M. Lombroso et sa théorie de l’homme de génie

M. Lombroso et sa théorie de l’homme de génie
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 141, 1897


M. LOMBROSO
ET LA
THEORIE DE L'HOMME DE GENIE

Il y a des vérités déplaisantes qu’il faut savoir accepter ; c’est en cela que consiste le courage de l’esprit. La vérité n’est pas tenue de nous plaire ; quelques chagrins qu’elle nous cause, de quoi nous servirait de nous fâcher contre elle et de lui fermer notre porte ? Tôt ou tard elle la forcerait. Mais, par une faveur du sort, certains esprits n’ont pas besoin de courage pour admettre les vérités tristes, les vérités cruelles. Ils les accueillent avec empressement, ils leur font fête, ils en sont friands, et ce qui les rend si attrayantes pour eux, c’est leur cruauté même. Le très célèbre M. Cesare Lombroso a passé sa vie à rechercher et à découvrir des vérités cruelles, et elles l’ont toujours charmé. Il a une préférence naturelle pour les fruits acides, pour les oranges amères, et on peut affirmer que de deux propositions contradictoires celle qui, avant tout examen, lui parait la plus vraisemblable est immanquablement la plus désobligeante pour le genre humain, la plus propre à rabaisser l’idée que l’homme se fait de lui-même. La dernière de ses découvertes est peut-être la plus désolante, et il en parle en amoureux, en gourmand. C’est avec une véritable délectation qu’il s’applique à nous persuader que si les alcooliques, les criminels, les crétins, les sourds-muets sont des dégénérés, les grands hommes sont leurs cousins germains, que le génie est une sorte de psychose dégénérative, appartenant à la famille des épilepsies[1].

Il nous assure cependant que sa découverte l’a tout d’abord contristé, ému, révolté ; ce breuvage lui semblait si amer qu’il hésitait à lo boire. « L’idée de la psychose du génie, nous dit-il, m’était souvent venue à l’esprit, mais je l’avais toujours repoussée. Il m’avait été donné déjà de surprendre dans le génie plusieurs des caractères de dégénérescence qui sont la base et le signalement de presque toutes les aliénations congénitales… si bien que j’acceptais les faits, non leurs dernières conséquences. Comment en effet se défendre d’un sentiment d’horreur à la pensée d’associer aux idiots, aux criminels, ceux-là mêmes qui représentent les plus hautes manifestations de l’esprit humain ? »

Mais les faits étaient constans, avérés, authentiques ; il a fallu, coûte que coûte, se rendre à l’évidence et tout compté, tout rabattu, M. Lombroso s’est avisé qu’après tout sa théorie avait son côté consolant, qu’elle venait à l’appui du système des compensations, qui veut que tout avantage acquis ait sa rançon, que tout gain soit accompagné d’une perte. « Les reptiles, dit M. Lombroso, ont plus de côtes que nous : les singes, les quadrumanes possèdent un plus grand nombre de muscles et un organe entier, la queue, qui nous manque. C’est seulement en perdant ces avantages que nous avons conquis notre supériorité intellectuelle. » L’homme qui réussit à se convaincre que son esprit baisserait subitement de trois crans s’il avait une queue, se console bien vite de n’en point avoir, et enseigner que le génie est une psychose, c’est réconcilier avec leur sort tous les esprits médiocres ou au-dessous du médiocre. Ils se féliciteront même de n’avoir aucun genre de talent, car, selon M. Lombroso, « l’homme détalent, même sans génie, offre de légères, mais réelles anomalies, qui donnent lieu à de fâcheuses réactions pathologiques, dont on retrouve les traces dans la dégénérescence de ses enfans. »

