Michel Lévy frères (p. 309-332).



XVI


— Ma situation à Mauville était devenue pénible. Fanny n’aimait pas son mari. Elle avait eu le tort de l’épouser par dépit. Elle avait connu et aimé sir Richard Brudnel durant quelques semaines qu’il avait passées au château de Mauville. Sir Richard était alors un jeune homme brillant et séduisant, trop gâté par son succès dans le monde pour n’être pas un peu frivole. Il avait donné, en repartant pour l’Angleterre, des espérances qui ne se réalisèrent pas pour miss Ellingston. Il ne revint pas. Le marquis la pressait de se décider en sa faveur. Elle se décida.

» Je ne l’approuvai point ; je prévoyais de grands malheurs. Le marquis était jaloux jusqu’à la fureur ; elle était l’imprudence même. Elle avait toujours aimé Richard, elle l’aimait encore, elle lui écrivait des lettres alors innocentes, par conséquent inutiles et dangereuses. Elle voulut me prendre pour intermédiaire et confidente, je m’y refusai. Elle me trouva trop rigide et se plaignit de n’avoir pas mon affection comme j’avais la sienne. Je sentis qu’elle se perdait et qu’elle pouvait me perdre avec elle en me rendant complice de relations suspectes. J’avoue aussi que j’étais offensée des vivacités de Fanny. Elle m’avait dit, dans un moment de colère, que j’étais jalouse d’elle parce que j’étais, comme toutes les femmes de la maison, même sa belle-mère, éprise de sir Richard. Il y avait peut-être du vrai dans cette idée ; mais, pour ce qui me concerne, c’était absolument faux. J’étais raisonnable malgré mon jeune âge, et, de toutes les femmes de la maison, j’étais la seule à laquelle sir Richard n’eût pas osé chercher à plaire. Au moment où Fanny me blessa ainsi, ton père m’aimait et je m’étais attachée à lui. Nous nous rendîmes à Bordeaux avec mon père et nous y fûmes mariés. Là, nous eûmes la douleur de perdre cet excellent père. Il nous laissait un petit héritage que mon mari crut augmenter par le commerce. Nous prîmes donc auprès de Bordeaux un modeste établissement. C’est là que tu es né et que j’ai eu trois ans de bonheur sans mélange.

» Après ces années paisibles arrivèrent de grands chagrins. Je voyais approcher avec joie le moment où j’espérais avoir une fille, lorsque je reçus de Fanny la lettre suivante :

« J’ai été bien coupable envers toi. Les malheurs et les fautes que tu m’avais prédits se sont réalisés. Mon mauvais destin s’accomplit. Je vais être mère, et l’absence de mon mari à l’époque de ma faute rend impossible la tentative de le tromper. — Viens à moi, accours, mon Adèle ! Jusqu’ici, j’ai pu cacher ma situation ; mais, dans quinze ou vingt jours, si R… ne vient pas et si tu m’abandonnes, je suis perdue. Je t’ai offensée,… raison de plus pour une âme comme la tienne !

» P.-S. — Je me promène tous les soirs au bout du parc, sous les cèdres. »

« Je voulais partir tout de suite pour Mauville ; par le bateau à vapeur, le voyage n’était ni long ni pénible. Bielsa s’y opposa.

» — Ta présence, me dit-il, ne ferait que confirmer les soupçons, s’il y en a, et il doit y en avoir. Le marquis est trop soupçonneux, la douairière est trop malveillante, les belles-sœurs sont trop jalouses pour qu’il n’y en ait pas. Il faut que les choses inévitables se passent hors du château. J’emmènerai la jeune marquise, je l’enlèverai, s’il le faut ; je la conduirai et je la cacherai ici près. Laisse-moi faire ; s’il y a quelque chose de possible, je le ferai, mais seul, non avec toi.

» Il partit après m’avoir donné ses instructions détaillées et précises.

» Il avait un grand cœur, ton père le contrebandier, nous avons eu bien raison de l’aimer. Résolu, actif, prudent et audacieux, il mena son entreprise à bonnes fins. Il ne se présenta pas au château, on eût facilement reconnu le Moreno ; c’était son ancien sobriquet de berger. Il guetta Fanny, la joignit le soir dans le parc et lui persuada aisément de fuir avec lui. Le marquis était absent pour trois jours. Fanny s’était vivement querellée avec sa belle-mère le soir même.

