retenues, que Jeanne avait voulu se lier avec Manuela pour réjouir le cœur de son père et qu’elle resterait quelques jours de plus auprès d’eux ; mais alors le secret de la naissance de Jeanne, dont j’étais si jaloux à cause de l’honneur de ma mère, serait donc confié, autant dire ébruité ?

Le courrier du lendemain m’apporta une lettre de ma mère que je lus avec une avidité mêlée de stupeur.

« Nous retardons notre départ jusqu’à demain, mais je ne veux pas que tu passes une journée dans l’inquiétude, et je profite d’une heure de répit pour te faire part de l’étrange événement qui vient de s’accomplir dans la vie déjà si agitée de R. B.

» Nous sommes arrivées à Montpellier en bonne santé, ta sœur très-ingénument enchantée d’assister au mariage, moi un peu soucieuse d’un si grand sacrifice à des convenances ou à des scrupules que je trouvais fondés, mais non pas aussi impérieux qu’il semblait à R. B. Je le lui avais dit, il n’était plus temps de le lui dire. Il vint nous voir un instant le soir à l’hôtel où nous étions descendues et nous dit que tout était prêt pour le lendemain. Ce serait un mariage et non une noce ; car, aussitôt après la cérémonie, les époux monteraient en chaise de poste pour se rendre à ce chalet que R. B. a loué dans notre voisinage. Seulement, il voulait donner un peu d’apparat au mariage ; il avait invité les personnes avec lesquelles il était en relations, et la mariée aurait une toilette exquise, un très-bel équipage pour se rendre au temple protestant.

» À cinq heures du matin, nous fûmes réveillées par R. B., qui nous fit prier de nous habiller au plus vite.

» — Venez chez moi, nous dit-il. Laissez vos effets ici. Je vous parlerai chez moi, ma voiture vous attend.

» Et il nous quitta précipitamment.

» Il habite une belle maison qu’il a louée à un kilomètre de la ville. Nous y fûmes rendues un instant après lui, qui était venu et s’en était retourné à cheval.

» Il nous fit monter dans sa chambre et nous dit :

» — Personne ne vous connaît ici, vous pouvez y passer pour des amies ou des parentes, peu importe ; vous serez censées venir, à ma prière, soigner Manuela, très-gravement malade.

» Jeanne s’élança pour courir vers elle, R. B. l’arrêta en lui disant :

» — Ne la cherchez pas, c’est inutile, elle n’est plus ici, elle n’y reviendra jamais, elle ne mérite plus de pardon, elle s’est enfuie cette nuit avec Dolorès, et voici la lettre qu’elle m’a laissée.

» Il parlait avec un calme absolu. Sa figure n’était pas altérée ; il nous montra la lettre de Manuela, que je transcris fidèlement.

« Non, non, je n’abuserai pas plus longtemps de votre paternelle bonté ; vous ne pouvez avoir d’amour pour moi, et je serais méprisable si j’abusais plus longtemps de votre générosité sublime. Je pars avec celui qui me donne l’amour avec le mariage, et je crois faire mon devoir envers vous. Je crois vous prouver ma reconnaissance sans bornes, mon respect et ma tendresse filiale inaltérables. »

» — Elle est partie si mystérieusement, reprit R.B., que personne ne s’en est aperçu et ne pourrait dire par où elle a passé avec sa camériste ; le hasard a voulu que John, chargé d’éveiller celle-ci, ait seul découvert leur absence, au point du jour. Sans rien dire à personne, il m’a apporté la lettre qui était sur le bureau de Manuela. Nous avons refermé son appartement, nous avons défendu qu’on en approchât, madame est censée très-malade ; j’ai mandé M. Vianne, qui va sans doute venir pendant que vous m’aiderez à écrire à toutes les personnes averties ou invitées que ma fiancée a été prise d’une subite et sérieuse indisposition et que mon mariage est retardé de quelques jours. Dans quelques jours, je serai probablement la fable de la ville. Peu m’importe, faisons en sorte que, d’ici là, je n’en sois que la légende. Restez aujourd’hui et demain chez moi, vous n’y verrez personne, John seul nous servira. Mes autres domestiques croiront que la malade est dans sa chambre, le genre de vie qu’elle menait rend l’erreur possible ; après-demain nous partirons tous avant le jour, et nous serons censés emmener Manuela au bord de la mer par prescription du docteur Vianne.