A la vérité, il est rare qu’ainsi que l’homme de génie, l’homme de talent descende de fous et de névrotiques, et il ne lui arrive pas souvent d’être, comme Beethoven, le fils d’un franc ivrogne, heureuse circonstance sans laquelle il n’eût jamais composé la Symphonie pastorale. « Mais si le génie est l’effet d’une irritation intermittente et puissante d’un grand cerveau, le talent s’accompagne, lui aussi, d’une excitation corticale, quoique à un moindre degré et dans un moindre cerveau. Le véritable homme normal est celui qui travaille de ses mains et qui mange : fruges consumere natus. » Que cet homme normal s’accoutume à considérer les hommes de génie et même les hommes de talent comme des dégénérés, n’éprouvant plus pour eux une superstitieuse admiration, il aura en revanche plus de respect pour les fous. Par ces analogies et ces coïncidences entre les phénomènes du génie et ceux de l’aliénation mentale, la nature semble avoir voulu nous apprendre à respecter ce malheur suprême qui est la folie, et à ne point nous laisser, d’autre part, trop éblouir par ces génies, qui, au lieu de s’élever sur la gigantesque orbite des planètes, pourraient, étoiles filantes éperdues, s’abîmer dans la croûte terrestre, parmi les erreurs et les précipices. » Cette image vous paraîtra un peu confuse ; ayez quelque complaisance, vous la trouverez claire.

Mais il ne suffit pas d’affirmer que la théorie de la psychose du génie est une vérité consolante, il faut démontrer qu’elle est vraie, et les gens d’humeur difficile et rétive penseront peut-être qu’en matière de démonstration, M. Lombroso se contente de peu. Ce médecin aliéniste, très expérimenté et très habile, est un laborieux compilateur d’anecdotes, qui lui fournissent ses argumens les plus péremptoires. Quelques-unes sont curieuses, d’autres sont suspectes ; la plupart sont moins concluantes qu’il ne le croit. Est-il fermement convaincu que La Fontaine ait composé en songe sa fable des Deux Pigeons ? Pourrait-il jurer que le pape Clément VI, Malebranche et Cornélius aient été de purs imbéciles jusqu’au jour où ils devinrent hommes d’esprit, pour avoir reçu un coup de pied de cheval, qui leur fracassa le crâne ? Donnerait-il sa tête à couper que Hegel, dans un accès de mégalomanie, commença une de ses leçons par ces mots : « Je puis dire avec le Christ que non seulement j’enseigne la vérité, mais que je suis moi-même la vérité. » Quiconque a pratiqué Hegel se défiera de cette historiette. D’autre part, si nous devons croire que Newton bourra un jour sa pipe avec le doigt d’une de ses nièces, qu’Ampère, tout occupé d’un problème, perdit son cheval sans s’en douter, que Mozart, en coupant sa viande, se coupait souvent les doigts, en conclurons-nous que Mozart, Ampère et Newton étaient des fous commencés ? Si Poisson a dit « que la vie n’était bonne à rien qu’à faire des mathématiques », faut-il en inférer qu’il avait le cerveau détraqué ? Quand il serait prouvé que Luce de Lancival, à qui les brocards de Geoffroy étaient insupportables, sourit aux médecins qui lui amputaient les deux jambes, cela prouve-t-il que Luce de Lancival eût du génie ou qu’il fût atteint d’une psychose ?

M. Lombroso fait grand cas des anecdotes et il a une confiance absolue dans les tableaux statistiques ; n’eût-il recueilli que des données incomplètes ou incertaines, il ne laisse pas d’en tirer des conséquences décisives. Ayant constaté, par exemple, que « l’éclosion des maladies mentales se produit le plus souvent dans les premières chaleurs de l’année, » il s’est livré à de patientes recherches pour établir que c’est aussi dans les premiers mois chauds que le génie travaille et que se font les grandes créations scientifiques. C’est au printemps que fut conçue la découverte de l’Amérique, celle du baromètre, du télescope, du galvanisme, des paratonnerres. A la vérité il accorde que Volta inventa la pile électrique au commencement de l’hiver 1799-1800, son pistolet à hydrogène dans l’automne 1776, que Leibniz employa pour la première fois le 29 octobre 1675 les signes d’intégration, que Davy découvrit l’iode en décembre, que Humboldt fit en novembre ses premières observations sur l’aiguille aimantée. Ce sont là des infractions à la règle. Elles sont si nombreuses que, de son propre aveu, si l’on s’en rapporte à ses tableaux, l’automne semble être une saison aussi propice que le printemps à la fermentation du génie. Au surplus, il confesse que toutes les découvertes de la physique moderne ont été le résultat de longues méditations, que partant il est malaisé d’en fixer la date, le moment de l’enfantement n’étant jamais celui de la conception. Il devrait en conclure qu’il y a beaucoup d’incertitude dans sa statistique ; il n’a garde, il se flatte d’avoir démontré que « les phénomènes météoriques » exercent sur les grands inventeurs la même influence que sur les fous.

