Ma pièce/Troisième partie

Ma pièce (1916)
Plon (p. 69-185).

TROISIÈME PARTIE

LE CHOC. — LA RETRAITE


Samedi 22 août.


Nous avons dormi dans la grange de la bonne vieille, où le foin était profond et chaud. À trois heures du matin, un garde-écurie est venu nous appeler par la lucarne. On a harnaché à tâtons.

À présent, il commence à se répandre sur la campagne une lumière extrêmement diffuse. Le brouillard, qui monte des prairies, éteint la clarté du jour naissant. Nous marchons à travers des blancheurs livides. La brume est si épaisse qu’on ne peut voir la voiture précédente et que, assis sur les coffres, on n’aperçoit l’attelage de devant et son conducteur que comme une ombre mouvante.

Nous atteignons ainsi la petite ville de Virton. Tous les habitants sont aux portes et l’on nous offre du café, du lait, du tabac, des cigares. Les servants sont descendus des avant-trains et boivent en hâte les liquides fumants que leur versent des femmes. Les conducteurs, penchés sur l’encolure de leurs chevaux, tendent leurs quarts.

Nous nous informons :

— Avez-vous vu les Allemands ?

— Il n’en est venu que quelques-uns acheter des chaussettes et du sucre. Ils ne viendront pas ici, au moins ?

— Ne sommes-nous pas là !

Sur les visages clairs des femmes, encadrés de cheveux de la couleur des avoines, règne la sérénité. Des enfants dodus, des anges de Rubens, accompagnent en courant la colonne qui s’ébranle, et d’autres, un peu plus grands, crient : « Vivent les Français ! »

Nos batteries s’engagent derrière un groupe du 26e d’artillerie, sur la route d’Ethe, une belle route droite, bordée de grands arbres. Les gerbes sur les champs semblent, dans la brume, des silhouettes de fantassins. On s’y trompe un instant. Dans un village sont installées des ambulances. Des mulets chargés de leurs cacolets attendent au fond d’un chemin creux.

Nous avons à peine dépassé les dernières maisons qu’une fusillade éclate soudain, semblable à la déflagration d’un feu de bois sec. Une mitrailleuse crépite avec un bruit saccadé de cinéma.

On se bat tout près d’ici, en avant de nous et aussi à droite, quelque part dans le brouillard. J’écoute… Je cherche dans l’air le sifflement d’une balle.

— Demi-tour !

— Au trot !

Quoi ? Que se passe-t-il ? Que sont devenues les trois batteries qui nous précédaient ? Nous prenons une route à droite. La fusillade cesse. Cette marche dans le brouillard qui semble s’épaissir encore, à la longue, est inquiétante. Nous savons bien, à présent, que l’ennemi n’est pas loin.

On s’arrête enfin. Il est peut-être sept heures. Aucun bruit n’annonce plus la bataille. Nous débridons nos chevaux pour leur donner l’avoine. Couchés sur les bas côtés de la route, les servants sommeillent.

De nouveau la fusillade s’allume, mais à gauche à présent. Comment notre position a-t-elle pu se modifier ainsi par rapport à celle de l’ennemi ? Tout à l’heure, on se battait à notre droite… Mais peut-être ne s’agissait-il que d’une patrouille égarée ? Je ne cherche pas à comprendre. Je m’oriente mal sans doute dans la brume.

Le bruit cette fois est plus lointain. Une détonation a éclaté, d’abord isolée, comme un signal. J’ai cru que c’était le coup de fouet d’un conducteur redressant son attelage. Mais, maintenant, le crépitement de la mousqueterie nous arrive par rafales, comme si un grand vent le portait. Pourtant, il n’y a pas un souffle dans l’air. Les brumes flottent, immobiles.

Brusquement le soleil paraît, le brouillard s’évanouit comme dans les féeries. On dirait que de grands rideaux de gaze remontent vers les cintres. En quelques minutes, le paysage se découvre dans son étendue. Aussitôt la canonnade commence.

À droite, s’étendent des prairies où paissent des troupeaux, et plus loin, des collines et des bois. On aperçoit un village, sur une côte, à la lisière d’une forêt. À gauche, vers le nord, un hémicycle de collines, toutes proches, borne l’horizon. Un ruisseau coule au milieu, réunissant les eaux des côtes couvertes de chaumes, où un arbre, un grand saule en boule, fait une seule tache verte.

Une batterie est installée là-bas. On aperçoit quatre points sombres : ses quatre pièces sur le champ.

Sur la route très droite, entre les arbres dont les fûts affirment la perspective, les douze batteries de mon régiment, suivies de leurs échelons de combat, forment une interminable ligne sombre, immobile.

Le capitaine commande :

— Dispositions de combat !

Les servants couchés dans l’herbe se dressent.

Ils enlèvent les couvre-bouches et les couvre-culasses de cuir qui protègent les pièces de la poussière des routes. Ils placent les appareils de pointage, vérifient le fonctionnement des manivelles de pointage et de hausse.

Une explosion proche nous surprend dans ce travail. Au-dessus de la batterie, en position là-haut sur les chaumes, un petit nuage blanc flotte au ciel. Il s’élargit, puis s’efface. Et soudain, vers l’arbre en boule, coup sur coup, six shrapnells éclatent encore.

Je sens une anxiété croître en moi, comme si le mouvement de mon sang se ralentissait. Je n’ai pas peur. Au reste, aucun danger immédiat ne nous menace ; seulement, j’ai l’intuition qu’une grande bataille s’engage, qu’il faut s’apprêter aujourd’hui à un rude effort.

L’inquiétude rend les visages graves, rive les yeux sur ce point de l’horizon où les obus tombent à présent sans répit. Certes, on n’avouerait pas cette inquiétude, mais les conversations se ralentissent ; on attend je ne sais quoi, la chute d’un obus ou l’arrivée d’ordres.

En moi-même, je m’excuse d’être anxieux : un baptême du feu est toujours émouvant. L’immobilité sur la route, en colonne, énerve. L’ennemi n’aurait qu’à allonger son tir, pour nous atteindre ici, sans défense.

D’ailleurs, ces émotions restent à fleur de peau. Si les yeux reflètent une angoisse, nous gardons le sourire et nous nous affirmons à nous-mêmes que tout à l’heure nous ferons ce qu’il faudra pour que la bataille qui se livre soit une victoire française.

Le colonel passe, accompagné du capitaine Maunoury et d’un état-major de lieutenants. Il promène sur nous un regard calme, clair, qui nous jauge et nous encourage à la fois. Ce peloton de cavaliers s’éloigne vite, gravissant les pentes que bombarde l’ennemi.

— Garde à vous !

Nous allons nous battre.

Au flanc des collines en fer à cheval, des sections d’infanterie se déploient et progressent par bonds. Tout à coup, les hommes se dressent, courent sur le champ, et soudain, à un commandement que l’on n’entend pas, s’abattent, disparaissent comme dans des trappes. Les fantassins s’éloignent, on les voit encore en silhouettes sombres, l’espace d’un instant, lorsqu’ils franchissent la crête.

Il fait chaud. Il est environ dix heures. Du pays inconnu, qui s’étend de l’autre côté des collines, nous vient le bruit formidable de la bataille. La fusillade pétille. Les mitrailleuses font un vacarme pareil à celui des vagues s’écroulant sur des brisants. Le tonnerre de l’artillerie enveloppe tous ces bruits, les mêle en une seule voix, semblable à celle de l’Océan en tempête avec les heurts de ses flots, ses déferlements, ses coups sourds, confondus par les vibrations stridentes du vent sur les lames.

La bataille semble orientée d’est à l’ouest. Les Allemands tiennent le nord, les Français le midi.

— En avant !

Dans la prairie, qu’il faut traverser d’abord, un ruisseau se perd parmi les herbes hautes. Les servants prennent les sous-verge à la bride et les activent. Les conducteurs mettent les attelages au trot. Sous les roues du caisson, le sol fléchit. Rompant l’effort des chevaux, la lourde voiture s’enfonce d’un coup jusqu’aux essieux dans le bourbier. Un grand coup de collier la sort de là.

Où allons-nous, bon Dieu ! Où allons-nous ?… Vers l’arbre en boule, vers cette cime dont la mitraille allemande, depuis deux heures déjà, n’a pas épargné un arpent. Pourquoi nous mène-t-on là ? N’y a-t-il pas sur ces collines bien d’autres positions excellentes ? Nous allons être massacrés !… Et la colonne avance au pas vers le champ en pente qu’à chaque minute foudroient les obus.

Pourquoi ? Pourquoi ? La mort n’a cessé de tomber là-bas depuis que le brouillard s’est levé. Et nous allons à elle.

L’angoisse m’étrangle. Je raisonne pourtant. Je comprends clairement que l’heure est venue de faire le sacrifice de ma vie. Nous irons, nous irons tous, mais nous ne redescendrons pas de ces côtes. Voilà !

Ce bouillonnement d’animalité et de pensée, qui est ma vie, tout à l’heure va cesser. Mon corps sanglant sera étendu sur le champ. Je le vois. Sur les perspectives de l’avenir, qui toujours sont pleines de soleil, un grand rideau tombe. C’est fini ! Ce n’aura pas été très long ; je n’ai que vingt et un ans.

Pas une seconde je ne discute. Je n’hésite pas. Ma destinée doit être sacrifiée à l’accomplissement de destinées plus hautes. C’est la vie de ma patrie, de tout ce que j’aime, de tout ce que je regrette en cet instant. Si c’est ma mort à moi, je consens : c’est fait ! J’aurais cru que c’était plus difficile…

On avance toujours au pas, les conducteurs pied à terre, à la tête de leurs attelages. Nous atteignons l’arbre en boule. Une volée… Au loin on entend d’abord un léger bruit d’ailes, un déploiement d’étoffe de moire. Cela s’amplifie en un bourdonnement de frêlons. L’obus vient droit sur nous, et c’est alors quelque chose d’indicible ; l’air devenu sonore, l’air qui vibre tout entier et dont les vibrations se communiquent aux chairs, aux nerfs, jusqu’aux moelles. Les servants sont accroupis contre les roues des caissons, les conducteurs s’abritent derrière les chevaux. On attend l’explosion. Une, deux, trois secondes : des heures. Je tends le dos ; je tremble. Je sens en moi trépider l’instinctif besoin de fuir. La bête se cabre devant la mort ! La foudre ! On dirait qu’elle est tombée à mes pieds. Dans l’air la mitraille passe avec un bruit furieux de vent.

Et voilà que la colonne s’arrête là, dans ce champ de pommes de terre, tellement retourné par la mitraille, qu’on a peine à trouver passage pour les voitures entre les trous qu’ont ouverts les obus.

Qu’attendons-nous ? Mettons nos pièces en batterie, au moins… Répondons, battons-nous !… Il me semble que, si nous écoutions claquer nos 75, l’angoisse de ces instants mortels se desserrerait. Ne nous laissons pas égorger… Battons-nous donc !… Et nous restons là, immobiles.

Des obus, qui semblent frôler nos voitures, me secouent des pieds à la tête, font trépider le blindage derrière lequel je m’abrite. Heureusement le terrain est très en pente, ils vont s’abattre plus loin ; je sue, j’ai peur… j’ai peur… Je sais bien pourtant que je ne fuirai pas, que je me laisserai tuer à ma place… Mais battons-nous donc !

On repart. La marche est difficile, à travers le champ éventré. Les conducteurs sont à peine maîtres de leurs attelages. Les chevaux s’affolent, tirent en tous sens.

Hutin me dit en hochant la tête :

— Tu es vert, mon vieux !

Je lui réponds :

— Eh bien ! tu ne t’es pas regardé !…

Un obus, qui soulève une gerbe de terre en avant des attelages, blesse à la tête le conducteur de milieu du caisson. L’homme s’abat.

— En avant !

Près de la crête, nous prenons position au bord d’un champ d’avoine. Les avant-trains vont se dissimuler quelque part, vers Latour, dont le clocher à notre gauche jaillit de la vallée. Blottis derrière les blindages des caissons, derrière les boucliers, nous attendons l’ordre d’ouvrir le feu. Mais le capitaine, agenouillé dans les moissons, en avant de la batterie, la jumelle aux yeux, ne découvre rien. Il paraît que là-bas, sur les grands bois d’Ethe et d’Étalle qu’occupe l’ennemi, une brume épaisse flotte encore. Autour de nous, en arrière de nos pièces, sur nos têtes, sans répit, des obus explosifs, des shrapnells de tous calibres éclatent, couvrant de mitraille la position. Nous n’échapperons pas à la mort… Derrière le canon, il y a un petit fossé. Je me couche là, en attendant les ordres. Un grand cheval de selle, bai, dont le poitrail béant laisse couler un ruisseau rouge, reste debout, immobile, au milieu du champ.

Sifflements, explosions, coups de l’ennemi et coups d’une batterie voisine de 75, on ne reconnaît plus les bruits dans cet enfer sonore, de fer, de flammes et de fumée. Je sue. Mon corps trépide plutôt qu’il ne tremble. Le sang bouillonne dans ma tête, me bat les tempes ; une ceinture de fer m’étreint le ventre. Inconsciemment, comme un fou, je fredonne un refrain que nous chantions ces jours derniers au cantonnement, et qui me hante :

Trou là là, ça ne va guère,
Trou là là, ça ne va pas !

Je vais mourir dans ce trou. Quelque chose me frôle les reins… Je suis touché… Non, un éclat a déchiré ma culotte.

Une fumée noire, puante, enveloppe la batterie. Quelqu’un râle. Je me lève pour voir. J’aperçois, dans un brouillard sale, le maréchal des logis Thierry, étendu au bord des avoines, et les six servants qui l’entourent. L’obus a éclaté devant la volée de son canon. Le frein est ouvert. La pièce est inutilisable.

À genoux, côte à côte, le capitaine Bernard de Brisoult et le lieutenant Hély d’Oissel, la lorgnette aux yeux, fouillent l’horizon. Je les admire. À voir mes deux officiers, à voir le commandant qui, les bras croisés, paisiblement fait les cent pas derrière la batterie, j’ai honte de trembler. Il se passe en moi quelques secondes de drame furieux, confus. Puis, il me semble que je m’éveille d’un engourdissement de fièvre, plein d’horribles cauchemars. Je n’ai plus peur. Et, lorsque je m’abrite à nouveau, n’ayant rien d’autre à faire, puisque nous ne tirons pas, l’instinct a cédé. Je ne tremble plus.

Une odeur infecte remplit le fossé. Je grogne :

— Bon Dieu ! ça pue là dedans !

Astruc est installé au plus creux. D’une voix qui semble sortir de terre, il me répond :

— T’en fais pas, mon vieux ! C’est moi qui suis dans une m…, mais je ne céderais pas ma place pour vingt francs.

Quelques fantassins franchissent la crête, battant en retraite. Le bruit des mitrailleuses se fait plus proche. On l’entend à présent, très net, malgré les éclats du canon.

L’ennemi avance, nos lignes plient.

Sur nous le feu des batteries allemandes s’espace. Des compagnies entières d’infanterie se retirent.

Nos officiers confèrent :

— Mais qu’est-ce que vous voulez… pas d’ordres, pas d’ordres, répète le commandant.

Et l’on attend encore. Le grand lieutenant a mis revolver au poing. Les servants arment leurs mousquetons. L’artillerie allemande, qui craint peut-être d’atteindre son infanterie qui avance, s’est tue. D’un instant à l’autre, l’ennemi peut prendre pied sur la crête.

— Amenez les avant-trains !

La manœuvre est vite faite.

Il faut emporter Thierry, dont le genou est ouvert. Il souffre ; il ne veut pas qu’on le touche. Malgré lui, trois hommes l’installent sur l’échelle-observatoire. Il est très pâle. Est-ce qu’il ne va pas défaillir ? Il murmure :

— Oh ! vous me faites mal. Achevez-moi donc !

Les autres blessés, cinq ou six, se hissent sans aide sur les coffres, et, au grand trot, la batterie dévale sur la route de Latour.

La bataille est perdue. Je ne sais ni pourquoi, ni comment. Je n’ai rien vu. La droite française a dû reculer beaucoup, car j’aperçois, très avant vers le sud-est, des éclatements d’obus sur de grands bois qui ce matin étaient loin de nos lignes. Nous nous trouvons complètement tournés. Une angoisse me vient. Nos voies de retraite sont-elles libres ? Nous franchissons la ligne du chemin de fer, des prairies, un ruisseau. Nous abordons la série des collines, couvertes de bois jusqu’à mi-côte, qui s’étendent parallèlement à celles qu’occupait ce matin l’armée. Ce sont, sans doute, nos positions de repli. Les conducteurs activent les chevaux. Les servants, pied à terre pour alléger les voitures, courent, éparpillés, aux flancs de la colonne. L’étroit chemin que nous suivons est défoncé, pavé de pierres roulantes. Sur la pente rude, une voiture d’infanterie, en panne, barre la route. Un mauvais cheval blanc s’arc-boute, le conducteur crie, pousse aux roues : l’attelage ne démarre pas.

Un brigadier interpelle le fantassin :

— Mais avancez donc, n… de D… !

Avancer, avancer. Comme s’il le pouvait ! Le conducteur, sans lâcher la roue, qu’il empêche de dévaler, tourne vers nous un visage pitoyable, et je vois qu’il pleure.

— Avancer ! Mais comment voulez-vous !

Nous l’aidons. Sa voiture se range dans le champ pour nous laisser passer.

Il est à peu près deux heures de l’après-midi. Il fait une chaleur pesante. La bataille semble terminée. On n’entend plus le canon que loin sur la gauche, du côté de Virton et de Saint-Mard.


Notre colonne s’allonge en ligne noire, à flanc de coteau. À travers les bois qui couronnent les hauteurs, nous allons sans doute chercher une route pour gagner le plateau. L’horizon s’élargit. Soudain, vers Latour, une mitrailleuse crépite. Je fais le geste de chasser une guêpe qui me bourdonne à l’oreille.

— On tire sur nous, me crie Hutin.

Des balles sifflent. On nous mitraille du haut des positions que nous venons d’abandonner. Un cheval blessé tombe sur les genoux ; on le dételle. Un homme, dont la cuisse est traversée, continue à marcher.

