Michel Lévy frères (p. 1-19).



I


Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d’où il s’absentait sans cesse pour ses affaires. J’y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne.

Mes souvenirs d’enfance sont très-vagues et comme interrompus. Nous étions pauvres, ma mère était souvent triste, on parlait peu autour de nous.

Ma mère était couturière pour le petit monde. Moi, Laurent Bielsa, je courais les rues, faisant les petits métiers qui se présentaient, ouvrant au besoin les portières des voitures, ramassant même les bouts de cigare pour les revendre à des industriels non patentés qui en faisaient d’excellentes cigarettes. Ceci est du plus loin que je me souvienne. Je n’étais pas habile dans l’art de gagner ma vie, bien que je fusse assez actif et entreprenant ; mais j’étais désintéressé et comme insouciant du profit. On était séduit par ma jolie figure, et puis on remarquait vite que c’était une bonne figure, et les gens économes abusaient de la découverte pour me payer aussi peu que possible. Voilà du moins ce que disait mon père, quand par hasard il avait le temps de m’observer et de s’occuper de moi.

Insensiblement notre position changea ; nous fûmes mieux logés, mieux nourris, et, un beau jour, on m’envoya à l’école : puis, quand j’eus dix ans, on me mit au collége, et, trois ou quatre ans plus tard, nous menions le train de petits bourgeois aisés, habitués à l’économie, ayant des habitudes modestes, mais ne manquant de rien et ne subissant aucune dépendance pénible.

Un jour, mon père nous dit, — c’était au moment des vacances :

— Enfants, apprêtez-vous à faire un beau voyage. Vous avez bien travaillé, on est content de vous (ma sœur était en pension chez des religieuses), vous méritez une récompense. Je vous emmène avec votre mère dans la montagne. Il est temps que vous connaissiez ce beau pays qui est le vôtre, — car ma famille y a vécu de père en fils, — et que vous n’avez encore vu que de loin. Il est temps aussi que vous connaissiez vos propriétés ; car, Dieu merci, nous ne sommes plus des malheureux, et votre père, qui n’est pas un endormi, a su vous gagner quelque chose.

C’est la première fois qu’il parlait ainsi, et je fus étonné de voir le visage de ma mère rester triste et froid, comme si elle eût trouvé à blâmer dans la joie de mon père. Ils s’aimaient pourtant beaucoup et ne se querellaient jamais.

C’était en 1835 ; j’avais alors treize ans, je commençais à réfléchir ; je commençais à observer. Voici ce que, en écoutant et en commentant sans questionner et sans avoir l’air curieux, je découvris peu à peu, à partir de ce moment-là.

Ma mère, qui avait été élevée dans une famille riche, était très-supérieure comme éducation à ce beau montagnard qu’elle avait épousé par amour. Ils s’entendaient en toute chose, hormis une seule, la principale, hélas ! sa vie d’absences continuelles.

Pourquoi ces absences ? Il n’avait aucun vice. Il respectait et chérissait sa femme, cela était évident. Il y avait donc dans la nature de ses occupations et dans la rapidité de notre petite fortune un point mystérieux dont il n’avait jamais été question devant nous et que personne autour de nous ne savait. Mon père s’occupait de colportage, d’échanges de denrées, de commerce en un mot ; voilà ce que l’on nous disait et ce que personne autour de nous ne contestait. Quand on lui remontrait qu’il était toujours en voyage et ne jouissait guère du bonheur de vivre en famille, il répondait :

— C’est mon devoir de faire ce sacrifice. Je me suis marié jeune et absolument pauvre. J’étais simple gardeur de moutons. Ma femme avait un petit capital que j’ai risqué dans les affaires pour le doubler et que j’espère quadrupler avec le temps et le courage. Quand j’en serai venu à bout, je ne quitterai plus mon nid, j’aurai mérité d’être heureux.

Il passait pour le meilleur et le plus honnête homme du monde, et, à son point de vue, il était certainement l’un et l’autre, mais il était trop fin et trop prudent pour n’avoir pas quelque chose à cacher. À peine fûmes-nous en route pour ce beau voyage à la montagne, que je m’en aperçus. Il avait une foule de connaissances qui n’avaient jamais paru chez nous. Il les abordait d’un air ouvert et s’éloignait aussitôt pour leur parler bas et avec des précautions extrêmes. Ma mère le suivait des yeux d’un air inquiet, comme si elle eût craint qu’il ne nous quittât, et, quand il revenait à nous, elle le regardait avec un mélange singulier de reconnaissance et de reproche. Il lui prenait la main ou lui disait quelque bonne parole. Elle se résignait, et rien ne trahissait ouvertement l’espèce de lutte établie entre eux.

