M. Leconte de Lisle à l’Académie française (Anatole France, 1887)


M. Leconte de Lisle à l’Académie française


Je ne connais pas, je ne dois pas connaître le discours que M. Leconte de Lisle prononcera jeudi prochain à l’Académie française. Mais j’imagine que ce sera une noble chose, une harangue grave, de style ample et hautain, un bloc d’esthétique éloquente. Je serais bien surpris s’il s’y trouvait des anecdotes, des digressions, des curiosités, des familiarités et si l’on y rencontrait la moindre négligence. On y contemplera le portrait idéal du poète ou plutôt le portrait du poète idéal. M. Victor Hugo y sera dignement et largement loué, avec une inflexibilité dogmatique qui rappellera ces vies des saints écrites en latin par les grands abbés du onzième siècle, dans un absolu mépris des choses temporelles et transitoires, et dans l’unique souci de l’orthodoxie, C’est que M. Leconte de Lisle est un prêtre de l’art, l’abbé crossé et mitré des monastères poétiques. Mieux que cela encore. N’est-ce pas M. Paul Bourget qui l’a appelé un pape en exil ?

Son discours à l’Académie sera plein de certitude et d’infaillibilité. Il y faudra admirer l’ampleur imposante des formes liturgiques, et l’autorité que donne la foi quand on y joint l’exemple de toute une vie. Voilà l’horoscope que je tire. Tenez-le pour certain, car je suis astrologue. Je connais les cieux et j’y ai observé M. Leconte de Lisle.

Je ne crains point de prédire, en outre, qu’il y aura dans le discours du poète un morceau sur le moyen âge. Je le devine que ce morceau sera concis et violent. Je le ferais, au besoin, et il n’y manquerait que le talent. M. Leconte de Lisle poursuit le moyen âge de sa haine. Et, comme c’est une haine de poète, elle est très grande et très simple. Elle ressemble à l’amour. Elle est féconde comme lui ; des poèmes magnifiques en sont sortis (le Corbeau, Un acte de charité, les Deux glaives, l’Agonie d’un saint, les Paraboles de Dom Guy, Hiéronymus, le Lévrier de Magnus). Mais je crois que cette haine, qui est bonne pour faire des vers, serait mauvaise pour faire de l’histoire. M. Leconte de Lisle ne voit dans le moyen âge que les famines, l’ignorance, la lèpre et les bûchers. C’est assez pour écrire des vers admirables quand on est, comme lui, un grand poète. Mais il y a bien autre chose, en réalité, dans ces temps qui nous sembleraient moins obscurs si nous les connaissions mieux. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore, puisqu’ils préparèrent le monde meilleur dont nous jouissons aujourd’hui. Ils ont beaucoup souffert, ils ont beaucoup aimé. Ils ont procédé, dans des conditions que les invasions et le mélange des races rendaient très difficiles, à une organisation nouvelle de la société humaine, qui représente une somme de travail et d’efforts dont on reste étonné. Ils portèrent au plus haut degré de l’héroïsme les vertus militaires, qui sont les vertus fondamentales sur lesquelles tout l’ordre humain repose encore aujourd’hui. Ils apportèrent au monde ce qui l’honore peut-être le plus : l’esprit chevaleresque. Je sais bien qu’ils étaient violents ; mais j’admire les hommes violents qui travaillent d’un cœur simple à fonder la justice sur la terre et servent à grands coups les grandes causes.

Il y eut, à côté des chevaliers, des juristes pleins de science et d’équité. L’œuvre législative du treizième siècle est admirable. Nous avons de fortes raisons de croire qu’au début de la guerre de Cent ans la condition des paysans était généralement bonne en France. La féodalité donna d’excellents résultats avant d’en produire de mauvais ; à cet égard, son histoire est celle de toutes les grandes institutions humaines. Je me garderai bien d’esquisser en quelques traits un tableau du moyen âge. Si M. Leconte de Lisle l’a fait en trente-six vers (Siècles maudits dans les Poèmes tragiques,) c’est là un de ces raccourcis audacieux qui ne sont permis qu’aux poètes. Mais, tandis que j’écris, mille images éparses de la vie de nos pères brillent et s’agitent à la fois dans mon imagination ; j’en vois de terribles et j’en vois de charmantes. Je vois de sublimes artisans qui bâtissent des cathédrales et ne disent point leur nom ; je vois des moines qui sont des sages puisqu’ils vivent cachés, un livre à la main, in angello, cum libello ; je vois des théologiens qui poursuivent, à travers les subtilités de la scolastique, un idéal supérieur ; je vois un roi et sa chevalerie conduits par une bergère. Enfin je vois partout les saintes choses du travail et de l’amour, je vois la ruche pleine d’abeilles et de rayons de miel. Je vois la France et je dis : Mes pères, soyez bénis ; soyez bénis dans vos œuvres qui ont préparé les nôtres, soyez bénis dans vos souffrances qui n’ont point été stériles, soyez bénis jusque dans les erreurs de votre courage et de votre simplicité. S’il est vrai, comme je le crois, que vous valiez moins que nous ne valons, je ne vous en louerai que davantage. On juge l’arbre à ses fruits. Puissions-nous mériter la même louange ! Puisse-t-on dire un jour que nos enfants sont meilleurs que nous !

