Michel Lévy frères (p. 47-71).



III


Je rentrai pour prendre les ordres de ma mère qui m’avait donné plusieurs commissions. Elle était sortie avec ma sœur depuis quelques instants. Le garçon d’hôtel me montra la direction qu’elles avaient prise et je les rejoignis au bout de la rue.

— Nous allons visiter le cimetière, me dit ma mère. Est-ce que tu veux venir avec nous ?

— Pourquoi non ? il faut tout voir pendant qu’on y est.

Et je les suivis. Ma mère paraissait connaître le plan de cet immense jardin des morts. Elle se dirigea vers un bosquet de cyprès, et, prenant Jeanne par la main :

— Ma fille, dit-elle, je veux que tu pries avec moi sur la tombe de ma plus chère amie. Tu ne l’as pas connue, mais, si elle vivait, tu l’aimerais tendrement et tu lui serais aussi très-chère ! Demande à Dieu qu’il permette à son âme de te bénir.

Elles s’agenouillèrent toutes deux devant un petit mausolée très-simple sur lequel je lus ces mots gravés sur le marbre :

« À la mémoire de Fanny Ellingston, marquise de Mauville, morte à Bordeaux, le 12 juin 1825. »

Ce nom de Mauville, que ma mère avait plusieurs fois prononcé devant moi, était celui du château où elle avait été élevée. Son père y avait été régisseur. Elle y avait reçu une éducation presque aussi complète que si elle eût été une des filles de la maison. Elle y avait été très-attachée à la marquise, morte jeune et sans enfants. Elle y avait connu mon père, qui avait été ramené des Pyrénées par le marquis de Mauville pour soigner un troupeau considérable de moutons d’Espagne. Son mariage avait été blâmé par les maîtres du château, qui trouvaient Jean Bielsa trop pauvre et trop inférieur par son éducation. Jean Bielsa, qu’on appelait alors de son sobriquet espagnol Moreno, blessé de leur dédain, les avait quittés avec sa femme pour se livrer à un petit commerce qui n’avait pas prospéré.

Voilà tout ce que je savais du passé de mes parents, et, en revenant du cimetière, je questionnai ma mère relativement à cette personne sur la tombe de laquelle elle venait de prier et de pleurer.

Cette fois, elle n’évita pas de répondre.

— Fanny Ellingston, nous dit-elle, était une orpheline anglaise, parente de la marquise douairière de Mauville, laquelle était Anglaise aussi. Recueillie dès son enfance par cette dame, Fanny était de mon âge et fut élevée avec moi. Elle ne possédait rien au monde mais elle était belle et charmante, intelligente et d’une bonté adorable. Nous nous aimions comme deux sœurs. Nous nous préférions l’une l’autre aux filles de la douairière et surtout au jeune marquis, dont le caractère turbulent et impérieux nous effrayait. Pourtant il arriva que ce jeune marquis épousa Fanny Ellingston malgré l’opposition de sa mère. Il l’aimait beaucoup et se fit aimer, bien qu’elle le craignît encore. Il était très-violent ; ils ne furent pas bien heureux ensemble. Peut-être se fût-on mieux entendu plus tard, mais elle tomba malade à Bordeaux, et j’ai eu la douleur de la voir expirer dans mes bras, car, bien que je fusse mariée et tout près de mettre Jeanne au monde, elle m’avait appelée auprès d’elle, et je ne m’étais pas fait prier, comme vous pouvez croire.

Je regardai Jeanne, qui écoutait cette histoire avec une avide émotion. Ce que notre mère venait de dire donnait un formel démenti au roman qu’elle m’avait conté sur sa naissance mystérieuse.

Je voulus insister pour la convaincre de son erreur.

— Ainsi, dis-je à ma mère, c’est au milieu de ce gros chagrin-là que tu as mis Jeanne au monde ?

— Précisément. Elle est née peu de jours après, et l’arrivée de cette enfant m’a consolée, car aucune affection ne se compare à celle qu’on a pour vous autres.