» — Prenez ce prétexte, lui dit ton père. Courez chez vous, écrivez et laissez-y une lettre où vous direz que la haine de la marquise vous chasse et qu’elle ne vous reverra pas vivante. Rien de plus, rien de moins. On croira à un suicide, on vous cherchera autour de Mauville ; vous aurez le temps d’aller à Bordeaux sans qu’on soit sur vos traces.

» — Et après ? dit Fanny.

» — Après, on verra. Surtout n’emportez rien, ni effets ni argent. On ne fait pas de préparatifs quand on veut se tuer.

» Au bout, d’un quart d’heure, madame de Mauville, ayant suivi les conseils de Bielsa, s’éloignait avec lui, couverte d’un vêtement de dessus qu’il avait pris dans notre boutique et qui lui donnait l’aspect d’une paysanne. Il y avait joint des chaussures épaisses afin que l’on ne pût reconnaître la trace de ses petits pieds. Il eut soin d’ailleurs d’effacer les premières empreintes et les siennes propres sur le sable du parc. Ils gagnèrent à pied le rivage peu éloigné de la Garonne, où ils prirent le bateau. Ils se firent descendre à Podensac, à peu de distance de Bordeaux. Je les y attendais et je les conduisis chez la Ramonde, une brave sage-femme, sœur aînée de mon mari. C’était une personne sûre, dévouée et habile, obligée d’ailleurs par état au secret le plus absolu. Mon mari avait calculé toutes les chances qui favorisaient son projet.

» Fanny n’était pas trop fatiguée, elle mit Jeanne au monde deux jours après. Forte et courageuse, pleine d’espoir et d’illusions, elle se croyait sauvée. Sa fille, belle et bien constituée, fut portée à l’hospice, inscrite, comme née de parents inconnus, sous le nom de Jeanne, mais reprise aussitôt et emportée par une bonne nourrice que la Ramonde nous indiqua dans son voisinage.

» Huit jours après, Fanny était assez rétablie pour venir chez nous, où elle passa pour une de nos parentes. C’est alors qu’il fallut la faire expliquer sur ses projets ultérieurs. Elle ne voulait pas retourner chez son mari, elle comptait que sir Richard, dès qu’il la saurait en état de voyager, viendrait la chercher pour la conduire en Amérique. Il connaissait sa position, il était allé chercher l’argent nécessaire au voyage, car il était gêné à ce moment-là ; mais sans nul doute il se le procurerait et serait en mesure d’enlever Fanny comme il le lui avait promis.

» — Mais où vous trouvera-t-il ? lui demanda Bielsa.

» — Nous allons lui écrire.

» — Où ?

» — Ah ! je ne sais pas, il est allé en Angleterre ; il devait être de retour et caché aux environs de Mauville lorsque, ne le voyant pas reparaître au jour convenu, j’ai écrit à votre femme de venir à mon secours.

« — Il y a de cela dix jours ; il s’est donc trouvé retardé, peut-être est-il encore en Angleterre, peut-être est-il en route. Où lui écriviez-vous ?

» — Oh ! partout, il me donnait chaque fois une nouvelle adresse. Depuis quelque temps, il ne tient pas en place ; je sais qu’il va cherchant de tous côtés les moyens d’effectuer notre fuite et notre séjour en Amérique.

» Je fis observer doucement à Fanny qu’il ne fallait peut-être pas compter absolument sur les promesses de sir Richard, il y avait déjà manqué une fois…

» — Tais-toi, s’écria-t-elle ; dans ce temps-là, il ne m’aimait pas comme il m’a aimée depuis, et d’ailleurs il ne m’avait pas fait de promesses positives. À présent je compte sur lui, j’y compte absolument. Écrivons-lui, j’écrirai dix lettres s’il le faut, à toutes les adresses qu’il m’a données ; d’ailleurs, celle de sa sœur Lady C…

» — S’il a tenu parole, dit Jean Bielsa, il doit être à présent du côté de Mauville. Pouvez-vous nous dire l’endroit où il avait coutume de se tenir caché pour vous voir en secret ?

» — Il se cachait déguisé chez un braconnier qui demeurait à trois lieues de chez nous.

» Et elle nous donna des indications assez nettes cette fois.

» — N’écrivez pas, lui dit ton père, j’irai ; mais auparavant réfléchissez !

» — À quoi ? dit Fanny étonnée.

