Michel Lévy frères (p. 266-276).



XIII


Le temps de l’attente se passa en visites que je dus rendre, et en promenades, où ma mère et Jeanne me prièrent de les accompagner. Jeanne autrefois absorbée par son travail, prit plaisir à sortir avec moi et à s’intéresser à toutes choses. Nous causions, et j’étais frappé de ses notions étendues. Depuis le collége, je n’avais guère causé à fond avec elle ; je puis dire que je ne la connaissais vraiment pas. Elle avait toujours vécu dans un monde intérieur où elle s’enfermait avec mystère ; elle en sortait maintenant, et c’était comme un beau lever de soleil sur la mer tranquille. Elle aimait à poétiser ses appréciations, mais elle riait elle-même de cette tendance et demandait grâce pour des rêveries dont on était séduit en l’écoutant, tant elle disait bien ce qu’elle voulait dire. Cette âme muette, qui avait si longtemps trouvé son unique expression dans la musique, semblait avoir pris le courage de se manifester par la parole. Je lui cachais ma surprise et mon éblouissement dans la crainte de lui donner de l’orgueil, mais j’en avais pour elle. Je me sentais devenir fier d’elle autant que l’était notre mère. J’admirais surtout la beauté de ses idées et l’application qu’elle en faisait à ses sentiments. Elle n’était pas follement optimiste, on ne sentait pas l’enfant en elle. Elle ne voyait pas tout en beau, mais ce qui était noir, elle l’éclairait du rayon de son indulgence et de sa pitié. C’était comme un parti pris, et pris souverainement, d’étendre l’amour à tous les êtres et de se dévouer pour ainsi dire universellement. Elle disait avoir bien peu lu. Est-ce dans l’extase musicale qu’elle avait trouvé la révélation de ces trésors de mansuétude, de ces puissances de sagesse et d’équité ?

J’arrivai à une admiration pleine de charme et d’attendrissement ; j’en parlais avec ma mère, et je commençais à comprendre qu’une femme comme Jeanne n’eût encore trouvé personne à aimer ; même mon cher Vianne me semblait maintenant au-dessous d’elle, et je n’eusse pas osé plaider sa cause.

— C’est que tu n’as jamais deviné Jeanne, répondait ma mère ; moi, je la pressentais, je lisais en elle. Elle a été lente à trouver son chemin, elle redoute le médiocre, en rien elle ne s’accommoderait d’un pis-aller. Cette musique qui l’a enfin passionnée, elle l’a abordée en tremblant. À la fois ambitieuse et modeste, elle craignait de n’y pas saisir son idéal. Timide, elle a bien longtemps douté d’elle-même. Il a fallu que l’admiration des autres la rassurât, et je dois dire que celle de sir Richard a été nécessaire pour lui donner tout à fait conscience d’elle-même. Elle a vu qu’il était un juge compétent ; elle a, depuis ce jour, fermé son piano, comme pour savourer sa victoire. Et ne va pas t’imaginer que Jeanne pense à se produire en public. Elle écrit ses compositions, qui ne verront peut-être, jamais le jour, car on n’édite avec succès que les noms célèbres, et Jeanne ne voudrait pas devenir célèbre ostensiblement. Elle ne consentira jamais à payer de sa personne. Elle ne désire pas la richesse, notre humble aisance lui suffit ; je crois même que la pauvreté lui serait peu sensible. Tout le problème à résoudre pour elle, c’est de trouver l’expression des pensées musicales qui l’oppressent. Si elle a encore des jours de rêverie et de silence, c’est que la muse se débat en elle. Quand elle a trouvé sous ses doigts le vrai sens de son rêve enthousiaste, elle renaît, elle s’épanouit, elle est heureuse. Il m’a fallu un certain temps, à moi ignorante, pour me rendre compte de tout cela. J’y suis arrivée. J’ai couvé l’œuf d’or sans trop savoir ce qu’il contenait. Quand le phénix en est sorti, j’ai été tranquille et victorieuse aussi.

Ma mère s’était toujours exprimée facilement ; mais, depuis que Jeanne parlait, ma mère parlait encore mieux qu’autrefois. Je remarquais un progrès notable chez cette femme de cinquante ans qui avait acquis tout ce qu’elle avait voulu faire acquérir à sa fille. J’étais frappé de cette mutuelle influence qui avait agrandi leur horizon.

— Pourquoi es-tu étonné de cela ? reprenait ma mère. Cela ne s’est pas fait d’un coup de baguette de fée. Il y a vingt ans que nous tâchons de grandir ensemble, ta sœur et moi. Tu ne t’en apercevais pas ; tu étais trop jeune pour nous juger. Tu ne pouvais pas constater que chaque jour nous étions un peu plus avancées que la veille, et puis tu t’es mis à courir vite dans les études forcées, et alors, naturellement occupé de toi seul, tu n’as pas fait grande attention à nous.