Le long de la route, il me questionna sur mes études. Je vis bien, à ce moment-là, qu’il savait à peine lire et écrire et qu’il avait fort peu de notions d’histoire et de législation ; mais il était très-habile en fait d’arithmétique et connaissait la géographie d’une manière remarquable.

Je puis dire que je fis connaissance avec lui dans ce voyage et que je me pris d’une vive affection pour lui. Ma sœur, qui n’avait que dix ans, avait toujours eu un peu peur de ses manières brusques, de sa voix forte, de sa grosse barbe noire et de ses yeux étincelants. Quand elle le vit si bon, si tendre avec nous et si attentif auprès de notre mère, elle se mit à le chérir aussi.

Ma mère vit naître avec plaisir cette union entre nous.

— Mes enfants, nous dit-elle dans un moment où il dormait dans la voiture et où nous le regardions en nous demandant à demi-voix pourquoi nous l’avions toujours craint, — aimez-le de tout votre cœur ; c’est un bon père qui a compris plus qu’on ne lui a enseigné. Il a compris, par exemple, que le plus beau présent à vous faire était de vous donner une éducation au-dessus de celle qu’il a reçue, et aucun sacrifice ne lui a coûté pour cela. Travaillez donc toujours de votre mieux pour l’en remercier.

— C’est bien parlé, petite femme, dit mon père, qui s’était éveillé et qui écoutait, mais il faut que les enfants t’aiment encore plus que moi, car c’est toi qui m’as fait comprendre mon devoir. Je reconnais à présent que tu avais raison. Je sais ce qu’il en coûte pour gagner sa vie quand on est ignorant, et comme mon état est pénible, chanceux…

— C’est bien, c’est bien, dit ma mère en l’interrompant.

Et elle parla d’autre chose.

Le but de notre voyage était le village de Luz dans les Pyrénées. Nous y passâmes la nuit, et le lendemain de grand matin, nous montâmes à la propriété que mon père avait acquise sur la croupe du mont Bergonz. C’était un riant pâturage, bien planté, avec une gentille maison qui servait d’auberge aux promeneurs établis pour la saison aux bains de Saint-Sauveur et aux touristes installés à Luz. Il avait un joli jardin, un domestique, et deux belles vaches. On venait déjeuner ou goûter chez lui : il nous dit qu’il gagnait là beaucoup d’argent, qu’il en gagnerait davantage si nous voulions l’aider à bien recevoir et à bien traiter la clientèle, et qu’il en gagnerait toujours plus, parce que les eaux étaient de plus en plus fréquentées. En un mot, ce petit établissement était, selon lui, un avenir sérieux.

Ma mère eut l’air de le croire, et en effet il nous vint beaucoup de monde, des gens riches qui payaient très-cher une tasse de lait ou une omelette, et qui ne marchandaient point.

Nous nous mîmes de grand cœur à la besogne. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur, s’occupait du laitage ; moi, je courais de tous côtés pour l’approvisionnement. J’allais acheter des truites, du gibier, des œufs, des fruits. Il fallait aller assez loin, la montagne ne suffisait pas à la consommation faite par ces étrangers. Cette vie active au milieu d’un pays splendide me passionnait. En bien peu de temps, je devins aussi solide, aussi leste, aussi hardi que si j’eusse été élevé en montagnard. La saison des bains finissait avec mes vacances. Mon père nous ramena à Pau et repartit peu de temps après pour Bayonne, ou pour toute autre destination inconnue, car il donnait rarement de ses nouvelles, et nous passions souvent deux et trois mois sans savoir où il était.

L’année suivante, ma mère et ma sœur retournèrent avec lui à l’auberge de la vallée de Luz dès le milieu de l’été ; j’allai les rejoindre aussitôt que mes vacances furent ouvertes, et je passai encore là deux mois d’ivresse et de fiévreuse activité.

— Le beau montagnard ! disait tout bas mon père à sa femme. Quel dommage…

— Tais-toi, mon grand diable, répondait-elle, souviens-toi de ta parole.

— C’est parce que je m’en souviens, reprenait-il, que je regrette quelquefois de faire de mon fils un bourgeois et non un homme !

De semblables paroles que je saisis plusieurs fois au passage me donnèrent à réfléchir. Un bourgeois n’était-il point un homme ?

— D’où vient alors, pensais-je, que ma mère me condamne à cette infériorité ?