Il a dressé d’autres tableaux pour établir que les hommes de génie naissent le plus souvent dans des pays de collines et presque jamais dans des pays malsains. « On s’étonnera peut-être, dit-il, qu’une dégénérescence telle que le génie se développe dans les lieux où l’air est le plus salubre. » Il ne s’arrête point à cette objection ; il nous représente « que s’il y a des microbes anaérobies, il y en a encore d’aérobies, et que bien souvent les dégénérescences, celles, par exemple, qui dérivent du goitre, de la malaria et de la lèpre, choisissent un terrain spécial. » Esprits durs, vous rendez-vous ? vous a-t-il convaincus ?

Ne reprochez pas à M. Lombroso « de construire des systèmes avec des exceptions. » Il vous répondrait « qu’il n’y a pas de vraies exceptions dans la nature, qu’en vertu de la loi binaire ou sérielle de la statistique, aucun phénomène ne se produit qui ne soit l’expression d’une série nombreuse de faits analogues. » On ne peut nier que certains hommes de génie n’aient fini par perdre la raison. M. Lombroso en a dressé la liste, et il s’est plu à la grossir, puisqu’il y a englobé Gounod, Ampère, Pascal, Jeanne d’Arc, Socrate, Schopenhauer et cent autres. Ne lui citez pas Galilée, Léonard de Vinci, Voltaire, Dante, Machiavel, Michel-Ange. Il vous dira que tous ont eu leur grain de folie, que vous êtes dupes des apparences, « que la seule différence des génies intègres se réduit en fin de compte à une moindre exagération des symptômes, à une moindre fréquence dans la note absurde, qui cependant ne fait jamais défaut ; que, s’ils n’étaient pas fous, ils étaient épileptiques sans le savoir ; que, l’identité du génie et de l’épilepsie nous est prouvée surtout par l’analogie dans les champs visuels, dans le retard de l’équation personnelle de l’écriture, par le rapport de l’accès épileptique avec la crise de l’inspiration, par cette inconscience active et puissante, qui dans l’un crée des chefs-d’œuvre, dans l’autre produit des convulsions. » Vous vous imaginez que Darwin avait toujours été sain d’esprit. Déplorable erreur ! C’était un névropathe, il ne pouvait supporter ni le chaud ni le froid, ni les longues conversations ; il souffrait de dyspepsie, d’anémies spinales, de vertiges, et les vertiges sont dans bien des cas l’équivalent de l’épilepsie ; au surplus il était à moitié bègue, et comme Socrate, il avait le nez court et aplati, avec de grosses et longues oreilles. M. Lombroso est un terrible homme : il pourrait en remontrer aux deux docteurs qui prouvèrent à M. de Pourceaugnac, par des argumens irréfutables, qu’ils voyaient clair dans sa constitution et qu’il était fou à lier.

Une autre preuve de l’affinité du génie et de la folie, c’est qu’elle produit souvent dans les cerveaux dérangés « une véritable génialité temporaire. » Dans un chapitre intitulé : Le Génie chez les fous, M. Lombroso déclare en connaître beaucoup qui sont devenus peintres, écrivains, philosophes. L’un d’eux, qui n’était qu’un pauvre revendeur d’éponges, lui dit un jour : « Nous ne mourons pas ; quand l’âme est usée, elle se fond et se transforme ; en effet, mon père ayant enterré un mulet mort, on vit pousser au lieu de sa sépulture des champignons en grand nombre, et les pommes de terre, qui d’habitude étaient fort petites, furent plus grosses du double. » — « Voilà, s’écrie M. Lombroso, un esprit vulgaire qui, éclairé par la verve de la manie, découvre des théories auxquelles arrivent à peine les grands penseurs ! » On voit que, très sévère pour les grands penseurs, il est fort indulgent pour les fous. Mais, si indulgent qu’il soit, il convient que, philosophes, artistes ou poètes, ils ont des goûts bizarres, qu’ils tombent facilement dans l’absurde, et que la marque distinctive de leurs découvertes, quand d’aventure ils en font, est de ne pouvoir servir à rien.