— C’est possible, et d’ailleurs, n’ayant encore aucune expérience, je manquais de point de comparaison. À présent je m’éveille de ma lourde personnalité, et je m’aperçois que je ne suis qu’un enfant en présence de deux êtres supérieurs, peut-être un enfant peu digne d’avoir une telle mère et une telle sœur !

— Tu as toujours été un enfant digne de la plus vive tendresse et de la plus haute estime, reprit ma mère ; seulement, tu as peut-être été un peu jeune dans ces derniers temps. Nous verrons, nous verrons, je ne juge point encore.

Je reçus une lettre de Vianne ; Manuela était assez calme. Mon départ n’avait point amené de crise. M. Brudnel lui ayant dit que j’étais naturellement impatient d’aller chercher le consentement de ma mère. Elle était partie avec lui pour Montpellier, où ils comptaient s’arrêter quelques jours avant de gagner leur nouvelle résidence. « M. Brudnel, disait Vianne, m’a chargé de retenir leurs appartements à Montpellier, et je les reverrai. Je pourrai te parler d’eux en connaissance de cause. » Ma mère reçut aussi de sir Richard une lettre qu’elle ne me montra pas ; elle me dit seulement que la malade avait bien supporté le voyage jusqu’à Montpellier, et qu’on s’arrêterait là quelques jours avant de se rapprocher de nous tout à fait. Sir Richard disait avoir réussi à tranquilliser Manuela sur mon compte, « sachant bien que j’étais incapable de manquer à ma parole. »

À ce laconique compte rendu, ma mère ajouta un commentaire non moins concis.

— Ainsi, me dit-elle, sir Richard pense qu’en cas de guérison Manuela doit devenir ta femme.

J’étais irrité contre sir Richard. Je répondis qu’il ne faisait que se rendre à ma propre décision, et que je ne comprenais pas que ma mère eût besoin de l’assentiment d’un étranger pour m’accorder le droit de faire mon devoir.

— Tu me blâmes ? dit ma mère avec un beau sourire fier et doux que je lui connaissais et qui la plaçait au-dessus de tous les soupçons. Tu verras que tu me donneras raison plus tard ; quant à présent, je n’ai rien dit, et c’est toi qui me fais parler. Je t’ai fait connaître l’opinion de M. Brudnel, je n’ai pas donné la mienne.

— Mais c’est la tienne, la tienne seule que je demande !

— Eh bien, la voici. Tout dépend de la conduite que tiendra M. Brudnel. J’ai la certitude qu’elle sera souverainement désintéressée et qu’il subordonnera toutes ses résolutions à l’état de santé de Manuela. Tu as compromis l’existence de cette personne, c’est à lui de juger si ta présence doit la perdre ou la sauver. Sache attendre. Je suis résignée, quant à moi, à accepter les conséquences de ton entraînement, me fussent-elles pénibles, plutôt que de me trouver en désaccord avec ta conscience.

J’admirai la droiture et le courage de ma mère, car il m’était facile de voir combien elle désapprouvait mon choix. J’avais manifesté le désir d’aller voir M. Brudnel à l’insu de Manuela. Elle ne s’y opposa point.

Je ne le fis pourtant pas ; je remis même de jour en jour à écrire à sir Richard ; puis j’arrivai à me dire qu’il m’avertirait, s’il jugeait devoir conférer avec moi. J’éprouvais une extrême répugnance à lui faire des avances quelconques. Mes nerfs étaient pourtant calmés, ma bonne et douce vie de famille me rendait à moi-même ; le fantôme de Manuela s’effaçait comme un rêve. Il me semblait que, si elle consentait sans révolte à mon éloignement, c’est qu’après tout elle préférait les doux soins de M. Brudnel à mes violences. Enfin, chaque heure écoulée loin d’elle me semblait détendre le lien, et je ne pensais pas sans effroi au moment éventuel où, rappelé près d’elle, je serais forcé d’accepter la recrudescence d’affection et de reconnaissance que sir Richard avait dû lui inspirer. J’aimais infiniment mieux prévoir que ces tendres soins prodigués par lui seul la guériraient vite, et qu’elle se laisserait persuader de me rendre ma parole. Mon orgueil ne se révoltait plus à l’idée d’être supplanté par un homme plus habile que moi. Je reconnaissais m’être conduit comme un enfant ; je méritais la leçon que j’avais provoquée.

C’est dans ce sens que j’écrivis à mon ami Vianne, en lui reprochant de ne m’avoir pas donné de nouvelles depuis son premier billet. Je reçus de lui cette réponse :

« Puisque te voilà revenu du pays des chimères, puisque tu donnes cent fois raison, et même plus tôt que je ne l’espérais, à tout ce que je t’avais dit de la fragilité de ton amour pour l’odalisque, je puis te parler d’elle en toute tranquillité. Je la vois tous les jours et je t’assure qu’elle guérira. Tu sais que je ne partageais pas du tout l’opinion de nos grands docteurs de Marseille sur la gravité de son mal. Les affections nerveuses ont le fâcheux privilége de simuler si exactement d’autres affections organiques, que les plus habiles praticiens y sont encore trompés. Le cas pathologique de mademoiselle Perez est pour moi assez intéressant, et, comme je suis le seul qui ait bien auguré de sa guérison possible, M. Brudnel m’a prié de lui donner des soins. J’ai osé faire le contraire des prescriptions tracées, j’ai permis le mouvement et même dans une juste mesure les émotions, si sévèrement proscrites. On a été au théâtre, et on ne s’en est pas mal trouvé. Enfin, on guérira probablement, je dirais certainement, si on pouvait compter sur un avenir quelconque dans les choses humaines. Ne t’alarme donc plus, « ton amour ne lui a pas donné la mort » ! C’était une belle phrase, et je la regrette pour toi. Tu n’auras plus occasion de la placer dans le récit de ta romantique destinée.

« Mais cette guérison, que tu redoutes autant que tu la souhaites, ne compromettra pas ton avenir, je l’espère. L’odalisque n’a pas été si amoureuse de toi qu’il t’a semblé, ou bien elle a cédé à un caprice de l’imagination, comme tu cédais à la fougue de la jeunesse. Je crois qu’elle aime réellement M. Brudnel plus que tout au monde, ce qui me prouve qu’elle a plus de cœur que de sens. M. Brudnel l’épousera-t-il ? Je ne sais. Il le promet maintenant, il s’en fait un devoir ; mais je commence à douter qu’il ait de l’amour pour elle. Il a passé l’âge des entraînements. Quel que soit le dénoûment, cela ne regarde plus qu’eux, et nous n’avons pas à nous en préoccuper.

» Présente à ta mère et à ta sœur mes plus profonds et affectueux respects. »

Après cette lettre, je me sentis heureux et libre comme je ne l’avais jamais été ; il semble qu’il faille avoir souffert pour connaître le prix de l’existence. Il faut aussi avoir un peu voyagé pour apprécier la valeur, du pays où l’on a été élevé. J’aimais donc ma mère, ma sœur et mon pays comme je ne les avais jamais aimés, et dans la prévision d’une séparation définitive avec M. Brudnel, je rêvai de m’établir à Pau. Le départ d’un des médecins nombreux qui se partageaient la clientèle, la mort d’un autre, les infirmités d’un troisième, me faisaient une petite place que je pouvais prendre et que je préférais infiniment à l’inféodation à un seul client.

Ma mère voyait peu de monde autrefois, mais le talent de ma sœur tendait à augmenter le cercle de leurs relations ; elles jouissaient toutes deux de la haute estime et de la sympathie qu’elles méritaient. Dès les premiers jours, je fus appelé chez quelques voisins. Je fus heureux dans mes prescriptions. J’avais appris assez d’anglais avec M. Brudnel pour que des familles anglaises fixées à Pau furent satisfaites de s’entendre facilement avec moi et empressées de me recommander les unes aux autres. J’exprimai à ma mère le désir et l’intention de ne la plus quitter, et ce fut pour elle une grande joie.

— Tu gagneras peu dans les commencements, me dit-elle, mais nous vivrons très-bien quand même ; nous savons nous arranger, et je vois que tu n’as pas plus de besoins et de fantaisies que nous. Oui, oui, reste, et tu verras que tu seras heureux.

— Quand ce ne serait, dit Jeanne, que du bonheur que tu nous donneras.

— Voilà, lui répondis-je, une parole qui me déciderait, si j’étais incertain.

Je consommai donc dans ma pensée la rupture de mes relations médicales avec M. Brudnel, avec d’autant plus d’assurance que, si je devais, contre toute probabilité, devenir l’époux de Manuela, je devais en même temps songer à lui créer une existence indépendante des largesses de son protecteur.

Trois mois s’écoulèrent ainsi dans l’attente d’une solution. M. Brudnel, qui était toujours à Montpellier, écrivait souvent à ma mère. La santé de Manuela s’améliorait sensiblement. Du reste, pas un mot pour moi de la part de Manuela dans ces lettres, que ma mère refusait de me montrer, et, lorsque je témoignais quelque méfiance :

— Montpellier n’est pas si loin, me disait-elle, tu peux aller t’informer toi-même.

Savait-elle que c’était là ce que je redoutais le plus ?