» Jeanne était inquiète de la présence d’esprit de sir Richard. Quant à moi, je devinais que, s’il était attristé et stupéfait, il était allégé d’un grand poids et comme rendu à sa propre dignité.

» Nous écrivîmes tous les billets, qu’il signa et que le facteur vint prendre. Il avait envoyé tous ses domestiques, excepté John, à la mairie, au temple, partout où il était nécessaire, sans rien oublier, ni omettre. Nous attendions M. Vianne afin de nous concerter avec lui pour sauver les apparences ; mais nous ne le vîmes pas. On vint nous dire qu’il était parti dans la nuit pour assister un malade dans un cas d’urgence, qu’il y aurait peut-être une opération à faire et qu’il ne pourrait sans doute pas revenir le soir.

» Alors, R. B. nous dit avec un sourire singulier :

» — Qu’en pensez-vous ?

» — Rien, répondit Jeanne. C’est un fâcheux hasard, voilà tout.

» R. B. me prit à part.

» — C’est M. Vianne, me dit-il en riant tout à fait, qui enlève Manuela !

» Je lui répondis que c’était impossible.

» — Au contraire, me dit-il, c’est la seule chose possible.

» — Mais pourquoi ? Ne voyait-elle donc que lui ?

» — Elle voyait d’autres personnes ; elle sortait souvent ; deux fois par semaine, elle recevait des visites. Je lui ai présenté les quelques Anglais que j’ai rencontrés ici. Tous nous regardaient comme mari et femme ; quelques jeunes gens riches en ont plaisanté probablement et ont pu se dire que Manuela trouverait facilement mieux que moi, sauf le mariage. Plusieurs, j’en suis certain, l’ont vue avec des yeux ardents et ont pu songer à me l’enlever ; mais un seul a dû éprouver pour elle la passion soudaine et irrésistible qui avait féru votre fils : c’est le docteur Vianne. Décidément la faculté était destinée à éterniser mon célibat. Grâces en soient rendues à elle et à Dieu !

» — Mais pourquoi M. Vianne, si froid, si positif, si posé ?…

» — Justement ! Il a tant raillé la passion devant elle, qu’il a rallumé l’invincible passion qu’éprouvent la plupart des femmes de vaincre celui qui résiste. Il a beaucoup blâmé Laurent d’avoir ingénument joué ce rôle d’amorceur et d’avoir succombé. Il a joué encore plus candidement le même rôle et il a succombé plus complétement. Cela est dans la nature ; on peut rire de ce que la nature a de comiquement fatal, mais il n’y a point à s’en fâcher. Croyez-moi, mon amie, tout ici est pour le mieux. Votre fils eût épousé Manuela par point d’honneur. Il eut été victime d’une velléité ; Vianne agit plus résolûment ; il enlève à la veille du mariage, il obéit à une passion véritable d’autant plus violente qu’il a plus refoulé et raillé la passion en lui-même. C’est un très-honnête homme ; il n’y a pas de raison pour que Manuela ne soit pas heureuse, n’y songeons plus. À présent, je vous appartiens pour toujours. Écrivez à mon cher Laurent que je l’ai toujours tendrement aimé et qu’il n’y aura, Dieu merci ! plus jamais de femmes entre nous. J’irai où vous voudrez, mon chalet auprès de votre ville m’attend. Rien ne s’oppose à ce que nous partions ensemble.