Dans un vallon, à l’abri des balles, une prairie enfonce dans la forêt un coin d’herbe claire. C’est là que nos trois batteries se rangent en parc, en attendant des ordres. Je vois tout de suite combien notre position est critique. À travers bois, aucun chemin ne conduit au plateau. Plusieurs voitures de la 10e batterie se sont engagées dans un sentier forestier. Elles ne peuvent ni avancer ni reculer. Un canon est embourbé jusqu’aux essieux. Pour sortir d’ici, il nous faudra donc traverser ces champs ras, à droite ou à gauche, affronter encore le feu des mitrailleuses et, peut-être, maintenant, de l’artillerie ennemie qui a pu se rapprocher. Plus nous attendrons, moins nous aurons de chances de passer indemnes.

Et puis, combien de temps les voies de retraite sur le plateau seront-elles libres ? Nous sommes tournés, et devant nous l’ennemi avance, dévale des collines en fer à cheval. Il doit tenir maintenant le village de Latour.

Le commandant attend des ordres. Sa parole est brève, ses gestes saccadés. Ses mâchoires ont des contractions régulières. C’est un signe de nervosité que nous connaissons bien. « Il casse des noisettes », comme disent les canonniers. Il a envoyé un brigadier chercher des instructions. Mais où trouver à cette heure l’état-major ? L’armée est en pleine retraite.

Un dragon arrive au galop, met pied à terre devant nos officiers. Anxieux, nous faisons cercle. Il apporte des renseignements. La retraite de l’armée s’opère à droite par la route des Ruettes. L’ennemi est bien à Latour. Il avance vers Ville-Houdlémont.

Tout de suite la colonne s’ébranle. Devant, seul, à cheval, le lieutenant Hély d’Oissel éclaire le chemin. De nouveau, la mitrailleuse crépite au loin. Mais, cette fois, nous n’entendons même pas siffler ses balles. Un instant, une palissade nous arrête. Nous l’abattons à coups de hache. L’espace découvert qu’il nous faut traverser est court : une prairie en dos d’âne. Par une petite route encaissée, nous atteignons les Ruettes.

Un général est là, près de l’église, sans état-major, avec pour toute escorte trois chasseurs.

La route de Tellancourt est un fleuve.

Dans les flots de la retraite, il faut se frayer de force un passage. De front avec la colonne d’artillerie, marchent les bataillons qui ont encore des chefs. Et, à droite et à gauche, ballottés comme des débris de liège au courant, emportés dans des remous, parfois jetés au fossé, et parfois entraînés par le torrent, des lambeaux de troupes achèvent d’encombrer le chemin : blessés, éclopés, hommes fourbus, sans fusil, sans sac, soldats égarés ; tous ceux-là avancent lentement. Il y en a qui font effort pour atteindre nos voitures et s’y accrocher. Ils se hissent sur les caissons ou se laissent traîner, pareils à des automates.

Tandis que la retraite des divisions d’infanterie se poursuit par la grande route, un chemin à droite, par une pente très dure, nous conduit au plateau. Le jour baisse. La masse des bois de Guéville, entre le soleil et nous, projette son ombre jusqu’aux flancs de la colline proche. Il n’y a guère ici que des traînards. Beaucoup de blessés sont au fossé. Ils se sont accordé un instant de repos avant de continuer la montée. Mais tous ne repartiront pas. On en voit dans l’herbe, dont le masque reflète déjà le visage creux de la mort. Les orbites sont profondes. Les yeux brillants de fièvre, grands ouverts et fixes, contemplent on ne sait quoi. Le clin des paupières est pesant et ralenti. De la sueur colle les cheveux aux tempes, zèbre, en coulant, les faces aux pommettes saillantes, au nez pincé, salies de poussière et de poudre. Presque aucun des blessés n’est pansé. Le sang a fait de grandes taches sombres sur les capotes, a éclaboussé le drap, a ruisselé. On n’entend pas une plainte. Deux hommes, sans sac ni fusil, exhortent un petit fantassin, dont un éclat a labouré l’épaule. Très pâle, les yeux clos, d’un mouvement du front entêté et las, il refuse de se laisser soulever. Des soldats, atteints aux jambes, marchent encore en s’aidant de leur fusil comme de béquilles. Ils implorent :

— Emmenez-nous !

Nous leur donnons nos places sur les coffres. À chaque cahot de la route, un gros clairon, dont une balle a traversé la poitrine, laisse échapper un soupir de douleur.

Dans les champs, en marge de la route, traînent des sacs éventrés, d’où s’échappent des caleçons, des chemises, un calot, des brosses. Il y a au milieu du chemin des godillots, des gamelles, des marmites aplaties par les roues des voitures et les sabots des chevaux, des linges, des baïonnettes, des cartouchières dont les cartouches aux douilles de cuivre luisent dans la poussière, des képis, des lebels brisés. Cela serre le cœur à pleurer. Malgré moi, je pense aux routes de la défaite en août 1870, après Wissembourg, après Forbach. Depuis un mois, pourtant, on ne parlait que de victoires. Nous voyions l’Alsace reconquise, l’Allemagne ouverte. Et au premier choc, voici notre armée, à nous, vaincue ! Avec un peu d’étonnement, je me dis que je viens d’assister à une défaite.

Nous atteignons la lisière des bois de Guéville que défendent des fantassins du 102e. Des armes, des effets jonchent toujours le chemin. La chaussée a été éventrée par l’artillerie et les convois. Les blessés, sur nos caissons qui les cahotent, ont des visages de crucifiés.

Je demande au gros clairon :

— Veux-tu qu’on fasse arrêter la voiture, si ça te secoue trop ?

— Non, pour tomber dans leurs pattes !

— Tout de même !

— Non, ça va, ça va.

Et il se mord les lèvres pour ne pas crier. Je suis très las. Mon crâne est à la fois lourd et sonore. Dormir, dormir, n’importe où.

À peine sortie du bois, la batterie fait halte, dans un champ où le blé est en gerbes, près d’un village qui s’appelle, dit-on, « la Malmaison ». Je me laisse tomber sur la paille. Si nous restons là, nous ne pourrons même pas dormir ; l’ennemi est trop près. Nous serons attaqués dans la nuit. Et je ne pense qu’à dormir, à aller assez loin pour pouvoir dormir. J’attends le commandement fatidique : « Dételez », qui va nous laisser dans ce champ pour combattre encore dans une heure. Peut-être tout de suite. Des ordres arrivent ; nous repartons. Nous traversons la Malmaison encombrée de troupes en désordre. La nuit vient. J’atteins aux limites extrêmes de la fatigue. Ma conscience des choses s’atténue. Je vois, comme en rêve, les servants affalés sur les coffres, la tête ballante, les cavaliers vacillant à cheval et qu’on dirait ivres. J’entends encore un homme du 26e d’artillerie, assis sur le caisson, raconter comment les trois batteries, qui nous précédaient ce matin sur la route d’Ethe, ont été mitraillées et prises par l’ennemi, en colonne, et comment il a réussi, lui, à s’échapper à peu près seul, grâce au brouillard.

Dans la nuit, nos caissons, qui brinquebalent, font pour nos oreilles un bruit vague de canonnade. Une chambrière traîne. Il me semble entendre une mitrailleuse. Quelle obsession ! La colonne étend sur la campagne nocturne son roulement monotone, qu’aucun commandement, aucun bruit de voix ne vient rompre.

Après une très longue marche, vers minuit, nous nous retrouvons pour camper à Torgny. Ce soir-là, on ne se compte même pas. Dans une grange, près de la porte, je me laisse tomber, la face dans le foin, et il me semble, quand je m’endors, que je meurs.


Dimanche 23 août.


On nous a laissés dormir jusqu’à huit heures passées. Tout de suite nous menons les chevaux boire à une grande auge de pierre au milieu du village. Les cloches sonnent. Il y a encore des dimanches !… Cela me paraît étrange. J’ai sommeil. Je suis moulu, mes membres sont gourds ; j’ai peine à me mettre en selle. Avoir seulement un jour de repos !

Comme je reviens au cantonnement, botte à botte avec Déprez, nous rencontrons Mlle Aline, vêtue d’une robe claire à fleurs roses, chaussée de souliers fins. Elle va sans doute à la messe. Elle nous reconnaît, nous fait signe de la main et nous sourit.

Au parc, on nous attend.

— Bridez !… Attelez !…

— Quoi ? On retourne au feu ?

— Sans doute… Je ne sais pas, répond Bréjard. Attelez !

Les deux batteries, qui forment à présent le groupe, la nôtre et la 12e — la 10e a dû être prise par l’ennemi dans les bois de Guéville — s’engagent sur la route de Virton. Il est dit que nous n’aurons pas un moment de répit.

Mais, presque tout de suite, on nous arrête en colonne doublée, sur les chaumes, au bord du chemin. Il y a là, à flanc de coteau, des forces importantes d’artillerie française en position. Sur le champ clair, les batteries attelées, immobiles, décrivent des rectangles noirs.

On se compte. Il y a des vides à ma pièce : Bâton, conducteur de milieu du canon, blessé à la tête, est resté à l’ambulance de Torgny ; Hubert, chef de pièce, disparu ; Homo, conducteur de canon, disparu. Lorsque j’ai aperçu Homo pour la dernière fois, il errait, hagard, à travers le champ battu par l’artillerie ennemie.

Disparu aussi Lucas, le cycliste du capitaine, et celui-là surtout m’inquiète. C’est un garçon gai, franc, spirituel, que j’aime.

De notre échelon de combat tout entier, conduit par le lieutenant Couturier, on n’a point de nouvelles.

En cercle, autour du capitaine, on réorganise les pelotons de pièces. La batterie n’a plus que trois canons ; il faut envoyer vers l’arrière celui dont un obus a ouvert le frein.

Que je suis las ! Dès que je demeure immobile, je m’endors.

Hutin ouvre une boîte de singe pour nous deux.

— As-tu faim, Lintier ?

— Guère… Pourtant, je n’ai pas mangé depuis avant-hier.

— Comme moi. Crois-tu qu’on va y retourner aujourd’hui ?

— Sans doute…

Hutin rêvasse :

— Il n’y a qu’une chose qui m’épate, me dit-il, c’est d’être là.

— Oui, c’est épatant.

— C’est drôle, on n’entend presque pas le canon aujourd’hui.

— Ils n’ont pas l’air d’avoir profité de leur victoire d’hier pour avancer.

— Pour moi, déclare mon pointeur, on est tombé dans une embuscade. Ils nous attendaient là. Ils avaient repéré les crêtes, c’est pour cela qu’ils nous ont eus. Mais ça va changer !

— J’espère ! Ah ! bon Dieu, que j’ai envie de dormir ! Et toi ?

— Moi aussi.

Nous mangeons, sans appétit, chacun quatre bouchées de singe. Nous refermons la boîte. D’ailleurs la colonne s’ébranle.

À travers champs, nous gagnons Lamorteau, un gros bourg au bord de la Chiers, où nous formons le parc près de la rivière, en attendant des ordres.

Tout de suite la rive s’égaie de fumées qui montent droit dans l’air calme de la matinée déjà chaude. Les servants font la soupe, les conducteurs vont puiser de l’eau pour les chevaux, qu’on ne dételle pas.

Et voilà que, sur le pont de la Chiers, apparaît soudain le lieutenant Couturier, à la tête de son échelon. Lucas est avec lui. Il accourt à moi.

— Te voilà !

— Oui, vieux…

— Sacré animal, tu nous as fait peur !

Une forte étreinte des mains, et c’est tout. Mais vraiment, je me sens allégé.

Hubert est là aussi. Autour des marmites de campement, où chauffe la soupe, on s’interroge. Puis, les ordres n’arrivant pas, on dort. Au soir, nous retournons à Torgny pour cantonner.

Le commandant fait déharnacher les chevaux. C’est donc que rien ne nous menace. Je m’étire et je baille de satisfaction. Nous formons le bivouac. C’est un travail. On établit les pièces à vingt mètres d’intervalle ; entre les roues de deux pièces, on tend les cordes à chevaux. Une fois ceux-ci attachés, le harnachement disposé sur les timons des avant-trains, l’ensemble du parc doit former un quadrilatère régulier.

Nous avons mis bas nos vestes, car il fait chaud encore. Déprez distribue l’avoine ; les conducteurs tendent les musettes-mangeoires de leurs attelages.

Quelqu’un crie :

— Un aéro !

— Un boche !

En plein ciel, un oiseau noir, à queue bifide, un oiseau à grande allure de rapace, survole le parc. On court aux mousquetons. Le buste renversé pour épauler, débraillés, les chemises ouvertes sur les poitrines nues, les canonniers tirent sur l’épervier allemand qui vole bas. Les chevaux effrayés hennissent, se cabrent, tirent au renard. Plusieurs se sont détachés et galopent à travers le parc. Il nous semble que l’oiseau vacille.

— Il en a !

— Il descend !

— On dirait, mais c’est qu’il s’éloigne.

On tire encore. Depuis longtemps l’aéroplane est hors de portée.

À l’abreuvoir, dans l’unique rue du village, c’est toujours la même cohue d’hommes conduisant des chevaux par la bride, ou montés à poil, les mêmes cris pour avoir place autour de l’auge, les appels des hommes qui se reconnaissent, les injures des hommes à pied que les cavaliers bousculent, toute la vie bruyante d’un cantonnement d’artillerie. Un chasseur, qui gueule et jure, fend le courant. On crie :

— Il n’est pas plus pressé que les autres, celui-là !

— Si, un peu ! Retournez vite aux cantonnements. J’apporte des ordres !

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Tout le monde fout le camp d’ici… Et puis c’est pas le moment de s’amuser ; les Allemands ne doivent pas être loin. Ça va encore barder un coup !

Il éperonne son cheval. En hâte, nous regagnons la batterie. Est-ce une surprise ? On harnache au plus vite. Et, sans seulement que nous ayons eu le temps de boutonner nos vestes, la première voiture sort du parc.

— Marche, en avant… au trot !

On a dû jeter les sacs d’avoine, encore à moitié pleins, sur les caissons ou sur les affûts des pièces. En courant, il faut les breller pour qu’ils ne tombent pas. Puis, à peine vêtus, on saute comme on peut sur les avant-trains pendant que la batterie roule à grande allure sur la route raboteuse.

Nos regards reviennent sans cesse en arrière, à ces collines qui dominent Torgny, à l’est, et d’où, à chaque moment, nous nous attendons à voir déboucher les têtes de colonnes ennemies. Je guette un crépitement de mitrailleuse ou un sifflement d’obus.

La route au loin, dans la vallée, est noire d’attelages et de caissons lancés au trot, dans d’épaisses nuées de poussière. Des batteries roulent à travers champs. Que signifie cette reculade en hâte ? De la journée on n’a entendu le canon que très loin, vers le nord. On ne l’entend même plus. Alors ? Nous avons été surpris ou nous avons failli l’être ? Mais, est-ce que l’on peut comprendre quelque chose à tout cela !

Vers cette crête, entre la Chiers et l’Othain, où tout le pays, sous le grand soleil, nous avait accueillis à notre arrivée de son déploiement de lignes et de couleurs, nous prenons position. Il me semble que les émotions que m’avaient causées la majesté et la sérénité de cette apparition se sont profondément enfoncées dans le passé. Il me semble qu’en un jour j’ai vieilli de dix ans. C’est une sensation étrange et intimement douloureuse.

La gueule de nos canons menace Torgny et le plateau qui le domine. Tout à l’heure il faudra bombarder ce malheureux village, et il se peut qu’un obus lancé par ma pièce aille éventrer la maison qui nous abrita, tuer les femmes dont l’hospitalité nous fut si douce.

Cette pensée-là est cruelle jusqu’à l’angoisse. Horrible guerre !

Mais la nuit vient, sans que là-bas, sur le plateau, le capitaine ait rien vu bouger. Derrière nous, l’étroite vallée de l’Othain s’emplit d’ombres. Les avant-trains sont en parc à deux cents mètres de la batterie. Il est interdit de faire du feu, d’allumer même un falot. Notre sécurité demain matin en dépend. La nuit a des étoiles ; un peu de brume atténue leur scintillement. Il n’y a pas de lune. Immobiles, en masses sombres, les chevaux mangent à petit bruit leur avoine dans les musettes. Une grande clarté rouge s’allume à l’est. C’est sans doute la Malmaison qui brûle. Et à mesure que la nuit se fait plus complète, à droite, à gauche de cette grande lueur, d’autres lueurs apparaissent. Partout des villages flambent. Sur ce ciel d’incendie, les croupes de nos chevaux, leurs têtes aux oreilles inquiètes, les lourdes masses des voitures se détachent en ombres noires.

Debout, côte à côte, les bras croisés, Hutin et moi, nous contemplons ce pays en feu.

— Oh ! les sauvages, les sauvages !

— Est-ce que c’est la guerre, ça ?

Et nous nous taisons tous deux, étreints par la même angoisse, crispés par la même rage. Je vois passer dans les yeux sombres de mon ami une lueur fauve, le reflet des brasiers.

— Et n’être pas les plus forts !… Ne pas pouvoir empêcher ça ! Malheur !

— Ça viendra…

— Oui, ça viendra… et ils le paieront !

Nous allons nous jeter sur la paille amoncelée derrière les pièces. Régulièrement, un projecteur de Verdun balaie le pays. La télégraphie optique met dans le ciel des barres lumineuses. Et nous nous endormons, serrés les uns contre les autres, tandis qu’un servant, droit dans sa capote, immobile, veille près du canon.


Lundi 24 août.


Il est encore nuit noire. Une ombre vient secouer mon manteau.

— Alerte !

— Quelle heure est-il ?

— Sais pas, répond l’homme de garde qui m’a réveillé.

Là-bas, les villages brûlent toujours. À tâtons, presque silencieusement, on a attelé. Les avant-trains viennent chercher les pièces. Une côte raide… Les pierres roulent. Dans la nuit, les chevaux risquent à chaque pas de s’abattre ; les freins serrent mal ; nous nous accrochons aux voitures, nous laissant traîner, pour soulager l’attelage de derrière sur lequel le caisson dévale.