» — Oh ! il faut réfléchir, lui dis-je. Ta faute est un fait accompli, caché, sauvé ; tu as une fille à aimer, elle vivra loin de toi, mais je veillerai sur elle ; je t’en réponds, elle sera heureuse et bien élevée. Le temps et la bonne conduite effacent les soupçons ; un moment, que tu peux hâter par ta volonté, viendra où tu pourras la rapprocher de toi sans qu’on sache qui elle est. Pour cela, il faut retourner chez ton mari, dire que tu as voulu mourir, mais que tu n’en as pas eu le coupable courage, et que tu es venue me trouver, moi ton ancienne amie… L’effroi qu’aura causé ta disparition forcera ta belle-mère à des ménagements, et, quant à ton mari, malgré ses violences, il t’aime encore, et avec de la patience et de la soumission tu peux gagner beaucoup sur lui. La vie est toujours possible à qui fait son devoir. Il faut rompre avec M. Brudnel, crois-moi, il le faut absolument, il faut même lui cacher l’existence de l’enfant…

» — Non ! non ! s’écria Fanny, je veux au contraire qu’il en soit informé. J’ai prévu que je pourrais mourir en couches, et je lui avais écrit une lettre… Depuis, j’en ai écrit une autre de chez la Ramonde pour lui dire la naissance de Jeanne.

» — C’est une effroyable imprudence ; donne-moi ces lettres !

» — Il y en a d’autres, il y a toutes celles que Richard m’a écrites. C’est la seule chose que j’aie emportée de Mauville.

» — Donne-moi tout cela ; il faut le brûler.

» — Non, il ne faut rien brûler, dit Bielsa. Il ne faut pas rompre le seul lien qui existe entre la petite Jeanne et son père ; c’est son droit, à cette enfant, et un jour peut venir où elle nous reprocherait de l’en avoir privée. Ce n’est qu’un droit moral, j’en conviens, mais ces droits-là valent quelquefois les droits écrits. Donnez-moi toutes ces lettres, madame la marquise, je vous réponds sur mon honneur de les bien garder.

» Fanny donna le paquet de lettres qu’elle tenait caché sur elle à mon mari, qui le mit aussitôt dans la poche de devant de son vêtement. Ce fut une inspiration du ciel, car on montait l’escalier de notre petit appartement. Bielsa crut qu’on l’appelait à la boutique et alla ouvrir la porte pour regarder sur le palier. Il n’eut que le temps de se retourner vers nous avec un geste énergique, et nous l’entendîmes s’écrier d’une voix claire et joyeuse :

» — Ah ! on ne peut pas venir plus à propos, monsieur le marquis ! J’allais vous écrire, et justement nous parlions de vous… Entrez, entrez, vous êtes, ma foi, le bienvenu !

» Et il s’effaça pour laisser passer le marquis de Mauville, qui parut sur la porte, pâle et les dents serrées. Jeanne se renversa sur son fauteuil et ferma les yeux pour ne pas rencontrer les siens.

» — Non, dit le marquis, je n’arrive point à propos, vous le voyez bien !

» — Pardonnez-moi, reprit ton père avec sa jovialité hardie. Le saisissement… c’est que… juste nous disions : « Si le marquis arrivait, il serait bien content et madame la marquise aussi. »

» Et, sans laisser à personne le temps de reprendre la parole :

» — Vous avez eu tant d’inquiétude ! n’est-ce pas ? Vous avez cru à un grand malheur ! Dieu merci, ce n’a été qu’un chagrin, un coup de tête. Madame dit que votre mère ne l’aime pas. Cela se peut, cela s’est vu, mais ce n’est pas une raison pour se tuer. Elle a pensé à Dieu et elle est revenue à elle-même. Elle s’est sauvée, elle est venue trouver ma femme, et voilà huit jours que nous la tourmentons pour qu’elle retourne chez elle, nous l’eussions accompagnée, ou pour qu’elle nous permette de vous écrire, elle ne le voulait pas. Dame ! elle avait la tête montée.

» — Vous deviez écrire quand même, dit le marquis, que Bielsa interrompit vivement.

» — Oui, nous l’aurions dû ; mais elle nous menaçait de se sauver de chez nous et d’aller se cacher ailleurs. Ma femme a pensé qu’il valait mieux obtenir la chose par persuasion, et voilà qu’elle cédait quand vous êtes entré.

» — Est-il vrai, madame, dit le marquis à sa femme, que vous consentiez à revenir chez vous ?