Jeanne embrassa sa mère avec tendresse. Je ne sais pourquoi je m’imaginai que ce n’était pas l’élan de joie qu’elle eût dû avoir en reconnaissant le néant de sa chimère. Il m’était venu je ne sais quels doutes à moi-même. Je voulus en avoir le cœur net.

— Tout cela me fait penser, dis-je à ma mère, que je vais peut-être avoir besoin bientôt de mon acte de naissance pour être inscrit à l’école de Montpellier. Si j’allais à la mairie, puisque je suis né ici ?

— C’est inutile, répondit ma mère, la copie de vos actes de naissance est chez nous à Pau, vous les aurez quand vous en aurez besoin.

Cela était vrai. Quand nous fûmes revenus chez nous, ma mère me montra ces actes, et je tins à ce que Jeanne vit le sien. Elle était bien inscrite comme fille née en légitime mariage d’Adèle Moessart, couturière, et de Jean Bielsa, commerçant à Bordeaux, le 15 juin 1825.

— Tu vois, lui dis-je, quand nous fûmes seuls ensemble, que tu as une petite cervelle un peu détraquée, et que j’avais raison de me moquer de toi.

— Alors, répondit-elle, tu crois que j’ai menti ?

— Tu as menti comme les gens qui prennent leurs rêves pour des réalités ; on ne leur en veut pas, mais on désire les voir guéris.

— Tu diras ce que tu voudras, reprit-elle avec ce feu subit qui traversait par moment sa langueur habituelle, je ne suis fille ni de Jean Bielsa, ni d’Adèle Moessart. Je suis une étrangère, l’enfant d’une autre race et d’une autre nature ; je ne suis pas ta sœur, et tu es libre de ne pas m’aimer. J’ai plus vécu que toi à la maison, j’ai surpris plus de paroles échangées que tu n’en as pu entendre. Je ne suis pas folle, je ne suis pas menteuse, je ne suis même pas romanesque. Ma mère est morte, et mon père n’est pas le marquis de Mauville.

Elle ne me permit pas de combattre cette nouvelle version, qui tendait à établir qu’elle était fille illégitime de la marquise. Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Plus tard il me fut impossible de lui en reparler, elle m’imposa toujours silence avec une énergie singulière, et, chose étrange, à partir de ce temps-là, je perdis, en apparence du moins, l’ascendant que j’avais sur elle. Elle me témoigna une réserve extrême, elle évita toute occasion de se trouver seule avec moi ; cela dura au moins un an. Devais-je révéler à ma mère l’idée fixe de cette pauvre enfant ? Je n’osais pas ; ma mère ne goûtait pas un bonheur sans mélange. Mon père, trop souvent absent, lui laissait toute la responsabilité du ménage et de la famille. Il suivait avec obstination une carrière qu’elle n’approuvait pas ; elle craignait toujours quelque scandale amené tout d’un coup par la découverte de son secret. Elle aimait Jeanne encore plus peut-être qu’elle ne m’aimait, et je trouvais cela naturel, Jeanne ayant plus que moi besoin de sollicitude, de soin et de direction ; elle acceptait ses bizarreries avec une indulgence à toute épreuve : fallait-il lui dire que je croyais Jeanne un peu folle ? D’ailleurs Jeanne était dans l’âge où les jeunes filles sont souvent ainsi ; c’est une crise de développement intellectuel et physique qui s’apaise quand l’essor est pris. Je m’imaginai que la vie de couvent avait surexcité son imagination ; j’espérai qu’elle se calmerait auprès de ma mère, si sage et si patiente.

En effet, quand je la revis au bout de ma première année de médecine, je la trouvai très-changée ; elle avait encore embelli. Sa santé délicate s’était raffermie ; elle travaillait sérieusement à devenir une personne instruite. Un talent qui avait germé sourdement en elle s’était révélé tout à coup, elle était musicienne et jouait du piano d’une façon exquise. J’adorais la musique, je la sentais vivement. Je jouais un peu du violon, je pris un plaisir extrême à entendre ma sœur, et je lui promis de travailler désormais dans ce sens afin de pouvoir jouer des duos avec elle.

Nous vivions très-agréablement, ce qui ne nous empêcha pas d’aller avec joie reprendre notre état d’aubergistes sur la croupe du mont Bergonz. Ma mère tenait beaucoup à faire prospérer cet établissement ; elle espérait, je crois, que mon père se retirerait de son industrie occulte et que nous serions assez riches avec le produit annuel de cette auberge, ou de quelque autre plus importante du même genre que l’on pourrait créer.

Mais, au bout de la saison, elle reconnut que ce n’était point là une position convenable pour Jeanne. Jeanne était devenue trop grande et trop charmante ; elle était trop remarquée. On ne venait plus chez nous pour l’ascension du pic de Bergonz ; ce n’était qu’un prétexte pour voir mademoiselle Bielsa et tâcher de causer avec elle. On ne pensait pas que la fille d’un aubergiste, si bien élevée et si distinguée qu’elle fût, pût résister à des offres brillantes. Nous ne faisions qu’intercepter et brûler les lettres d’amour qu’on lui adressait. Maman déclara qu’elle ne viendrait plus à Luz, et mon père loua la maison pour trois ans.

Jeanne fut contente de cette décision. Bien qu’elle eût toujours accepté cette occupation sans paraître la trouver au-dessous d’elle, elle commençait à souffrir des regards qui la poursuivaient et de sa passion pour la musique, qu’elle ne pouvait plus satisfaire à la campagne. Quant à moi, qui étais toujours libre de reprendre seul aux vacances ma belle vie de montagnard, je fus content de n’avoir plus à faire le métier de gendarme autour de la maison. D’ailleurs, depuis l’aventure de Panticosa, où j’avais été puni si ridiculement de ma passion romanesque, je n’aimais plus tant cette région des Pyrénées ; je me disais que je n’avais pas le droit de m’alarmer du grain de folie que j’avais vu poindre chez Jeanne, puisque j’avais été fou moi-même pendant toute une année. Étais-je bien guéri ? Non, je ne l’étais pas ; je n’étais plus agité au point de négliger le travail ; mais le rêve de cette Manuelita redevenue charmante me poursuivait encore. Je le chassais ; son vilain père se plaçait entre elle et moi. Pourtant ce n’était pas sa faute ; peut-être se trouvait-elle très-malheureuse, très-humiliée ; peut-être n’aurais-je eu qu’un mot à dire pour qu’elle agréât l’idée de le quitter. Je l’avais tant aimée avant ma déception ! On ne se déshabitue pas aisément d’une idée dont on a vécu un an.

Cependant je ne fis rien pour savoir ce qu’elle était devenue. Je voulais être médecin, avoir un état, ne devoir mon avenir qu’à moi-même, soutenir ma mère et ma sœur, si les affaires de mon père tournaient mal, et puis j’aimais la science et je m’y donnai tout entier, me disant qu’après tout ma chimère amoureuse m’avait bien servi, puisqu’elle m’avait préservé des emportements aveugles de la première jeunesse.

Quelques mois plus tard, ma mère, qui m’écrivait souvent des lettres très-bien rédigées, très-naturelles et très-nettes, m’apprit que Jeanne avait été demandée en mariage par un jeune avocat qui paraissait un très-bon parti et qui était fort agréable de sa personne, mais qu’elle avait refusé, se trouvant trop jeune et voulant continuer sans préoccupations de famille l’étude de la musique, son unique passion désormais. « Il est certain, ajoutait ma mère, qu’elle fait des progrès et révèle des dons surprenants ; cela est si remarquable, que je n’ose pas lui montrer l’admiration qu’elle me cause. Je crains de la voir trop exclusive et que sa santé ne se consume dans cette extase continuelle où elle semble plongée ; cela a remplacé la dévotion, qui paraît oubliée absolument. Tu vois qu’elle est toujours ce que tu appelles étrange. Moi, je la vois exceptionnelle, ce qui est autre chose. Dieu merci, elle se porte bien et embellit encore. Je la surveille et la dirige assez adroitement pour qu’elle suive un bon régime, car il ne faudrait pas lui demander de s’occuper d’elle-même. »

Un peu plus tard, Jeanne, dont le talent commençait à percer malgré la vie modeste et pour ainsi dire cachée qu’elle menait avec sa mère, fut encore recherchée en mariage et refusa. Elle ne disait plus qu’elle ne voulait jamais se marier, mais ma mère craignait que ce ne fût un parti-pris. Je ne m’en inquiétai point, Jeanne était si jeune encore !

Je me trouvais aussi heureux que possible à Montpellier : je voyais ma famille aux vacances, mon père passait quelques jours avec nous à cette époque ; une fois il me proposa de me mener jusqu’à Paris, où il avait affaire. J’acceptai avec empressement, et, quoique ma mère s’effrayât de me voir aborder les périls de ce qu’au fond de nos petites existences de province on appelait encore la grande Babylone, elle reconnut avec moi que j’avais droit, par mon travail et ma bonne conduite, à toutes les conditions de mon développement intellectuel. Une circonstance particulière me rendit ce voyage encore plus agréable. J’avais fait un ami à Montpellier, un garçon charmant doué d’une vive intelligence et d’un cœur excellent, Médard Vianne, plus âgé que moi de deux ans. Il avait déjà été à Paris, il y retournait. Il guiderait mon inexpérience, nous demeurerions ensemble, cela arrangeait aussi mon père, qui n’avait point coutume d’être un surveillant bien assidu. Vianne vint me prendre à Pau, ma mère l’invita à dîner. Il lui plut fort, lui inspira de la confiance ; elle me recommanda à ses soins comme si j’eusse été un enfant délicat et précieux.

Vianne vit ma sœur et fut vivement frappé de sa figure. Elle parlait si peu qu’il était difficile de savoir à quoi elle pensait et si elle pensait à quelque chose, mais elle consentit à improviser sur son piano, et son génie se révéla. J’en fus ébloui moi-même, et, quand elle eut fini, je saisis ses deux mains et les baisai avec enthousiasme.

— Voilà, lui dis-je, tout ce que j’ai dans le cœur : je suis heureux et je te remercie !

Vianne était si ému qu’il ne put parler. Il était pâle, Jeanne aussi. Elle ne leva les yeux ni sur lui ni sur moi et alla s’asseoir à la fenêtre sans paraître se souvenir d’avoir produit ou éprouvé cette émotion.

Le lendemain, comme la diligence nous emportait vers Paris, et que, suivant son habitude en voyage, mon père dormait splendidement, mon ami me parla de ma sœur avec une certaine vivacité qui n’était pas dans ses habitudes.

— Prends garde, lui dis-je, c’est une sainte, et tu es trop jeune pour le mariage.

— Mais non, reprit-il, je ne suis pas trop jeune, je serai reçu médecin dans un an. J’ai quelque fortune, et tu sais bien que je suis un très-honnête garçon.

— Certes ! et fort bien par-dessus le marché. Tu sais, toi, que je dirais oui avec joie ; mais que de convenances il faut rencontrer pour qu’un mariage soit possible sans froissements ! Tu appartiens à la vieille bourgeoisie de Montpellier ; nous, nous sommes bourgeois d’hier. Dans mon enfance, j’ai flâné sur le pavé de Pau avec ce qu’il y a de plus prolétaire : tu as une fortune claire et assurée, nous,… nous n’avons peut-être rien. Ce cher et excellent homme qui ronfle à côté de toi gagne de l’argent ; mais j’ai découvert que, depuis deux ou trois ans, il joue à la Bourse, et je crois que nous allons à Paris pour jouer encore, si bien qu’un beau jour nous pouvons tout perdre.

— Tout cela m’est parfaitement indifférent, répondit Vianne, et même, — je t’en demande pardon, — je voudrais que ta sœur n’eût rien au monde : et fût encore plus plébéienne de naissance ; elle aurait encore une valeur bien supérieure à la mienne et je serais encore son obligé de toutes les manières.

— C’est très-beau de parler ainsi, lui dis-je un peu surpris. Je te croyais plus positif, et je te fais mon compliment.

— Si tu me supposes romanesque, reprit-il, je le repousse, ton compliment ! Je crois être dans la logique absolue en ne demandant à ma future femme que de me plaire, et j’estime que l’opinion des calculateurs et des gens à préjugés est un obstacle que les gens sensés ne doivent pas se laisser créer. Je ne ferai jamais de ma vie ce que je sentirais être un coup de tête, mais je serai seul juge de ma conduite, et peut-être ce que le vulgaire appelle folie me semblera-t-il, à moi, la chose la plus raisonnable que je puisse faire. Par exemple, jamais une péronnelle, si séduisante qu’elle soit, ne me mènera où je ne voudrai pas aller ; mais une femme de vrai mérite me gouvernera si bon lui semble, je ne résisterai pas.

Paris m’intéressa beaucoup, bien que je fusse porté à le voir avec ce dédain que les enfants des riches ou doctes cités du Midi affectent pour la capitale. Vianne me la montra très-bien sous son vrai jour. Il sut combattre et vaincre mes préjugés provinciaux. Il sut aussi critiquer à propos le côté corrompu et insensé de cette grande civilisation. Si nous ne fûmes pas absolument orthodoxes en fait de conduite, nous nous défendîmes très-bien de l’entraînement aveugle, nous fîmes des réflexions philosophiques sur deux soupers ridicules, et nous quittâmes sans regret les délices de la grande ville au bout de huit jours.

J’avais un peu surveillé mon père, je m’étais assuré de son goût pour les jeux de bourse. Le matin de notre départ, je vis qu’il avait subi quelque déception. Sa figure était légèrement altérée. Il nous conduisit à la gare, et là, quelqu’un étant venu lui parler à l’oreille, il nous dit qu’il lui était impossible de partir ce jour-là, mais qu’il nous rejoindrait à Pau dans la semaine. Sans doute on venait de lui donner une bonne nouvelle, sa figure était riante. Je le quittai sans inquiétude.

Vianne prétexta quelques affaires à Pau pour rester quelques jours et reparaître chez nous. Je vis qu’il devenait très-sérieusement épris de ma sœur, et j’en glissai quelques mots à ma mère.

— Parles-en à Jeanne, me dit-elle ; moi, j’y mettrais malgré moi trop de solennité, elle prendrait peur ; tu peux, toi, lui parler gaiement et légèrement. Tu verras si elle est véritablement résolue au célibat.

J’agis en conséquence. Jeanne ne parut pas m’entendre et me parla d’autre chose ; j’y revins quelques heures plus tard.

— Ah ! bien, me dit-elle, tu tiens à ce que je pense à ton ami ! il est très-bien élevé et sa figure est sympathique. Tu peux lui dire qu’il me plaît beaucoup.

— Tu as une manière de dire les choses… Est-ce pour te moquer ?

— Non, je crois qu’il mérite l’estime et l’amitié que tu as pour lui ; mais moi, tu le sais, les personnes me sont indifférentes. Je n’aime que la musique.

— Alors tu n’aimes que ton vieux professeur, c’est lui que tu épouseras ?

— Non, il est marié et il sent mauvais ; mais je n’ai besoin d’épouser personne, moi ! mon amour n’est pas de ce monde.

— Songes-tu encore à prendre le voile ?

— Non, je tiens à garder mes cheveux.

— Tu n’es plus dévote ?

— Je suis mieux que cela, je suis chrétienne.

— Je suis chrétien aussi… Me damnes-tu encore ?

— Non, je ne damne plus personne. As-tu fini de me confesser ?

— Pas encore, ma chérie. Puisque tu es revenue à la raison et à la vérité, pourquoi t’imagines-tu que tu cesserais d’être artiste, si tu devenais une bonne mère de famille ?

— Parce que je suis exclusive. Je ne me sens pas la force d’avoir plusieurs passions à la fois. J’aimerais probablement mon mari ; mes enfants !… je les adorerais. Je ne serais plus musicienne, je le sens bien. Ces autres passions me rendraient peut-être très-malheureuse, on ne sait rien de l’avenir,… tandis que la musique enchante et remplit ma vie. Pourquoi sacrifier le certain à l’inconnu ? En voilà assez. Ne me tourmente pas, c’est inutile.

