Ma biographie (Béranger)/Lettre à M. Perrotin

Garnier Frères (p. i-iii).


Tours, 5 septembre 1838.


Mon cher Perrotin,

On ne saurait trop prendre de précautions. En vous cédant tous mes droits sur mes chansons imprimées et publiées par vous (et je n’en reconnais pas d’autres que celles de l’édition in-8), en vous cédant, dis-je, tous mes droits sur mes chansons aujourd’hui et à toujours, je vous ai également cédé la propriété des chansons que je pourrais faire jusqu’à l’époque de ma mort, quel qu’en pût être le nombre. Voilà déjà plusieurs années que, pour prix d’acquisition, vous me servez une rente de huit cents francs ; cette rente viagère, vous avez voulu dernièrement la porter à douze cents francs : c’est le moins que moi, pour reconnaître tous vos bons procédés, je vous assure par tous les moyens la propriété non-seulement des chansons publiées, mais aussi des chansons que je fais encore de temps à autre.

Sur le cahier où je les écris, j’ai eu soin de mettre : Ce cahier appartient à M. Perrotin, conformément à l’acte passé sous seing privé entre lui et moi. Ainsi, à ma mort, vous n’aurez qu’à les réclamer, pour que ces chansons vous soient remises, de même que le peu de notes que j’ai pu faire sur les anciens volumes, notes intercalées dans un exemplaire de ma publication in-12. Mais, comme des papiers peuvent disparaître et se perdre, je veux, quant aux chansons manuscrites, prendre encore une autre précaution. Je vous remets donc une copie faite par moi de ces chansons nouvelles, et vous prie de les déposer entre les mains du notaire qui a votre confiance, M. Defresne : je vous promets de vous envoyer celles que je pourrai faire par la suite pour les ajouter à ce premier dépôt, afin qu’elles attendent là l’époque de ma mort, bien déterminé que je suis à n’en publier aucune désormais, ainsi que le porte la convention faite entre nous. Ayez donc bien soin, mon cher ami, de les tenir sous triple cachet, pour que personne n’en puisse prendre connaissance. S’il me vient des corrections à y faire, je les consignerai sur le cahier qui reste dans mes mains et les joindrai par errata, aux envois subséquents que je vous adresserai.

Vous sentez que c’est dans votre seul intérêt et pour l’acquit de ma conscience que je prends tous ces soins qui ne me sont pas ordinaires. Il est juste que je vous assure la propriété exclusive des chansons de ma vieillesse, qui n’auront peut-être d’autre mérite que de compléter les mémoires chantants de ma vie, mais qui auront au moins ce mérite.

Vous concevez que, dans l’impression, il ne faudra pas s’astreindre à l’ordre que j’établis ici. Si cela m’est possible, j’indiquerai dans quel ordre il faudra les publier.

Ce que je vous demande, c’est que, dans le cas improbable où vous viendriez à mourir avant moi, le dépôt que vous ferez chez le notaire me soit remis, sans rupture de cachet ; vous promettant de mon côté de prendre tous les arrangements nécessaires pour assurer à vos héritiers la propriété de ces chansons. Il suffit, je crois, pour cela, que vous laissiez un mot de votre main qui ordonne que la remise du dépôt me soit faite. Cette remise est nécessaire pour que la publication n’ait pas lieu sans mon consentement, dans le cas où votre fortune tomberait dans les mains d’un mineur. Pardonnez-moi de penser ainsi à tout, même aux circonstances les plus pénibles ; vous savez que cela est dans mon caractère. Vous en aurez la preuve à ma mort, car vous verrez que dans mon testament j’ai eu soin de faire mention de l’acte passé entre nous, qui vous donne la propriété de mes chansons imprimées et manuscrites.

Comme je pense que vous garderez cette lettre, je suis bien aise de vous y donner un témoignage de ma gratitude pour vos procédés à mon égard. Vous êtes venu à mon secours dans un moment bien difficile ; et je dois ajouter, pour ceux qui en ont été surpris, que si je n’ai pas eu une plus grande part dans vos bénéfices, c’est que je n’ai pas jugé cela juste, sachant pour combien votre industrie a été dans le succès de la grande édition. J’ai été au reste bien récompensé de ma conduite par celle que vous avez tenue envers moi. Recevez-en mes remercîments et l’assurance de toute mon amitié.

À vous de cœur,
P. J. DE BÉRANGER.