Je continuais pourtant à m’instruire, non plus tant par point d’honneur que parce que j’avais goût à l’étude. L’histoire surtout m’intéressait. Le grec et le latin ne me passionnaient pas, mais l’extrême facilité et la prodigieuse mémoire dont j’étais doué me permettaient d’être toujours sans effort un des premiers de ma classe.

Seulement j’oubliais toute préoccupation intellectuelle dès que je mettais le pied dans la montagne, l’homme physique prenait alors le dessus. L’amour de la locomotion et des aventures s’emparait de moi ; je quittais nos riantes collines pour m’enfoncer et m’élever dans les sites les plus sauvages et les plus périlleux. Je suivais les chasseurs d’ours et d’izards ; dans ce temps-là, le gros gibier abondait encore. Je m’associais aux guides qui conduisaient les naturalistes à la brèche de Roland, au Mont-Perdu, au tour Mallet, aux cirques du Marboré et de Troumouse, aux Monts-Maudits, etc. Je pris ainsi le goût des sciences naturelles, et, de retour à Pau, je les étudiai avec ardeur.

Mon père non-seulement me laissait libre de courir la montagne, mais encore il me protégeait contre les doux reproches de ma mère, qui s’inquiétait de mes longues excursions et craignait que je ne perdisse le goût de l’étude dans ce développement d’activité physique.

Mes promesses la rassuraient, et je tenais parole. Chaque année, j’avais plusieurs prix. Mes camarades, qui me voyaient beaucoup lire en dehors du programme de nos études, étaient un peu jaloux de la facilité avec laquelle je les rattrapais quand le moment des examens approchait. Ils me pardonnaient à cause de mon bon caractère. J’étais fort comme un taureau et doux comme un mouton, disaient-ils. Étais-je ainsi en effet, et suis-je réellement ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Ma personnalité ne s’est jamais formulée à mes propres yeux que comme une question d’atavisme un peu fatale et inconsciente. Je tenais du sang paternel la force physique, la confiance dans le danger, l’amour de la lutte ; je tenais de ma mère ou de ses aïeux protestants le sérieux de manières, la réflexion et la rigidité de conscience. Je me suis si rarement trouvé en désaccord avec moi-même, que je n’ai eu aucun mérite à bien agir dans les circonstances difficiles.

J’arrivai à l’âge de seize ans sans prendre aucun souci de mon avenir. Évidemment les affaires de mon père prospéraient, car notre aisance augmentait toujours, et j’entendais parler de cinquante mille francs de dot pour ma sœur et d’autant pour moi dans un avenir plus ou moins rapproché. On parlait aussi de m’envoyer étudier la médecine à Montpellier quand j’aurais fini mon temps au collège. Ma sœur, qui travaillait avec persévérance et qui était très-pieuse, avait l’idée de se consacrer à l’éducation des filles, et songeait à prendre ses degrés en attendant son diplôme. Elle ne voulait point entendre parler de mariage, disant qu’elle ne comptait point en courir les risques. Mon père traitait cette idée de fantaisie d’enfant, ma mère la combattait avec douceur, mais avec une certaine tristesse qui m’intriguait.

J’eus le mot de l’énigme qui nous enveloppait l’année 1838, pendant notre station annuelle dans la montagne.

J’étais parti le matin pour une de mes grandes excursions et ne devais revenir que le lendemain soir ; mais, les brouillards ayant envahi la région que je devais explorer avec quelques camarades, nous revînmes sur nos pas le jour même et je rentrai chez nous assez tard. Tout le monde paraissait couché : ne voulant pas réveiller ma mère, qui avait le sommeil léger et qui était très-matinale, je me glissai à ma chambre et dans mon lit sans faire le moindre bruit.

J’étais fatigué, j’allais m’endormir quand j’entendis que mes parents causaient dans la salle à manger, tout près de la cloison qui me séparait d’eux. J’écoutai, et j’avoue que ce n’était pas la première fois. Je ne m’en faisais point de scrupule. Je m’étais persuadé depuis longtemps que je devais surprendre leur secret, que ce secret, qui était mien par la force des choses, puisque j’en porterais un jour la responsabilité, devait devenir mien par l’effet de ma volonté. On me trouvait trop jeune pour qu’il me fût confié, je me sentais assez homme pour en accepter toutes les conséquences et pour mettre un terme, par ma décision, au désaccord douloureux qui régnait entre deux époux si tendrement unis d’ailleurs.

