Michel Lévy frères (p. 298-308).



XV


Le lendemain donc, au lieu de descendre à la ville ; je me promenai dans le faubourg, sans perdre de vue notre enclos. Il ne vint personne, et j’entendis presque sans interruption le piano de Jeanne. J’avais oublié cette aventure, que je devais regarder comme insignifiante, lorsque, huit jours plus tard, comme je travaillais dans ma chambre, il me sembla qu’on marchait furtivement dans la maison. Il était près de minuit, et tout le monde se retirait à onze heures. Je craignais que ma mère ne fût malade. Elle était quelquefois prise d’étouffements nerveux et s’en cachait pour ne pas nous inquiéter. Je voulus la surprendre pour l’empêcher de s’enfermer sans répondre, et je descendais sans bruit à sa chambre, lorsque je m’arrêtai en route : un bruit de pas légers et de paroles à mi-voix partait du salon. Je m’y rendis sans faire craquer une seule marche de l’escalier. La porte du salon n’était pas fermée, et, par la fente qu’elle offrait, je vis Jeanne dans les bras d’un homme que je distinguai mal, mais qui, autant que le permettait la lueur d’une bougie placée de côté, me parut être M. Brudnel. Il me répugnait d’espionner ma sœur, je remontai précipitamment à la chambre de ma mère. Il y avait de la lumière chez elle ; je frappai, je la trouvai en train de s’habiller.

— Tu sais donc, lui dis-je tout ému, qu’il y a quelqu’un en bas ?

— Oui, quelqu’un que nous n’attendions pas ce soir et qui sans doute a quelque chose de pressé à nous dire.

— Quelqu’un qui est seul avec Jeanne au salon, tu le savais ?

— Certainement, reprit ma mère sans se troubler. Elle a été prête la première. Allons, calme-toi, tout cela est fort naturel. On te dira de quoi il s’agit. Remonte chez toi, tu nous gênerais.

— Vous avez donc des secrets pour moi ?

— Tu le sais bien !

— Je croyais qu’il n’y en avait plus. M. Brudnel…

— Eh bien, M. Brudnel ?…

— C’est lui qui est ici ?

— Quand ce serait lui ! Je ne veux pas que tu le voies encore, fais ce que je te demande, remonte chez toi et dors, à moins que tu ne sois encore jaloux de Manuela Perez et que tu ne veuilles t’opposer à son mariage ?

— Tu sais bien que j’ai des idées tout à fait différentes ; mais je trouve bizarre et, permets-moi de te le dire, je trouve révoltant que M. Brudnel vienne ici avec mystère comme un amoureux espagnol… Enfin, je trouve inadmissible et intolérable qu’il embrasse Jeanne comme si elle était sa fille ou sa sœur. Que signifie cette soudaine intimité ? Il vient donc souvent ? C’est sans doute lui que j’ai aperçu déjà…

— Laisse-nous donc tranquilles avec tes soupçons ! dit ma mère en riant, cela n’est pas de mise chez nous. Va-t’en ! obéissez à maman, monsieur.

Elle m’embrassa tendrement et descendit, me laissant stupéfait.

Je restai où j’étais, dans la chambre de ma mère, les coudes appuyés sur la fenêtre que j’ouvris brusquement pour ne pas étouffer, la tête dans mes mains, en proie à une agitation inconcevable.

Que se passait-il en moi ? pourquoi cette sorte de rage ? Je haïssais sir Richard de toutes les puissances de mon être. Jamais je n’avais été jaloux de Manuela comme je l’étais de Jeanne.

— N’est-ce pas tout simple ? me disais-je ; Jeanne est ma sœur, c’est-à-dire mon honneur même, et, non content de m’avoir repris sa maîtresse, il vient me prendre, jusque dans ma maison, l’idéal de pureté que j’ai le droit et le devoir de défendre ! Lui ! un homme chaste ! Ma mère est une véritable enfant sur ce chapitre. Une femme peut donc être trop honnête et pécher par excès de vertu ! Peut-elle croire que ce vieillard expérimenté embrasse Jeanne paternellement lorsqu’elle avoue elle-même qu’il a eu une jeunesse trop ardente ? Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi Jeanne, si réservée, jette-t-elle ses bras au cou d’un étranger, quand elle tend tout au plus la main aux vieux amis de la famille, quand je n’ose, moi, poser mes lèvres que sur son front ? Et ce mystère ! pourquoi venir le soir par des chemins dérobés ? Jeanne était seule avec lui au jardin l’autre soir ! Et cette nuit elle était levée la première, elle l’embrassait sans témoins ! Elle l’aime donc ? Est-ce elle qu’il épouse ? Me trompe-t-on ? me laisse-t-on pour consolation la problématique fidélité de la Manuela ? Mais tout cela ne peut se décider sans moi, et ma mère exige une patience par trop aveugle ! Je ne veux pas que Jeanne, dupe de la froideur de ses sens ou des bizarreries éthérées de son imagination, séduite peut-être par le nom et la fortune, devienne, dans la fleur de son âge, la compagne, la garde-malade d’un vieillard ; non, je ne le veux pas, je ne le souffrirai pas !… à moins pourtant… — un éclair trouble passait devant mes yeux, — à moins qu’elle ne soit sa fille !

Mille souvenirs vagues se pressèrent alors dans mon esprit. Elle n’était, disait-elle autrefois, ni la fille de ma mère, ni celle de mon père. J’ai pourtant vu des actes irrécusables, Cécile-Jeanne, née du légitime mariage de mes parents… D’ailleurs, pourquoi me cacherait-on ce secret de famille ? Quel qu’il soit, je l’accepte ; mais, s’il n’existe pas, si Jeanne est ma sœur, je ne permettrai pas qu’elle dispose d’elle-même sans me consulter !… et, quittant la fenêtre, j’allais descendre au salon au risque d’offenser ma mère, lorsqu’on ouvrit la porte au-dessous de moi ; je me glissai jusqu’à la rampe de l’escalier, et j’entendis Jeanne dire à demi-voix dans le vestibule :

— Oui, oui, mon père, nous irons certainement ; comptez sur nous. Embrassez-la pour moi.

Ma mère et Jeanne reconduisaient sir Richard par le jardin. Je pus remonter à ma chambre et me jeter sur mon lit. Puisqu’on dissimulait avec moi, je pouvais dissimuler aussi et paraître ignorer le secret qu’on ne daignait pas me révéler.

Mais, au lieu de dormir, je pris encore ma tête dans mes mains et retombai dans des perplexités poignantes. Jeanne, née du légitime mariage de mes parents et pourtant fille de sir Richard, ne pouvait être que la fille de ma mère, une faute acceptée par son mari, une faute de cette sainte femme, objet d’une vénération sans bornes !

— Non, m’écriai-je en me levant sur mon lit et en me tordant les bras, cela n’est pas, cela ne peut pas être ! Et pourtant combien de probabilités péniblement ressassées pour que cela dût être ! L’amour immense de ma mère pour Jeanne, son émotion quand je lui avais appris que sir Richard était mon client, l’intimité qui régnait de nouveau entre eux, leur correspondance qu’il m’était interdit de lire, ces rendez-vous mystérieux… Je ne pus y tenir, je redescendis chez ma mère qui déjà s’était recouchée, mais qui ne dormait pas. Je tombai à genoux devant son lit que j’arrosai de mes larmes.

— Je suis fou, lui dis-je. Je suis désespéré, pardonne-moi ! Dis-moi que Jeanne n’est pas ta fille !

— Ah ! me dit-elle en me prenant par les cheveux avec un bon rire tendre, tu l’as donc enfin deviné ?

— Merci, merci ! lui criai-je en couvrant ses mains de baisers. Si tu savais quel bien tu me fais !

— Je craignais justement de te faire de la peine ! D’où vient donc ta joie ?

— Tu me le demandes !

— Il faut donc deviner ? Tu savais quelque chose, et tu n’aimais pas Jeanne comme ta sœur ?

— Si, ma mère ! je te jure que si ! Je ne savais rien, je ne devinais pas : j’aimais Jeanne aussi saintement que je t’aime.

— Eh bien, alors… je ne comprends plus ! dit naïvement ma mère.

Elle ne pouvait pas admettre que je l’eusse soupçonnée. Je me hâtai de détourner sa clairvoyance. Je lui parlai de mes folles suppositions sur un mariage projeté entre Jeanne et M. Brudnel, et je lui avouai que j’avais surpris le secret du lien qui les unissait.

— Alors, reprit ma mère, tu sais que nous nous rendons à sa prière. Nous allons assister demain à son mariage avec Manuela. J’ai à vaincre et à taire quelques préventions qui me restent ; mais Jeanne, qui ne sait rien et ne doit jamais rien savoir de ton aventure, est toute disposée à aimer la femme de son père.

— Sa mère à elle est donc morte ?

— Elle est morte peu de jours après l’avoir mise au monde, à Bordeaux.

— N’était-ce pas… ?

— Fanny Ellingston.

— Marquise de Mauville ; je me souviens ! le tombeau où tu as prié avec Jeanne. Dans ce moment-là, j’ai cru comprendre, et Jeanne a compris certainement. Pourquoi nous avoir abusés depuis et si longtemps ? J’étais en âge, moi, de garder un secret.

— Je devais, au contraire, détourner de ton esprit tout soupçon de la vérité.

— Pourquoi ?

— Parce que tu aurais aimé Jeanne et que son avenir ne m’appartenait pas.

— Je l’eusse aimée, dis-tu ? Oui, c’est possible, qui sait ? J’étais si jaloux d’elle tout à l’heure !… Mais apprends-moi donc, peux-tu m’apprendre sa véritable situation ? M. Brudnel peut-il la reconnaître, l’adopter, se déclarer son père ? N’a-t-elle pas été inscrite sur les registres de l’état civil comme ta fille et celle de mon père ? Il n’a aucun droit sur elle, elle reste ma sœur, elle l’est devant la loi !

— Qu’elle reste donc ta sœur, répondit ma mère. Pour ce qui concerne sir Richard, attendons le résultat de ses réflexions.

— Quelles réflexions ? Il ne peut rien déclarer sans attirer sur toi de graves dangers. Il n’est permis à personne de substituer un enfant à un autre, car mes commentaires me conduisent à penser que, ma vraie sœur étant morte en naissant, Jeanne a pris sa place, et que mon pauvre père, qui ne respectait pas beaucoup la loi, a fait dresser un acte de naissance à la place d’un acte de décès. S’il en a été ainsi, je ne veux pas que tu sois recherchée comme complice d’une pareille irrégularité, et, dans ce cas, j’interdis à sir Richard de faire acte d’autorité paternelle dans ma famille.

— Pauvre sir Richard, dit ma mère, je vois qu’il sera bien difficile de te réconcilier avec lui ! Dans quelque sens qu’il agisse, tu trouves toujours une cause d’hostilité. J’espère pourtant qu’il n’y aura point de lutte ouverte, et jusqu’à nouvel ordre je conférerai avec lui séparément.

— Comme tu voudras ! mais dis-lui de ma part que je lui défends de t’exposer au soupçon ou à une affaire très-fâcheuse. Il ne peut jamais reconnaître Jeanne, je lui interdis de l’essayer. Je connais et j’invoque la loi ; Jeanne nous appartient. Je serai son frère et son protecteur envers et contre tous. Je m’oppose à ce qu’elle assiste au mariage de Manuela, parce que je ne veux pas que Manuela soit la confidente d’un secret si grave. Elle n’y comprendrait rien et en parlerait avec Dolorès, qui en parlerait à tout le monde. Les femmes font bon marché de l’autorité légale, et toi-même tu ne me parais pas avoir jamais compris les graves conséquences de ton sublime dévouement pour la marquise de Mauville.

— Allons ! dit ma mère, il faut donc te tranquilliser pour empêcher d’inutiles et pénibles conflits avec M. Brudnel ; c’est trop tôt, c’est beaucoup plus tôt que je ne le voulais : j’aurais préféré te laisser croire encore qu’il y avait entre Jeanne et toi des obstacles insurmontables ; mais tu m’arraches la vérité. Je ne veux pas que tu puisses supposer que ton père a commis à mon instigation une faute aussi grave que celle de tromper la municipalité. Tu as vu l’acte de naissance bien authentique de ta sœur Jeanne, morte en naissant : je ne t’ai pas montré son acte de décès, voilà tout, mais il existe, et aucun officier civil n’a été trompé. Jeanne, la fille de mon amie Fanny Ellingston, a été portée aux enfants trouvés, d’où on l’a retirée aussitôt pour la mettre en nourrice. Telle était la volonté de sa mère, qui ne voulait pas la laisser exposée au juste ressentiment de son mari. Les circonstances étaient telles, qu’il ne pouvait pas douter de sa faute, et c’était un homme terrible, capable de tout ; mais, pour te faire comprendre les nécessités que j’ai subies et acceptées, il faut que je te raconte l’histoire de ma pauvre amie et celle de Richard Brudnel.

— Je sais le commencement, répliquai-je. Tu en as souvent parlé devant moi avec mon père. Fanny Ellingston était orpheline sans fortune, parente de la marquise de Mauville, qui la faisait élever avec ses filles et toi ; le jeune marquis de Mauville aima Fanny et l’épousa contre le gré de sa mère, qui eût voulu pour lui un mariage plus avantageux. Ce mariage eut lieu à Mauville, dans les environs de Marmande, et peu après tu quittas ce pays pour épouser mon père, à Bordeaux.

— Jusque-là, reprit ma mère, tu es bien renseigné ; mais je dois te dire une des raisons qui me portèrent à me marier.