Ne les méprisez pas, il ne leur a manqué que des circonstances plus heureuses pour égaler tel grand homme, que vous admirez trop. Témoin Bosisio de Lodi, qui n’était qu’un mattoïde, c’est-à-dire un demi-fou, et les demi-fous ont moins de dispositions que les fous pleins et achevés à devenir des génies. A vrai dire, Bosisio avait eu l’avantage d’avoir, comme Beethoven, un père ivrogne, ce qui est une heureuse préparation ; mais sa mère était saine et intelligente. Nommé en 1859 commissaire des finances, il s’acquitta convenablement de son emploi sept années durant. En 1866, il lui vint une idée singulière : il acheta un jour tous les oiseaux vivans qui étaient à vendre dans le pays de Busolengo, et il leur rendit leur liberté, pensant travailler ainsi au bien public. Dès lors il employa ses loisirs à publier des opuscules sur la régénération de l’esprit humain. Il y posait en principe que tout va de mal en pis, que non seulement nous souffrons de la maladie des raisins, des vers à soie et des écrevisses, que nous sommes atteints de la funeste manie de la procréation, que tout cela doit provenir des dégâts produits dans le globe par les déboisemens, par le massacre des oiseaux, par le tourment que cause à la terre la circulation des locomotives. Il n’y a pas d’exemple, selon M. Lombroso, « qui atteste mieux l’existence d’une vie psychique très active, très puissante et en même temps malade en un point donné et en un seul point. » Bosisio est pour lui la preuve vivante « que la folie est un levain pour les forces intellectuelles, qu’elle excite les fonctions psychiques presque à l’égal du génie. » Si l’éducation de ce libérateur des oiseaux avait été moins négligée, il serait devenu quelqu’un. « Faites-le vivre dans un siècle propice, et l’Italie aurait eu en Bosisio son Mahomet. » Vous ne vous attendiez pas à cette conclusion ; avec M. Lombroso, il faut s’attendre à tout.

Il est des caractères généraux qui attestent clairement que l’homme de génie est un dégénéré, qu’ainsi que les enfans des ivrognes, des syphilitiques, des sourds, des poitrinaires, des névropathiques, il est une victime de l’hérédité. Quoique certains hommes de génie aient été des géans, ils sont pour la plupart petits et chétifs ; beaucoup furent rachitiques, bossus, boiteux, pieds bots. La plupart sont maigres. Lecamus a dit que les plus grands esprits ont les corps les plus grêles, et M. Lombroso nous assure que, comme Socrate en son temps, comme Ibsen, comme Tolstoï, l’un de nos plus célèbres dramaturges « a l’aspect d’un crétin » ; je ne m’en étais jamais douté. Il nous apprend aussi que le crâne du physicien Nobili est oxycéphalique, nanocéphale et trococéphalique avec une énorme sclérose, et que Volta avait les apophyses styloïdes très saillantes, signe qui n’appartient qu’aux races inférieures.

Comme Alcibiade, Démosthène, Virgile et Charles-Quint, nombre d’hommes de génie furent bègues, et plusieurs ont été gauchers, caractère atavistique de grande conséquence. Ils sont le plus souvent stériles ; beaucoup furent célibataires ; ceux qui se marient ont peu d’enfans, et leur descendance s’éteint bien vite. Quelques-uns sont tardifs ; la plupart sont, comme les fous, très précoces. A six ans, Mozart donnait un concert ; à onze ans, Restif de la Bretonne avait séduit plus d’une jeune fille ; trois ans plus tard, il composait un poème sur ses douze premières maîtresses.

Ils ressemblent aux enfans et aux idiots en ce qu’ils sont tous ennemis des nouveautés, foncièrement misonéistes : Schopenhauer détestait les révolutionnaires ; Richelieu, dit la légende, envoya à Bicêtre Salomon de Caus : Napoléon n’aimait pas à changer de chapeau, Rossini ne put jamais se résoudre à voyager en chemin de fer. Ils aiment en revanche à se déplacer ; ils ont l’humeur inquiète, le goût du vagabondage, de la vie errante : Meyerbeer n’a-t-il pas voyagé pendant trente ans ? Wagner n’est-il pas allé à Paris, à Riga, à Venise ?

Ajoutez qu’ils sont inconsciens, « et que l’instantanéité et l’intermittence de leurs créations offrent la plus grande analogie avec l’accès épileptique. » L’inspiration étant une sorte de transport au cerveau, ils font tout pour la provoquer, et chacun a sa méthode : Schiller fourrait dans le tiroir de sa table à écrire des pommes a demi pourries ; Pitt et Fox abusaient du porter ; Bossuet s’enfermait dans une chambre froide, en ayant soin de s’envelopper la tête de linges chauds ; Cujas se couchait à plat ventre sur un tapis ; Leibniz méditait horizontalement. Notez que toutes leurs grandes conceptions se sont formées sous le coup d’une sensation spéciale. La découverte du galvanisme est due à quelques grenouilles destinées à fournir un bouillon médicinal à la femme de Galvani. Considérez aussi que c’est toujours une sensation qui détermine les actes redoutables de la manie impulsive. La nourrice de Humboldt, qui était une maniaque, avouait que la vue des chairs fraîches et veloutées de son nourrisson lui inspirait une envie presque irrésistible de l’éventrer. Tel criminel est entraîné à l’homicide par la vue inopinée d’une hache ou d’un couteau ; Newton voit tomber une pomme et découvre l’attraction universelle. Niez après cela que les crimes et les découvertes scientifiques se fassent par les mêmes procédés !

Considérez encore que les hommes de génie ont les nerfs très irritables, « qu’ils sentent et perçoivent plus de choses que les autres hommes, que les accidens, les apparences que le vulgaire voit et ne remarque pas, ils les saisissent, les rapprochent de mille et mille façons, qu’on appelle cela des créations et que ce ne sont que des combinaisons binaires et quaternaires de sensations. » Mais il arrive souvent que ces sensibilités trop vives se pervertissent, que l’hyperesthésie se tourne en monoesthésie, en paresthésie ou en anesthésie, que l’homme de génie se rapproche ainsi du sauvage et de l’idiot, qui sentent très peu les douleurs physiques. Ne savez-vous pas qu’hiver et été, Socrate se servait du même (manteau, que, quand Lulli dirigeait l’orchestre, il battait la mesure sur le dos de sa main, et se fit une blessure qu’il ne sentit pas et qui causa sa mort ?

Au surplus, ils ont tous des bizarreries et de grandes distractions, et les plus raisonnables d’entre eux ont dit de grandes sottises. Ce sont des excentriques, des originaux, et personne n’est plus original qu’un fou. Comme les aliénés, ils sont sujets à des tics étranges, à des mouvemens choréiques, à des accès de colère rageuse, à des vertiges, à la manie des grandeurs, à l’exaltation maladive du moi, à la fureur de raconter au monde leurs petites affaires, et quelquefois aussi, par un effet de réaction, au délire mélancolique, à la lypémanie, aux incertitudes de la volonté, à la folie du doute. Trop sensibles aux petites misères de la vie, ils deviennent irrésolus et craintifs : « J’ai renoncé depuis longtemps à l’omnibus, écrivait Renan ; les conducteurs arrivaient à me prendre pour un voyageur sans sérieux ; en chemin de fer, à moins que je n’aie la protection d’un chef de gare, j’ai toujours la dernière place. » Enfin il en est beaucoup qui s’adonnent à la boisson, et un plus grand nombre encore est entièrement dénué de sens moral : Frédéric disait comme Lacenaire que la vengeance est le plaisir des dieux, Donizetti maltraitait sa femme, Byron battait la Guiccioli. En faut-il davantage pour démontrer la nature morbide et dégénérative du génie ? « C’est ainsi, ajoute M. Lombroso, qu’une idée qui ne semble d’abord qu’une hypothèse téméraire s’affermit et s’achève, quand on soumet les phénomènes à un examen plus minutieux et, comme dans les réactions chimiques, au contact mutuel. »

Dieu me garde de m’inscrire en faux contre le bon témoignage que lui rend sa conscience d’homme et de savant ! Il ne faut jamais troubler les fêtes. Mais je crains que quelques-uns de ses lecteurs, d’humeur difficile et chicaneuse, ne trouvent sa démonstration moins nette, moins satisfaisante qu’il ne se l’imagine. — « Eh ! oui, diront-ils peut-être, nombre d’hommes de génie ont eu de grandes faiblesses, ont été sujets à des maladies morales, à des affections morbides. Mais cela ne tient-il pas simplement à ce que, tout génies qu’ils étaient, n’étant pas des dieux, ils ont eu leur part des infirmités et des imperfections fatalement attachées à notre pauvre nature humaine ? M. Lombroso nous a fait une ample énumération de certains caractères spécifiques, qu’il tient pour des signes de dégénérescence et qui distinguent, selon lui, les hommes de génie. C’est affaire à lui de nous démontrer qu’aucun de ces caractères ne se retrouve dans l’homme normal, dans l’homme d’esprit court et épais, dans celui qui ne vit que pour manger et qui mériterait d’avoir une queue. Qu’à l’aide de ses infaillibles statistiques, il nous fournisse cette preuve, et nous nous déclarerons convaincus. »

Il est certain que, si le vulgaire était exempt de toutes les tares dont sont affligés les grands hommes, la démonstration de M. Lombroso serait plus rigoureuse et le génie aurait perdu son procès. Mais le génie peut se rassurer ; les caractères spécifiques qui témoignent de sa dégénérescence se retrouvent chez beaucoup d’hommes médiocres, au demeurant sains d’esprit. Parmi ceux qui seraient incapables de créer un système de philosophie, de faire une seule découverte en astronomie ou en physique, de composer un opéra ou d’être de grands hommes d’État, il en est beaucoup qui sont maigres, pâles et de petite taille. Quelques-uns sont rachitiques, ont le pied bot et l’ouïe très dure. Ils se permettent quelquefois d’être aussi bègues que Démosthène ou d’avoir comme le physicien Nobili un crâne nanocéphale. Beaucoup restent célibataires, et ceux qui se marient n’ont pas toujours des enfans.

On en connaît qui attachent tant de prix à leurs habitudes qu’ils ont horreur de toutes les nouveautés ; comme Napoléon, ils n’aiment pas à changer de chapeau ; comme Richelieu, ils se défient des inventeurs et des inventions. Il en est qui ont des superstitions étranges, qui croient Meurs rêves et consultent la somnambule. Ils ont souvent des tics, des bizarreries, trop de goût pour les boissons alcooliques ; ils sont sujets aux distractions, et il leur arrive parfois de dire de grandes sottises ; on peut même affirmer que Descartes, Shakspeare, Goethe et Hegel en disaient moins souvent. On en connaît aussi qui sont très préoccupés de leur petit moi, pour qui leurs maladies, leurs bobos, leurs petits succès d’amour-propre, leurs petites déconvenues, sont des affaires d’État, dont ils entretiennent tout l’univers. Les uns sont mégalomanes et d’un orgueil insupportable ; d’autres sont inquiets, timides, et comme M. Renan, ils ne savent pas choisir leur place dans les omnibus. Tels et tels manquent absolument de sens moral ; ils n’ont jamais écrit ni Manfred, ni la Fille du régiment, et comme Donizetti, ils bourrent leur femme ; comme Byron, ils battent leur maîtresse. Molière, qui, sans être médecin aliéniste, avait pénétré assez avant dans les profondeurs de l’âme humaine, nous a peint un homme que la vanité surexcitée avait rendu à demi fou, un autre devenu maniaque par un excès de tendresse pour sa chère personne. Qui pourrait soupçonner Argan et M. Jourdain d’avoir eu du génie ?