» Voilà, mon enfant tout ce qui s’est passé et où nous en sommes. Nous disparaissons d’ici après-demain matin et nous déposons sir Richard à sa nouvelle résidence, pour t’embrasser une heure après ; mais pourquoi ne viendrais-tu pas nous attendre à ce chalet où il doit passer l’été ? Nous te verrions une heure plus tôt et nous rentrerions ensemble à la maison.

Je n’hésitai pas, et, le lendemain soir, j’étais à pied sur la route du chalet, le cœur très-soulagé de la crainte de perdre la présence de Jeanne. Je sentais revenir tout entière mon ancienne amitié pour M. Brudnel désormais libre et pur de tout reproche. Notre situation respective pouvait être un peu délicate encore ; mais il s’y mêlait je ne sais quel besoin de rire discrètement ensemble de l’arrivée du troisième larron, et une pointe de gaieté nous venait très à propos pour effacer les chagrins ou les dépits du passé. Quant à Vianne, je ne croyais pas un mot des suppositions paradoxales de M. Brudnel. Je pensais que Manuela était partie pour échapper à ce mariage sans amour qui était tour à tour son ambition et son épouvante.

— Qui sait, me disais-je, si elle n’a pas menti pour dégager généreusement M. Brudnel de sa parole ? Ne se faisant plus d’illusion sur la possibilité de le passionner, elle a eu du courage, du désintéressement et de la fierté. Étrange nature, capable de s’être fait engager comme danseuse à quelque théâtre, tout aussi bien que d’aller s’enfermer dans un couvent ; il m’a semblé que la prière et la danse remplissaient ses journées avec la Dolorès. En somme, cette fidélité à l’instinct spontané, au mépris de la raison et des intérêts positifs, n’est point tant à dédaigner. Les inspirations sauvages ont leur grandeur.

Le chalet de M. Brudnel était charmant avec ses lumières roses dans la nuit bleue. La campagne était parfumée comme pour un jour de fête. Je n’eus pas le temps d’aller à lui quand il descendit de voiture. Il se jeta dans mes bras, m’appela son cher enfant, et il était non-seulement heureux, il était gai. Jeanne fut aussi charmante pour moi que de coutume. Elle ignorait que l’on m’eût confié son secret ; M. Brudnel seul savait que je l’avais surpris et que ma mère avait été forcée de me le révéler.

M. Brudnel était attendu au chalet ; on nous y servit un souper très-bon, et tout le monde mangea avec appétit, Le nom de Manuela ne vint sur les lèvres de personne, et il y eut comme un bonheur enjoué dans toutes nos paroles. Après le repas, sir Richard prit une lumière pour voir comment était disposé son nouvel établissement. Nous le suivîmes, et, comme je trouvais une chambre particulièrement jolie :

— Ce sera la vôtre ! dit-il vivement, car j’espère bien que vous allez redevenir mon médecin et mon compagnon.

— Mais non, lui dis-je, vous êtes guéri !

— Guéri à la condition de ne pas vivre seul !

Et, me parlant bas, il ajouta :

— D’ailleurs, c’est très-nécessaire. Votre mère vous dira pourquoi.

J’étais impatient de le savoir. Dès que nous fûmes chez nous, je questionnai ma mère.

— Il est en effet au moins très-utile pour nous, me dit-elle, que jusqu’à nouvel ordre tu ailles demeurer chez ton patron. Autrement on ne saurait pas, ou on ne croirait pas qu’il était ton meilleur ami avant d’être le nôtre, et il ne pourrait venir nous voir tous les jours sans qu’on prétendît bientôt qu’il épouse ou protége ta sœur.