Au petit jour, un village mort. Près du grand mur de l’église, cinq chasseurs dorment. Ils ont les rênes de leurs chevaux passées au bras et leurs bêtes immobiles dorment près d’eux, debout. Une pâle lumière froide se répand dans les épaisseurs du brouillard qui s’est accumulé au fond de la vallée. Il fait très frais. Nous marchons en silence, au pas. Les servants dorment sur les coffres. Nous allons vers l’ouest. Nous reculons. Pourquoi ? N’étions-nous pas bien là-haut à attendre l’ennemi ? Un soleil d’argent apparaît parmi les brumes, dans un halo.

Après une longue halte, dans un champ de luzerne engraissé avec des vidanges, et dont nous emportons une odeur tenace d’excréments, nous allons mettre nos pièces en batterie sur une hauteur du côté de Flassigny. Mais, presque tout de suite, des ordres arrivent ; nous repartons et toujours vers l’ouest. Par une échappée entre deux collines, on aperçoit une ville lointaine : Montmédy sans doute.

Sur la route, dans un vallon, près d’un ruisseau, vers le milieu du jour, on nous arrête.

— Canonniers, descendez, pied à terre. Dérênez les sous-verge. Repos !

Le soleil est brûlant. Dans l’air, il n’y a pas un souffle frais. Nous n’avons dans nos bidons qu’un peu d’eau de l’Othain, saumâtre et tiède. Celle du ruisseau n’est pas buvable. Nous pouvons au moins nous y laver. Les hommes dorment dans les fossés. Les chevaux restent immobiles, accablés par la chaleur.


Le soir est venu lorsque notre groupe reçoit l’ordre de se rendre à Marville, sans doute pour y cantonner.

Je retrouve là un site connu. Nous avons traversé Marville en allant à Torgny. C’était alors une petite cité aimable avec des jardins fleuris, des chalets au bord de l’eau, dans les dahlias. Aujourd’hui Marville est désert. De grandes charrettes de paysans meusiens, pleines de literie, de coffres, de paniers, attendent, attelées, prêtes à partir. Une cage à serins y voisine avec une voiture d’enfant et un moïse. Et, au milieu de tout cela, sont assises des femmes entourées d’enfants. Elles pleurent ; les petits se blottissent dans leurs jupes. Des chiens autour des voitures attendent pour suivre. Nous demandons à ces pauvres gens où ils vont.

— Où voulez-vous ? On nous dit qu’il faut partir ! Nous partons… et avec des petits comme ça !

Ils nous interrogent :

— Dites, de quel côté faut-il aller ? On ne sait pas, nous autres…

Nous ne savons pas non plus ; pourtant, nous leur indiquons :

— Allez par là, par là…

Par là, c’est l’ouest. Ah ! quelle misère !


Notre bivouac est établi à l’entrée de la ville. Un ruisseau coule à proximité, et, de l’autre côté du ruisseau, il y a deux chevaux morts, sur un champ de chaume.

Le capitaine de la 10e batterie arrive au cantonnement à cheval. Nous croyions sa batterie perdue. Il raconte au commandant comment, dans les bois de Guéville, il a réussi à sauver ses quatre pièces, en abandonnant tous ses caissons. Sa batterie est en position quelque part sur les hauteurs qui dominent Marville au sud-est. Il vient chercher des ordres.


Je suis bien gêné par la déchirure qu’avant-hier un éclat d’obus a faite au fond de ma culotte. Partagé entre le désir de faire une réparation de fortune et la crainte que l’ordre n’arrive soudain de lever le camp lorsque je serai déculotté, je laisse passer ces heures de tranquillité du soir sans accomplir ce travail urgent.


Mardi 25 août.


Le soleil m’éveille. Je me secoue.

— Une bonne nuit, hein, mon vieux Hutin ?

Hutin, qui somnole encore, ne répond pas. Déprez appelle :

— À l’avoine !

Personne ne se hâte. Deux hommes dorment encore, tas sombre de drap bleu-noir, dans la paille, sous la volée de canon. Il m’a semblé entendre un frôlement connu. Instinctivement, je me retourne pour voir qui fait ce bruit.

— Terre ! crie quelqu’un.

Les hommes s’abattent où ils sont. En plein ciel, au-dessus du parc, un shrapnell éclate. Dans l’air très calme, son nuage de fumée compacte flotte immobile parmi les brumes grises et diffuses.

— C’est l’aéro d’hier qui nous vaut ça, déclare Hutin, que le bruit a tout à fait réveillé.

— Oui, mais trop haut.

— C’est un coup de réglage. Tu vas voir si ça va radiner dans cinq minutes.

— Allons, bridez, attelez… Vite !

Le parc s’agite. Autour des chevaux et des voitures, les canonniers se hâtent. En un clin d’œil les cordes à chevaux sont enroulées sur les pitons derrière les avant-trains, les attelages prêts à démarrer. Un obus siffle encore. On tend le dos sans s’interrompre. Des obus explosifs tombent à présent sur Marville, et d’autres, hurlant au-dessus de nous, vont s’abattre sur les crêtes voisines que l’ennemi croit garnies d’artillerie française. Les conducteurs, penchés sur l’encolure des chevaux, fouaillent leurs attelages et la colonne part au trot. Sur les côtes qui dominent à l’ouest la ville, la vallée de l’Othain et les hauteurs qui s’étendent de l’autre côté de la rivière, et d’où débouche l’ennemi, nous prenons position. Une trombe de plomb, d’acier, de feu, s’abat sur Marville. Un des premiers obus a atteint le clocher. On ne peut voir d’ici la ville. Mais de grandes fumées montent en colonnes noires toutes droites dans le ciel. Marville brûle. Dans le vacarme de la canonnade, — qui s’est enflé jusqu’à un tonnerre ininterrompu qui croît, décroît, se répercute en échos, roule, sonne, éclate, sans cesser jamais, — on a peine à distinguer les coups de l’ennemi de ceux de l’artillerie française. On finit pourtant par reconnaître, brève dans l’orage, la voix des 75.

— Garde à vous ! Les pointeurs à moi !

Les hommes courent au capitaine.

— Devant nous, un arbre en pinceau…

— Vu, répondent les pointeurs.

— Point de pointage, cet arbre… Plateau 0… tambour 150…

Chaque pointeur court à sa pièce et la pointe. La culasse pointe en se fermant sur l’obus. Le pointeur lève le bras :

— Prêt !

Le chef de pièce commande :

— Pour le premier coup !…

Les servants se rangent hors des roues de la pièce ; le tireur se penche pour saisir le cordon tire-feu.

— Feu !

Le canon se cabre comme un cheval pris de peur. Les crânes vibrent. On a dans les oreilles un tintamarre de cloches ; on est secoué de la tête aux pieds. Une grande lame de feu a jailli de la gueule de la pièce. Le vent du coup, autour de nous, a soulevé de la poussière. La terre tremble. On a dans la bouche une saveur fade d’abord, âcre à la longue. C’est la poudre. On ne sait si on la sent ou si on la goûte, et le tir se poursuit, rapide, sans à-coups. Les mouvements des hommes sont coordonnés, précis, brefs. On ne parle pas. Les gestes suffisent pour indiquer la manœuvre. On n’entend que les commandements de hausse du capitaine que répètent les chefs de pièce.

— Deux mille cinq cents !

— Feu !

— Deux mille cinq cent vingt-cinq !

— Feu !

Après le premier coup, la pièce est assise. Le pointeur et le tireur se sont installés sur leurs sièges derrière les boucliers. Au coup de feu, le tube de la pièce recule sur les glissières du frein, puis posément, exactement, vient se remettre en batterie, prêt à tirer encore. Derrière le canon, les douilles noircies, en monceau, fument encore.

— Halte au feu !

Les servants s’étendent dans l’herbe. On roule une cigarette.

Encore un aéro ; le même rapace noir découpé nettement sur le ciel bleu pâle qui peu à peu s’éclaire.

On rage. Quelle sujétion ! il nous survole.

Tout de suite l’artillerie lourde ennemie ouvre le feu sur les côtes que nous occupons et sur un bois voisin. Il est temps de changer de position, car le moment le plus périlleux pour nous est celui où les attelages viennent chercher les pièces. Une batterie est alors extrêmement vulnérable.

Sans attendre que le tir de l’ennemi soit réglé, sur l’ordre du commandant, nous allons nous établir dans une cuvette du plateau. Alentour, s’étend, sur de grands champs plats, le hérissement infini des chaumes. À gauche seulement, des peupliers bordent une route, tracent une ligne de verdure sur la campagne nue. Devant nous, et derrière nous, s’ouvrent des tranchées vides. Marville brûle toujours. La fumée salit tout l’horizon de l’est. Le soleil est haut ; sur les chaumes, la lumière est éblouissante. Nous souffrons de la chaleur et de la soif. Le vacarme de la bataille ne fait que croître.

Le capitaine a aperçu, au pied de lointaines collines toutes bleues encore de brouillard sur l’horizon du sud-est, une colonne d’artillerie ou un convoi et de grandes masses d’hommes en marche. Sont-ce des troupes françaises ? Est-ce l’ennemi ? Le capitaine l’ignore. La brume, l’éloignement empêchent de reconnaître les uniformes.

— On ne peut pas tirer, dit-il, si ce sont des Français !

Debout sur un caisson, la jumelle aux yeux, il scrute cet horizon menaçant.

— Si c’est l’ennemi, il nous tourne… il nous tourne. Il va entrer dans les bois… On ne verra plus rien… Allez donc demander au commandant.

Le commandant n’est pas plus renseigné. Les ordres qu’on lui a donnés ne concernent pas ces collines. Il regarde, lui aussi. Mais il ne reconnaît pas mieux ces masses mouvantes. Il murmure à son tour :

— Si c’est l’ennemi, il nous enveloppe.

Vite on envoie un éclaireur à cheval. L’énervement nous gagne.

Un fantassin isolé s’est arrêté près de la quatrième pièce. Il n’a plus ni sac, ni fusil. On l’interroge.

— Blessé ?

— Non.

— D’où tu sors ?

Le capitaine fait signe qu’on lui amène cet homme. Mais l’autre, qui a abandonné ses armes, ne se presse pas d’obéir.

— Qu’est-ce qu’il y a là-bas, lui demande le capitaine ?… Des Français ?

— Je ne sais pas.

— Enfin, d’où venez-vous ?

Le fantassin fait un grand geste qui désigne la moitié de l’horizon.

— De là-bas.

Le capitaine hausse les épaules.

— Mais où étaient les Allemands ? Savez-vous s’ils ont tourné Marville par le sud ?

— Mon capitaine, j’étais dans une tranchée… Alors il est venu des obus, des gros noirs… D’abord ils éclataient derrière, à cent mètres… alors, vous comprenez, on s’en foutait… Et puis, il y en a qui nous sont tombés dessus… Alors, on est parti !…

— Mais vos officiers ?

L’autre fait un signe d’ignorance. Il n’y a rien à tirer de cet homme-là. Et comme, à cet instant, un obus ronfle en l’air, le fantassin s’enfuit, le dos rond. On l’entend qui grogne :

— Ah ! bon Dieu de bon Dieu !

L’obus éclate de l’autre côté de la route, et tout de suite trois autres s’abattent plus près. Le capitaine n’a pas cessé de suivre des yeux les troupes qui, là-bas, ne vont pas tarder à disparaître dans les bois. Nous attendons anxieux, en cercle autour de lui.

— Je crois que ce sont des Français, dit-il. Tenez, regardez donc, Lintier, vous avez de bons yeux !

Avec la lorgnette, j’aperçois en effet des culottes rouges.

— Oui, ce sont des Français. Mais où vont-ils ?

Le capitaine ne répond pas, et je comprends que, cette fois encore, l’armée française bat en retraite.

Une volée d’obus laboure le champ derrière nous.

Le feu de l’ennemi, trop à gauche et trop long d’abord, se rapproche. Il est à présent réglé en direction. Ma vie dépend d’une seconde de la volonté d’un capitaine prussien et d’une toute petite rectification de pointage.

Et voilà que des sections d’infanterie apparaissent soudain au bord du plateau et se replient en hâte. Une compagnie du 101e vient s’établir dans les tranchées ouvertes derrière nos pièces.

L’air vibre encore ; des obus viennent droit sur nous. La terre jaillit. Un éclat me frôle la tête et sonne sur le blindage du caisson. Un obus est tombé dans la tranchée où sont les fantassins. Une, deux secondes se passent ; on entend une plainte, un cri. Rien. Un homme se lève et s’enfuit, puis un autre, puis la compagnie tout entière. Tête basse, ils fléchissent les genoux. Derrière, un blessé se débarrasse en hâte de son sac et de son fusil et s’éloigne à cloche-pied.

Une estafette apporte un pli au commandant : ordre de se retirer. Le corps d’armée bat en retraite. Nous quittons la position. Au pas, la colonne s’allonge. Ce champ que dorent uniformément les chaumes, éventré par les obus, découvrant ses entrailles d’humus noir, a un peu de l’horreur d’un corps aux blessures béantes. Autour des points d’éclatement, des mottes ont volé, et, au bord du trou, la terre est levée en remblai circulaire. La mort peut tomber encore. Quelqu’un demande :

— Pourquoi n’avance-t-on pas plus vite ?… On va se faire bousiller.

Mais on sent que le fatalisme, qui est, je crois, le commencement du courage, nous a envahis presque tous. L’ennemi tire sans voir. Ses obus ressemblent aux coups de la fatalité tombant du ciel. Pourquoi ici plutôt que là ? Nous l’ignorons. Lui aussi l’ignore sûrement. Alors, à quoi bon se hâter ? La mort viendrait aussi bien à nous un peu plus loin. Pourquoi aller à droite ou à gauche ? Inutile, tout à fait inutile… Devant, nos officiers, botte à botte, chevauchent et causent.

Dans la tranchée où vient de s’abattre l’obus, un fantassin est resté, un seul. Il est étendu sur le ventre. Il s’était fait un lit de paille pour être mieux. Il a un trou dans le dos. Autour, le sang fait, sur le drap, un grand rond noir. Sous lui, la paille est rouge. Un autre éclat lui a ouvert la nuque ; son képi est tombé et son visage projeté en avant s’est enterré. En passant, tous nos regards vont là. Mais personne ne dit rien. Qu’est-ce qu’il y a à dire sur un obus qui est tombé, et sur un homme qui est mort !…

Encore une défaite ! Comme en 1870 ! Comme en 1870 ! C’est la pensée qui nous obsède et nous étreint.

— Ils sont rudement forts ! Regarde ça ! me dit Déprez, en étendant le bras vers ce plateau où, jusqu’à l’horizon, fourmille l’infanterie française en retraite. Latour, six heures de combat ; aujourd’hui guère plus. Encore battus ! Malheur !

Nous nous sentons de la rage contre ceux qui ont plié. Nous sommes bien restés près de l’arbre en boule, nous, samedi dernier !

Au loin, vers Marville, des colonnes d’artillerie s’allongent sur les champs ras. Un escadron bleu et rouge lève de la poussière. Fluctuations de l’infanterie, décroissantes, mais sensibles, jusqu’à l’horizon, poussières de cavalerie, lignes noires d’artillerie. Il fait un grand soleil. Toute canonnade, tout bruit s’est tu. La terre, sèche et chaude, exhale une vapeur qui confond ce grand mouvement d’hommes. On dirait que le plateau tout entier s’est mis en marche.


À Remoiville, un beau château, du début de la Renaissance, dresse ses hautes terrasses, ses corps de bâtiment aux grandes lignes sobres, où flotte un drapeau blanc à croix rouge. Dans le village, pas une âme. Portes et fenêtres sont closes. Quelques poules picorent sur un tas de fumier ; un cochon, que deux artilleurs égorgent dans une petite étable noire de purin, jette des cris aigus. Pourtant, au seuil d’une des dernières maisons, une mauvaise masure où brille dans l’ombre une armoire vernie, deux vieilles, extrêmement vieilles, nous regardent avec des yeux qu’on aperçoit à peine, tant leurs paupières ont de rides. Seuls leurs doigts bougent. Leurs regards fixes, en lames d’acier, nous importunent comme un reproche. Ah ! nous le connaissons, le remords poignant des retraites ! Vraiment une honte intime nous écrase à la traversée de ces villages que nous ne savons pas défendre, que nous abandonnons à la rage de l’ennemi. Les choses y prennent des visages d’humaine douleur. Les façades des demeures abandonnées ont des physionomies de souffrance. Rêverie, sans doute ! Imagination ! mais imagination poignante, car demain tout cela brûlera, et nous, d’un campement sur la colline, nous verrons les maisons et les récoltes flamber quand la nuit viendra.

Il paraît que les alliés sont vainqueurs dans le Nord et en Alsace. Les Bulletins des armées qu’on nous donne quelquefois, les Bulletins des communes le disent. Alors, comment laisse-t-on peser sur nous le reproche terrible des choses et des gens que nous ne pouvons défendre contre un ennemi trop supérieur en nombre ?

Longtemps nous attendons à Remoiville. Il faut traverser une rivière et il n’y a qu’un pont. Le passage s’opère en grand ordre. Puis, par une route unique, à travers les campagnes vallonnées où alternent des forêts aux verdures profondes et des prairies fraîches entre les bois, la retraite du 4e corps commence.

Une grande ligne de côtes aux nobles profils bleus borne l’horizon de l’Ouest. C’est là-bas sans doute que l’armée va s’arrêter et se retrancher.

Sur la droite du chemin, se poursuit l’interminable défilé de l’artillerie et des convois ; canons de tous calibres, caissons, fourragères, chariots, voitures régimentaires, voitures du train, ambulances de la division, ambulances du corps, charrettes de paysans pleines de blessés exsangues, coiffés parfois d’un turban de gaze que le sang rougit par places. De front, tenant la gauche, l’infanterie avance en ordre. La route est déjà très défoncée. Devant nous, roule une batterie de 120 court. Un de ses brigadiers porte, pendue à sa selle, la moitié d’un mouton.

La 10e batterie a perdu ses pièces. Quand, vers une heure, l’infanterie céda tout à fait, les canonniers ne purent les retirer. Le feu de l’ennemi avait presque complètement détruit les attelages.

Le capitaine Jamain a été atteint au flanc par un éclat d’obus. Nous l’apercevons étendu dans une charrette à foin, parmi les blessés d’infanterie.

La forêt, très dense, très obscure malgré le grand soleil, assourdit le piétinement de l’infanterie en marche, le roulement des voitures.

Des chevaux fourbus ont été abandonnés. Ils sont là, debout, dans les fossés, la tête basse, les yeux demi-clos, vitreux de chassie. Une roue les heurte parfois. Ils ne se rangent même pas. Ils ne se couchent que pour mourir.

Ce n’est pas encore sur ces hauteurs qui, par une série d’éperons, dominent la plaine et la forêt, que le 4e corps va s’établir et attendre l’ennemi. Quelqu’un me dit que l’armée Ruffey se replie tout entière derrière la Meuse. Mais, tandis que la retraite se poursuit par la grande route, notre groupe d’artillerie s’engage sur un chemin, qui conduit d’abord à un village plein de troupes, et ensuite, par d’amples lacets, escalade les côtes boisées.

Nous abordons la montée. Le ciel s’est brusquement chargé de nuages ; il fait lourd. Des gouttes d’eau commencent à tomber. La route, en bas, où le flot des troupes s’écoule sans cesse, semble, entre les peupliers qui la bordent, un canal aux eaux sombres, mais un canal dont on percevrait le courant. La colonne s’arrête. Il faut caler solidement les roues. Les hommes sont las ; on se tait. On n’entend que le bruit fin des gourmettes des chevaux, qui bougent, et le petit bruit de la pluie sur les feuilles.

On avance de quelques centaines de mètres encore. Sur un autre lacet, on s’arrête de nouveau. Une charrette de paysans, où sont assises sur de la literie une femme enceinte et une vieille, cachées sous un grand parapluie, essaie de dépasser la colonne. Mais plusieurs caissons mal calés ont reculé et barrent la route. Une jeune fille conduit l’attelage. Il n’y a pour hisser là-haut la lourde voiture qu’une jument pleine, dans les brancards, et un poulain devant qui tire à tort et à travers. Elles sont courageuses toutes deux, la fille et la bête.

— Allons, hue !

La jument s’arc-boute. En leur aidant, elles atteignent la tête de la colonne. Après, la route est libre. Un instant, la jeune fille fait reposer son attelage et caresse les naseaux de la lourde bête, dont la croupe fume.

On cause :

— Où allez-vous par là ?

— On ne sait pas bien, monsieur. On va toujours passer la Meuse… Nous ne sommes point en avance. Tous ceux qui avaient à partir sont partis ce matin, quand on a entendu le canon. Mais nous, nous avons voulu voir comment ça tournerait. Et puis, il a bien fallu se décider à partir aussi. Vaut mieux, n’est-ce pas ?

Nous avouons :

— Oui, ça vaut mieux.

— Alors, dites ? C’est des sauvages, tout à fait des sauvages ?

— Oui.

— Ils vont brûler nos maisons… nous ne retrouverons rien… rien que de la cendre… Quel malheur !… Vous ne pouvez donc pas les tuer tous ?

— Ah ! si on pouvait !

— Allons, hue ! la vieille.

L’attelage s’ébranle.

— Bonne chance, messieurs.

— Merci, bonne chance.

Vers le sommet des collines, il y a une grande clairière dans les bois. De là on découvre la forêt comme un manteau somptueux jeté sur les crêtes voisines, qui en atténue les arêtes et en assouplit les lignes ; on découvre toute la plaine de Woëvre que nous venons de traverser, Remoiville et le plateau de Marville où apparaît, très nette sur la nudité des terres, la ligne sombre des peupliers près de laquelle nous étions en batterie ce matin.

C’est là, dans un champ où l’avoine n’est qu’à moitié fauchée, que nous allons attendre l’ennemi. Nous devons protéger la retraite du 4e corps qui se poursuit toujours, en bas, sur la route où passe à présent l’interminable théorie des autobus parisiens. Le ciel est sombre. Les grands nuages qui s’amoncellent derrière nous, vers l’occident, vont raccourcir le jour.

Cheminant au bord du bois pour ne pas révéler sa présence, la batterie vient s’installer à la lisière de la forêt en pente, derrière des bouquets d’arbres qui la dissimulent. On dételle. Les chevaux et les avant-trains sont établis contre les verdures avec lesquelles, de loin, ils semblent faire corps. Nous serons tranquilles ce soir. Mais la journée prochaine s’annonce rude. Il faudra que les deux batteries qui forment à présent le groupe : sept pièces, seules sur ces hauteurs, arrêtent l’ennemi pendant le temps nécessaire à assurer la retraite du corps. Mais nous songeons à peine au lendemain, trop las pour penser et pour prévoir.

Par un sentier à pic, à travers bois, il faut encore mener les chevaux à l’abreuvoir jusqu’au village, au pied des collines. Là, l’unique rue est toujours encombrée de troupes. Par la fenêtre ouverte de la mairie, j’aperçois le général Boëlle. Son visage est grave sans sévérité. Je cherche dans son regard une inquiétude que je ne trouve pas.

Les fantassins ont formé les faisceaux devant les maisons, de chaque côté du chemin. En travers, sur deux faisceaux, un drapeau repose dans sa gaine. À la porte du presbytère, deux cents hommes au moins se pressent et secouent à bout de bras leurs bidons. Il paraît que le curé donne tout son vin. Des chasseurs, les rênes de leurs chevaux au bras, attendent des ordres. Ils se sont adossés au mur de l’église et ils fument. L’abreuvoir est proche. Je les entends causer :

— Alors, il est mort, Mortier ?

— Oui, il a pris une balle dans le ventre.

— Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Rien. Il a dit : « Y m’ont. » Il s’est couché… Il se tenait le ventre à deux mains… il se tournait d’un côté sur l’autre et il faisait : « Hou, houihou.… Y m’ont. » Son Balthazar le flairait. Il n’avait pas lâché la bride. Il la tenait comme je la tiens là, au bras. Il lui a encore dit : « Mon pauvre cochon !… » Il était tout recroquevillé, il a fait : « Ouf… ouf !… » en soufflant et puis, y s’est détendu tout d’un coup. Et voilà un chasseur de moins !… Je lui ai fermé les yeux, il faisait bien vilain. J’ai cassé une branche et je la lui ai mise sur la tête, comme je voudrais qu’on me fasse à moi… C’est tout de même plus convenable quand on est mort. Après ça je suis revenu en ramenant le Balthazar.

Lorsque nous remontons à la clairière, beaucoup de fantassins déjà sont partis. D’autres mettent sac au dos et rompent les faisceaux. On nous dit qu’il ne va rester ici pour nous soutenir qu’un bataillon. Quels terribles assauts demain nous réserve-t-il ?

Un capitaine d’infanterie interpelle Astruc, juché sur le grand cheval du lieutenant Hély d’Oissel.

— Eh là ! canonnier !

— Mon capitaine !

— Mais nom d’un chien, c’est bien Tortue !

— Tortue ! Qu’est-ce que c’est que ça, Tortue ?

— C’est mon cheval que j’ai perdu. Il n’y a pas de doute. Descendez. Donnez-moi mon cheval.

Astruc se récrie :

— C’est le cheval du lieutenant, mon capitaine. Il faut que je le lui ramène. Ah bien ! qu’est-ce qu’il me dirait !…

— Moi, je vous dis de descendre. Je reconnais bien ma selle, n’est-ce pas ? Et la bête… elle, me reconnaît… Vous voyez, il n’y a pas de doute… C’est bien Tortue, ma jument que j’ai perdue à Ethe.

— Mais, mon capitaine… C’est un cheval !

Le capitaine inspecte l’animal :

— Ah ! Ah ! oui… C’est vrai… c’est curieux… J’aurais pourtant cru que c’était Tortue…

La nuit vient : la brume masse les bois autour de la clairière. Encore un épervier, plus noir, sur les nuages noirs. Peut-il nous découvrir à cette heure ? S’il nous a vus, demain, dès l’aube, nous recevrons des obus. Il tangue dans le ciel au-dessus de la forêt, car le vent s’est levé et souffle de l’ouest par rafales.

Nous avons pris l’avoine coupée pour l’étendre autour de nos pièces. Il fera frais cette nuit et pleuvra peut-être. Le vent, qui secoue les manteaux et les plaque contre les corps, semble agiter les hommes eux-mêmes. La plaine, sans un feu et que menace la gueule de nos canons, n’est bientôt plus que l’ombre ouverte devant nous. Dans un coin, que le champ enfonce au milieu de verdures très denses, on nous a permis de faire du feu. Le grand taillis proche semble un pan de mur noir. Le vent souffle sur le feu, fait vaciller les ombres des hommes à terre, éteint presque toute clarté pour l’aviver ensuite. Je suis extrêmement las. La canonnade engendre un irrésistible besoin de sommeil. J’ai bien un peu faim, mais très peu. Je n’ai pas le courage d’attendre que la viande soit cuite et le café chaud. Je mange ma part de bœuf cru et je vais m’étendre dans la paille d’avoine, à l’abri du vent, derrière mon caisson.


Mercredi 26 août.


On nous réveille à l’aube. Un épais brouillard enveloppe la batterie. Nous sommes couverts de rosée. Nos membres gourds ont des mouvements incertains et ralentis. Cette heure de demi-clarté louche comporte un malaise, une angoisse dont l’esprit, encore pesant de sommeil, se défend mal.

Immobiles dans nos manteaux, autour des pièces, nous pouvons envisager à loisir notre situation dans cette clairière au milieu de la forêt. À notre droite, de l’aveu de nos officiers, on ignore s’il y a des troupes françaises. Or, par là, les bois se poursuivent sans interruption depuis les crêtes que nous occupons jusque vers Remoiville. À gauche, le mouvement du 4e corps doit s’achever. On enseigne qu’il faut normalement dix heures à un corps d’armée pour opérer sa retraite par une route unique. Voilà plus de quinze heures que celle-ci est commencée.

Notre position ici, difficile en soi, va devenir extrêmement périlleuse si le brouillard ne se dissipe pas. On ne distingue rien à cinquante mètres des pièces. L’ennemi peut avancer dans la plaine, menacer l’armée en retraite et nous surprendre.


Ainsi, de tous côtés, les bois, leur ombre, l’inconnu, la surprise. Devant nous, le brouillard et l’ennemi ; derrière nous, la Meuse ; partout le danger.

La Meuse ! Elle nous inquiète. Lorsqu’il nous faudra, à notre tour, battre en retraite, l’ennemi, que rien ne contient à droite, n’aura-t-il pas atteint avant nous la rivière ? Trouverons-nous seulement un pont ? Les nécessités de la défense de l’armée peuvent exiger qu’on nous sacrifie.

Les heures passent. Les brumes semblent se former au flanc des collines qui regardent la Meuse. De là, le vent d’ouest les chasse en nuées traînantes qui franchissent les crêtes, nous frôlent, nous enveloppent un instant, puis s’abattent et s’amoncellent sur la plaine.

J’écris ces notes sur mon genou ; le caisson en batterie, ouvert comme une armoire, m’offre pour dossier les culots de cuivre des obus. On fume, on attend.

Enfin, vers huit heures, le soleil se montre sur les crêtes ; puis, le brouillard, étendu comme une gaze impénétrable devant nous, s’étire. Les verdures apparaissent. La forêt retient un instant encore quelques lambeaux blancs entre les cimes de ses plus grands arbres. Rien ne bouge. La route, hier noire d’hommes et de chevaux, apparaît absolument blanche au milieu des prairies couvertes de rosée d’un vert éclatant sous ces premiers attouchements de la lumière.

À plat ventre dans l’herbe, en avant de nos pièces, sur une sorte de terrasse naturelle sous bois, entre les baliveaux dévalant la pente, nous scrutons la plaine. À la longue, tous les objets semblent bouger. Il faut se reprendre pour dissiper l’illusion.

On dit que nous devons tenir ici pendant deux jours. Ce n’est pas possible. Quelqu’un affirme qu’il a entendu les instructions données par un général au commandant.

— Vous tiendrez là, aurait-il dit, tant que la position sera tenable. Je m’en rapporte à votre flair d’artilleur.

Un autre appuie :

— Parfaitement. Il lui a dit : « Solente, je m’en rapporte à votre flair d’artilleur… » Je l’ai peut-être pas entendu, moi ?

On nous apprend aussi que la bataille de samedi dernier s’appellera la bataille d’Ethe.

— Mais non, affirme un autre. Ça s’appellera la bataille de Virton.

— Ethe, Virton… Qu’est-ce que ça peut nous f…, du moment qu’on en est revenu !

— Mais si, faut savoir, déclare le trompette. Une supposition que tu rentres et qu’on te demande où tu t’es battu. Tu répondras : « Je me suis battu par là-bas, en Belgique. » Oui, mais c’est grand, la Belgique !… C’est plus grand que ta commune… C’est-il à Liège, à Bruxelles ou à Copenhague ? T’auras l’air d’une sacrée andouille !

L’andouille hausse les épaules.

Avec un sabre-baïonnette nous avons ouvert une boîte de singe pour quatre. On mange. On n’entend de bruit que celui que fait la hachette d’un servant, occupé à abattre un petit bouleau qui pourrait gêner le tir de sa pièce.

Le silence est trop absolu, l’immobilité de la campagne trop complète. L’ennemi est là. On ne l’entend pas, on ne le voit pas. Il en devient plus redoutable. Cette paix, alors qu’on s’attendait à la bataille, est angoissante. Les nerfs s’exaspèrent.

La retraite du 4e corps devrait être terminée. Le temps passe, l’armée française s’éloigne, l’ennemi approche, s’insinue à travers bois.

Soudain, vers deux heures, une mitrailleuse crépite à proximité, dans la forêt. Un cavalier traverse la clairière au galop, et aborde le commandant. Aussitôt, on amène les avant-trains.

Notre retraite est-elle coupée ? Le bruit saccadé de la mitrailleuse s’accompagne à présent d’une fusillade intermittente. Il faut traverser en biais la clairière pour atteindre un chemin forestier. Très calmes, bien résolus à sauver nos pièces, nous armons nos mousquetons. Mais la colonne s’allonge sur le champ ras sans que nous entendions siffler une balle. Nous atteignons les bois. Il faut se hâter. La route, si elle est encore libre, dans un moment ne le sera peut-être plus.

Penchés sur l’encolure des chevaux pour éviter les basses branches qui menacent de les arracher de leurs selles, mesurant du regard l’étroit passage entre les arbres, du fouet et de l’éperon les conducteurs poussent leurs attelages.

La route est libre… Nous arrivons à Dun-sur-Meuse. C’est là que nous allons franchir la rivière. Le capitaine réunit les sous-officiers :

— Le pont est miné. Prévenez vos conducteurs qu’ils prennent garde aux sacs placés des deux côtés de la chaussée. C’est de la mélinite.

Pour nous livrer passage, les sapeurs jettent des planches sur la tranchée qu’ils ont ouverte au milieu du pont.

Les dernières voitures de la colonne n’ont pas fait deux cents mètres sur la rive gauche de la Meuse, lorsqu’une explosion nous secoue sur nos coffres. Le pont vient de sauter. Derrière nous, un grand nuage blanc se développe en lourdes volutes, masque la moitié de la ville.


Comme nous attendons des ordres, par pièces doublées, dans un champ, un cri retentit :

— V’là le vaguemestre !

— Ah ! Enfin !

— Aux lettres !… aux lettres !… Un homme par pièce.

Depuis huit jours nous attendions des nouvelles. On s’isole pour les lire.


Décidément, la bataille du samedi 22 s’appellera la bataille de Virton.

Jeudi 27 août.


Il a plu toute la nuit ; il pleut encore. La perspective de toutes les misères, que ce temps entraîne, gâte notre satisfaction de nous sentir dispos, après plus de dix heures de délicieux sommeil dans des granges bien closes. Les couvertures des chevaux en capuchon sur nos têtes et nous battant les jarrets, silencieux, éparpillés sur le chemin boueux où les semelles clapotent, nous regagnons le parc sous l’averse.

Les chevaux, immobiles, luisants et résignés, cherchent sans cesse à tendre la croupe à la pluie. Les garde-écurie ont réussi à faire du feu. Ils ont dû creuser de nouveaux foyers, car ceux d’hier sont inondés et les tisons noirs flottent.

Leurs manteaux ruissellent, détrempés, lourds et raides. Quelques hommes ont relevé leurs pèlerines pour se protéger la tête. En rond, les canonniers tendent leurs mains rougies à la flamme.

— Sale pluie ! Deux jours comme ça, et tout le monde aura la dysenterie.

— On crèvera de ça plutôt que des obus, déclare Hutin.

— C’est pas la peine d’essayer de faire du café, grogne Pelletier, ça ne chauffe pas, il y en aurait pour des heures.

— C’est le bois, il ne brûle pas. Il ne fait que fumer.

— Souffle dessus, Millon !

On présente à la flamme les semelles des souliers pour les faire sécher. La pluie pétille dans le feu.

— N’empêche, proclame le trompette, que, si on n’avait pas été trahis, on n’en serait pas encore là.

Je me fâche :

— Trahis ! Ça m’épatait qu’on n’ait pas encore parlé de ça !…

— Parfaitement, trahis ! On me l’a bien dit hier. C’est un général qui a livré le plan de l’armée. Je sais ce que je dis !

— Potin de camp !

— À moi aussi, on m’a raconté ça, affirme un autre.

— Potin de camp ! Du moment qu’on s’est fait frotter, ça ne pouvait pas manquer… Si on est battu, c’est qu’on est trahi ! Les Français ne peuvent pas être les moins forts ; c’est pas possible ! Tu sais pourtant qu’il y a cinq corps d’armée allemands devant nous. Ça met à se battre : un contre deux… Non… quand même. Un contre deux, on ne peut pas être battu… Tout de suite on gueule à la trahison ! Est-ce que ce n’est pas vous qui réclamez tout le temps l’armée de Langle de Cary pour nous soutenir ? Hein !… Alors, c’est que vous ne vous sentez pas assez grands pour bouffer les Boches à vous tout seuls !…

— Il y a des traîtres, répond le trompette, en hochant la tête. Il y a toujours eu des traîtres et il y en aura toujours pour vendre la France.