Je dus rapporter cet entretien à mon ami Vianne, qui partit un peu triste, mais ne vit point là sujet de renoncer à toute espérance.

— Si tu es sûr qu’elle n’a pas d’autre affection, me dit-il, j’attendrai.

— J’en suis sûr, répondis-je ; je peux t’en donner ma parole.

Il retourna à Montpellier, où sa famille était fixée, et je m’apprêtais à l’y rejoindre lorsque mon père revint de Paris très-souffrant. Je restai près de lui et appelai le médecin, un très-bon médecin qui cependant se trompa sur la gravité de son mal. Il connaissait la forte constitution de mon père et ne croyait pas que l’affection dont il souffrait pût être de longue durée ni prendre un caractère sérieux. Il en fut pourtant ainsi. Le mal empira avec une rapidité effrayante.

Mon père n’avait jamais connu le chagrin. Une seule fois dans sa vie il s’était vivement affecté : c’est lorsqu’il avait vu la dot de sa femme fondre dans ses mains. Il avait vite réparé cet échec ; mais cette fois la perte était plus sérieuse. Homme positif, il ne pouvait se résigner à perdre la fortune qu’il avait si péniblement acquise. Il souhaita mourir et mourut. Ce fut un coup terrible pour ma mère qui l’avait toujours tendrement aimé, un déchirement profond pour moi qui le chérissais et qui avais connu de lui que sa bonté indulgente ou ses tendres brusqueries. Jeanne fut consternée et pleura beaucoup. Je ne sais si elle s’obstinait à ne pas le considérer comme son père, mais elle le regretta bien sincèrement et montra une sensibilité profonde qui rapprocha nos cœurs. Nous cachions nos larmes à notre pauvre mère ; nous pleurions comme en cachette, mais nous pleurions ensemble, et nous nous promettions de nous aimer d’autant plus que nous avions perdu celui qui nous avait beaucoup aimés.

Quand nous eûmes à nous occuper de la liquidation de nos affaires, nous eûmes à constater que mon père avait réalisé un avoir de trois cent mille francs ; mais il avait voulu devenir millionnaire, il avait exposé et perdu près des deux tiers de son capital. Ce qui nous restait se composait de la petite maison, moitié ville, moitié campagne, que nous habitions à Pau et qui était notre propriété, de l’auberge des Pyrénées, de quelques coupons de rente et de quelques créances plus ou moins sûres, entre autres une avance de fonds faite à Antonio Perez, mais dont les titres ne me parurent pas offrir toutes les garanties désirables. Mon pauvre père, connu pour la loyauté de ses transactions, avait eu toute confiance en ce Perez, qui ne m’en inspirait aucune.

Il s’agissait d’une vingtaine de mille francs. C’était quelque chose pour nous. Quand je vis la résignation succéder chez nous à la première douleur, je pensai que mon devoir était de mettre nos affaires en ordre autant que possible ; ma ferme intention était dès lors de suffire à ma propre existence aussitôt que je pourrais exercer la médecine, et de laisser ma part d’héritage à ma mère et à ma sœur.

Tout se trouva liquidé et recouvré assez vite, sauf les vingt mille francs du Perez, que je lui fis réclamer sans obtenir de réponse claire et précise. Il résultait de mes informations qu’il était alors à Pampelune. Je pris les conseils de notre avoué, je me munis des pièces nécessaires et je partis pour l’Espagne.

Le désir de revoir la véritable Manuela n’entrait pour rien dans ma résolution. Sous le coup du malheur qui venait de nous frapper, je l’avais à peu près oubliée. Ce ne fut qu’en voyant les tours et les clochers de Pampelune qu’un certain étouffement nerveux que j’avais bien connu me revint comme un mal chronique.

— Qu’est-ce donc ? me disais-je en me raillant moi-même, ai-je du temps et du cœur de reste pour faire ici l’écolier romanesque ?