Les critiques moroses dont je parle se plaindront peut-être qu’il y a beaucoup d’arbitraire dans les raisonnemens de M. Lombroso. Il commence par affirmer que l’homme normal est celui qui ne se sert de son intelligence que pour gagner son pain de chaque jour ; il s’ensuit que les hommes d’une intelligence supérieure dérogent en quelque sorte au droit commun, que le génie est une perversion, une anomalie, et toute anomalie est un cas morbide. Il est certain que les hommes de génie n’abondent pas, et pour ne parler que des grands politiques, la nature pense avoir bien travaillé quand elle en a produit trois ou quatre dans un siècle. Mais M. Lombroso a la mémoire courte : il ne se souvient plus de ses principes dès qu’ils se tournent contre lui et contrarient ses paradoxes. Il nous avait déclaré qu’il n’y a dans ce monde point d’exceptions, qu’en vertu de ce qu’il appelle la loi sérielle de sa chère statistique, aucun phénomène ne se produit qui ne soit l’expression d’une série nombreuse de faits analogues, moins distincts, moins apparens. Il est permis d’en conclure que le génie est, lui aussi, le dernier terme d’une série. Nombre d’hommes, qui n’en ont pas, ne laissent pas de posséder à l’état rudimentaire quelques-unes des qualités dont il a toute la gloire ; on pourrait les appeler des hommes « géniaux », et ils ont pour l’observateur cet avantage qu’ils sont plus commodes à étudier : ce sont de très petits soleils qu’on peut regarder sans éblouissement ; ils ne nous obligent pas à cligner les yeux.

Il y a des hommes géniaux dans tous les rangs de la société, dans toutes les classes, dans toutes les professions, dans les campagnes comme dans les villes, et souvent parmi les petits et les humbles. J’en connais un dans mon village. Il est robuste, râblé et de taille moyenne ; vous pouvez m’en croire, il n’est point rachitique, il n’a pas le pied bot et il a l’ouïe très fine. Les jours de fête, il fait gogaille et boit sec ; hors cela, il évite les excès. Il est un peu bourru, il méprise les imbéciles et les rabroue ; mais il ne bat pas sa femme, tout au plus la chagrine-t-il quelquefois par ses brusqueries et ses algarades. Ce paysan propriétaire, qui en matière de culture et d’élève du bétail a des sagesses et une industrie que n’ont pas ses voisins, s’est acquis la réputation d’un homme très futé, très intelligent.

On estime qu’il est d’excellent conseil, et dans tous les cas embarrassans, on le consulte ; il trouve des expédiens dont personne ne s’était avisé. « C’est un malin », disent les uns ; « c’est un sorcier », disent les autres. Comme il ne lui est jamais tombé dans l’esprit de devenir un conducteur de peuples, un Cavour, un Bismarck, il ne s’est donné que l’instruction indispensable à qui veut cultiver bien sa terre et en accroître le rendement. Il possède quelques manuels, qu’il a lus et relus, où il a laissé à chaque page la marque de son énorme pouce. Mais il n’est pas l’esclave de ses livres ; il s’en est servi pour se créer sa petite agriculture personnelle ; il a ses procédés particuliers, dont on se moqua d’abord et que plus tard on tâcha d’imiter. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit annonce un esprit qui cherche son chemin, et qui est sûr de le trouver. On dit encore de lui : « C’est un original, mais laissez-le faire, il en sait plus long que nous. » Affranchi de toute superstition, de tout préjugé, il méprise les vieux almanachs ; il ne prend conseil que de lui-même, et c’est en lui qu’il cherche ce qu’il désire trouver. Ceux qui disent : « c’est un original ! » n’auraient garde de dire : « c’est un fou ! » Sans avoir étudié la médecine aliéniste, ils ont le sentiment confus que le génie est la liberté, que la folie est la plus horrible des servitudes.