— Imbécile ! déclare péremptoirement Hutin.

Presque tous mes camarades pensent comme moi. Il suffirait de renforts sérieux pour que nous prenions le dessus. Même seuls, ici derrière la Meuse, nous arrêterons bien l’ennemi.

Et puis, dans les jours de défaite que nous venons de vivre, quelle émouvante compréhension de la Patrie s’est révélée à nous. Une armée tout de suite victorieuse ne peut atteindre les profondeurs de ce sentiment. Il faut avoir lutté, avoir souffert, avoir craint, ne fût-ce qu’un instant, de la perdre pour comprendre ce qu’est la Patrie. Elle est tout le charme de la vie. Elle est toutes les affections, toutes les joies des yeux, du cœur, de l’esprit. Elle est ce qui fait que l’existence vaut d’être vécue ; tout cela uni, personnifié en un seul être, un être vivant, souffrant, fait de la volonté de millions d’individus : la France !

La défendant, c’est soi-même qu’on défend, puisqu’elle est la raison d’être, de vivre. Alors, on préfère tomber, mourir là, parce qu’on sent que la France perdue, ce serait pire que la mort. Selon son esprit et selon son cœur, chaque soldat sent cela confusément ou d’une façon lumineuse et claire.

Pourtant, au camp, on n’en parle jamais. C’est que les mots qui, en temps de paix, voilaient trop souvent, sous leur grandiloquence, ces sentiments si profonds et si fins, nous offusqueraient à présent. Cette passion, car c’est une passion, habite tout au fond du cœur avec les émotions intimes et sacrées qu’on croirait profaner en exprimant.


— Allez ! Harnachez, attelez ! On part.

La pluie fait tourner les caractères à l’aigre.

— Fais donc attention à ton ours ! Tu vas nous faire tuer.

Hutin crie :

— Détachez-vous vos chevaux pour qu’on prenne les cordes ?… Non ?… Alors, je les détache. Je m’en f… !

— En v’là un idiot ! C’est pas une place où attacher un poulain, à la roue d’un caisson. Il crève le sac d’avoine… Tire-le donc !

Cramone, qui menace son attelage du fouet, répète pour la vingtième fois :

— J’m’en vas vous apprendre les manières bourgeoises !

— Il y a encore un plat de perdu, crie Millon. Quel est le cochon qui ne l’a pas ramassé hier soir ?

— Vas-tu faire reculer tes ânes ?… On ne peut pas atteler… J’ai jamais vu un crétin pareil !

Les conducteurs frappent les chevaux, qui, face au vent, se rabattent toujours à droite ou à gauche pour éviter que la pluie ne leur cingle les oreilles. Bréjard se fâche :

— Une jolie pagaie ! Voulez-vous tenir vos attelages droits… Le sous-verge de devant… Vous voyez bien qu’il est empêtré.

— On nous avait pourtant dit qu’on se reposerait aujourd’hui.

— Est-ce qu’ils se reposent, les Boches ?

Le démarrage est difficile. Pendant la nuit, les roues des voitures se sont enfoncées à mesure que la terre se détrempait. Le champ en pente glisse sous les sabots des chevaux.

Sur la route, la batterie prend le trot. La boue jaillit en gerbes sous les pas des attelages. Des hommes, pressés par la colique, s’arrêtent dans le fossé, puis on les voit courir le long de la colonne en se reculottant pour rattraper leurs voitures.

Nous allons prolonger une forte position d’artillerie qui garnit les hauteurs de la Meuse. Des collines, vers Stenay, le bruit du canon nous arrive par rafales. Très loin au-dessus des bois, on aperçoit des éclatements de shrapnells. La pluie cesse. Le ciel, sombre tout à l’heure, s’éclaircit, prend une teinte uniformément blanche.

Au bord du chemin, dans un pré, des paysans qui fuient l’invasion ont établi leur campement d’une nuit. Une grande bâche verte abrite leur voiture et forme tente. En avant, les brancards pointent. Un vieillard, deux femmes, toutes deux enceintes, avec une demi-douzaine d’enfants autour de leurs jupes, nous regardent passer.

La route monte ; la colonne prend le pas. J’entends une des femmes dire au vieillard en le poussant du coude :

— Vas-y, père !

Le vieux hésite. Elle insiste :

— Il faut y aller !

Le bonhomme se décide, vient jusqu’à nous. Il se dandine, rougit et murmure :

— Ah non ! C’est pas à mon âge qu’on apprend à demander ça.

Il va s’éloigner ; on l’interroge :

— Demander quoi donc, mon vieux ?

— Si vous n’auriez pas un peu de pain en trop ? C’est pour les gosses.

— Mais si, mais si ! Jamais on ne mange tout.

La vérité, c’est que rarement nous avons assez de pain. Il faut éplucher les boules et, lorsqu’on a ôté les moisissures, la ration se trouve bien diminuée de moitié. Tandis qu’on fouille les musettes, le vieux accompagne la voiture.

— Tenez !

On lui tend deux boules de pain presque frais.

— Avec un oignon et des dents, ça se laisse manger.

— Merci, vous savez !… Je parie que vous vous privez.

— Mais non, mon vieux ! On en touche comme ça de pleins fourgons tous les jours.

Le bonhomme s’en va, ses pains sous le bras. Je le vois hausser les épaules et s’essuyer les yeux d’un revers de manche.

Une volée de shrapnells éclate au loin sur les bois sombres.

— Tas de vaches ! grogne, entre ses mâchoires, Millon qui a donné son pain.

Et il tend le poing à l’ennemi.

En position pour battre les hauteurs de la rive droite de la Meuse, nous nous séchons au soleil.

Dans l’après-midi, quelques cavaliers, des uhlans sans doute, apparaissent à la lisière d’une forêt lointaine. Une rafale d’obus les fait rentrer sous bois.

Vendredi 28 août.


— Alerte !

— Quoi ?

— Alerte ! Allez, debout !

— Quelle heure qu’il est ?

— Sais pas. Il fait tout nuit.

— Allez, debout. Hutin ! debout !

Je secoue Hutin qui grogne :

— Oui, oui ! Ah ! nom d’un chien ! Il faisait bon là !…

La grange s’emplit d’un bruit de paille remuée.

— Quelle heure ? répète la voix.

— Attention, là-haut. Il manque un barreau à l’échelle.

On entend des pieds qui raclent le bois des échelons. Un juron.

— Au falot !

— Où qu’il est ?

— Pendu derrière la porte.

À tâtons, les hommes cherchent leurs effets.

— Mon képi !…

— Je ne le trouve pas, le falot ! Viens donc le chercher.

— Il n’est pas deux heures, pour sûr !

— Allons ! Pressons-nous, crie un maréchal des logis qui ouvre la porte. Il n’en reste plus qui dorment ?

Personne ne répond. Dehors, il fait très frais. La nuit est noire. Il n’y a pas une étoile. Déjà les fantassins sont prêts à partir. Ils ont allumé des feux au milieu du village. Leur café achève de chauffer. L’église, une pauvre chapelle agrandie par l’éclairage venu d’en bas, prend des allures de cathédrale. Sa flèche se perd dans les ténèbres du ciel. Des ombres fantastiques dansent sur les murs, et les vitraux s’allument par instants d’éclairs rouges ou verts. Beaucoup de pauvres gens qui fuient l’ennemi sont venus dormir dans la nef, et aussi des soldats qui n’avaient pu trouver de gîte ailleurs. Par le portail grand ouvert, cette nef apparaît étrange, pleine de clartés fugitives, inquiétantes comme des lueurs d’incendie. Sous les reflets éclatants des vitraux sur les dalles, on entrevoit des formes humaines étendues. Sur la place, des fantassins, qui vont et viennent devant leurs feux, projettent à terre, et contre les maisons, leurs ombres démesurées.

Pourquoi cette alerte ? L’ennemi a-t-il réussi à franchir la frontière du côté de Stenay ? On part derrière l’infanterie dont on entend l’énorme piétinement de troupeau en migration. Dans la nuit, on sent ces milliers de présences. D’immenses souffles humains passent ; on perçoit des bruits perdus de voix ; cette vie invisible en mouvement émet des fluides qui traversent l’air nocturne par bouffées.

Au loin, on entend le canon : nous marchons au canon.

Bientôt les premières clartés du jour massent les collines boisées qui, entre la Meuse et nous, dressent leurs profils riches et graves. Un village au fond d’un ravin, quelques maisons, un clocher, un cimetière : c’est Tailly.

À l’immobilité froide de l’aurore commence à succéder l’infinie vibration de la lumière sur la campagne et sur la forêt. Par le fond d’une large brèche, rompant l’unité des collines qui bordent la Meuse, une route conduit à la rivière.


Quand nous arrivons à Beauclair, dans la vallée de la Meuse, l’action semble terminée.

Devant l’église, sur la place hérissée de faisceaux, l’infanterie qui vient de combattre se repose. Au milieu des armes, les soldats, la plupart pâles, quelques-uns très rouges, se sont couchés sur la terre nue, au soleil. Pas un ne bouge. Les masques durcis des dormeurs expriment une lassitude tragique. Les capotes et les chemises ouvertes découvrent les poitrines. Tous les hommes sont boueux. Les pantalons ont des emplâtres de terre aux genoux.

La batterie fait halte près des dernières maisons du bourg. On prépare le café. Un grand diable de biffin vient nous demander un oignon. Nous l’interrogeons :

— Alors, ils n’ont pas pu passer la Meuse ?

— Voilà ! ils l’ont passée… une brigade… ; seulement l’artillerie a coupé les ponts derrière… Alors, on a rentré dedans à la baïonnette. Ah ! vous ne connaissez pas ça, vous autres, la charge ! C’est terrible… Je ne connais rien de pareil… S’il y a un enfer, on doit s’y battre tout le temps à la baïonnette… Sans blague. On part… on gueule… il y en a qui tombent… des tas qui tombent… moins il en reste, plus il faut gueuler haut pour que ça continue à marcher. Et puis, quand on arrive dessus, on est comme fou… On tape, on tape… Mais, la première fois qu’on sent la baïonnette rentrer dans un ventre, ça fait quelque chose… C’est mou, il n’y a qu’à enfoncer… Seulement, c’est pour la retirer après !… J’y allais si peu fort, que j’en ai piqué un par terre, un gros pansu à barbe rouge. Je ne pouvais plus ravoir ma baïonnette. J’ai été obligé de lui mettre le pied sur le ventre. Je le sentais remuer sous mon pied. Tiens, regarde ça…

Il a tiré sa baïonnette. Elle est rouge jusqu’au quillon. En s’en allant, il arrache une poignée d’herbe pour la nettoyer.

Les heures passent. L’ennemi ne paraît pas vouloir tenter de nouveau aujourd’hui le passage de la Meuse.

On dit ici que d’Amade a attaqué de flanc l’armée allemande qui nous est opposée, et a repris Marville.

D’Amade ! Enfin d’Amade ! Mais est-ce vrai ?

À Halles, à deux kilomètres de Beauclair, nous allons cantonner au pied des hautes côtes. L’artillerie, qui depuis longtemps s’était tue, recommence à tonner. L’ennemi, par-dessus nos têtes, bombarde les collines.

On a affecté à notre logement, pour la nuit, une grange spacieuse. Mais, lorsque à la brune nous venons nous coucher, nous trouvons notre paille jonchée de fantassins, de fusils et de sacs.

Les artilleurs récriminent d’abord.

— Alors, quoi, la biff ! Il n’y a plus moyen ?

On s’arrange, on se serrera un peu.

La grange a un étage où l’on accède par une échelle. Là-haut, le plancher est vermoulu. On bouchera les trous avec du foin.

— Alors, voilà ! Comme d’habitude, l’artillerie en haut, l’infanterie en bas. Ça va comme ça. Seulement, vous tâcherez de ne pas tirer l’échelle.

— Attention aux pieds ! Nom d’un chien !

— Fallait dire qu’il y avait quelqu’un dans la paille !

— Allez, grimpe !

Sur l’échelle, il y a quatre ou cinq artilleurs à la fois. Elle plie. En bas, un fantassin se tient immobile, une bougie à la main.

— Attention ! Tu vas me flanquer tes éperons dans le nez !

— Grouille donc, qu’on monte !

— Le plancher plie ! On va passer au travers !

— Grimpe toujours ! C’est moins dangereux que les obus.

— Nom d’un chien ! Tâchez un peu de vous aligner, autrement, on ne tiendra jamais tous.

— Te mets pas là ! Y a un trou… Tu vas tomber sur les lignards.

En bas, des fantassins grognent :

— C’est pas fini de bouger là-haut, les artilleurs ? On ne peut pas dormir ! Il nous tombe de la paille plein la gueule.

— Si ça pouvait seulement te la boucher !

— Tu me montes sur le ventre !

— On n’y voit rien, là dedans ! Montez donc le falot.

Un obus éclate encore au loin. Dois-je enlever mes éperons et mes houseaux ? Je dormirais mieux. Mais, s’il y a alerte, les retrouverai-je dans la paille ? Je les garde. Je garde aussi mon étui à revolver qui me meurtrit le flanc. Je serre ma jugulaire sous mon menton pour ne pas perdre mon képi.

Samedi 29 août.


À deux heures du matin, réveil. Il faut partir tout de suite. On dit que les Allemands ont passé la Meuse. Pourtant notre artillerie devait avoir repéré le cours de la rivière. Comment n’a-t-on pas entendu le canon ? Je ne comprends pas.

Dans la nuit, la route apparaît jaune, au milieu des prairies bleues. Je reconnais au passage les ifs d’un cimetière où, hier, on enterrait des morts dans une allée.

Arrêtés en colonne sur la côte raide de Tailly, nous attendons des ordres. Le jour monte de derrière les collines, envahit tout le ciel.

Un à un les régiments de la 7e division surgissent du ravin et nous dépassent. Les hommes semblent harassés. Leurs yeux sont caves ; les visages les plus jeunes, jaunis, ternis de misère, sont égratignés de grandes rides ; les coins des lèvres tombent. Penchés en avant sous l’écrasement des sacs, dans l’attitude du Christ sous sa croix, les fantassins gravissent cette côte comme un calvaire. Tous les cent mètres ils s’arrêtent pour remonter leur fardeau d’un coup de rein. Il y en a qui tiennent leur fusil à bout de bras, comme un balancier qui les aide à marcher. Quelques-uns se plaignent de ne pas avoir mangé depuis deux jours. Un homme du 101e, un grand garçon hâve, aux yeux fiévreux, s’est arrêté près de nous. Il caresse la volée du canon.

— Tiens, dit-il à Hutin, tu devrais bien me tirer un obus dans le ventre. Au moins ça serait fini !

— Tu n’as pas honte, lui répond le maître pointeur.

L’homme fait de la main un geste vague, hausse les épaules et s’en va en traînant la jambe.

L’infanterie passée, on nous fait prendre position sur le plateau, à la lisière des bois derrière lesquels se retirent les régiments de ligne.

J’ai entendu le commandant répéter au capitaine l’ordre reçu : empêcher l’ennemi de prendre pied sur le plateau. Et on lui a dit : Il n’y a plus de Français devant vous.

— Alors, c’est encore nous qui protégeons la retraite ! Sale métier, déclare Millon, le tireur, un brave petit Parisien, au doux visage de fille. Ici on risque aussi bien les coups de fusil et les mitrailleuses que les obus. Il y a là-bas, surtout, au bord du plateau, vers le peuplier en pinceau, un sale petit bois d’où les pruneaux pourraient bien ne pas tarder à venir. Ils vont monter là dedans des mitrailleuses sans qu’on puisse les voir, plutôt que de s’amuser à déboucher sur le ras… Alors, qu’est-ce qu’on va prendre ? Enfin, puisqu’on est venus là pour ça !…

— Si on n’était pas vendus, ça marcherait autrement, grogne Tuvache, un cultivateur breton qui ne manque pas de courage sous le feu, mais dont le moral est mauvais.

Et il ajoute, toujours hanté par ses idées de trahison :

— La preuve, c’est qu’ils viennent de passer la Meuse sans embarras.

Bréjard le fait taire.

— Vous êtes plus malin que les autres, vous. On se bat depuis la mer du Nord jusqu’à Belfort ; alors, est-ce qu’on peut juger par un malheureux petit coin ? On les laisse peut-être avancer pour les envelopper ensuite. Il y en a qui en savent toujours plus long que les généraux… Et puis, pendant ce temps-là, les Russes avancent. Laissez faire… On les tiendra peut-être un jour, et alors ils paieront.

On attend les têtes de colonnes ennemies. D’un instant à l’autre elles peuvent déboucher du vallon de Tailly.

Le plateau est tombé à cette immobilité, scintillante de rosée, de la campagne aux premières heures de grand soleil.

Quatre points noirs isolés apparaissent au loin sur la route. Est-ce l’avant-garde allemande ? Non. On reconnaît vite trois traînards et un cycliste. Une troupe, en colonne de marche, sort ensuite du ravin. Dans cet ordre, ce ne peut être encore l’ennemi. La troupe — un bataillon du 101e — passe et disparaît sur le chemin des bois. Mais, dans les plis de la campagne longuement vallonnée qui s’étend au nord-ouest jusqu’aux masses sombres de lointaines forêts, le lieutenant Hély d’Oissel a découvert avec sa jumelle, le long de cheminements qui nous les masquent presque, de grandes masses d’hommes en marche vers l’ouest. Est-ce l’ennemi ? Sont-ce les troupes françaises qui occupaient les hauteurs de la Meuse vers Stenay et qui se replient ?

Nous avons déjà connu à Marville cette terrible incertitude. Le capitaine monte dans un pommier pour mieux voir. Le commandant s’efforce aussi de reconnaître ces troupes. Ils ne distinguent rien. Une buée, — l’humidité de la nuit qui s’évapore, — monte déjà de la terre, trouble les lointains. Si ce sont des colonnes allemandes, elles vont menacer le flanc du corps d’armée en retraite. Un éclaireur est parti au galop en reconnaissance. Le temps passe ; les colonnes s’éloignent. Enfin l’éclaireur revient : ces troupes sont françaises. Il a vu des pelotons de chasseurs en flanc-garde de ces régiments.