XVIII


Je trouvais très-dur d’être éloigné de Jeanne une partie de la journée ; mais je me soumis. J’eus une délicieuse installation au chalet. Je fus forcé de reprendre mes magnifiques honoraires, et mon patron fut plus aimable, plus affectueux qu’il ne l’avait jamais été. Je me repris à l’aimer comme autrefois. Et pourtant je souffrais du changement de mes douces habitudes de famille. Nous allions chez moi tous les jours pendant quelques heures ; mais je n’étais plus jamais seul avec Jeanne et son affection pour moi était tellement partagée, que je commençai vite à trouver ma part trop petite. Je n’en fis rien paraître. Elle adorait son père, elle m’eût peut-être haï d’en être jaloux.

J’essayai de me distraire. Je m’éloignais de temps en temps sous prétexte d’excursions de naturaliste ; je n’accompagnais pas toujours M. Brudnel chez nous. Mes efforts ne servirent qu’à me rendre plus triste et plus porté à l’amertume.

L’été s’écoula ainsi, et je me sentis, non pas malade, mais inquiet et nerveux. Le sommeil et l’appétit disparaissaient insensiblement. Un soir que M. Brudnel était allé rendre à ma mère sa visite quotidienne et que, sous prétexte de travail, j’avais refusé de le suivre, il me prit un grand dépit contre moi-même, et je voulus vaincre mon découragement. Je partis à pied et arrivai vite à la petite porte de notre jardin ; mais là je me sentis tout à coup si faible, que j’eus à peine le temps d’entrer et de me jeter sur le gazon pour ne pas m’évanouir. Décidément je dépérissais. Je restais là baigné d’une sueur froide, lorsque j’entendis M. Brudnel passer devant les buissons avec ma mère et s’asseoir sur le banc à deux pas de moi. Je n’avais pas repris la force de me lever. Je ne voulais pas effrayer ma mère, je restai immobile.

— Il faut en finir, disait M. Brudnel, l’épreuve est plus que suffisante. Il l’aime à en être déjà malade, il l’aimerait jusqu’à mourir, si la situation se prolongeait. Il est jaloux de moi, le pauvre cher enfant, et c’est tout simple ; il faut les marier !

— Vous savez mes scrupules, répondit ma mère. La grande fortune que vous avez assurée à Jeanne… Nous sommes des gens de rien, mon fils et moi. Je n’ai pas ces scrupules vis-à-vis de vous qui me connaissez ; mais Laurent les aura, j’en suis sûre…

— Eh bien, ma chère amie, vous lui répondrez qu’il est un fils de famille, et que Jeanne est une enfant trouvée, cela se compense. La seule question sérieuse était de savoir s’il l’aimait réellement, si, après l’avoir chérie comme sa sœur, il pourrait l’adorer comme sa femme. Jeanne a beau nous dire qu’elle veut plus de tendresse que de passion, elle est tout flamme et tout amour sans le savoir. Il a été le rêve de sa vie entière, et, depuis qu’elle me l’a dit, je n’ai plus songé qu’à les unir. Aussi quel chagrin pour moi quand je l’ai vu épris d’une autre ! Heureusement, ce n’était qu’une rafale, et le soleil s’est levé plus radieux qu’auparavant. J’ai voulu paraître un rival haïssable, car j’ai bien vu qu’il m’a un moment détesté quand j’ai lutté pour lui reprendre le cœur mobile de Manuela. Épouser cette pauvre fille était le seul moyen de la lui faire à jamais oublier. J’ai réussi, et, grâce à M. Vianne, la cure est encore plus complète. Quant aux empêchements légaux, il n’y en a pas : vous n’êtes plus retenue que par la crainte de faire deviner le secret de la pauvre Fanny en déclarant que Jeanne n’est pas née de votre mariage. Ma présence ici peut aussi faire pressentir la vérité. Ces tristes événements sont presque oubliés ; pourtant il faut peu de chose pour réveiller les anciens commentaires, et Jeanne est si jalouse de la réputation de sa mère, qu’elle mourrait plutôt que de laisser percer la vérité. Et moi aussi, je suis jaloux de cette chère mémoire, mais je ne peux pas y sacrifier ma fille, je ne le dois pas. Ayons donc du courage ; je m’éloignerai d’ici pendant un an, deux ans, s’il le faut, afin qu’on m’oublie et n’établisse pas de coïncidences. Vous déclarerez dès demain à toutes vos connaissances que Jeanne a été prise par vous aux enfants trouvés pour vous consoler de la mort de votre fille, et vous ferez, publier les bans. Je le veux, ma chère madame, ma digne amie, je le veux absolument ! Laurent ne sera plus jaloux de moi quand je serai son père. Un jour viendra où nous pourrons ne plus nous quitter. Il m’aimera alors comme je l’aime.