Cet étouffement augmenta et se compliqua d’un fort battement de cœur, lorsque, après avoir arrêté ma chambre dans une auberge, je me dirigeai vers l’hôtellerie du parador-général, la plus belle de la ville, qui m’avait été désignée comme celle où descendait ordinairement don Perez de Panticosa.

Je fus surpris du sourire avec lequel le domestique auquel je m’adressai me répondit ce simple mot :

Absent.

— Depuis quand ?

— Quinze jours.

— Pour longtemps ?

— Indéfiniment !

— Sait-on où il est !

— Dieu et lui le savent.

Impatienté de ce laconisme emphatique, je demandai à parler au maître de l’établissement, brave homme à figure douce et soucieuse, qui m’examina avec une sorte de crainte.

— Antonio Perez ! Vous êtes à la recherche d’Antonio Perez ? Êtes-vous de ses amis ?

— Nullement, mais j’ai affaire à lui.

— Vous ne le trouverez pas ici. Il est… parti ! Peut-être vous doit-il de l’argent ?

— Vous paraissez croire que dès lors je ne le trouverai nulle part ?

— Justement ! Il m’en doit aussi, et c’est de l’argent perdu.

— Est-il ruiné ?

— Ruiné ? Antonio Perez, le contrebandier ? Oh ! que non. Il est en fuite, emportant l’argent qu’il doit à tous ceux qui ont eu affaire à lui.

— C’est un coquin ? Je m’en doutais.

— Soyez-en sûr, c’est le dernier des hommes. Il a liquidé tout son avoir, et sans doute il va jouir en Amérique du fruit de ses escroqueries.

— N’avait-il pas avec lui une personne ?…

— Vous appelez cela une personne, sa maîtresse, la malpropre Pepa ?

— Il était seul ici avec elle ?

— La dernière fois, oui ; il avait laissé sa fille ailleurs.

— Au couvent ?

— Au couvent ? allons donc !

— J’ai ouï dire qu’elle avait été élevée ici, chez des religieuses.

— Cela est vrai, elle y a passé, je crois, deux ans. Elle y avait fait une petite folie, elle était sortie un soir avec un jeune officier ; pauvre petite, elle était si jolie, si poursuivie ! Le père, apprenant cela, est venu la chercher, disant qu’il voulait la mettre dans une autre ville. Ils sont partis pour la France, et puis ils sont revenus peu de temps après. Il l’a conduite à Madrid, où l’on dit qu’il s’est passé une autre aventure. Il a prétendu qu’elle s’était sauvée avec un Anglais ; d’autres disent qu’il l’a vendue très-cher à un Russe, et comme il en est bien capable… mais, si vous avez intérêt à retrouver votre homme, informez-vous à Madrid ; peut-être découvrirez-vous quelque indice. Personne ici ne vous en dira plus que moi. Pourtant, si vous voulez déjeuner, je vous ferai parler à quelques personnes de la ville.

Je commandai un déjeuner convenable, et j’invitai mon hôte à le manger avec moi, afin de le faire causer encore. Il devint tout à fait communicatif et me mit en relation avec quelques-unes des notabilités de sa clientèle. J’appris les choses les plus fâcheuses, les plus immondes sur le compte de mon débiteur. Je tremblais d’entendre prononcer le nom de mon père parmi les noms de ses amis. Il n’en fut pas question. Je me gardai bien de parler de Manuela, on m’en parla plus que je ne voulais. Selon les uns, c’était une fille sans expérience, intéressante et fort à plaindre ; selon les autres, c’était une rusée petite coquette qui s’était lestement dégagée de son amourette avec le jeune officier pauvre, pour accepter de la main paternelle, non pas un époux mieux partagé, mais des intrigues plus lucratives.