Les pieds dans la rosée, immobiles de nouveau, nous attendons l’ennemi.

Vers le milieu du jour, des ordres nous portent jusqu’au bord du plateau, derrière un masque de verdure, avec mission de surveiller le ravin de Tailly et les côtes au sud de Stenay. Et voilà que, un à un, les régiments d’infanterie sortent de la forêt, se déploient, nous dépassent.

— Si j’y comprends quelque chose ! me dit Hutin.

— Et moi !

Il fait chaud. Nous avons soif et nos bidons sont vides.

Jusqu’au crépuscule, l’attente se poursuit. L’ennemi ne paraît pas.

La nuit est close quand on nous envoie cantonner de l’autre côté des bois.

La lune se lève sur la forêt. La marche des chevaux, le roulement monotone des voitures bercent à la longue. On ne demanderait, pour endurer sans se plaindre toutes les misères de la guerre, qu’une heure d’affection, sûre et câline, ainsi, le soir, après une journée passée à guetter ou à combattre. La route est douce et ne nous cahote presque pas. Personne ne parle. On sommeille ou on rêve.

Dans la nuit tiède, on n’entend de bruit que celui de la colonne en marche. Les beaux souvenirs, le passé nous emportent. On oublie les dangers et les misères. On s’éloigne dans l’espace et dans le temps. Lyon, le soir… les grandes lignes de lumière le long des quais et leurs reflets dans le Rhône… Au-dessus du fleuve l’amphithéâtre de la Croix-Rousse ; ses feux comme des points d’or et au-dessus les étoiles. Où finit la ville ? Où commence le ciel ? Et la Mayenne aux beaux jours d’automne et d’été, ses eaux toutes noires aux reflets somptueux… Les rides qui s’élargissent derrière ma barque troublent ce monde fallacieux de reflets.

Et je mourrai peut-être demain !…

Comme si j’avais su moi-même écrire ces beaux vers de du Bellay, je sens toute la douloureuse nostalgie de ces rythmes et de ces mots :

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage ?

Plusieurs fois, je murmure, à mi-voix, ces quatre vers.


Dimanche 30 août.


Ce matin, longue marche dans des nuées de poussière. Le soleil nous brûle la nuque. On a soif ; on crache de la boue. Dans un étroit ravin où la batterie s’arrête aux abords d’un village, Villers-devant-Dun, je crois, on dirait que le canon tonne aussi bien à l’ouest et au midi qu’à l’est et au nord. Cela étonne et inquiète d’abord. Un conducteur, Janvier, répète pour la vingtième fois :

— Ça y est, on est entourés !…

C’est sa hantise. Vite, on reconnaît qu’un écho très sonore fait seul illusion. En réalité, on se bat surtout aujourd’hui du côté de Dun-sur-Meuse.

Nous courons à la fontaine. Le dernier Bulletin des communes y est affiché. On boit d’abord, à grandes gorgées, au moins un litre d’eau pure chacun. Ensuite, on lit. Tout va bien ! Cependant on annonce que la place de Mulhouse a été reprise. C’est donc qu’elle avait été perdue ? On s’interroge :

— Eh bien, Hutin ?

Hutin répond sans conviction :

— Pas mauvais… Mais on ne dit rien de nos affaires de la semaine dernière.

Bréjard, lui, est doué d’un optimisme que rien n’entame.

— Virton, Marville, tout cela n’est rien sur un front aussi considérable. Il y a des points qui fléchissent. Mais, ailleurs, ça va bien !

— L’embêtement est de se trouver où ça fléchit, répond Hutin.

— Ça va changer. Il va nous arriver du renfort. On dit que de Langle n’est plus qu’à une étape de marche.

— Il fera bien de s’amener s’il veut trouver encore des spécimens de l’infanterie du 4e corps.

C’est vrai, cela ! Nos régiments de ligne, ceux surtout de la 8e division, ont terriblement souffert. Certains bataillons sont diminués des deux tiers. Dès le soir de Virton, beaucoup de compagnies ne comptaient plus que cinquante ou quatre-vingts fusils et avaient perdu tous leurs officiers. Ah ! Qu’il arrive donc enfin, de Langle !

Dans la poussière qui se fait de plus en plus épaisse, sous une chaleur qui pèse aux épaules, par des chemins déjà parcourus, nous revenons occuper au-dessus de Tailly nos positions d’hier. Ainsi, nous avons inutilement cheminé pendant plus de sept heures le long d’une grande boucle.


Encore un aéroplane allemand ! C’est une sujétion ! Sous l’ombre du rapace, nous nous sentons toujours une inquiétude enfiévrée de moineaux. L’ennemi a su perfectionner jusqu’à la virtuosité l’arme aérienne et, par malheur, nos 75 ne peuvent atteindre ces émouchets. La volée du canon n’est pas assez mobile sur l’affût. Il faut creuser une tranchée pour enterrer la bêche de la pièce. La tranchée ouverte, l’oiseau est loin.

L’avion qui vient de passer a repéré, en lâchant une étoile, une de nos batteries établie sur les hauteurs qui dominent la rivière. Mais, tout de suite, la batterie s’en est allée prendre position ailleurs. À cette heure, les obus s’abattent sur la côte qu’elle occupait, de monstrueux obus qui, à plusieurs kilomètres à la ronde, ébranlent le sol et ternissent les verdures de leurs grandes fumées sales.

— Ce doivent être les fameux obus de 22, nous dit le capitaine.


Pour nous, rien à faire. Vers Stenay, l’horizon reste immobile et désert. Pendant des heures, les gros obus continuent à tomber par trois, ponctuant de trous noirs des prairies vertes où il n’y a plus personne. Nous sommes certainement à portée de ces pièces lourdes et rien ne nous dit que, tout à l’heure, leur tir, en s’allongeant, ne nous atteindra pas. Nous n’y pensons même pas.

J’admire quelle merveilleuse faculté d’adaptation fait le fond de la nature humaine. On s’accoutume au danger comme aux privations les plus cruelles, comme à l’incertitude du lendemain.

Je me demandais, avant la guerre, comment les vieillards, qui atteignent les limites extrêmes de l’existence, peuvent vivre en repos devant l’imminence de la mort. À présent je comprends. Pour nous-mêmes le risque de mort est devenu un élément de l’existence quotidienne. On compte avec lui, il n’étonne plus et il effraye moins. Et puis, chaque jour nous entraîne au courage. À connaître les mêmes dangers, la bête humaine se cabre moins. Les nerfs ne trépident plus. L’effort conscient et continu pour atteindre à la maîtrise de soi agit à la longue. C’est toute la bravoure militaire. On ne naît pas brave : on le devient. La résistance de l’instinct à vaincre est seulement plus ou moins rude. Et puis, il faut bien vivre, en campagne comme ailleurs ; il faut s’accommoder de cette existence nouvelle, si précaire, si amère qu’elle soit. Or, ce qui la trouble avant tout, ce qui la rend intolérable, c’est la peur, la peur strangulatrice. Il faut la vaincre, et on la vainc.

Avec le besoin de vivre le moins mal qu’on peut, le sentiment du devoir et le souci de l’opinion, en un mot : l’honneur, sont les plus grands éducateurs du soldat au feu. Ce n’est point une découverte, c’est simplement une constatation personnelle.

D’ailleurs, l’éducation du courage nous est, je l’avoue, bien plus facile qu’aux fantassins, les plus déshérités des combattants. Un canonnier, sous le feu, vraiment ne peut fuir ; toute la batterie le verrait ; son déshonneur serait patent, irréparable. Or, la peur, dans ses excès, me semble bien être surtout une abolition de la volonté. L’homme incapable de se dominer pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il faudrait une volonté, une sorte de bravoure. Le fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille, un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir. Et, le soir, ayant retrouvé sa compagnie, il pourra déclarer qu’il a perdu son escouade, et qu’il a combattu ailleurs. Il se peut qu’on ne le croie pas et que, d’avance, il le sache. Du moins, il n’aura pas subi la honte foudroyante de fuir aux yeux de tous.

Rester sous le feu, c’est déjà beaucoup. Mais garder son sang-froid dans l’enfer de la bataille moderne, c’est autre chose. On a peur d’abord, on sue, on tremble. C’est irrésistible. Il semble qu’on n’évitera pas la mort. Le danger est un inconnu. L’imagination l’amplifie. On ne le raisonne pas. L’éclatement de l’obus, sa fumée âcre, autant que la mitraille, participent à l’effroi du premier moment. Pourtant, ni l’éclair de la mélinite, ni le bruit, ni la fumée ne sont des dangers ; seulement, ils accompagnent le danger, et d’abord on les subit en bloc ; par la suite, on discerne. La fumée est inoffensive ; le sifflement de l’obus sert à prévoir sa direction. On ne tend plus le dos vainement ; on ne s’abrite qu’à bon escient. Le danger ne nous domine plus : on le domine. Tout est là.

Pour me rendre compte nettement des effets d’un obus, je suis allé avec Hutin dans un carré de grands topinambours où il vient d’en tomber un de gros calibre. Il a ouvert au milieu du champ un entonnoir d’une dizaine de mètres de diamètre. Seul un projectile d’obusier à tir courbe a pu creuser un trou aussi régulier. L’obus s’abattant à peu près perpendiculairement au sol, en terrain meuble, s’enfonce profondément. Il déplace en éclatant de grandes masses de terre. Beaucoup de parcelles d’acier se perdent dans les profondeurs du champ, et la gerbe meurtrière en est d’autant réduite.

Cela se vérifie. À mesure qu’on s’éloigne du trou, les topinambours sont fauchés de moins en moins près du sol. À une douzaine de pas des bords de l’entonnoir, la mitraille n’atteint plus que les têtes des plus hautes tiges. Donc un homme couché très près du point de chute n’aurait sans doute pas été atteint. Ensuite une zone circulaire a été épargnée. Plus loin encore, çà et là, des éclats, en retombant, ont haché des feuilles et des tiges et, dans cette région, couché, on eût risqué autant que debout.

L’obus ainsi étudié perd beaucoup de son effet moral.

Un autre adjuvant au courage des canonniers est l’organisation même du service de l’artillerie. Le fantassin, le cavalier, le sapeur sont des unités. Pour nous, l’unité c’est la pièce. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis, étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en action.


Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la honte qui en résulte plus lourde. Et puis, dans cette étroite solidarité, les effluves qui créent les contagions psychologiques se développent aisément ; un ou deux canonniers solides au poste, et décidés, suffisent souvent à déterminer le courage de tout un peloton.


La journée s’achève dans l’immobilité. Vers Tailly et vers Stenay, rien ne révèle la présence de l’ennemi.

À la brune, on nous envoie encore cantonner de l’autre côté des bois. Il fait ce soir un crépuscule glorieux d’été. La route ouvre dans les épaisseurs obscures des grands taillis une merveilleuse avenue vers un occident plus riche de couleurs qu’un immense arc-en-ciel.

Tout bruit de bataille s’est tu. Peu à peu le ciel s’éteint ; la nuit se fait, et c’est alors, comme hier, le grand cheminement monotone de l’artillerie, dans l’ombre, à travers les bois.

Une clarté nocturne, tombée du ciel où les étoiles une à une s’évanouissent dans une brume montante, baigne les masses de la forêt que, du haut des côtes, on voit moutonner vaguement à l’infini. Mais l’obscurité des sous-bois est absolue et la route semblerait une tranchée creusée au sein même des terres, si parfois on ne voyait luire étrangement, dans l’obscurité des taillis, les tisons encore vifs d’un bivouac de fantassins, et s’il ne nous venait de ces verdures ténébreuses des parfums humides de menthe, et d’on ne sait quelles herbes, mêlés à des odeurs lascives de fauve. Une fraîcheur délicieuse, qu’on respire à pleins poumons et qui fait frisonner, nous enveloppe.

Millon, assis près de moi sur le coffre, me conte le roman de sa vie, une pauvre histoire simple et triste : lui, avec ses vingt ans, sa frimousse de fille et ses yeux à la fois gouailleurs et enfantins, soutien de famille depuis longtemps déjà, et maintenant, sa mère, « sa vieille », comme il dit avec un accent d’amour profond, restée seule à Paris avec un autre enfant, très jeune encore, d’une faiblesse et d’une nervosité toujours inquiétantes ; des malheurs passés qu’il n’oublie pas ; les inquiétudes qu’on traverse à présent là-bas ; des soucis matériels.

— Si seulement elle pouvait me voir là, ma « vieille », ce soir, bien tranquille !


Dans le champ où l’on arrête, il faut presque se battre pour quelques brassées de paille. Les canonniers d’une batterie qui nous a devancés ici se sont étendus au hasard sur une meule écroulée. Ils ont vingt fois plus de paille qu’il ne leur en faut. Mais, lorsqu’on tire quelques bottes de sous eux, le réveil de ces hommes harassés est terrible. Ils hurlent, jurent et menacent. Finalement, ils se rendorment avec des grognements sourds de chiens hargneux.


Lundi 31 août.


De bonne heure le canon nous réveille. Nous retournons au feu.

Vers sept heures nous nous retrouvons à Tailly.

On nous dit qu’hier l’ennemi a été repoussé jusqu’à la Meuse, et que Beauclair et Halles sont dégagés.

En colonne, dans le village, nous attendons des ordres. L’artillerie allemande bombarde les hauteurs voisines.

Sur la place, dans une charrette à foin, il y a trois uhlans blessés. Un major, les mains derrière le dos, marche de long en large devant la voiture.

Des femmes et des enfants debout, immobiles, en groupe, contemplent silencieusement les Allemands. Des canonniers, par curiosité, sont allés voir ; les uhlans les regardent avec des yeux bleus troubles et tristes.

Tuvache déclare :

— Ils n’ont pas une aussi sale bobine que j’aurais cru.

— Tu te figurais peut-être, lui répond Millon, qu’ils avaient un œil supplémentaire au milieu du front, comme les habitants de la lune ?

Tuvache hausse les épaules :

— Non, seulement je les croyais plus vilains. Ils n’ont pas l’air si mauvais que ça.


On se bat rudement ce matin dans la trouée de Beauclair. L’ennemi cherche à forcer le passage. Le grand bruit de marée montante sur les roches, où viennent concourir tous les bruits de la bataille, ne s’interrompt plus.

— En avant ! Au trot !

Trois cents mètres sur la route de Beauclair… ; on nous arrête encore. Des soldats blessés aux mains, aux bras, aux épaules, reviennent du combat. Tous sont pansés. Ils s’attardent volontiers pour nous demander de l’eau, ou nous prier de leur rouler une cigarette. On cause.

— On avance ?

— On se tient ! C’est toujours leurs mitrailleuses ! Ah, là ! là !

— Tu souffres ?

— Non !

— Quel effet ça fait-il, une balle ?

— Ça brûle un peu. On ne sent pas grand’chose…

Des hommes atteints aux jambes commencent à passer. Ceux-là souffrent. Ils suent de fatigue et de chaleur, car le soleil, en plein ciel à présent, tombe droit dans le trou où serpente la route. Plusieurs, pour s’aider, ont pris des bâtons dans les haies.

Sur un cheval d’officier, on a hissé un fantassin dont un éclat d’obus a brisé la cuisse ; un brancardier conduit la bête. Le blessé se tient à deux mains à la crinière ; sa jambe droite pend. Un peu au-dessus du genou, par un accroc du pantalon, le sang ruisselle, coule jusqu’au bout du soulier et s’égoutte. L’homme ferme les yeux. Ses paupières violettes, ses lèvres pâlies, sa barbe rousse sur sa longue figure osseuse, lui font un masque de crucifié.

— Ça va ? demande le brancardier.

— Est-ce qu’on est encore loin de l’ambulance ?

— Plus guère. Si tu te sentais tomber en faiblesse, tu le dirais, hein ? Je te descendrais. Ça te fait mal ?

— Oui, ça saigne. Regarde les gouttes sur la route.

— C’est rien. Tiens bon les crins.

Une ambulance passe, pleine de grands blessés. Au lieu de les étendre, on les a adossés aux parois de la voiture pour qu’il en tienne davantage. J’aperçois, sous l’ombre verte de la bâche, une tête ballante, exsangue, et une autre toute rouge de sang. Un caporal, une sorte de géant brun, est assis près du conducteur. Son fusil entre les genoux, un poing à la hanche, il se tient très droit, puissant et grave, coiffé d’un turban de gaze vermeil aux tempes. Du sang lui a baigné l’œil gauche qui s’ouvre étrangement blanc dans l’orbite rouge, a coulé le long de sa moustache tombante, a agglutiné les poils de sa barbe, puis s’est égoutté sur sa large poitrine en éclaboussures et en traînées noires.

Un blessé qui depuis longtemps attendait, assis sur le revers du chemin, s’accroche à la voiture qui l’entraîne.

— Arrêtez, que je monte !

— Plus de place, mon pauvre vieux !

— Je ne peux plus aller.

— Tu vois, c’est plein !

— Sur le marchepied ?

— Si tu peux !

Mais la voiture avance toujours. Un artilleur aide l’homme à se hisser.

Au fond d’un chemin creux, au frais, sous de grands peupliers, dans l’ombre que le soleil ocelle seulement par places, deux majors ont installé une sorte de table d’opération sur des tréteaux. Des blessés adossés aux talus attendent pour être pansés. Parmi les cailloux, le sang répandu en flaques, l’ouate et les linges rouges, un filet d’eau sourd et coule. Il flotte là une odeur fade de pharmacie et de chairs vives, mêlée à un parfum humide de source.

On apporte un capitaine dont les deux bras brisés pendent de chaque côté du brancard. Un infirmier coupe les manches de sa tunique. Sur la table d’opération, où on l’a porté, cet homme est étrange avec ses deux bras rouges nus et sa tunique de drap bleu qui lui moule le torse. Il soupire profondément pendant qu’on le panse.


Demi-tour par voiture !

À travers champs, par des pentes rudes, nous allons prendre position sur les hauteurs qui commandent la trouée de Beauclair et la route que nous venons de quitter.