J’écoutai donc. Ils ne me savaient pas là ; ils allaient parler sans détour et sans réticence. La chambre de ma sœur était plus loin ; le domestique couchait en bas. Ils n’avaient à se méfier de rien ; et cependant par habitude ils parlaient à demi-voix, mais peu à peu, en discutant, ils s’oublièrent, et j’entendis fort bien.

— Le marier ! disait ma mère, es-tu fou ? Il faudra songer à cela dans dix ans.

— Dans cinq ou six ans ! répondait mon père. Je n’avais pas vingt et un ans quand je t’ai épousée.

— Aussi !

— Aussi j’étais trop jeune, tu veux dire ? J’ai fait des bêtises ; j’ai compromis ta dot ! C’est ta faute, ma chérie : tu voulais que je fisse le commerce régulier. Il n’y avait là, pour un ignorant comme moi, que de l’eau à boire. Aussi en ai-je bu ! mais j’y ai mis du vin plus tard, et la faute est diablement réparée.

— Ne parlons pas de cela. C’est malgré moi, j’en prends Dieu à témoin ;… mais n’en parlons pas.

— N’en parlons pas, je veux bien, pourvu que tu m’aimes comme je suis ; mais écoute donc mon idée ! Antonio Perez a au moins trois cent mille réaux tant en argent qu’en marchandise, et la Manuela est fille unique, la plus belle fille des Espagnes, comme dit la chanson. Je suis sûr que le père serait content d’avoir un gendre médecin. Ça flatte toujours des gens comme nous.

— …Comme nous ? C’est donc un homme comme toi ?

— Oui, c’est un de nos meilleurs associés, un homme de fer et de feu !

— En ce cas, je ne veux pas de sa fille pour mon fils, fût-elle aussi belle que tu le dis. Quel âge a-t-elle donc ?

— Quinze ans.

— C’est trop.

— Pourquoi trop ? N’as-tu pas deux ans de plus que moi ? En es-tu plus laide, moins aimable et moins aimée ?

— Tais-toi, serpent noir ; si cette fille a tes idées, celles de son père par conséquent…

— Cette fille n’a point d’idées. Elle ne sait rien. Elle est comme notre fille.

— Où donc est-elle ?

— Au couvent ; elle n’a point de mère. Elle est élevée en fille de bien et en bonne catholique.

— Ah ! tu sais…

— Je sais que ce n’est pas là un bon point selon toi, madame la huguenote. Moi, la religion, ça m’est égal.

— Malheureusement !

— Peut-être. Je penserai à cela plus tard, tu me convertiras ; mais il faut bien que cette fille soit élevée dans la religion de son pays et de sa famille, et je te dis qu’elle est bien élevée, une vraie demoiselle. Tous les écoliers et messieurs de Pampelune en sont fous. Quand elle va à l’église avec ses compagnes, elle a de la peine à passer à travers les œillades et les soupirs de cette belle jeunesse. Figure-toi une taille fine, souple comme la couleuvre, des yeux bleus avec des cils noirs, une chevelure, des dents, un air…

— Bien, bien, on dirait que tu en es amoureux !

— Je le serais, si je ne l’étais d’une autre, la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai jamais.

— Flatteur ! où veux-tu en venir ? tu ne comptes pas marier ton fils à seize ans, et si tu crois que cette belle Manuela attendra qu’il ait âge d’homme…

— Elle attendrait fort bien si elle l’aimait, et elle l’aimerait si elle le voyait, car il n’a plus l’air d’un enfant, et, sans nous vanter, il est aussi beau qu’elle est belle.

— Ah ! voilà le fond de la chose, tu veux les présenter l’un à l’autre !

— Comme deux fiancés, pourquoi non ? Le père y consentirait, je le sais, et même nous avons pris rendez-vous…

— Je ne veux pas ! s’écria vivement ma mère.

— Mais songe donc…

— J’y ai songé ! Jamais mes enfants ne feront alliance avec des gens de ce métier-là.

— Allons, allons, méchante ! ne méprisez pas tant votre mari et la fortune qu’il vous a donnée. Vos enfants auront beau faire, ils ne se marieront pas aisément selon vos idées. La chose aura beau être tenue secrète, un jour viendra où on ira aux informations minutieuses, et les gens à préjugés comme vous diront que la source de notre aisance est impure. Vous recevrez quelque affront pour avoir visé trop haut, et nos enfants n’auront de tout cela que chagrin et humiliation, tandis qu’en restant dans leur milieu naturel… Voyons, je ne te parle pas d’envoyer notre Laurent dans la montagne pour faire le coup de fusil contre les douaniers et pour passer la contrebande dans des endroits où on tombe quelquefois avec elle. Non ! qu’il soit bourgeois, qu’il soit médecin comme la Manuelita est bourgeoise et demoiselle, c’est convenu, c’est fait ; mais qu’ils n’aient pas à se reprocher l’un à l’autre la source de leur fortune et la condition de leurs parents, voilà qui serait sage et dans leur intérêt bien entendu.