Je passai le reste de la journée à m’informer dans la ville. Le lendemain, je me rendis à Madrid, où les renseignements se trouvèrent conformes à ceux de Pampelune. On pensait que Perez était parti pour l’Amérique du Sud, où il avait déjà fait la traite des noirs. Quant à sa fille, — car, malgré moi, il semblait îque l’on tint à m’éclairer sur son compte, — les hommes en parlaient comme d’une perle de beauté et la plaignaient d’avoir eu un tel père. On ne savait pas ce qu’elle était devenue, il y avait plusieurs versions, mais il n’y avait point de doute à conserver : elle avait pris le mauvais chemin ouvert devant elle.

Je revins à Panticosa, où je passai quelques heures. Pour l’acquit de ma conscience, je tenais à m’y informer aussi ; mais je vis bien vite que je tombais dans un nid de contrebandiers qui craignaient de répondre et se méfiaient de moi. S’ils avaient eu à se plaindre de Perez, ils avaient été trop complices de ses entreprises pour le trahir. Ils détournaient les questions que je leur adressais sur son compte et s’obstinaient à me parler de la gentille Manuelita, belle, douce et bonne, qui faisait du bien et disait de jolies paroles à tout le monde, quand elle habitait le pays, avant d’aller au couvent de Pampelune. On ne l’avait pas vue depuis ; on pensait qu’elle était mariée avec quelque grand d’Espagne.

Je revins à pied par la montagne. Je passai à Luz pour recevoir l’argent du fermier de l’auberge du Bergonz. Là, je respirai un peu. Je ne craignais point d’entendre parler de mon pauvre père ; il n’y était connu que sous d’excellents rapports. Je vis qu’il était regretté par tant d’honnêtes gens, que je me confirmai dans l’idée qu’il avait fait très-loyalement des affaires illégales. Je ne me trompais pas ; le temps m’en a apporté des preuves nombreuses. Il était le type de cette inconséquence qui conduit certains hommes très-prudents et très-fins à être facilement dupés par de grossiers fripons, et à se trouver compromis dans des affaires véreuses où ils n’ont point trempé.

Je me consolais de tout d’ailleurs en me disant que ; s’il avait dû quelques profits à son association avec l’ignoble Perez, nous n’avions point à en recueillir le bénéfice. De ce côté-là, nous étions ruinés. Ce qui nous restait devait être considéré comme légitimement acquis par un travail auquel nous avions pris part, car l’auberge prospérait. Elle nous rapportait trois mille francs par an. Celui qui nous l’affermait rançonnait passablement la clientèle ; mais plus le beau monde se portait aux eaux des Pyrénées, plus on s’habituait à payer cher, et la maison Bielsa ne faisait point exception. Je passai là une journée rêveuse et attendrie ! tout m’y rappelait mon père et les rapides mais doux mouvements d’effusion qu’il avait eus avec moi. Durant sa courte et terrible maladie, il était devenu sombre et taciturne. Il était mort sans s’expliquer sur quoi que ce soit, ignorant, semblant vouloir ignorer notre avenir, se retirant de la vie comme un homme honteux et désespéré d’avoir perdu sa cause et manqué son but. Je n’avais aperçu en lui aucun scrupule de conscience. Il était en face de la légalité comme une espèce de sauvage qui méprise les institutions humaines et qui, dans sa hutte, redevient doux, hospitalier et sociable.

Tout en songeant à lui, je sentis d’autant plus combien je devais de confiance et de déférence à ma mère, qui avait toujours lutté pour ne point lui livrer la gouverne de ses enfants. Où m’eût-il conduit, s’il eût fait de moi un associé de Perez et l’époux de sa fille ?

Je m’efforçai de penser sans émotion à cette Manuela qui, sans le savoir, avait déjà joué un rôle si marqué et si varié dans ma vie. Je m’applaudissais de ne l’avoir pas vue lors de ma première excursion à Panticosa, et pourtant qui sait si mon amour n’eût pas fait d’elle une honnête femme ? La plupart des gens qui m’avaient parlé d’elle la plaignaient, et ceux qui l’avaient tant soit peu connue semblaient en être restés épris. J’essayais de me la rappeler. Elle m’avait fait l’impression que produirait l’apparition d’un ange. Y avait-il en elle quelque chose de particulièrement séduisant, ou mon imagination avait-elle fait tous les frais de cette séduction ?