Un contrefort, auquel s’adosse la batterie, masque Tailly. Seule, derrière nous, la flèche du clocher, avec son coq singulièrement proche, semble sortir de terre.

À travers la brèche en V, ouverte dans les collines qui dominent la Meuse, l’ennemi peut nous voir ici. Nous découvrons les bois et les prairies qu’il occupe au delà de Beauclair, et que l’artillerie française établie en avant de nous, mais à l’abri des crêtes, couvre de shrapnells.

Au loin, l’infanterie allemande, qui des bois débouche sur une prairie, semble une armée d’insectes sombres sur un tapis d’un beau vert uni. Tout de suite nous ouvrons le feu. Sous nos obus, en hâte, l’ennemi rentre au bois ; nous bombardons le bois.

L’action paraît favorablement engagée ce matin. Des batteries françaises avancent par la route de Beauclair, s’engagent dans la trouée. Sur les collines, qui tout autour de nous forment hémicycle, d’autres batteries établies comme nous à contre-pente, et d’autres encore plus loin, vers les crêtes qui dominent directement la Meuse, tonnent sans répit. Des poussières, des éclairs de feu dans les verdures, révèlent des pièces qu’on ne voyait pas. Le feu de cette position formidable est si violent, que peu à peu l’air se brouille. Une vapeur âcre de poussière et de poudre flotte dans la vallée dont les échos somptueux multiplient le fracas de l’artillerie ; là, les ondes sonores se confondent, se mêlent. Un énorme bourdonnement nous enveloppe, nous assourdit, nous endort.

— Cessez le feu !

Autour des pièces, on s’immobilise. Il est midi.

Et voilà que, brusquement, l’ennemi commence à bombarder Tailly et les sapinières qui dominent notre position. Des avant-trains, établis depuis ce matin à la lisière des bois, s’éloignent en hâte. Une section d’infanterie émerge de la fumée d’un obus explosif.

Le capitaine de Brisoult commande :

— Abritez-vous !

Peu à peu, le feu de l’artillerie française se ralentit.

Au-dessus du vallon, où nos attelages attendent, une volée de shrapnells éclate ; une fusée longtemps chantonne en l’air. Personne, là-bas, ne semble blessé. Immobiles, les avant-trains font sous le soleil un rectangle noir sur l’herbe.

Une batterie installée de l’autre côté de la sapinière a dû être repérée par l’ennemi. Sous un feu infernal d’obusiers, elle ramène ses pièces une à une à travers bois.

Hutin, qui s’abritait derrière le bouclier, soudain se dresse pour voir. Il se croise les bras :

— Ça y est ! grogne-t-il.

— Qu’est-ce qui y est ? Abrite-toi donc !

Je le tire par sa veste.

— Ça y est ! La retraite ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu !

Je me dresse aussi. En effet, des sections d’infanterie franchissent les crêtes et se replient.

Bréjard crie :

— Mais abritez-vous donc, tous les deux !

Un obus s’abat ; les éclats hurlent en l’air ; la terre projetée grésille autour de nous sur le champ sec. Instinctivement, je me suis baissé ; Hutin, lui, n’a pas bougé, trop occupé par les mouvements de l’infanterie dont le recul, d’instant en instant, s’accentue.

— Tiens, dit-il, nous aussi… je parie… on déménage… Un officier d’ordonnance qui s’amène… Ah !… Tant qu’à foutre toujours le camp, qu’on nous fasse donc prendre le chemin de fer !

Ce sont bien des ordres de retraite que nous apporte l’officier. Nos attelages, au trot, gravissent la pente raide pour venir chercher les pièces. L’instant est périlleux et, par malheur, le premier canon, établi à contre-pente, dévale dès qu’on sort de terre la bêche que le recul avait solidement enfoncée. Il nous entraîne. Il faut faire effort à huit. Arriverons-nous à rassembler le train ? Les conducteurs s’énervent, font reculer les chevaux à tort et à travers.

— Allons ! bien ensemble… ôoh ferme !… ôoo… ô… ô ferme !…

Nous nous arc-boutons. Ça y est !

— Canon prêt !

L’attelage démarre.

Le village de Tailly passé, la côte pour atteindre le plateau est rude, principalement à l’endroit où la route longe la murette de pierres sèches du cimetière.

Des fantassins, au repos des deux côtés du chemin, ont mis bas leurs sacs et formé les faisceaux. Assis dans l’herbe, ils nous regardent passer de cet air absent et stupide des hommes qui reviennent du combat. Et soudain, sans que le roulement des voitures ait laissé percevoir aucun sifflement, un shrapnell éclate au-dessus du cimetière. Des fantassins s’aplatissent dans le fossé ; d’autres se jettent à genoux, se tapissent contre la murette, les sacs en boucliers sur leurs crânes. Deux hommes, restés debout, ridiculement se cachent la tête dans les feuillages touffus de la haie. Sur les caissons, nous tendons le dos. Les conducteurs activent les attelages.

Un instant, la route passe en vue de l’ennemi. Quand nous nous en apercevons, il est trop tard pour changer de chemin.

Une volée d’obus… Long ! Nous en sommes quittes pour un salut.

Nous nous retrouvons en batterie une fois de plus sur nos positions d’hier, surveillant les côtes prochaines, et nos pièces repérées sur de grands peupliers. La troisième batterie, qui nous accompagnait samedi, a ouvert ici de bonnes tranchées. Mais les avant-trains ont à peine eu le temps de se ranger à la lisière d’un taillis, que des obus explosifs commencent à s’abattre autour de nous.

Comment l’ennemi peut-il connaître notre nouvelle position ? Nous sommes soigneusement « défilés ». D’aucun point il ne peut nous découvrir. Nous n’avons pas encore tiré ; les lueurs et la poussière des coups de feu n’ont pu nous trahir. Dans l’air, aucun épervier n’a passé. Alors ?…

Nous nous abritons dans les tranchées.

— Ce n’est pas sur nous qu’ils tirent, affirme Hutin.

— C’est sur le pape ?

— Non, ce sont les quatre grands saucissons de dragons qu’ils ont vu passer sur la route qui nous valent ça. Ils visent la route.

Mais les dragons s’éloignent, et l’ennemi poursuit son tir sur nous. À n’en pas douter, il sait qu’une batterie s’est établie ici. Un espion, caché quelque part derrière nous, nous a-t-il signalés ? Du regard, je scrute la campagne sans y rien découvrir.

Des obus s’abattent à quelques mètres des pièces, enveloppent la batterie de fumée et de poussière, nous secouent au fond de nos tranchées. J’entends le commandant crier :

— Faites abriter le personnel à droite.

Tandis que le capitaine et le lieutenant restent à leur poste d’observation, en hâte les servants s’écartent de la ligne de tir des obusiers. Mais, comme nous courons à travers champs, sur la route, en vue de l’ennemi, un état-major passe. J’enrage. Ces cavaliers vont nous faire tuer. Ils sont une vingtaine d’officiers autour d’un général, un tout petit homme mince, tout gris, perdu dans un immense manteau de cavalerie. Un peloton de chasseurs rouges et bleus, très voyants, les suit. Tout de suite les obus s’annoncent, bourdonnent longuement. Là-bas, les chasseurs et les officiers saluent ; seul le petit général ne bronche pas. Le tir de l’ennemi, cette fois, est trop court.

— À vos pièces !

Le capitaine croit avoir découvert la batterie qui nous bombarde. Il appelle :

— Les pointeurs !

Fébrilement, toujours sous les obus, on prépare le tir.

— Échelonnez de quinze. Première pièce, cent cinquante ; deuxième pièce, cent soixante-cinq… Troisième…

Les déboucheurs répètent le correcteur et la distance.

— Seize… Trois mille cinq cents…

— Par trois, fauchez ! Par la droite, par batterie !

— Première pièce… Feu !… Deuxième…

Le mouvement de tir nous électrise. Dans le vacarme que fait la batterie en pleine action, il faut hurler les commandements. On n’entend plus les coups de l’ennemi ; ils se perdent dans le vacarme que nous faisons ; on oublie la mitraille qui pourtant ne cesse de tomber.

Brusquement le feu des obusiers s’égrène, s’éteint.

— Ils prennent ! dit Hutin penché sur les appareils de pointage.

— Feu ! répond le chef de pièce.

— Prêt !

— Feu… ! Feu… !

Sur le plateau, derrière nous, des compagnies battent en retraite en ordre déployé.


Le soir vient. Nous recevons l’ordre de nous retirer aussi. On dirait que la terre et les bois absorbent ce qui reste de lumière. Les mouvements de l’infanterie au loin se perdent dans les ondulations du sol. Les hommes s’incorporent aux champs, se dissolvent, disparaissent.

Près d’un entonnoir sombre, un tas rouge. Un fantassin est étendu sur le dos. Un éclat d’obus lui a tranché la jambe. Par le moignon rougeâtre déchiqueté, où des feuilles de luzerne et de la terre se sont agglutinées dans le sang, l’homme s’est vidé. La souffrance a rejeté sa tête en arrière. La pomme d’Adam saille au milieu des muscles détendus du cou. Les yeux troubles du mort sont grands ouverts ; ses lèvres absolument blanches. Il tient encore son fusil brisé à la poignée ; son képi a roulé sur son épaule.


Mardi 1er septembre.


Très longue marche de nuit.

Il était plus d’une heure du matin lorsque, enfin, nous nous sommes arrêtés. Il a encore fallu faire la soupe, mener les chevaux boire et leur donner l’avoine.

Nous sommes tombés ensuite à un sommeil de mort.

Vers quatre heures du matin, le maréchal des logis de garde vient nous secouer un à un. On grogne.

— Alerte !

— Quelle misère ! Il n’y a pas une heure qu’on dort.

Tenir les yeux ouverts est une vraie souffrance. Les membres sont raides, les têtes lourdes. On a mal aux reins. Il fait froid, il y a du brouillard.

Nous partons.

Tout de suite, sur les coffres, l’engourdissement envahit nos pieds, nos genoux, monte rapidement. Nos têtes roulent d’une épaule sur l’autre. On s’abîme dans le néant du sommeil. Des conducteurs dorment à cheval. Ils penchent, penchent d’un côté et, à l’instant où ils vont tomber, un instinct les réveille ; ils se redressent. Mais, l’instant d’après, on les entrevoit de nouveau, vacillants, dans l’ombre.

Où allons-nous ? Peut-être l’armée est-elle obligée de se replier sous Verdun, parce que l’ennemi, qui a certainement pris pied sur les hauteurs de la rive gauche de la Meuse, vers Stenay, menace son flanc gauche ? On ne sait rien, on est trop las pour penser, même pour craindre ! Ah ! dormir pendant tout un jour !

Au matin, on nous arrête près de Landres, dans un champ en pente, sous des pruniers. Sauf contre-ordre, nous nous reposerons ici aujourd’hui.

On allume des feux, on secoue les pruniers.

Un appel retentit :

— Au vaguemestre !

Un grand hurlement sauvage y répond. On se rue sur le sous-officier qui apporte un sac plein de lettres.

Des nouvelles, enfin ! Il y a des lettres qui sont en route depuis quinze jours ; les nôtres n’arrivent pas. Quelles angoisses là-bas !

La correspondance lue, Hutin m’appelle :

— Viens-tu laver ton linge ?

— Oui.

Nous accrochons nos vestes aux basses branches des pruniers, et, nos chemises sous le bras, le torse uniquement paré de nos bretelles, nous descendons au ruisseau.

Justement un petit lavoir couvert s’offre. Nous nous agenouillons au bord de l’eau. Trois jeunes filles, sur l’autre rive, nous font vis-à-vis. L’une d’elles lave des linges sanglants.

Sans penser à mal, Hutin, qui savonne vigoureusement sa chemise, remarque :

— Tiens, on s’est donc déjà battu par ici ? Il y a eu des blessés ?

Je vois la jeune fille rougir jusqu’aux oreilles et les deux autres sourire en lui jetant des coups d’œil de côté.

— Non, dis-je, ce sont nos alliés, nos bons alliés !

Hutin lève le nez, me regarde :

— Nos alliés ?…

Et soudain, il s’esclaffe :

— Ah ! ah ! Les Anglais ! Les Anglais ! Ah ! ah ! Si j’y pensais !…


La matinée est calme. On mange, on fume, on écrit. À midi, les coups nets, brefs, rythmés du 75 commencent à sonner sur des collines proches. À une heure, nous recevons l’ordre d’aller soutenir un groupe d’artillerie engagé sur des hauteurs au nord de Landres.

À peine installés, un aéroplane passe, un allemand. On n’en voit jamais d’autres. Tout de suite, des obus s’abattent autour de nous. Et toujours, comme par miracle, la batterie demeure indemne au milieu des éclatements, dans la fumée de la mélinite. Mais cela ne peut durer.


Ah ! si j’échappe à l’hécatombe, comme je saurai vivre ! Je ne pensais pas qu’il y eût une joie à respirer, à ouvrir les yeux sur la lumière, à se laisser pénétrer par elle, à avoir chaud, à avoir froid, à souffrir même. Je croyais que certaines heures seulement avaient du prix. Je laissais passer les autres. Si je vois la fin de cette guerre, je saurai les arrêter toutes, sentir passer toutes les secondes de vie, comme une eau délicieuse et fraîche qu’on sent couler entre ses doigts. Il me semble que je m’arrêterai à toute heure, interrompant une phrase ou suspendant un geste, pour me crier à moi-même : Je vis, je vis !

Et dire que tout à l’heure, peut-être, je ne serai qu’une chair informe et sanglante au bord d’un trou d’obus !


Rien à faire sous la mitraille. Le capitaine surveille la plaine d’une exaspérante immobilité.

À la fin, le tir de l’ennemi s’allonge. Ses obus vont tomber derrière nous, au fond d’un ravin, sur une route où l’on voit, dans d’épais nuages de poussière, des échelons de combat qui s’éloignent au galop.

Des ordres… Nos batteries retournent à Landres.

Sur la chaussée, éventrée par un obus, les débris hachés d’un cheval ; un tronc sans membres, décapité. La tête, qui traîne au bord du fossé, intacte, regarde étrangement le corps avec de grands yeux encore clairs. Un lambeau de chair et de peau alezane a jailli jusqu’au haut d’un talus. L’entonnoir, où se sont répandus les intestins, rougeâtres dans du sang qui achève de noircir au soleil, exhale une odeur de chair vive, de digestion et de fiente, écœurante à vomir.

Il paraît que l’adjudant qui montait ce cheval n’a même pas été égratigné.

De la haute colline qui domine Landres, au nord-est, un régiment de chasseurs à cheval dévale.

Le soleil couchant n’illumine plus le fond du ravin, où nous avons formé le parc, mais il éclaire plus magnifiquement, par contraste, d’une belle lumière orangée, les pentes raides d’où descendent, en bel ordre, les escadrons bleus et rouges, scintillants de sabres au clair. Les chasseurs nous frôlent, puis gravissent l’autre face de la vallée ; le soleil est, tout en haut, un disque rouge. Ils semblent aller à lui. À la crête, les cavaliers apparaissent un instant en grandes lignes mouvantes sur l’occident.

Je suis à bout de forces. Malgré mes efforts, je m’endors. Pour demeurer éveillé, il faudrait, je crois, que je garde la pose des sentinelles antiques : un doigt levé, dans l’attitude du silence.


Mercredi 2 septembre.


Les chevaux n’ont pas été dételés et nous avons dormi quatre heures à peine, sur la terre nue, où l’on ne prend pas de repos.

Il faut repartir. La route longe de grands bois. Il fait nuit, une nuit grise, louche, que salissent les premières lueurs d’une aurore terne. Je sommeille, dans ce cahotement du caisson, auquel on se fait, à la longue. Un craquement de bois brisé, un bruit sourd de chutes soudain me réveillent. Je regarde, je ne vois rien. Pourtant il me semble, dans le roulement des voitures, percevoir une plainte, des sanglots. Oui… J’ai bien entendu une voix claire, une voix de petite fille qui appelle :

— Maman ! Maman !

Sur un tas de cailloux, en marge de la route, j’entrevois maintenant la roue d’une carriole renversée, une forme humaine à terre, et alentour des silhouettes d’enfants à genoux.

Des sanglots. La petite voix appelle encore :

— Maman ! Maman !… Réponds, dis ! Maman !

Les voitures roulent. Un sanglot strident, déchirant, échappé à une gorge étranglée par l’angoisse, me résonne dans la poitrine.

— Maman !

On voudrait s’arrêter, comprendre, porter secours. Il y a là plusieurs enfants. La mère n’est peut-être qu’évanouie. Y a-t-il un homme avec eux ? Et s’il n’y en a pas ? Je voudrais sauter à bas du caisson, courir là. Mais je sais que je ne pourrai pas rejoindre la batterie. Un cavalier met pied à terre. Il crie :

— Je vais faire arrêter le major au passage… On rattrapera au trot !

La lente marche de la colonne nous emporte. Mais l’horreur de ce qui s’est passé là, au revers du chemin, à présent me tient éveillé malgré ma lassitude, tandis que lentement le jour se fait. Je crois que j’entendrai toujours cette petite voix qui appelait : « Maman ! » et ces sanglots d’enfants dans l’aube grise.


Nous atteignons la grande route. Il faut laisser passer l’infanterie de la 7e division. Le corps d’armée bat en retraite. On dit que nous allons embarquer.

Embarquer ! Pour aller où ? Pourquoi faire ? Il paraît que nous avons été remplacés sur la Meuse par des troupes fraîches, et qu’on va reformer le 4e corps. Alors ?

Nous allons nous reposer ?… Dormir, dormir ! Mais on nous a annoncé cela tant de fois déjà depuis huit jours ! Faut-il le croire ? Ce doit être vrai pourtant. On ne laisserait pas ce pays sans défense.

À plein la route, flots sur flots, avec un grand bruit d’écluses ouvertes, les bataillons succèdent aux bataillons. Les fantassins semblent assez dispos. Il y en a qui chantent.

Le 101e d’infanterie défile.

— Est-ce que le 102e suit ? demande Tuvache.

— Oui.

— C’est parce que j’y ai mon frère.

Longtemps, le fleuve d’hommes coule. Voici le frère :

— Tuvache !

Un homme se retourne.