» — Oui, monsieur, répondit Fanny, que j’avais ranimée et qui sentit qu’en niant elle nous perdait avec elle.

» Puis, se levant, elle ajouta :

» — Je suis prête à vous suivre.

» — Vous êtes en état de partir tout de suite ? reprit-il d’un air de doute.

» — Pourquoi ne le serait-elle pas ? reprit mon mari. Madame la marquise a eu du chagrin, elle pleurait tous les jours, mais, grâce à Dieu et aux bons soins de ma femme, elle n’a point été malade. Ah ! vous regardez notre pauvre logis ? Ce n’est pas bien beau, mais c’est propre, et bientôt ce sera plus meublé ; nous n’avions qu’un enfant, nous allons en avoir deux.

» Bielsa parlait ainsi en suivant de ses yeux pénétrants les regards de M. de Mauville, qui s’étaient fixés sur le berceau destiné à mon second enfant. Il reporta son attention sur moi et vit de reste que mon mari ne mentait pas, car, si Fanny avait réussi à cacher sa situation, il m’eût été impossible de cacher la mienne. Il parut calmé et prit un air de fausse bonhomie pour dire qu’il n’était pas nécessaire de séparer si brusquement la marquise de ses amis dévoués.

» — Et puis, dit-il en s’adressant à Bielsa, je voudrais vous parler.

» Ils sortirent ensemble, et le marquis, froissant un papier entre ses mains, le donna à Bielsa en lui disant d’un ton impérieux :

» — Où est l’enfant ?

» Bielsa vit que c’était une lettre de sir Richard que le marquis avait surprise. Il ne fallait pas espérer de le tromper sur tous les points.

» — L’enfant est mort en naissant, répondit-il.

» — Quelle déclaration a-t-on faite ?

» — Parents inconnus.

» — Qui a enlevé la marquise ? Qui l’a amenée ici ?

» — Moi.

» — Pour la réunir à son amant ?

» — Oh non certes ; mais pour sauver son honneur et le vôtre.

» — Moreno, dit le marquis en tirant un portefeuille de sa poche, tu m’as toujours bien servi, et je t’aimais. Tu viens de me rendre un plus grand service. Je puis compter sur ton silence et sur celui de ta femme.

» Bielsa repoussa le portefeuille avec un geste si énergique, que cet objet tomba par terre, et que le marquis fut forcé de le ramasser lui-même, ton père ne voulant pas même y toucher.

» — J’aime bien, dit-il, l’argent que je gagne avec mon travail, mais non pas celui qui est une marque de mépris. Si vous ne comptez pas sur ma discrétion, c’est que vous ne m’avez jamais estimé. En ce cas, vous auriez tort de me payer, on ne peut pas compter sur les gens qui acceptent ces conditions-là. D’ailleurs, je n’ai pas de conditions à accepter ; c’est à moi d’en faire. Je me tairai donc, à la condition que vous pardonnerez à votre femme et que vous la traiterez avec douceur.

» — À cette heure, dit le marquis avec un sourire singulier qui n’échappa point à Bielsa, je peux oublier le passé, pourvu que madame accepte le présent.

» Ils rentrèrent. En leur absence, Fanny, en proie au désespoir, s’était beaucoup exaltée. Je n’avais pu la calmer qu’en lui disant qu’elle pourrait s’enfuir plus tard et en prenant mieux ses mesures.

» — Madame, lui dit le marquis en rentrant, tout est éclairci et accepté. Il vous est pénible de demeurer auprès de ma mère, nous ferons un autre établissement ; d’ailleurs, Mauville ne vous rappellerait que des souvenirs pénibles. Un de nos amis vient d’y périr de mort violente. Sir Richard Brudnel, votre compatriote, en voulant franchir un fossé du parc, s’est tué avec son propre fusil.

» Et, se penchant vers elle, il ajouta à voix basse, mais ton père l’entendit :

» — Et ainsi périra l’enfant de sir Richard, s’il vient jamais rôder autour de moi. Maintenant, je pardonne, que tout soit oublié.

» Il avait ajouté ces paroles, frappé comme nous de l’expression du visage de Fanny. Elle n’avait pas tressailli, mais ses yeux étaient devenus fixes, sa figure livide. Il lui tendit la main, elle ne souleva pas la sienne et resta immobile, glacée ; elle était morte.

« Nous voulûmes en douter ; tous nos soins furent inutiles. Le marquis épouvanté était devenu comme fou.

» — Fermez-lui les yeux, s’écriait-il, ces yeux terribles qui ne veulent pas quitter les miens !

» Il sortit et ne reparut que quinze jours plus tard à Mauville, aliéné, furieux, quand il n’était pas abattu et sombre. Il est mort deux ans après en se précipitant du haut d’une des tourelles de son château.

» Quant à nous, terrifiés et désespérés, nous appelâmes en vain un médecin de nos amis. Rien ne put rappeler Fanny à la vie ; elle était morte foudroyée, tuée par une parole de ce mari outragé, qui croyait pardonner en lui donnant la mort.

» Quelques jours plus tard, je mettais au monde un enfant mourant auquel on donna le nom de Jeanne et qui ne vécut que quelques heures. Brisée de douleur et de fatigue, j’avais pris ma maison en horreur, et j’en voulais changer lorsque ton père fut forcé de m’avouer un nouveau désastre. Nous étions réduits à quitter notre commerce, qui avait absorbé nos ressources sans nous offrir la moindre compensation ! Après avoir payé les frais du modeste tombeau que nous fîmes élever à Fanny et dont personne ne s’occupa, il nous restait à peine de quoi aller chercher du travail dans un pays où l’on pût vivre à bon marché. Ton père avait déjà conçu un projet qu’il ne me confia point. Il n’était ni abattu ni découragé. Il jurait de nous sauver tous trois du désastre, car Jeanne comptait comme notre fille, et nous étions résolus à l’emmener avec sa nourrice n’importe où nous irions. Nous pensions que sir Richard était mort et qu’elle était désormais orpheline.

» Nous partîmes donc tous aussitôt que je fus en état de voyager, et nous avons passé deux ans à Saint-Jean-de-Luz, où je fis l’état de couturière et où ton père commença à mon insu les opérations que tu sais et dont je ne connaissais pas le fond.

» Nous sûmes conjurer la misère, mais nous étions encore bien pauvres quand il nous amena ici, où Jeanne passa aisément pour notre fille, puisque nous n’y étions connus de personne. Nous ne savions pas ce qu’était devenu le marquis. J’avais toujours peur de lui pour cette pauvre enfant. Je ne fus rassurée qu’en apprenant sa mort par une marchande ambulante que j’avais vue plusieurs fois à Mauville. Je m’informai alors de M. Brudnel. Elle ne put m’en rien dire, elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu. Je lui demandai si, deux ans auparavant, il n’y avait pas eu une personne tuée par accident dans le parc, de Mauville. Elle ne l’avait pas ouï dire.

» Je pensai que le marquis s’était vanté d’un crime qu’il n’avait pas commis, et que sir Richard avait bel et bien abandonné Fanny. Je priai cependant ton père de s’enquérir de la vérité. Nous avions gardé l’indication du lieu où il avait dû se cacher aux environs de Mauville. Bielsa s’y rendit et parvint à donner confiance au braconnier, dont il tint les détails suivants :

» Il avait effectivement donné asile à plusieurs reprises au beau monsieur anglais, et même il l’avait accompagné souvent la nuit jusqu’au bas du parc de Mauville avec le valet de chambre de l’Anglais, car ces rendez-vous étaient très-dangereux. Le braconnier ne savait pas si son hôte avait une intrigue avec la jeune marquise ou avec une de ses belles-sœurs. L’Anglais fut assez longtemps sans reparaître. Un soir du mois de juin 1825, environ quinze jours avant la fuite de Fanny, — c’était bien l’époque où elle l’avait attendu, — il revint mystérieusement, et le braconnier aida John, le valet de chambre, à tout disposer pour un enlèvement. Ils se rendirent la nuit même à la lisière du parc. C’était encore loin des cèdres. L’Anglais voulut s’y rendre seul ; mais à peine avait-il franchi la clôture qu’un coup de fusil le renversa. John s’élança, le braconnier le suivit. À leur approche, le meurtrier s’enfuit. L’Anglais était étendu par terre et paraissait mort. Ses deux compagnons l’emportèrent et le mirent dans la voiture préparée pour l’enlèvement. Ils gagnèrent ainsi le rivage de la Garonne. Là, le valet de chambre fit descendre le braconnier, lui donna une bourse d’or, et la voiture disparut dans l’obscurité. Jamais, depuis ce moment, il n’avait entendu parler du beau monsieur anglais et jamais il n’avait osé demander de ses nouvelles.

» Nous renonçâmes dès lors à l’espérance, autant vaudrait dire à la crainte de voir Jeanne réclamée par son père. Nous chérissions cette enfant comme nous eussions chéri celle que j’avais perdue. Bielsa l’appelait, tu t’en souviens, la fille de son cœur. Par la suite, divers hasards nous ont fait savoir que M. Brudnel avait reparu à Londres après une longue et cruelle maladie, et qu’ensuite il était parti pour de grands voyages. C’est toi qui m’as fait connaître son retour par la singulière coïncidence de votre rencontre aux Pyrénées et de votre subite sympathie réciproque.

Ma mère ayant terminé là son récit, je lui demandai de m’expliquer comment sir Richard avait retrouvé sa fille et comment il l’aimait tant, après avoir si longtemps oublié volontairement son existence. Je voyais dans cette soudaine tendresse plus de caprice que de véritable sentiment paternel. Comment se faisait-il, d’ailleurs, que mon nom ne l’eût pas frappé lorsque nous avions fait connaissance au Bergonz ? C’eût été une bonne occasion de s’informer au moins de ce qui concernait la mort de madame de Mauville, et il eût dû aller sur-le-champ questionner la personne qui lui avait été si attachée.

— Il y a à cela une raison bien simple, répondit ma mère : c’est que M. Brudnel, qui avait connu Adèle Moessart, fille du régisseur de Mauville, n’avait jamais connu madame Bielsa. Si, lorsqu’il retourna au château après mon départ, on put lui dire que j’avais épousé Moreno le berger, il n’y avait pas de raisons pour qu’il en demandât davantage, et même, voyant que mon souvenir était pénible pour Fanny, il évita de la questionner sur mon compte. Il était loin de penser que, dans un cas désespéré, c’est à moi qu’elle s’adresserait.

» Ton nom ne lui a donc rien rappelé, rien appris, et, quand je t’ai chargé de lui parler de moi, ce que tu as beaucoup tardé à faire, je ne sais pourquoi, j’ignorais s’il avait conservé de ses terribles amours un souvenir tendre ou amer.

» Je dois t’apprendre maintenant pourquoi, au milieu des affreux événements dont il fut victime, il ignora les véritables circonstances de la mort de Fanny et l’existence de son enfant. Emporté mourant par son fidèle valet de chambre, il fut recueilli et soigné secrètement dans une maison de campagne aux environs de Bordeaux ; ainsi au moment où la pauvre Fanny expirait dans mes bras, il était fort près d’elle, bien près d’expirer aussi.

» La blessure n’était pourtant pas très-grave par elle-même, bien qu’il eût eu l’épaule entièrement traversée par une balle ; mais l’agitation de la fuite et l’exaspération morale lui occasionnèrent de tels accès de fièvre nerveuse, qu’on désespéra souvent de sa vie. Il tomba ensuite dans une prostration complète, dont il ne sortait que pour demander à John des nouvelles de Fanny. John le trompa pour l’apaiser, et, dès qu’il le vit en état de quitter sa retraite, il lui fit accroire que madame de Mauville l’attendait à Londres. Il le fit donc embarquer au plus vite. John voulait à tout prix éloigner Richard du funeste milieu où la vengeance du marquis pouvait toujours l’atteindre.

» Arrivé à Londres, Richard courut chez sa sœur pour avoir des nouvelles de Fanny ; mais, au lieu d’une lettre d’elle, il trouva une lettre de faire part de sa mort. En outre lady C…, qui était en relations avec la marquise douairière de Mauville, avait reçu, deux mois auparavant, une lettre de cette dame, où elle annonçait, sur un ton de consternation glacée, que sa belle-fille, en état de grossesse, ayant été fort imprudemment et contre son gré faire des emplettes à Bordeaux, y était morte avec l’enfant dont elle était enceinte. La douairière n’élevait aucun doute sur la légitimité de cet enfant. Il est probable qu’elle tenait à éviter toute nouvelle cause de rencontre fâcheuse entre son fils et sir Richard. Celui-ci fut complétement trompé par cette version qu’il ne pouvait vérifier, et qui avait toutes les vraisemblances pour elle. Comme la douairière ajoutait en post-scriptum que son fils était comme fou de douleur, Richard vit là un appel à sa générosité et prit la résolution de ne point se venger. Il se persuada même que le marquis avait cru tirer sur un voleur introduit dans son parc, qu’il n’avait jamais douté de la fidélité de Fanny, et que cette malheureuse femme était morte par accident avant d’être mère.

» Écrasé de douleur, il entreprit alors les grands voyages qui l’ont distrait et soutenu durant de longues années. Il m’a confié la vérité sur ses véritables sentiments dans le passé. Il avait aimé Fanny avec plus d’emportement que de tendresse ; mais, du jour où elle lui avait donné l’espoir d’être père, il s’était consacré entièrement à elle. Il avait aliéné entre les mains de sa sœur la liberté de son avenir afin d’obtenir d’elle les moyens d’enlever Fanny et de lui assurer en Amérique une existence aisée avec son enfant, qu’il se flattait d’élever. Depuis la catastrophe, sa vie avait été un long remords, et il n’avait aimé aucune femme. Il n’avait vu en Manuela vendue par son père que l’occasion d’une bonne œuvre expiatoire, et plus tard, comme je te l’ai dit, comme il le répète souvent, l’illusion de la paternité.

» Il me reste à te dire comment sir Richard a reconnu Jeanne pour sa fille avant de rien savoir. Aussitôt que tu lui eus rappelé mon nom, il résolut de me voir afin de recueillir quelques détails sur les derniers moments de Fanny. Il ne pensait pas que j’y eusse assisté : mais je pouvais savoir quelque circonstance qu’on l’avait forcé d’ignorer. Il n’eut osé questionner aucune autre personne, dans la crainte d’éveiller des soupçons sur la mémoire de cette malheureuse femme.

» Donc, aussitôt qu’il eut rendu les derniers devoirs à sa sœur, il partit pour Bordeaux, mais non sans faire un détour pour venir me voir. Le hasard voulut que Jeanne fût seule à la maison. Il fut si frappé de sa ressemblance avec Fanny, qu’un moment il crut la voir elle-même et balbutia des paroles éperdues. Jeanne l’aurait pris pour un fou, si elle n’eût été très-émue elle-même. Il y a longtemps que Jeanne avait surpris ou deviné le secret de sa naissance. Romanesque, elle a toujours attendu son père comme une sorte de génie bienfaisant, et toute figure nouvelle d’un certain âge l’a toujours plus ou moins troublée. J’arrivai à temps pour dissiper leur mutuel embarras. Je reconnus sir Richard tout de suite et fis signe à Jeanne de se retirer.

» Alors, me saisissant les mains, sir Richard s’écria :

» — Fanny ! cette jeune fille !… Expliquez-moi cette ressemblance ! Parlez-moi de Fanny Ellingston ! pauvre chère Fanny !

» Je ne voulus rien avouer avant d’avoir pénétré ses sentiments et connu les causes de son apparent oubli. Quand je fus bien sûre de lui, je lui révélai la vérité et lui remis ses lettres à Fanny avec celles qu’elle lui avait écrites de chez la Ramonde. Je lui montrai l’acte de naissance de sa fille et l’acte de décès de la mienne ; mais il n’avait pas besoin de ces preuves pour ne pas douter de ma parole.

» Tu vois bien que tu n’as rien à craindre de l’autorité de sir Richard sur Jeanne. Il ne peut ni la reconnaître ni l’adopter sans faire deviner le mystère de sa naissance. Elle est et sera toujours à nous.

— Hélas ! pas tant que tu crois, répondis-je tristement. La voilà engouée de ce père romantique et fatal, et comme en somme elle est libre, elle peut le suivre et l’appeler « mon père » en pays étranger. Je crois qu’elle le préférera bien vite à nous.

— Pas à moi ! reprit ma mère ; depuis que Jeanne sait sa propre histoire, sa tendresse pour moi s’est encore accrue ; nous ne nous séparerons jamais.

— Mais je te l’ai dit, et j’avais un pressentiment de la vérité, tu la suivras où elle voudra que tu la suives, et je resterai seul. Je ne pourrai aller avec vous, moi. M. Brudnel ne pourra me souffrir auprès de Manuela.

Ma mère essaya de me tranquilliser, mais elle était fatiguée et n’avait plus que quelques heures à dormir, la nuit était très-avancée. Je la quittai en lui disant que je l’aimais encore plus que je ne l’avais aimée, mais j’emportais au fond du cœur une tristesse inquiète qu’elle ne put dissiper.