Ce qui étonne aussi, c’est la promptitude de son jugement, la rapidité de sa pensée. Son esprit court d’une idée à l’autre, en supprimant les intermédiaires ; il a du goût pour les voies abrégées et résout des problèmes en se jouant. Il se conduit moins par raisonnement que par instinct, et il n’a pas besoin de savoir, il devine. Il bâtit ses petits systèmes comme l’oiseau fait son nid ; souvent il ne pourrait vous expliquer ses raisons, il ne les connaîtra lui-même que plus tard. Mais regardez-y de près, et vous reconnaîtrez que le secret instinct qui le pousse et le guide est un instinct acquis, que ses divinations ont été préparées de loin, qu’il a beaucoup réfléchi, beaucoup observé, qu’il a vu beaucoup de choses que les autres regardaient sans les voir. Laplace disait « que les découvertes consistent en des rapprochemens d’idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusqu’alors. » Ce villageois génial a contracté de bonne heure l’habitude de comparer et de rapprocher les idées. Il possède le don de l’attention concentrée et intense, et il dit lui-même que s’il est moins sot que ses voisins, c’est qu’il est attentif et patient. Il ne se doute pas cependant que Buffon a défini le génie une longue patience.

Je dois convenir qu’il commet dix fois par jour le péché d’orgueil. Et cependant si fier qu’il soit de la supériorité de son intelligence, et quoique ses inspirations, ses idées lui semblent toujours bonnes, il se réserve le bénéfice d’inventaire ; il les examine, les discute, les épluche, les tourne et les retourne, les passe par l’étamine. « Attention ! se dit-il ; je me blousais. » Et il n’aime pas à se blouser. Vous voyez qu’il se juge, qu’il sépare son ivraie de son grain, et c’est encore par là que sa génialité ressemble au génie. « Le génie, a dit M. Richet dans la préface qu’il a écrite pour la traduction française du livre de M. Lombroso, le génie est l’union de l’esprit inventif et de l’esprit critique. »

Mais laissons là notre homme génial, qui ne sera jamais que le coq d’un village. Ne pensons plus qu’au vrai génie. Prenons-le dans ses beaux jours, lorsqu’il est encore lui-même et avant qu’il se soit ressenti de la fatale usure de la vie : qu’il peigne ou qu’il bâtisse, qu’il soit sculpteur ou poète, qu’il compose des symphonies, des épopées ou des drames, qu’il travaille à la destinée d’un grand peuple ou qu’il conduise des armées en campagne, autant que l’étendue de sa pensée et la grandeur de ses conceptions, vous admirerez la justesse de son coup d’œil, l’étroite liaison de toutes les parties de son œuvre, l’harmonieuse complexité de ses desseins et ses procédés aussi simples que savans, une profonde sagesse qui, ennemie des marottes, amoureuse du réel et du possible, leur sacrifie toutes les chimères, le rythme d’une volonté toujours réglée et toujours égale à elle-même, les obéissances d’une imagination puissante, qui consent à se laisser gouverner par une souveraine et impassible raison.

« Ce sont, vous dis-je, des dégénérés, nous crie de Turin M. Lombroso, et soyez sûrs que beaucoup d’entre eux ont des oreilles à anse, le champ visuel asymétrique, une écriture d’épileptique ou d’aliéné. » Il ne tiendrait qu’à nous de nous imaginer qu’il s’amuse, qu’il met notre badauderie à l’épreuve. Ce serait lui faire injure. Je crois à son sérieux autant que je doute de l’infaillibilité de ses méthodes. A-t-il ses heures de résipiscence ? lui vient-il parfois des inquiétudes, des remords ? Il n’est rien de tel que les gens à thèses pour se griser de leur vin. Mais que sait-on ? Dans son chapitre sur les Mattoïdes, il a fait assez durement le procès à un docte professeur, qui a du goût pour les énormités et soutient que l’eau de mer doit sa vertu médicale aux expirations des poissons. — « Et cependant ses ouvrages, ajoute-t-il, contiennent des choses très belles et sont arrivés à la seconde édition ; aucun de ses collègues ne l’a jamais soupçonné de folie. Dans quelle classe le placerons-nous ? Certainement à un rang intermédiaire entre le fou, l’homme de génie et le graphomane ; avec ce dernier il a de commun la stérilité du but, la recherche calme et tenace des paradoxes. » M. Lombroso est un imprudent : ne craint-il pas que tel de ses lecteurs ne le soupçonne d’avoir fait un retour sur lui-même et de s’être donné les verges sur le dos de son prochain ?


G. VALBERT.


  1. L’Homme de génie, par Cesare Lombroso, 2e édition, traduite sur la 6e édition italienne ; Paris, 1896, Georges Carré, éditeur.