Je m’étais levé et approché d’eux sans bruit ; je tombai aux genoux de cet excellent homme trop souvent méconnu par moi, et je fondis en larmes.

— Attends ! me dit-il en m’embrassant avec tendresse. Le piano de Jeanne s’est arrêté, elle va venir ici. Je crois que tu as quelquefois douté de son affection exclusive, il faut que nous la fassions parler librement. Où t’étais-tu donc caché pour nous entendre ?

J’expliquai que je ne me cachais pas et que j’étais tombé de fatigue en arrivant sur le gazon du talus.

— Eh bien, retournes-y, reprit-il, et ne bouge pas. J’obéis, Jeanne arriva ; ils la firent asseoir près d’eux.

— Ah çà ! lui dit sir Richard, nous sommes donc triste aujourd’hui ? Il y avait comme de la plainte et du découragement dans l’improvisation que nous entendions d’ici. Est-ce parce qu’il n’est pas venu ?

— Eh bien, oui, répondit-elle, c’est pour cela ! Maman s’est crue obligée de lui persuader que j’étais sa sœur pour qu’il n’eût jamais l’idée de m’aimer : elle a trop bien réussi. Il ne peut plus m’aimer autrement.

— Il est pourtant très-jaloux de moi ! dit M. Brudnel.

— Belle raison ! Est-ce que les frères et sœurs n’ont pas aussi leurs jalousies ?

— Mais il est malade du chagrin de n’être plus ici à toute heure.

— Ou il aime quelque autre personne qu’il va voir aux heures où il pourrait être ici !

— Ah ! Jeanne, s’écria ma mère, te voilà donc jalouse aussi ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ?

— Et tes belles théories sur l’amour désintéressé… sur l’égoïsme qu’il faut vaincre,… sur la joie de sacrifier son bonheur à celui des autres ?…

— Oui, dit Jeanne en se levant, j’en suis toujours capable ; qu’il aime quelqu’un et qu’il le dise, qu’il me le confie, je le servirai de tout mon pouvoir, je m’oublierai, et le dévouement me sera une force invincible.

— Et tu seras heureuse de ton sacrifice ? Non-seulement plus tard, quand tu l’auras accompli, mais tout de suite en voyant Laurent aux pieds d’une autre ?

— Oui, dit Jeanne avec effort.

— Bien vrai ? Songe que c’est très-sérieux ce que tu vas répondre.

Jeanne s’était levée.

— Où vas-tu ? lui dit ma mère en la retenant.

— Laisse-moi, répondit-elle d’une voix étouffée, il faut que je pleure. C’est lâche, je le sais, mais ai-je dit que je n’aurais pas des moments de faiblesse et de souffrance ? Si la vertu ne nous coûtait rien, elle ne serait rien !

— Mais si elle coûtait la vie ? dit M. Brudnel en la retenant aussi.

— Si elle coûtait la vie, dit Jeanne, on serait trop heureux !

— Ah ! ma Jeanne, c’est du désespoir, cela !

— Eh bien, peut-être, s’écria-t-elle éclatant en sanglots. N’importe ! dites-moi la vérité, je veux la savoir à présent ! Dites-moi qui il aime…

— Toi, toi seule au monde, m’écriai-je en la serrant dans mes bras, où elle s’évanouit suffoquée par le bonheur.

Je n’étais pas beaucoup plus fort qu’elle. Nos bien-aimés parents durent nous soutenir tous deux. Ils nous firent asseoir à leur place et s’éloignèrent. Ils étaient aussi heureux que nous.

Je me souviendrai toujours de cette première effusion de nos âmes comme d’un rêve dans quelque île enchantée, en dehors des limites du monde possible. Nous n’appartenions plus à la réalité, cette réalité qui avait été si longtemps comme un mur entre nous. Il est peu d’enfants élevés ensemble qui ne se soient trop connus pour s’idéaliser mutuellement. Ce n’est pas seulement une moralité dès longtemps établie qui les préserve de s’aimer trop, c’est aussi l’habitude de se voir sans illusion. Il se trouva, quant à moi, que Jeanne était un être si parfait et si pur, que je ne pouvais lui en comparer aucun autre dans mes souvenirs. Quant à elle, qui n’avait jamais été dupe de notre parenté, elle s’était attachée à moi invinciblement et n’avait jamais pu admettre que je ne dusse pas être à un moment donné le compagnon de sa vie entière.

Tout cela était bien simple, mais il nous fallut des heures pour nous le dire, et il nous semblait encore ne nous être rien dit de ce que nous avions à nous dire.

M. Brudnel voulait nous quitter avant les fiançailles. Je résolus de savoir par-moi-même si les craintes relatives à la mémoire de Fanny Ellingston étaient fondées. Il me semblait que ni ma mère ni lui ne se rendaient bien compte de la rapidité avec laquelle plus de vingt ans écoulés emportent chez les indifférents l’impression des événements particuliers. La personne qu’il pouvait le mieux consulter à cet égard était son banquier de Bordeaux, qui avait été celui de la famille de Mauville, et que précisément il n’avait pas osé interroger dans la crainte de se trahir. Je me rendis chez lui de sa part pour y prendre quelques fonds, et je réussis à lui plaire assez pour qu’il me retînt à dîner. Voici les renseignements que me fournirent sa conversation et celle des autres personnes que je pus tâter plus tard, avec toutes les précautions voulues.

Le marquis de Mauville, mort fou, était, de l’avis général, un malheureux caractère sans consistance et que personne ne pouvait prendre au sérieux. On allait, comme il arrive toujours, jusqu’à l’injustice, on n’admettait pas qu’il eût jamais eu de griefs sérieux contre sa femme, qui, malgré sa faute, restait blanche comme neige. On la disait victime de la haine de sa belle-mère et de la jalousie insensée de son mari. On assurait qu’elle n’avait jamais eu de relations avec sir Richard Brudnel, absent du pays à l’époque où le marquis avait tué dans son parc un braconnier qu’il prenait pour un rival. On ajoutait des détails que je ne pus vérifier. On accusait une des belles-sœurs de Fanny d’avoir eu dans le château une intrigue sérieuse qui avait égaré les soupçons du marquis sur sa malheureuse femme. Enfin, l’opinion était unanime en faveur de celle-ci, et ses relations avec mes parents à l’époque de sa mort avaient passé inaperçues dans une grande ville où nous avions tenu si peu de place. Il eût fallu une enquête pour retrouver les circonstances dont nous redoutions le rapprochement, et cette enquête, personne au monde n’avait de motifs pour la faire ou la demander. Presque toute la famille de Mauville avait disparu. La terre avait été vendue, et aucune personne de ce nom n’habitait plus le pays.

De Bordeaux, je me rendis à Marmande, où mon nom était complétement inconnu, et je trouvai la même version encore plus arrêtée avec des détails, vrais ou non, encore plus défavorables au marquis, à sa mère et à ses sœurs. Quelques personnes se souvenaient de mademoiselle Moessart, digne et douce jeune fille, que le marquis avait chassée, disait-on, sans motifs, dans un accès de colère. On n’avait plus entendu parler d’elle.

Je pus donc détruire les craintes de Jeanne et celles de M. Brudnel. Les bans furent publiés avec la joie de n’avoir plus à se séparer. On s’étonna beaucoup dans le pays ; mais notre position était si nette et si facile à prouver, Pau est une ville si exclusivement absorbée par l’exploitation des étrangers, ma mère et ma sœur étaient d’ailleurs tellement irréprochables et respectées, que l’étonnement n’eut rien de malveillant ni d’obstiné. M. Brudnel passa bien pour notre bienfaiteur, mais on n’attribua son attachement pour nous qu’aux soins que je lui avais rendus, et ce fait me mit vite en plus grande réputation que si j’eusse opéré des cures admirables. J’ai été depuis lors le plus heureux des époux, des fils et des pères, en même temps que le plus occupé des médecins. Nous avons pu acheter une maison plus vaste et plus rapprochée de la ville que le chalet de M. Brudnel et nous y réunir à notre meilleur ami, dont j’espère prolonger assez la vie pour qu’il bénisse ses petits-enfants ; mais je ne dois pas clore ce récit sans transcrire une lettre de Vianne, que je reçus à Pau quelques jours après mon mariage.

« À présent, mon ami, tu sais de reste pourquoi j’ai cessé avec soumission et respect de prétendre à la main de celle que tu regardais comme ta sœur. Elle a dû te dire que, me voyant très-affecté de son hésitation et connaissant la solidité de mon caractère, elle avait daigné me confier le secret de sa naissance et celui de son attachement pour toi. Présente-lui l’hommage d’un éconduit qui sera toujours pour elle et pour toi l’ami le plus dévoué.

» Quant à moi, j’ai disposé de ma destinée. Après avoir disparu de Montpellier pendant quatre mois, j’y suis revenu marié avec une bonne, jolie et aimable personne que tu connais. Je l’ai enlevée la veille de son mariage avec cet excellent et chevaleresque Anglais, qui m’en veut peut-être et qui a grand tort, car je crois lui avoir rendu le plus grand service qu’un homme puisse rendre à un homme, celui de le préserver d’une folie aussi funeste que généreuse. Je me suis trouvé avec eux dans les mêmes relations que toi, avec cette différence que je ne m’étais pas follement attaché à l’un et à l’autre et que je n’ai bâti pour mon compte aucune espèce de roman. J’ai constaté les faits sans m’en laisser imposer par les apparences ; d’une part, un homme rassasié d’émotions violentes, arrivé au besoin du repos, préoccupé avant tout d’un sentiment paternel qui est la seule passion saine à cet âge, et sacrifiant aux scrupules prévus de Jeanne son repos et sa liberté, entrant enfin avec un sourire triste et désillusionné dans les épines d’un mariage déraisonnable ; d’autre part, une fille ennuyée, malade, bonne aussi, bonne avant tout, mais lasse d’aimer en vain et de courir après des fantômes, se dévouant sans logique à un vieillard qui ne la désirait pas et qui, ayant une autre famille, n’avait pas besoin d’une jeune femme pour le soigner. Manuela ignore trop le monde et la vie pour qu’elle puisse se passer d’un conseil sain et sévère. Elle m’a donc consulté sans me rien cacher des niaiseries et des légèretés de sa vie, que du reste je savais déjà. Elle ne s’est pas présentée à mes yeux comme aux tiens, sous l’aspect d’une énigme piquante à débrouiller. Je l’ai prise comme elle est pour lui dire sans humeur et sans tremblement nerveux des vérités moins dures, mais plus positives que celles que tu lui as dites. Je tenais beaucoup à la guérison de sa prétendue lésion au cœur, ayant acquis la certitude de mon diagnostic. Je lui ai offert, non pas mon culte idolâtrique, c’eût été mentir, ni mes caresses enivrantes, ce n’est point une spécialité, mais tout simplement le mariage. Elle a eu peur, elle s’est méfiée jusqu’au dernier moment, et tout à coup, devant se marier à huit heures, elle est arrivée chez moi à deux heures du matin. Je lui ai su gré de son courage, et, une heure après, nous courions sur la route d’Italie, laissant le fiancé surpris sans doute, mais délivré.

» Je ne l’ai pas trompée, je l’ai épousée, et je la ramène ouvertement, au grand scandale de mes concitoyens, qui ne lui présenteront pas leurs femmes ; mais je les attends tranquillement chacun au lendemain d’une bonne maladie que j’aurai su conjurer et guérir. Je ne suis pas en peine du bon accueil qui sera fait alors à ma petite femme, si douce, si timide et si gracieuse. Je ne suis certes pas un berger d’Arcadie, un Lara encore moins, et, si je ne porte pas de préjugés dans le choix d’une compagne, je n’y porte pas non plus d’illusions. C’est parce que Manuela est un être sans aucun lien avec le monde social et sans aucune appréciation des choses humaines que je l’ai préférée à toute autre. Celle-là m’appartient absolument, ne voit que par mes yeux, n’entend que par mes oreilles, ne comprend que par ma bouche. Elle est ma chose, et je le lui dis sans l’offenser, car je lui prouve par mes soins et mon amitié qu’elle est une chose très-belle et très-précieuse. Enfin, je l’ai guérie, elle n’a plus que quinze ans, et l’espérance d’un poupon qui sera son idéal et son tout me garantit la sagesse d’une personne qui s’est longtemps contentée des roquets et des perroquets de son harem. Je lui ai retranché cette ressource contre le vague de l’âme ; mais je lui ai laissé sa terrible Dolorès, que je ne crains pas, ayant, je m’en flatte, beaucoup plus de clairvoyance et d’esprit qu’elle. Tout ce que je te dis là est pour nous seuls ; je te le dis pour que tu ne te croies pas obligé de plaindre ma folie. De mon côté, je suis loin de douter de ton bonheur. Il te fallait le haut de l’empyrée, comme il me faut, à moi, la satisfaction de plain-pied. Je ne nie pas le bonheur dans des conditions élevées, et un moment j’y ai aspiré moi-même ; mais je suis arrivé à une saine et philosophique appréciation de ce que l’on appelle le bonheur dans nos langues incomplètes et privées de nuances. Ce mot Bonheur désigne un absolu qui n’existe pas. Satisfaction te paraîtrait et me paraît aussi trop brutal pour le remplacer, j’admets les joies de l’esprit. Je dis donc que le bonheur, chose essentiellement relative, a cela d’excellent qu’il se prête à tous les genres d’aspirations. Autrement il serait le partage de trop peu d’élus. Sur ce, que Dieu te conserve en santé, et sache bien que je suis comme auparavant ton fidèle Médard Vianne.

» Post-Scriptum. — Ma femme me demande s’il est convenable de t’envoyer ses compliments. Je l’autorise à dire ses amitiés. Dans dix ans d’ici, rappelle-toi la date, nous irons vous serrer les mains, et les choses réputées pénibles ou délicates seront comme si elles n’avaient jamais été. »

Cette lettre, que je crus devoir faire lire à sir Richard, le rassura sur le sort de Manuela, à laquelle, bien que joyeux d’avoir recouvré sa liberté, il s’intéressait toujours. Il y a quelques années, songeant à mettre ses affaires en ordre, il nous demanda avec une charmante bonhomie la permission de lui restituer, par une disposition testamentaire, la dot qu’il lui avait toujours destinée et que de son vivant Vianne eût refusée. D’accord avec Jeanne, il fut convenu que ce legs serait maintenu.

Certes Vianne avait raison de regarder ce que nous appelons le bonheur comme une chose relative à l’idée qu’on s’en fait ; mais il nous semble, à Jeanne et à moi, qu’il existe une félicité qui échappe au contrôle des définitions, et qui consiste dans l’aspiration constante aux plus hautes jouissances de l’esprit et du cœur.



FIN