Il peut arriver que M. Leconte de Lisle montre, dans son discours, quelque dédain de la poésie de ces vieux âges. Or, dans ce cas que j’ose prévoir, je lui représenterai respectueusement que cette poésie fut belle en sa fraîche nouveauté, qu’elle eut, à son heure, les formes et les couleurs si douces de la jeunesse, qu’alors elle aidait les hommes à supporter l’ennui de vivre, qu’elle donnait à chacun la petite part de beauté dont tous avaient besoin et qu’enfin ces vieilles chansons de geste sont des Iliades barbares. Après quoi je ne ferai pas difficulté de reconnaître qu’à la poésie des trouvères, et à celle des diseurs de lais et de fabliaux, je préfère la poésie moderne, celle de Lamartine, par exemple, et aussi celle de M. Leconte de Lisle.

On sera surpris, sans doute, que je rapproche ces deux noms. Car il est vrai que ce n’est point l’usage. Et il est vrai aussi que rien ne ressemble moins aux vers de Lamartine que les vers de Leconte de Lisle. Dans ceux-ci on admire un art incomparable. Des autres on a dit justement qu’on ne sait pas comment c’est fait. Leconte de Lisle veut tout devoir au talent. Lamartine ne demandait rien qu’au génie. Enfin les contrastes sont tels qu’il serait superflu et même ridicule de les marquer davantage. Pourtant je les admire l’un et l’autre bien sincèrement. Je le fais malgré moi, par plaisir et, comme dit La Fontaine, « pour que cela m’amuse » ; mais n’y serais-je pas amené par une naturelle inclination, que je voudrais le faire encore par hygiène intellectuelle.

Cela me paraît un bon exercice pour l’esprit. Il me semble qu’on a moins de chances de se tromper tout à fait dans son admiration quand on admire des choses très diverses. Je puis l’avouer sans crainte, après l’avoir si peu caché : je suis sûr de très peu de choses en ce monde. Je ne parle que de ce monde, ayant de bonnes raisons pour ne rien dire des autres. Or, une des choses qui me semblent le plus échapper sur la terre à la certitude humaine, c’est la qualité d’un vers. J’en fais une affaire de goût et de sentiment. Je ne croirai jamais qu’il y ait rien d’absolu à cet égard. M. Leconte de Lisle le croit.

C’est un esprit clair et profond, une tête métaphysique. Il a sur le monde et la vie des idées très nettes. Sa philosophie, qui sut tant de fois, et avec une tristesse si magnifique, inspirer ses vers, est une philosophie pyrhonienne dans laquelle il n’y a pas de place pour une seule affirmation. Je ne sais si je suis, puisque je ne sais pas ce que c’est qu’être, dit-il constamment. L’illusion m’enveloppe de toutes parts, La vie est un rêve, amusé par des images qui n’ont point de signification possible :

Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines.

Eh bien, ce philosophe qui nie si fermement l’absolu, qui croit que tout est relatif, que ce qui est bon pour l’un est mauvais pour l’autre, et qu’enfin les choses ne sont que ce qu’on les voit, ce même esprit change brusquement de manière de voir quand il s’agit de son art. Il ne sait s’il existe lui-même, mais il sait, à n’en point douter, que ses vers existent absolument.

Il professe que les qualités des choses sont des apparences comme les choses elles-mêmes sont des illusions, mais il ne doute pas que telle rime ne soit bonne d’une absolue bonté. Il a de la poésie une conception dogmatique, religieuse, autocratique. Il déclare qu’un beau vers restera beau quand le soleil sera éteint et qu’il n’y aura plus d’hommes en qui cette beauté puisse encore se connaître. Il juge les plus vieux poèmes d’après des règles qu’il tient pour immuables et divines. Enfin, ce philosophe incrédule devient, quand il s’agit de son art, le fidèle et zélé croyant, le grand abbé, le pape que je vous montrais tout à l’heure dans l’attitude d’un éloquent et fanatique défenseur de l’orthodoxie du vers.

Et si vous croyez que je l’en blâme, si vous croyez que je prends plaisir, en faisant cette remarque, à relever les contradictions d’un esprit supérieur vous me rendez peu de justice et devinez mal ma pensée. Je tiens au contraire cette inconséquence pour la chose la plus heureuse et la meilleure. Elle suffirait à prouver que l’auteur des Poèmes barbares est plus poète que philosophe, qu’il est poète d’instinct, de nature, poète avec plénitude, et que tout son être est poète. Il oublie tout, même ses raisons et sa raison, quand il s’agit de son art. Cela est heureux et excellent. J’ajouterai que cela est naturel. Quels que soient nos doutes philosophiques, nous sommes bien obligés d’agir dans la vie comme si nous ne doutions pas. Voyant une poutre lui tomber sur la tête, Pyrrhon se serait détourné, encore qu’il tînt la poutre pour une vaine et inintelligible apparence. Il aurait craint naturellement de prendre du coup l’apparence d’un homme écrasé. Eh bien, pour M. Leconte de Lisle, l’action, ce sont les vers. Quand il pense, il doute. Dès qu’il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si un beau vers est une illusion dans l’éternelle illusion, et si les images qu’il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le sein de l’éternelle Maia avant même d’en être sortis. Il ne raisonne plus ; il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et avec elle l’intolérance qui la suit de près.

On ne sort jamais de soi-même. C’est une vérité commune à tout le monde, mais qui paraît plus sensible dans certaines natures, dont l’originalité est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à propos de l’œuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l’étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunacepa, Hypatie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Qain[1], Néféron-ra, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc’h, Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l’abbé Hiéronymus, la Xiména, les pirates malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de l’Atlantique, ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une chose : l’âme de Leconte de Lisle.

Mais c’est assez. Les plus grands n’ont pas fait davantage. Ils n’ont parlé que d’eux. Sous de faux noms, ils n’ont montré qu’eux-mêmes. Je faisais cette réflexion tantôt en relisant les vers magnifiques des Poèmes barbares, des Poèmes antiques et des Poèmes tragiques. Si elle est juste, et je suis disposé autant que personne à croire qu’elle l’est, si elle est juste, j’aurai réconcilié d’un coup les poètes personnels comme Alfred de Musset avec les poètes impersonnels comme M. Leconte de Lisle. Mais ils ne m’en croiront pas.

Pourtant, j’en suis bien convaincu, M. Leconte de Lisle, sous toutes les formes qu’il évoque avec une prodigieuse puissance, ne peint que lui seul. L’historien d’Israël, le nouveau traducteur de la Bible, M. E. Ledrain, a dit un jour dans la Revue positive que M. Renan faisait son portrait dans toutes ses histoires et qu’il s’était représenté notamment, dans l’Antéchrist, sous les traits de Néron. M. Renan n’en reste pas moins le plus sage des hommes. Il faut entendre la proposition de M. Ledrain dans un sens tout à fait philosophique et esthétique, En ce sens, je répète que M. Leconte de Lisle s’est montré dans toutes ses figures et surtout dans son Qain. Et qu’est-ce en effet le Qain des Poèmes barbares, sinon un homme farouche, solitaire, timide, irrité, faible, parfois délicieusement attendri, mais cachant ses larmes sous un sourcil orgueilleux, un esprit violent, qui se représente la vie et les hommes avec une ample simplicité, qui raisonne avec une logique étroite mais puissante, un philosophe pessimiste pour qui Dieu est le principe du mal puisqu’il est le principe de la vie et que la vie est tout entière mauvaise, un artiste dédaigneux des nuances, sonore et abondant en images éclatantes, un grand poète ?

Mais alors pourquoi, dira-t-on, pourquoi notre poète chercha-t-il si loin, dans le Nord scandinave et dans l’antique Asie, des formes et des couleurs. Pourquoi ? Parce que sans doute ces couleurs et ces formes étaient les vêtements nécessaires de sa pensée et le vrai corps de son âme poétique. Y a-t-il donc du mal à se vêtir et à s’incarner de la sorte ? N’est-ce pas plutôt un heureux instinct qui pousse le poète dans les pays lointains et dans les âges reculés ? Il y trouve le mystère et l’étrangeté, dont il a tant besoin, car il n’y a de poésie que dans ce que nous ne connaissons pas. Il n’y a de poésie que dans le désir de l’impossible ou dans le regret de l’irréparable.

Celui-là, certes, est un grand poète. Il a au plus haut degré le don du rythme et de l’image. Quant à l’émotion, il la possède sous la forme la plus noble et la plus haute : il est riche en émotions intellectuelles. Il nous trouble avec de pures pensées, et cela n’est point d’un génie médiocre. Mais il y a des émotions plus intimes et plus douces. Celles-là, quoi qu’on dise et quoi qu’il dise, ne sont pas absentes de son œuvre. Je n’aurais pas grand’peine à prouver que parfois M. Leconte de Lisle est un élégiaque. Pour cela, je rappellerais le Manchy :

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
Ô charme de mes premiers rêves.

Ces vers sont voisins de la jeunesse du poète. Mais on en trouve l’écho pur et clair dans un poème tout récent, l’Illusion suprême.

Ô chère vision, toi qui répands encore,
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais !

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté ;
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté.
..................

L’âme et la voix du poète ont gardé, après tant d’années, leur pureté première. M. Leconte de Lisle est un élégiaque plein de pudeur, autant qu’un héroïque, un descriptif et un méditatif.

ANATOLE FRANCE.
  1. C’est l’orthographe que donne la dernière édition des Poèmes barbares. Les précédentes portaient Kain.