— Tiens ! Toi !

Les deux Tuvache se serrent la main simplement, mais leurs yeux disent toute leur joie de se revoir.

— Alors, ça va !

— Tu vois. Et toi ?

— Tu vois !

— Oui.

— Tu as reçu quelque chose des vieux ?

— Hier, ils vont bien. Ils m’ont dit de bien t’embrasser si je te voyais et de partager le bon qu’ils m’envoient.

Le fantassin cherche dans sa poche.

— Le malheur est que je n’ai pas encore vu le vaguemestre pour le bon. Mais si tu le veux ?

— Garde-le. J’ai encore de l’argent plus qu’il ne m’en faut.

— Bien. L’oncle et la tante nous disent bien le bonjour. Allons… Faut pas que je perde ma compagnie. Il paraît qu’on va se reposer…

— On le dit. Si c’est ça, on est de revue… Au revoir !

Leurs mains se joignent. Le fantassin fait un pas tenant toujours la main de son frère :

— J’dirai aux vieux que je t’ai vu quand je leur écrirai.

— Oui, moi aussi.

L’homme s’éloigne en courant, fendant de l’épaule le flot humain. On le voit encore agiter sa main au-dessus des têtes, en signe d’adieu.

Derrière les régiments de ligne de la 7e division, commence une marche d’une fastidieuse lenteur. Il fait chaud. La poussière, que soulève l’infanterie, nous enveloppe, nous étouffe. La route est jalonnée de chevaux morts.

À Châtel, sur un chemin libre, à gauche, enfin nos batteries peuvent prendre le trot. À travers les campagnes et les vallées, jusqu’à l’horizon, une ligne de poussière, qui souille les verdures, indique la grande route de Varennes que suit la division.

Il est midi. Je pensais que nous avions parcouru quatre ou cinq lieues depuis l’aube. Et voilà qu’on entend le canon… pas très loin, vers le nord-est.

Près du village d’Apremont, à la lisière de la forêt d’Argonne, où viennent de pénétrer les premières voitures de notre colonne, trois obus éclatent.

Alors ?… Alors, l’ennemi nous poursuit ? Personne ne le contient ? Nous n’avons pas été remplacés ? C’est la défaite… l’invasion ?… La France grande ouverte ?…

Sur la route, de front avec notre colonne, cheminent des théories de charrettes. Toute la population fuit devant l’ennemi : vieilles femmes, jeunes filles, mères avec des nourrissons, avec des essaims d’enfants. Ces malheureux sauvent ce qu’ils ont de plus précieux, leur existence ; les femmes et les filles, leur honneur, un peu d’argent, souvent une bête familière : un chien, un chat, un oiseau dans une cage.

Les plus pauvres vont à pied. Une famille s’éloigne par les sentiers des bois. Ils sont quatre : l’homme, un vieux, au masque tragique, porte sur l’épaule, au bout d’un bâton, un grand panier d’osier couvert d’une serviette blanche. Sa carnassière, qui lui bat le flanc, est bourrée à rompre. Dans l’étroit chemin forestier, une jeune femme le suit. D’une main elle mène une grosse vache rousse, de l’autre elle tient en laisse, avec un mouchoir noué au collier, un chien à grands poils. Une petite fille se cramponne à ses jupes et se fait traîner. Derrière, une vieille toute voûtée, qui s’appuie sur une canne pour marcher, plie sous une hotte de vendangeur pleine de lainages.

Où vont-ils ? Beaucoup ne le savent pas. Ils nous le disent. Ils vont devant eux, en France, dans les pays où les Allemands n’iront pas.

— Pourquoi faire rester ? déclare un vieillard. Aussi bien, ils brûlent tout ! Pour être sur la paille sans maison ici, j’aime mieux être sur la paille, libre. Et puis, j’ai ma belle-fille, la femme de mon fils qui est artilleur comme vous. Elle est enceinte ; elle en est à son septième mois. Quand on a commencé à entendre le canon hier, voilà que les douleurs l’ont prise. J’ai cru qu’elle allait accoucher. Ça s’est passé. Mais j’ai dit : « Il faut partir tout de suite. Ça vaut mieux. » Avec des salauds pareils, qui violent et éventrent les femmes, ils n’auraient peut-être pas respecté son état… La nuit dernière nous avons trouvé une cahute de cantonnier pour coucher, mais la nuit prochaine ?… Alors, j’ai peur qu’elle attrape du mal. À cette heure, elle dort dans la voiture. Faudrait pas qu’elle attrape du mal, n’est-ce pas ?… Mon fils me l’a confiée !…

Je demande au vieux, en montrant la direction que nous suivons :

— Qu’est-ce qu’il y a par là ?

— Par là, répond-il, le visage soudain farouche, ce qu’il y a par là ? Il y a Châlons, il y a Paris… Il y a toute la France.

Et il ajoute douloureusement, en branlant la tête :

— Ah ! N… de D… !

— Ils sont moitié plus que nous, mon pauvre bonhomme !

Il ne répond pas tout de suite. Seulement, au bout d’un instant, il dit encore.

— J’ai vu 70… C’est comme en 70 !

La batterie roule. Nous avons traversé toute l’Argonne. À Servon, un village à l’orée des bois, où les fantassins font la grand’halte, nous nous arrêtons un moment. Il est deux heures.

Dans l’Aisne aux eaux vertes, près d’un moulin, on mène les chevaux à l’abreuvoir. Ils entrent jusqu’au poitrail dans le courant, s’ébrouent, éclaboussent les hommes qui, les genoux remontés, s’égaient aussi de cette fraîcheur.

Près de Ville-sur-Tourbe, enfin, nous formons le parc. Nous embarquerons sans doute ce soir à la gare voisine.

L’angoisse, qui m’a étreint ce matin, lorsque j’ai vu que l’ennemi dévalait derrière nous, ne s’est pas desserrée. Nous allons embarquer, laisser à l’envahisseur la route libre ? Ne va-t-il pas envelopper les troupes qui opèrent en Belgique et celles qui avancent en Alsace ?… Mais les Français sont-ils encore en Belgique et en Alsace ?… Ah ! savoir la vérité, quelle qu’elle soit !

Les hommes sont hargneux, ce soir. Personne ne veut faire les corvées. Déprez rencontre chez tous la même mauvaise volonté, la même inertie.

— Tuvache, à l’eau !

— J’y suis déjà allé hier… Il y a plus d’un kilomètre à faire… C’est toujours les mêmes qui font les corvées.

— Et toi, Laillé, y es-tu allé hier ?

— Non…

— Alors, Laillé, à l’eau !

— Ah ! là… là !…

— Je ne te demande pas ton avis…

— Il y en a qui ne font jamais rien…

— Je te dis d’aller à l’eau.

— Au moins, tu ne me commanderas pas autre chose après ?

— Non.

Laillé, un seau en toile au bout de chaque bras, s’éloigne en traînant les pieds et en haussant les épaules.


Nous n’embarquerons pas à Ville-sur-Tourbe.

Il faut avaler la soupe brûlante et manger la viande crue. On repart dans un crépuscule rouge. Les émigrants campent dans les champs au bord de la route. Ils ont allumé des feux à la manière des soldats. Pour la nuit, les femmes, les enfants s’étendent sur de la paille étalée sous les voitures qui les protègent à peine de la rosée et du froid du matin. Des nourrissons dorment dans des moïses.

Nous marchons droit vers le sud. La lune se lève. Une grosse étoile scintille dans l’axe de la route. Nous atteignons une ville obscure et qu’on dirait morte, Sainte-Menehould, sans doute. On ne peut lire les noms sur les plaques. Le pavé est inégal, les voitures cahotent, les chevaux buttent, la lune allonge des perspectives de rues désertes. Le fanal rouge d’une gare apparaît au bout de l’avenue que nous suivons. Nous allons embarquer ici ? Non. Nous ne nous arrêtons même pas.

De nouveau, sous la clarté jaune et morne de la lune, qui amplifie les distances, la campagne, autour de nous, se développe en longs vallonnements où pas une troupe ne bouge, où pas une sentinelle ne se dresse.


Jeudi 3 septembre.


Nous nous sommes arrêtés vers minuit. Des ordres sont arrivés aussitôt. Nous devions partir à la pointe du jour, mais d’autres ordres sont venus nous maintenir ici et nous avons pu dormir jusqu’à neuf heures passées.

Sur la route, dans la poussière, coule à présent le fleuve de l’émigration.

On répète ici que nous avons été remplacés sur la Meuse par le 6e corps, et que nous allons en Haute-Alsace combattre sous les ordres du général d’Amade. Ce nom, très populaire, fait dire :

— Alors, ça va changer !…

J’interroge un chasseur, planton du général Boëlle. Il ne sait rien ou ne veut rien dire.

Il faut faire ranger, dans les champs, les voitures d’émigrants pour livrer passage à l’infanterie du 2e corps d’armée venant de Clermont-en-Argonne et de Sainte-Menehould. Ces troupes semblent avoir été moins éprouvées que les régiments de ligne du 4e corps, mais, pas plus que nous, ces hommes ne savent où on les mène. Ils parlent aussi de d’Amade, de victoires en Alsace, dans le Nord, de victoires navales. Ils ne semblent pas se douter que les Allemands avancent derrière nous. Mais avancent-ils vraiment ? Ne s’agit-il pas d’une nouvelle répartition des troupes françaises ? Ah ! si c’était cela !


Vendredi 4 septembre.


Nous levons le camp dans la nuit. Nous serions dispos, après une journée uniquement passée à manger et à dormir, si la diarrhée ne nous fatiguait tous. Rien n’épuise ni ne fait maigrir plus vite. Le major n’a plus ni bismuth ni élixir parégorique. On est réduit à mâcher de l’écorce de prunellier.

Les chevaux sont encore plus las que les hommes. Beaucoup ont été légèrement blessés dans les combats de lundi et de mardi. Leurs plaies suppurent. Personne ne les soigne, et ce n’est pas le pire, car quelques-uns ont à subir les remèdes stupides de leurs conducteurs. Un homme va uriner sur le paturon de son cheval, entamé par un éclat d’obus. Presque tous les chevaux boitent, endommagés par des prises de longe ou par des coups de pied reçus durant les nuits où, à bout de forces, les garde-écurie s’endorment.

Rarement dételés, jamais déharnachés, les traits, les culerons, les croupières surtout leur ont fait de grandes plaies couvertes, tout le jour, de mouches et de taons. Cavalerie misérable, affaiblie encore, comme les hommes, par une incessante diarrhée.

Toute la matinée nous cheminons. Nous traversons Givry-en-Argonne, Sommeilles, Nettancourt, Brabant. Les bornes de la route portent « Meuse », puis « Marne ». La poussière voile à demi les pentes graves et lentes de ce beau pays, les masses somptueuses de la forêt d’Argonne qui se profilent à l’est.

Vers le milieu du jour, nous atteignons Revigny-aux-Vaches, une jolie ville blanche au milieu des prairies. Au bord de l’Ornain, près de la gare, nous formons le parc. Comme nous menons les chevaux boire à la rivière, un homme vêtu en ouvrier, assis au bord de la route, sur le talus, m’interpelle :

— D’où venez-vous, les artilleurs ?

— Des Hauts-de-Meuse, du côté de Dun et de Stenay. Nous avons été remplacés là-bas par des troupes fraîches.

— Remplacés ?

— Oui, remplacés. On dit par le 6e corps.

— Quelle blague !… Vous avez foutu le camp ! Oui… tout simplement… Savez-vous où sont les Prussiens ? fait-il en se dressant.

Une angoisse me saisit. Le malheur est écrit sur la figure osseuse et ravagée de cet homme qui, assis, ne m’était point apparu si grand et si maigre. Son bras allongé, immense, au bout duquel sa main tremblote, me désigne le nord-ouest.

— Ils sont devant Châlons, les Prussiens, dans le camp.

Je hausse les épaules.

— Vous ne me croyez pas, hein ? Eh bien, j’en viens de Châlons ; un aéro a lancé une bombe sur la gare comme mon train partait. Et puis, ils sont encore ailleurs, les Prussiens, si vous voulez savoir : ils sont à Compiègne ! Vous entendez ?… À Compiègne. C’est sûr. Vous n’avez qu’à demander ici… Tout le monde vous le dira. Ils sont à Compiègne et ils ont pris La Fère en passant.

Je me mets à trembler. Autour de moi, les objets tournent. Vais-je tomber ? Des genoux, instinctivement, je serre mon cheval qui lentement se met en marche, me ramène au parc, ivre, hagard.

Hutin est là. Je lui dis lentement en le regardant en face :

— Hutin ! Les Allemands sont à Compiègne !

— Où ?

— À Compiègne !

Il pâlit et hausse les épaules.

— Non !

— À Compiègne !

— Compiègne ! Compiègne ! C’est à quatre-vingts kilomètres de Paris. Ah ! N… de D…

On se regarde :

— Qu’est-ce qui les a laissés passer ?

— C’est ceux du Nord.

— Alors c’est pire qu’en 70 !

— À Compiègne ! répète Hutin, désolé.

Alors la sinistre pensée de la débâcle, de la trahison, toutes les rancœurs de la défaite, des souffrances inutilement endurées monte, comme une marée noire, dans toutes les cervelles.

— Je l’avais bien dit ; on a été vendus, déclare le trompette.

Malgré tout, je ne crois pas à la trahison.

— Vendus ! Pourquoi vendus ? Par qui ?… Par qui ?…

— Est-ce que je sais ? Mais ils ne seraient pas à Compiègne si on n’avait pas été vendus, salement vendus ! Comme toujours ! Comme en 70… Bazaine en 70 !

— Nous avons pu être enfoncés… Ils sont tant !… Trois fois plus que nous ! Et puis, en 70, l’erreur de l’armée de Châlons a été de ne pas aller attendre les Prussiens sous Paris. C’est connu. Si l’armée de Mac-Mahon n’avait pas marché de l’avant, n’était pas allée se faire embouteiller à Sedan, nous n’aurions peut-être pas été vaincus…

Je m’attache à l’idée d’une retraite stratégique. J’essaie de convaincre mes camarades pour me convaincre moi-même. Mais les visages restent fermés et les hommes répètent tous :

— C’est comme en 70 !

Quel refrain !

Seul, Bréjard, qui écoute en fumant, garde confiance.

— Ce qu’il y a de terrible, dit-il, c’est que nous ne savons rien. Mais, si les autres armées sont comme la nôtre, il n’y a rien de perdu. Elles ont été frottées quelque part, dans le Nord, comme nous en Belgique. Si elles n’ont pas été prises, c’est le principal, et, quant à dire que c’est comme en 70, ça n’y ressemble en rien. En 70, nous étions seuls. À présent, nous avons avec nous les Anglais et les Russes.

— Ah ! parlons-en, des Anglais et des Russes ! interrompt le trompette.

— Vous en avez vu des Anglais, maréchal des logis ?

— Non, mais il y en a.

— À ce qu’on dit, corrige Millon. On nous avait bien dit que nous avancions dans le Nord. Fichue avance !…

— Et les Russes ! reprend Pelletier. Qu’est-ce qu’ils f… à ne pas être déjà à Berlin ? Ils n’ont rien de leur côté, eux…

Bréjard hausse les épaules :

— Ils ne peuvent pas tout de même y aller en chemin de fer.

— En un mois, pourtant, avec les fameux cosaques !

Et le trompette poursuit :

— La belle blague, encore. Voulez-vous mon avis, maréchal des logis ? Eh bien, les Russes, les Anglais, qui déclarent la guerre à l’Allemagne, c’est de la frime… de la frime. Ils se sont tous entendus pour nous rouler… comme en 70 !

— Comme en 70, répète Blanchet, assis en tailleur, et occupé à raccommoder un accroc de sa capote.

On en vient à douter de tout, dans l’écrasement de cette catastrophe, de cet épouvantable coup de massue.

Pourquoi, au lieu de nous leurrer de victoires imaginaires, ne pas nous avoir dit : « Nous avons affaire à un ennemi supérieur en nombre. Nous sommes obligés de reculer en attendant que notre concentration s’achève et que les renforts anglais arrivent » ?

Avait-on peur de nous effrayer par le mot « retraite », alors que nous en connaissions la réalité ?

Pourquoi ? Pourquoi nous avoir trompés, nous avoir démoralisés ?…


Dans le jardin d’un restaurant, où, avec Déprez et Lebidois, je suis venu demander à déjeuner, sous des tonnelles de vignes-vierges et de viornes, parmi les mouchetures du soleil entre les feuilles, éclate le bariolage des uniformes d’officiers : pharmaciens, majors, officiers de troupes de toutes armes, officiers de l’intendance, officiers du Trésor vêtus de vert et qui ressemblent à des forestiers.

Depuis quinze jours, nous n’avons pas mangé dans de la faïence ni bu dans un verre. Ce repas aurait pour nous d’extraordinaires délices, sans la pensée de la catastrophe qui nous étrangle tous trois.


À la nuit tombante, nous embarquons. Des lanternes à pétrole éclairent de loin en loin le grand quai où traîne de la paille. Les chevaux, la tête basse, abrutis de lassitude, se laissent disposer dans les wagons sans résistance. Les servants achèvent d’établir les pièces sur les trucs. Vite, tout s’immobilise. Les hommes, trente par fourgon, s’installent pour la nuit, les uns étendus sur les bancs, les autres dessous. Les manteaux servent d’oreillers ; on a jeté les armes dans un coin. Et, comme l’occident s’éteint tout à fait, le long du quai morne où rien ne bouge plus, lentement le train démarre.


Samedi 5 septembre.


Je n’ai pas pu dormir. Tous les quarts d’heure, le train s’arrêtait : des hommes, que torturait la dysenterie, me marchaient sur le corps pour sauter en hâte sur la voie. Ce matin, ce va-et-vient continue. Dès que le train stoppe, on aperçoit, au bord des talus, des files d’artilleurs qui, au coup de sifflet, se hâtent de regagner leurs wagons en remontant leurs culottes. Heureusement le convoi démarre lentement.

Triste journée, occupée à voir distraitement passer les paysages, l’esprit hypnotisé par la pensée de la défaite. Souvent, le train ne va pas plus vite qu’un homme au pas.