Ma mère parut ébranlée, mais rien ne put la faire consentir à l’entrevue projetée par mon père ; elle remit d’en reparler à l’année suivante, et il dut promettre d’attendre jusque-là. Je le tenais enfin, ce fatal secret ! Mon père était contrebandier, c’était là son commerce et son industrie. J’avoue que d’abord je ne ressentis qu’une sorte de soulagement qui ressemblait à de la joie. D’après les commencements de la conversation, j’avais frémi qu’il ne fût quelque chose de pis, et, quand cette crainte fut dissipée, je trouvai ma mère trop sévère pour lui.

En y réfléchissant mieux, je compris ses angoisses et ses scrupules : elle était assez instruite pour sentir que tout commerce frauduleux est un attentat social, et, moi, j’en avais assez appris sur le mécanisme des sociétés pour comprendre qu’on n’échappe à aucune loi sans porter atteinte à tout l’équilibre de la législation ; mais dans l’espèce, comme eût dit un avocat, je ne pouvais pas en vouloir à mon père de n’avoir jamais creusé une notion qu’on ne lui avait point donnée dès l’enfance, car il était contrebandier de père en fils comme la plupart des habitants des frontières. C’est bien une manière de banditisme, car on ne s’y fait pas faute de descendre les douaniers qui vous serrent de trop près, et cette chasse au bon marché des denrées dégénère facilement en une chasse à l’homme des plus meurtrières. Sans doute il y avait longtemps que mon père ne courait plus en personne ces aventures ; mais il les faisait courir aux autres, étant devenu, comme la fin de son entretien avec ma mère me le révéla, un des chefs dirigeants d’une sorte d’armée occulte composée de gens de toute espèce, la plupart plus curieux de flibusterie que de vrai travail, et quelques-uns bons à pendre.

En somme, la contrebande, malgré l’encouragement qu’elle reçoit dans toutes les classes, sans que personne se fasse scrupule d’en profiter, est une plaie économique et sociale. Je le savais, il fallait me résigner à sentir en moi quelque chose de taré, et à regarder le bien-être dont je jouissais, à commencer par la bonne éducation dont je recueillais, le bienfait, comme une sorte de vol commis non-seulement sur l’État, mais sur le commerce loyal de mes concitoyens.

Que faire dans une pareille situation ? Supplier mon père de rentrer dans la bonne voie ? Je ne me sentis pas le courage de le prendre avec lui sur ce ton-là ; là où ma mère, avec toute sa persévérance, avait échoué, je ne réussirais certainement qu’à amener des déchirements plus profonds. Me prononcer sévèrement à l’occasion contre ce genre d’industrie sans avoir l’air de soupçonner que mon père y fût engagé, voilà peut-être ce que je pourrais tenter quelque jour, plus tard, quand j’aurais acquis le droit de parler en homme.

Tout en m’arrêtant à cette conclusion, j’essayai de me calmer ; mais je l’essayai en vain. Une autre agitation bien plus vive s’était emparée de moi. Je n’avais jamais osé regarder une femme. J’étais un innocent très-chaste, quoique très-ému à la moindre occasion, et voilà qu’on parlait de mettre dans mes bras la plus belle créature du monde, une fille de quinze ans, capable de m’aimer dès le lendemain, si elle venait à me voir. Quoi, déjà ? Je pouvais être aimé, moi, timide écolier, par une créature merveilleuse, qui tournait la tête à toute une population ? Je n’y croyais pas, cela me faisait l’effet d’un conte de fées ; mais quelle enivrante illusion, et le moyen de la repousser ?

J’avoue que je ne songeai guère à lui faire un crime d’être fille de contrebandier, et que les réflexions de mon père à cet égard me parurent sages et sans réplique. Oui certes, je devais rechercher cette alliance pour mieux ensevelir dans les liens de la complicité la tache commune, cette tache qui pouvait m’être reprochée un jour dans un monde plus élevé. Ma mère avait tort, selon moi, de s’opposer à cette prochaine entrevue, dont la pensée faisait battre mon cœur comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine.