MŒURS DES AMÉRICAINS.[1]

Ce fut le 4 novembre 1827 que mistress Trollope, l’auteur de cet ouvrage, quitta Londres pour se rendre en Amérique. Elle était accompagnée de ses deux filles et du plus jeune de ses fils. Le but de son voyage était la fondation d’un établissement pour ce dernier à Cincinnati, capitale de l’état d’Ohio. Le navire qui les portait, atteignit l’embouchure du Mississipi le 25 décembre. Mistress Trollope avait fait la traversée avec son amie, la célèbre miss Wright, qui était alors très préoccupée du dessein philanthropique de démontrer l’égalité intellectuelle des nègres et des blancs. Pour exécuter ce dessein, elle avait acheté un terrein considérable à Nashaboa, au milieu des forêts vierges de l’état de Tennessee. Par ses ordres, une grande clairière y avait été pratiquée, et dans cette clairière, des cases avaient été construites et un défrichement commencé. Sa sœur mistress W… avait présidé à ces travaux préliminaires et l’y attendait. C’était là que devait se faire l’expérience, sur une égale quantité de petits nègres et de petits blancs, élevés de la même manière et sans aucune distinction de traitement. Des collections de livres avaient été envoyées, des professeurs étaient engagés ; il ne manquait plus à Nashaboa que des enfans et miss Wright. Aussi était-elle très impatiente d’arriver, et mistress Trollope, qui lui avait promis de passer un mois avec elle dans son établissement, ne put demeurer que quelques jours à la Nouvelle-Orléans. Ces dames s’embarquèrent donc le 1er janvier 1828, sur un bateau à vapeur, et remontèrent le Mississipi jusqu’à Memphis, point le plus rapproché de Nashaboa, où elles eurent grand’peine à se rendre à travers des forêts sans chemins, et des ruisseaux sans ponts ni bacs. Le spectacle qui les y attendait répondait si peu aux brillantes illusions de miss Wright, que mistress Trollope reconnut au premier coup-d’œil l’imprudence de sa promesse. Le défrichement n’offrait à la vue que des troncs noircis, un terrein inculte, des hangars en bois désolés, et tout autour l’effrayante profondeur de la forêt animée seulement par les cris sauvages des bêtes féroces. Cette terre, qui voyait le soleil pour la première fois, exhalait des vapeurs qui donnaient la fièvre. Tous les blancs l’avaient, et mouraient de peur et d’ennui. Un tel séjour convenait peu à de belles dames accoutumées à la vie délicate des salons aristocratiques de Londres. L’ardente imagination de miss Wright elle-même ne résista pas à l’aspect de ce lieu sauvage ; peu de mois après, elle avait rendu Nashaboa à ses propriétaires naturels, et se livrant à une autre mission, courait les villes de l’Amérique, donnant des séances publiques où elle enseignait les fondemens de la certitude et les droits imprescriptibles de l’homme. Mistress Trollope ne l’attendit pas. Elle prétexta des craintes pour la santé de ses enfans, et après dix jours qui lui parurent bien longs, elle regagna Memphis, où elle s’embarqua de nouveau, le 1er février, sur un bateau à vapeur qui la déposa le 10, sur le quai de Cincinnati. C’est dans cette métropole de l’ouest qu’elle passa deux ans, tantôt à la ville, tantôt à la campagne, et qu’elle eut le temps de faire connaissance avec les mœurs des Américains. Elle y fut rejointe par son mari et son autre fils qui la quittèrent bientôt. Enfin, l’établissement essayé par son fils n’ayant point réussi, elle quitta elle-même Cincinnati avec ses enfans, au mois de mars 1830. Trois jours de navigation sur l’Ohio, les conduisirent à Wheeling, dans l’état de Virginie, au pied des Alleghanys. Elle traversa ces belles montagnes qui séparent le bassin du Mississipi des eaux de l’Atlantique, et divisent en deux régions distinctes le vaste territoire de l’Union. Elle avait passé deux ans dans celles de l’ouest, elle passa quinze mois dans les cités florissantes des états de l’est. Ils furent employés à visiter Baltimore, Washington, Philadelphie, New-York, Albany, la chute célèbre du Niagara et les rives du lac Érié. Enfin une lettre de son mari l’ayant autorisée à quitter un pays qui lui plaisait peu, elle s’embarqua à New-York au mois de juillet 1831, pour revenir en Angleterre, où son livre nous prouve qu’elle est heureusement arrivée, et où nous sommes convaincu qu’elle n’a pris aucune part aux diverses assemblées populaires qui ont si puissamment contribué au succès du bill de réforme.

En effet mistress Trollope n’a point rapporté de l’Amérique le goût des institutions américaines. Il n’y a pas une page de son livre qui puisse causer la moindre peine au tory le plus encroûté des trois royaumes, et il y en a des centaines que lord Eldon lui-même voudrait avoir écrites. La cause de l’église et de l’état peut moissonner des argumens dans le livre de notre voyageuse ; elle lui en apporte en foule, du pays même où il n’y a ni état ni église, où chacun est à soi-même son pape et son roi et tient à l’être. Dans ces forêts à peine ouvertes par la hache qui bordent le Mississipi, dans ces clairières déjà plus vastes et plus rapprochées qui s’étendent au revers occidental des Alleghanys, sur cette large plage, enfin, qui se montre toute entière au soleil entre ces montagnes et l’Atlantique, elle a vu le principe démocratique régner en maître, pur de tout mélange, libre de tout frein, développant à son aise tout le bien et tout le mal, qui est en lui. Là point de voisins menaçans qui le forcent à des concessions ; point d’aristocratie puissante qui l’oblige à l’hypocrisie ; point de vieilles habitudes qui le condamnent à la politesse et à la réserve. La nature humaine et lui, jetés sur une terre vierge et sans passé, isolée comme une île et grande comme un monde, organisant sur cette terre la famille et la tribu, le village et la cité, la province et l’état, créant les mœurs et les lois, les habitudes et les principes, tout, jusques aux vertus et aux vices, voilà le spectacle que présente l’union américaine. Quand des philosophes et des hommes d’état, curieux de connaître ce que peut produire le principe démocratique appliqué dans toute sa pureté et se développant sans obstacles, auraient rêvé à plaisir les meilleures conditions d’une grande expérience politique, ils n’auraient pas mieux trouvé. Mistress Trollope est allée voir cette expérience ; elle y est allée prévenue et pleine d’enthousiasme, elle en est revenue déconcertée et pleine de dégoût. La vieille Tamise qui l’avait vue s’embarquer donnant la main à miss Wright, l’a vue débarquer prête à la donner à lord Wellington. Elle était partie ultra-wigh, elle est revenue ultra-tory.

Aussi son livre a été une bénédiction pour les anti-réformistes. L’église et l’état ont tressailli de joie. Tous les vieux chasseurs de renards de l’Angleterre ont battu des mains, et la Quarterly Review a presque réimprimé ses deux volumes, dans l’énorme article qu’elle leur a consacré. Depuis le spirituel Voyage du capitaine Hall, la presse n’avait pas donné une si grande joie à l’aristocratie anglaise. Il n’y a pas une de ses idées, pas un de ses intérêts, pas une de ses haines qui ne se trouve servie ou caressée par cette production. Et dans quel moment lui est arrivée cette bonne fortune ? au plus chaud d’une lutte décisive entre le principe démocratique et elle ; entre deux défaites : le lendemain de la révolution de juillet et la veille du triomphe du bill de réforme. Qu’on juge du succès de mistress Trollope et de son livre dans les salons aristocratiques de Londres ! Ce succès a été étourdissant ; il a dû surprendre l’esprit sensé et effrayer la modestie pleine de réserve de l’aimable auteur. Elle venait d’admirer les extravagances de l’esprit démocratique en Amérique ; elle a pu admirer les folies de l’esprit aristocratique en Angleterre. Il est possible qu’au moment où nous écrivons, elle n’admire plus rien, si ce n’est les lois immuables de la nature humaine qui poussent aux mêmes extrémités les principes les plus opposés, et la providence de Dieu qui de la lutte de ces principes et des orages qu’ils soulèvent, sait faire sortir par une loi supérieure la vie et le progrès de l’humanité.

Nous croyons l’esprit de mistress Trollope tout-à-fait digne de s’élever à cette conclusion. Car on se tromperait beaucoup si on induisait de ce que nous venons de dire, qu’elle manque de jugement ou de modération ; elle a beaucoup de l’un et de l’autre, et rien ne le prouve mieux que la révolution même qui s’est opérée dans ses idées. C’est le privilége des esprits libres et sensés de changer d’opinions ; quiconque n’a pas renouvelé les siennes cinq ou six fois dans sa vie est un fanatique ou un sot, et le plus souvent l’un et l’autre, car l’un fait l’autre. Entre de pareils esprits et celui de mistress Trollope, il n’y a rien de commun. Par conscience autant que par raison, mistress Trollope veut être impartiale, et elle l’est autant que la portée de son esprit le lui permet. Mais son esprit a des bornes qui raccourcissent ses jugemens ; il est sain et judicieux, il va droit et il pénètre, mais il ne s’élève pas. Elle voit les causes prochaines, elle ne voit pas les causes supérieures des effets qui la frappent. Elle n’a pas non plus cette faculté des grands esprits, de se voir eux-mêmes dans le spectacle qu’ils contemplent, jouant leur rôle, et faisant partie de la pièce ; elle oublie de se compter parmi les causes des impressions qu’elle reçoit. En un mot, elle n’arrive pas à cette ample vue des choses, du haut de laquelle tout s’explique, parce que tout se montre à sa place ; du haut de laquelle rien ne choque, parce que tout paraît ce qu’il doit être. Mistress Trollope est plus qu’une femme d’esprit, c’est une femme de sens ; il ne lui a manqué qu’une chose pour bien apprécier l’Amérique, c’est d’être une femme supérieure.

Ce qui lui est arrivé, est la chose du monde la plus simple. Elle a quitté l’Angleterre avec des idées et des habitudes qui n’étaient pas de même couleur ; ses idées étaient démocratiques et ses habitudes aristocratiques. Au fond, nous en sommes tous là, nous autres démocrates européens ; mais nous ne remarquons pas cette contradiction qui est en nous, et mistress Trollope ne s’en doutait pas. Ainsi faite, elle est tombée dans un pays où les habitudes, au lieu d’être venues avant les idées, sont venues après, et ne sont pas moins démocratiques qu’elles ; et ces habitudes ont violemment choqué les siennes. Or, comme on doute beaucoup moins de l’excellence de ses habitudes que de la vérité de ses idées, parce qu’on discute celles-ci et qu’on ne discute pas celles-là, mistress Trollope, obligée de choisir entre des habitudes conséquentes à ses idées, et des idées conséquentes à ses habitudes, n’a pas hésité : révoltée des habitudes démocratiques, elle a renié les principes qui les engendrent, et ouvert les yeux à la beauté des maximes aristocratiques. Qui pourrait s’en étonner ? Quant à moi, je trouve charmant ce choix d’une femme, et cette naïve conversion. J’en voudrais beaucoup à mistress Trollope si elle n’eût pas gardé fidélité à nos bonnes habitudes monarchiques. Je déclare qu’en les sacrifiant à des idées, à de pures idées, elle se perdait entièrement dans mon imagination. J’en aurais conclu qu’elle n’a jamais été belle, et me souvenant de lady Morgan, j’aurais mis sur le compte de sa figure un libéralisme aussi impitoyable. Quelle femme, en effet, a pu jouir du pouvoir de sa beauté, et pourrait renoncer à un principe de gouvernement qui met la beauté sur le trône et le monde à ses pieds ? Car, qu’on ne s’y trompe pas, cet usage dépend de la constitution ; il émane du principe aristocratique, et si bien, qu’en Amérique, sous le régime du principe opposé, il n’y en a pas trace. Là les hommes, si l’on en excepte les prêtres, ne regardent pas les femmes, n’en tiennent aucun compte. Ils dînent à l’auberge pour ne pas les voir, même à table ; s’il y a fête, ils manifestent solitairement leur joie ; eux seuls prennent place au banquet ; les femmes sont reléguées dans une chambre voisine où on leur sert des biscuits et de la viande salée, et où elles attendent patiemment la fin du repas et l’heure du bal. Dans le salon et au théâtre, en leur présence, à côté d’elles, les hommes cèdent tranquillement à leurs démocratiques habitudes, comme, par exemple, de mâcher du tabac, de cracher sans cesse, et d’avoir constamment les pieds plus haut que la tête. Est-il possible qu’un principe qui engendre de telles mœurs soit vrai ; et le fût-il, sa vérité pourrait-elle être perceptible à une femme ?

Nous venons d’expliquer tout le livre de mistress Trollope. Ce livre n’exprime qu’une chose, l’antipathie profonde qui existe entre nos mœurs et les habitudes démocratiques. À ce titre, on ne saurait dire s’il nous en apprend plus sur les Américains que sur nous-mêmes ; car, s’il nous fait connaître l’esprit de leurs mœurs, il nous révèle en même temps celui des nôtres, que nous ne remarquons pas, et que nous ignorons profondément. Voyez plutôt ce qui nous arrive. Nous nous croyons des démocrates, parce que nous sommes en Europe les représentans du principe et des idées démocratiques. Ce rôle est beau : il a pour lui l’avenir, les idées contraires ayant gouverné le passé ; tôt ou tard, il placera la France à la tête de l’Europe. Considérez toutefois combien il s’en faut encore que nous soyons à la hauteur de notre mission et de nos idées. La république est la dernière conséquence, la conséquence rigoureuse du principe démocratique ; les têtes logiques, c’est-à-dire les jeunes têtes, le sentent ; et de temps en temps, à coups de fusil, dans les rues, elles somment la nation d’être conséquente. Comment la nation répond-elle à l’invitation ? À coups de fusil. Ce n’est pas tout : il y a trente ans, cette même nation, jeune alors et logique aussi parce qu’elle était jeune, échappée depuis trois ans à l’ancien régime, arriva tout droit, et par le plus court chemin, à la dernière conséquence des principes qu’elle venait de proclamer. Elle se mit en république. Comme en Amérique, tout fut électif, et tous furent électeurs. La souveraineté fut subdivisée en trente millions de parties, et chacun en prit sa part, les prolétaires comme les autres et plus que les autres. Quand tout le monde fut citoyen, quand tous les citoyens furent égaux, quand tous les égaux furent souverains, qu’arriva-t-il ? Que tout le monde se mit à trembler et à rire ; à trembler, parce qu’on coupait des têtes, ce qui ne tenait que fort indirectement au principe ; mais à rire, parce que cet état de choses, en lui-même et indépendamment de l’incident des têtes coupées, parut souverainement absurde et grotesque à la raison publique. Ce rire fut si franc, que nos théâtres en retentissent encore, si unanime, qu’on se dépêcha bien vite de casser la république, et pour se dédommager, de prendre un tyran, c’est-à-dire quelque chose de mieux qu’un roi. Depuis, la raison publique, a fait des pas : elle est plus démocrate que jamais ; qu’on essaie de lui faire de l’aristocratie, et l’on verra ; mais parlez-lui de la république passée, montrez-lui la nouvelle frappant à la porte, elle hausse les épaules. Nous nous ferions tuer pour démocratiser l’Europe, et nous nous faisons tuer pour ne pas devenir républicains. Que signifie cela ? Nation héroïque, de grâce expliquez-vous ! Confiez votre secret à ces enfans que vous fouettez au collége s’ils n’acceptent pas vos principes, et que vous tuez dans la rue s’ils en soutiennent la conséquence ! Mais ce secret, la nation a, pour le garder, la meilleure des raisons : c’est qu’elle ne le sait pas elle-même. Bonne et naïve nation ! quand elle argumente avec les républicains, quand ils lui montrent la contradiction dans laquelle elle tombe, elle est toute étonnée ; elle ne trouve rien à répondre, elle demeure convaincue de sa propre sottise, elle se croit inconséquente : comme si les nations l’étaient jamais ! Non la France ne l’est pas. C’est parce qu’elle est tout-à-fait conséquente qu’elle a l’air de ne l’être pas ; c’est parce qu’elle l’est à ses habitudes comme à ses idées et à ses idées comme à ses habitudes. C’est en vertu de ses idées qu’elle a rayé l’aristocratie de sa constitution et qu’elle est démocrate ; c’est en vertu de ses habitudes qu’elle a trouvé la république ridicule et qu’elle est monarchique. Il est vrai que ses habitudes ne sont point en harmonie avec ses idées ; mais ce n’est ni sa faute, ni celle de personne. Outre que les mœurs ont plus de racines que les principes, on doit remarquer que la révolution des mœurs présupposant celle des principes, il faut que la seconde soit accomplie pour que l’autre commence : c’est pourquoi les idées sont toujours obligées d’attendre les habitudes, dans une révolution. La France employa le dix-huitième siècle tout entier à transformer ses idées ; mais durant ces cent années, rien ne fut modifié dans ses habitudes : Diderot et Voltaire, M. de Mirabeau et M. de Robespierre vivaient en aristocrates. Aussi quand les idées de la France eurent proclamé la république, ses habitudes épouvantées la brisèrent ; la logique exclusive fut écrasée par la logique complète. La réaction des habitudes créa l’empire, qui fut renversé par la réaction des principes. Rien ne pouvait prendre, et de long-temps rien ne pourra tenir, au sein de ce conflit, qu’un gouvernement amphibie, milieu plus ou moins juste entre la monarchie et la république, s’accommodant tout à-la-fois aux habitudes et aux idées de la nation, sans contenter entièrement les unes ni les autres ; gouvernement mobile, inclinant toujours un peu plus vers les idées qui attendent, à mesure que les mœurs avancent, transformant ainsi peu-à-peu les unes par les autres et les rapprochant, destiné par sa mission même à être toujours accusé et toujours nécessaire tant que la contradiction qui l’a créé n’aura pas disparu, et à périr le jour où elle s’évanouira ; gouvernement de tapage et de lutte, pain béni des avocats et des gendarmes, mauvais pour l’art, mauvais pour la science, mauvais pour la philosophie, qui vivent d’unité et de repos, éminemment représentatif du reste, car il représente à merveille la contradiction qui l’a mis au monde ; gouvernement qui est le nôtre, que la force des choses nous donna en 1814 et que la révolution de juillet n’a fait que retourner, mettant du côté de l’avenir sa tête, qui, sous la restauration, était du côté du passé. Combien ce gouvernement durera-t-il, et pendant combien de temps seront impuissantes les tentatives républicaines : qui le sait ? Mais s’il a fallu cent ans pour changer nos idées ; s’il en a fallu cinquante pour faire passer la moitié de nos idées dans nos institutions ; qui oserait croire, qui oserait dire qu’il en faudra moins à nos institutions et à nos idées pour convertir nos habitudes ? nos habitudes qui ne sont pas nôtres comme nos idées, mais qui sont nous. Voilà le vrai secret de la France, la vraie vérité, celle qui répond à tous les faits et qui explique toutes les contradictions, celle qu’il faut dire aux hommes afin qu’ils comprennent les enfans, aux enfans afin qu’ils comprennent les hommes, aux uns et aux autres afin qu’ils s’épargnent et qu’ils s’aiment. Cette vérité, on ne la sait qu’à moitié, parce qu’on ne connaît que ses idées et qu’on ignore ses mœurs. Il faudrait, pour l’apprendre tout entière, que nous fissions tous, grands et petits, un voyage en Amérique. Là nous verrions les mœurs démocratiques telles que la vraie démocratie les fait ; là nous apprendrions à connaître les nôtres et la grande distance qui les sépare ; c’est pourquoi le livre de mistress Trollope est bon à lire en ce temps et en ce pays, et c’est pourquoi nous en donnerons quelques extraits. Nous ne partagerons pas au même degré toutes ses antipathies ; elle est femme et Anglaise : nous sommes Français ; elle a vu et senti les choses ; nous ne pouvons les voir et les sentir qu’à travers sa narration ; la différence est grande, et toutefois elle laissera subsister l’identité des impressions. Quant aux conclusions générales et aux jugemens particuliers de mistress Trollope, nous ne pouvons en aucune manière accepter les unes, et nous aurons à rectifier les autres. Disons quelques mots encore pour expliquer notre pensée.

Le raisonnement de mistress Trollope est continuellement celui-ci : Voilà des habitudes détestables ; or, elles découlent rigoureusement du principe démocratique ; donc le principe démocratique n’est pas moins détestable qu’elles. J’en demande pardon à mistress Trollope, mais il n’y a là de détestable que son raisonnement. Des habitudes ne sont jamais détestables pour les habitués ; et la preuve, c’est qu’ils les ont, et qu’ils ne les auraient pas s’ils les trouvaient mauvaises. Elles ne le sont que pour ceux qui en ont de contraires, et qui doivent les trouver telles, parce qu’ils en ont de contraires. On ne peut donc pas dire que des habitudes soient plus détestables que d’autres ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elles sont différentes ; on ne peut donc rien en conclure contre le principe qui les engendre, sinon qu’il engendre des habitudes différentes. Voilà tout ; et cette remarque suffit pour détruire les accusations de mistress Trollope contre le principe démocratique. Encore une fois, tout ce qui résulte de son livre, c’est que les mœurs démocratiques sont antipathiques aux nôtres ; mais il n’en résulte nullement que le principe démocratique qui gouverne les États-Unis, soit plus vrai que le principe aristocratique qui gouverne l’Angleterre.

Avec plus de supériorité dans l’esprit, mistress Trollope aurait vu cela. L’horreur des Américains pour l’aristocratie des mœurs anglaises, dont elle cite tant de traits, aurait dû le lui révéler. Voilà pour la conclusion générale de son livre ; une autre méprise vient souvent égarer ses jugemens particuliers.

L’ensemble des mœurs américaines dérive du principe de gouvernement qui régit l’Amérique ; et dans le plus grand nombre des cas, il est facile de rapporter logiquement l’un à l’autre. Toutefois on rencontre dans les mœurs américaines un assez grand nombre de détails qui sont tout-à-fait contradictoires aux idées démocratiques. Mistress Trollope prend plaisir à signaler ces détails, et elle les reproche le plus sérieusement du monde aux Américains, comme autant d’inconséquences choquantes. Elle va même quelquefois jusqu’à en conclure que le surplus de leurs habitudes n’est qu’une orgueilleuse affectation de républicanisme, une hypocrisie libérale. Ici, comme il arrive toujours, mistress Trollope est injuste parce qu’elle manque de lumières. Quelque influence qu’exerce sur les mœurs d’une nation l’institution politique qui la régit, elle ne les produit pas à elle seule. Il est d’autres causes qu’elle n’étouffe point, et qui concourent avec elle. Elle n’abolit pas les lois éternelles de la nature humaine qui sont antérieures à toutes les formes de gouvernement, et qui survivent à toutes ; elle ne supprime ni le climat, ni la position géographique, ni l’influence plus ou moins civilisante, attachée à telle ou telle manière de vivre ; elle n’extirpe pas même entièrement toutes les vieilles habitudes, tous les vieux préjugés contraires à son esprit, qui ont pu s’implanter dans la nation avant son avènement, et que le temps a transformés en articles de foi. On n’explique jamais rien, et les mœurs d’une nation moins que toute autre chose, par un seul principe ; les affaires de ce monde ne sont pas si simples. Toutes ces causes et beaucoup d’autres agissent sur les habitudes d’un peuple en même temps que l’institution politique, et comme elle, y produisent leurs effets. Qu’il arrive que ces effets ne soient point en harmonie avec l’institution politique, cela peut être ; qu’on remarque et qu’on fasse remarquer la contradiction, j’y consens : mais qu’on qualifie cette contradiction d’inconséquence, c’est ce que je ne puis admettre. Ces effets ne sauraient être conséquens au principe politique, puisqu’ils n’en dérivent pas ; tout ce qu’on peut exiger, c’est qu’ils le soient aux principes qui les produisent, et ils le sont toujours ; car il n’y a jamais d’inconséquence dans les choses qui se produisent naturellement. Nous ne nous appesantirons pas davantage sur cette remarque, mais nous nous en servirons pour rectifier quelques-uns des jugemens de mistress Trollope. Nous nous hâtons de clore ce long préambule, et d’arriver aux extraits que nous avons promis, et qui auront beaucoup plus d’intérêt pour le lecteur.

La maxime fondamentale du gouvernement démocratique, c’est que tous les hommes sont égaux. Aucune autre n’est entrée plus avant dans l’esprit des Américains, et cette proposition est considérée comme un axiome d’un bout à l’autre des États-Unis. La phrase « je vaux autant que vous » y est incessamment répétée par les uns, et n’y est jamais contestée par les autres. Les conséquences de cette idée sur les mœurs du pays, et les singularités qu’elle y a semées, sont curieuses à suivre dans l’ouvrage de mistress Trollope. Nous nous arrêterons d’abord à en citer quelques traits.

Le premier symptôme d’égalité républicaine qui frappa mistress Trollope, fut de trouver une marchande de modes à la tête de la belle société de la Nouvelle-Orléans. Bientôt ces symptômes se multiplièrent, et devinrent très désagréables à notre voyageuse ; car cette égalité se traduisait, à l’auberge et sur le bateau à vapeur, en exigences et en susceptibilités qui imposaient de fortes restrictions à son libre arbitre. La voici débarquant à Memphis, écoutons-la :


« La société du bateau à vapeur m’avait donné le besoin de la solitude, et j’aurais donné beaucoup pour dîner dans ma chambre ; mais miss Wright m’apprit que c’était impossible : la maîtresse de la maison aurait considéré cette proposition comme une injure, et l’aurait certainement rejetée. Je me résignai donc, et quand la grosse cloche se fit entendre, nous nous rendîmes à la salle à manger. La table était de cinquante couverts, et déjà presque pleine. Nous avions l’honneur d’être placés près de la dame du logis ; mais de peur qu’une telle distinction ne nous enorgueillit, mon domestique William était assis de l’autre côté en face de moi. La société était composée des boutiquiers de la petite ville, classe d’hommes qu’on appelle négocians dans toute l’étendue de la république. Le maire qui était un ami de miss Wright se trouvait aussi parmi les convives. Nous apprîmes que, depuis l’érection de cet hôtel, les habitans mâles de la ville avaient pris l’habitude d’y déjeuner et d’y dîner. — Ils mangèrent dans le plus profond silence, et avec une rapidité telle qu’ils avaient fini avant que nous eussions commencé. Ils se levèrent aussitôt sans dire un mot, et ils furent immédiatement remplacés par une seconde fournée qui mangea avec la même promptitude et le même silence. On n’entendait que le bruit des fourchettes et des couteaux, et celui que produit l’éternelle expectoration des Américains. Il n’y avait là aucune femme que l’hôtesse et nous. Les bonnes femmes de Memphis s’estimaient heureuses d’être délivrées à ce prix du soin de faire la cuisine, et tandis que leurs maris prenaient leur part des savantes préparations de l’hôtel, elles se régalaient au logis de champignons et de lait.»

Mistress Trollope est encore plus malheureuse à Cincinnati :

« En arrivant à Cincinnati, nous descendîmes à l’hôtel Washington, et nous nous estimâmes heureux quand on nous dit que nous arrivions tout juste à temps pour dîner à table d’hôte ; mais lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrit, nous fûmes bien désappointés en voyant de soixante à soixante-dix hommes déjà assis et mangeans. Nous battîmes en retraite, et obtînmes de dîner avec les femmes de la maison. Le soir, n’ayant aucune envie de souper avec les soixante-dix gentilshommes du matin, ou avec la demi douzaine de dames assises au comptoir, je demandai du thé dans ma chambre. Elle était assez grande, et garnie d’un lit assez propre ; mais elle n’avait point de tapis, et des bandes de papier peint, pendantes devant les fenêtres, la rendaient fort sombre. Cette manière de rideaux est d’un usage général en Amérique : quand on veut de la lumière ou de l’air, on est obligé de les rouler et de les accrocher à des anneaux, fichés dans le cadre de la fenêtre. »

« Bientôt on nous apporta le thé avec l’inévitable escorte de bœuf salé et de confitures sèches qui l’accompagne en Amérique. Nous prîmes notre thé, et nous commencions à goûter le plaisir d’être entre nous, et de causer de nos futurs arrangemens, quand un grand coup frappé à la porte vint nous interrompre. Je priai d’entrer, et nous vîmes paraître un majestueux personnage qui nous apprit qu’il était notre hôte.

— Y a-t-il ici quelqu’un de malade ? demanda-t-il.

— Vous êtes bien bon, monsieur, lui répondis-je, nous nous portons tous bien.

— Alors, madame, je dois vous dire que je ne puis m’accommoder de cet arrangement. Nous avons ici un thé de famille, et il faut que vous viviez avec moi ou avec ma femme, ou que vous quittiez ma maison.

Cela fut dit d’un ton d’autorité qui admettait à peine la réplique. Je hasardai toutefois d’alléguer pour ma justification que nous étions étrangers et point accoutumés aux usages du pays.

— Nos usages sont de très bons usages, madame, et nous n’avons aucune envie de les changer contre ceux d’Angleterre.

« Quand je lus plus tard l’Anne de Geierstein de Scott, je reconnus mon hôte de Cincinnati dans l’excellent portrait de cet aubergiste des rives du Rhin qui fait manger, boire et dormir ses hôtes précisément où, quand et comme il lui plaît. Je ne poussai pas plus loin mes humbles remontrances, et je me hâtai de chercher un logement. »


Il faut convenir que dans une auberge, placée sous l’invocation de Washington, il est triste d’être aussi peu libre, et mistress Trollope fit bien de louer au plus vite une maison ; mais les inconvéniens de l’égalité l’y poursuivirent ; voici un morceau qui nous paraît plus propre qu’aucun autre à donner une idée de la susceptibilité qu’elle engendre dans les dernières classes de la société, et des ennuis qui en résultent pour les autres.


« La plus grande difficulté d’un établissement dans l’Ohio est celle de trouver des domestiques, ou, comme on dit en Amérique, des gens qui vous aident ; car c’est presque un crime contre la république d’appeler domestique un citoyen libre. Toute la classe des jeunes filles qui ne peuvent gagner leur vie qu’en travaillant, est élevée dans l’idée que la plus abjecte pauvreté est préférable au service domestique. Des centaines de femmes à demi nues travaillent dans les moulins à papier ou dans toute autre manufacture, pour la moitié des gages qu’elles recevraient dans une maison ; mais elles pensent que la domesticité compromettrait leur égalité, et il n’y a guère que l’envie d’obtenir quelque article de toilette qui puisse les déterminer à s’y soumettre. Cependant un de mes amis se donna tant de mal pour me procurer une fille, qu’un matin j’en vis entrer une chez moi. C’était une grande et forte personne qui se présenta elle-même en me disant : Je viens pour vous aider. Cette nouvelle m’était trop agréable pour que je n’accueillisse pas bien celle qui me l’annonçait. Je lui demandai donc ce que je lui donnerais par an.

« Seigneur Dieu ! s’écria la demoiselle avec un gros rire, on voit bien que vous êtes une Anglaise. Sur ma foi, j’aimerais bien à voir une jeune demoiselle (lady) s’engager à l’année en Amérique ! J’espère bien trouver un mari avant peu de mois ; autrement je serais tout-à-fait une vieille fille, car j’ai déjà dix-sept ans ; et puis peut-être faudra-t-il que j’aille à l’école. Vous me donnerez un dollar et demi par semaine, et Philis, l’esclave de ma mère, viendra une fois par semaine de l’autre côté de l’eau, pour m’aider à nétoyer. »

« J’acceptai le marché avec une respectueuse soumission, et, voyant qu’elle se préparait à se mettre à l’ouvrage avec une robe jaune, parsemée de roses rouges, je lui dis doucement, que c’était dommage de salir une si jolie robe, et qu’elle ferait mieux d’en mettre une autre.

« Mon dieu ! c’est ma meilleure et ma plus mauvaise, me répondit-elle ; car je n’en ai pas d’autre. »

« Et en effet je trouvai que cette jeune demoiselle avait quitté la maison de son père sans autres vêtemens que ceux qu’elle portait. Je lui donnai aussitôt de l’argent pour acheter ce qui était nécessaire, et nous nous mîmes à l’ouvrage, mes filles et moi, pour lui faire une jupe. Elle applaudit d’un sourire quand la besogne fut terminée ; mais jamais nous n’en eûmes une parole de remercîmens, non plus que pour aucune autre chose que nous avons pu faire pour elle. Elle ne cessait de nous demander quelques-unes de nos hardes à emprunter, et lorsque nous refusions : « À la bonne heure, disait-elle ; mais je n’ai jamais vu gens aussi regardans que vous. Il y a des jeunes demoiselles de ma connaissance qui vivent auprès des vieilles femmes de la ville, et elles et leurs filles leur prêtent tout ce qu’elles demandent. Je parie que, vous autres Anglaises, vous pensez que nous empoisonnerions vos habits, comme si nous étions des négresses ». Et ici j’ai besoin de dire aux lecteurs que ce ne sont point des conversations faites à loisir que je leur donne. Toutes celles qu’ils trouveront dans ce livre ont été écrites le jour même, avec toute la fidélité que ma mémoire y a pu mettre.

« Cette jeune demoiselle me quitta au bout de deux mois, parce que je refusai un jour de lui prêter assez d’argent pour acheter une robe de soie pour un bal où elle voulait aller. « Alors, me dit-elle, ce n’est pas la peine que je reste ici plus long-temps. »

« Je ne saurais admettre qu’un tel état de choses puisse être désirable, ni qu’il soit avantageux à l’une des deux classes intéressées. Je pourrais écrire cent pages sur ce sujet, et cependant ne donner qu’une imparfaite idée de l’orgueilleuse et maladive susceptibilité qui tourmente ces pauvres créatures. Elle était si excessive dans plusieurs, que la compassion l’emportait en moi sur tout sentiment de déplaisir ou même de ridicule. Une de celles que j’eus était une jolie personne, à qui la nature avait donné les dispositions les plus douces et les plus aimables ; mais, ayant entendu répéter mille et mille fois qu’elle valait autant qu’une autre femme, que tous les hommes étaient égaux et les femmes aussi, et que c’était un péché et une honte pour une Américaine libre d’être traitée comme une servante, tous ses bons sentimens s’étaient aigris, et la gentillesse de ses manières s’était transformée en une susceptibilité que la moindre chose irritait.

« Lorsqu’elle apprit qu’elle devait dîner à la cuisine, sa jolie lèvre se contracta. « Je vois bien, dit-elle, que c’est parce que vous ne me trouvez pas assez bonne pour manger avec vous ». Je m’aperçus bientôt qu’elle ne mangeait presque pas, et qu’elle passait le temps du dîner dans les larmes. Je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour la réconcilier avec sa condition et la rendre heureuse ; mais je suis persuadée qu’elle me haïssait. Je lui donnais de très gros gages, et elle demeura jusqu’à ce qu’elle eût obtenu différens articles de toilette assez coûteux. Alors un beau matin elle vint me trouver avec ses habits de fête, et me dit : « Il faut que je sorte. — Quand rentrerez-vous, Charlotte ? lui demandai-je. — Je crois, me dit-elle, que vous ne me reverrez pas. » Et voilà comment nous nous séparâmes. Sa sœur était aussi avec moi ; mais sa garde-robe n’était pas encore au complet : elle demeura quelques semaines encore, puis partit.

« Je crains qu’on ne me reproche de m’arrêter trop long-temps sur un sujet si vulgaire ; mais il caractérise si bien l’Amérique, que je me permettrai de citer encore un fait qui s’y rapporte. Peu de jours après le départ de ma belle ambitieuse, mes recherches d’une fille qui m’aidât furent si efficaces, qu’une autre jeune demoiselle parut devant moi avec la phrase consacrée : « Je viens pour vous aider ». On m’avait prévenue que, pour peu que je voulusse avoir celle-là et ne pas me mettre dans l’impossibilité absolue d’en trouver une autre, je ne devais me permettre aucune question sur son caractère ; ainsi, cinq minutes après son entrée, elle était engagée, installée, et circulait dans la maison comme un membre de la famille : elle n’était rien moins que jolie ; mais elle avait un air de simplicité et de franchise dans les manières qui nous gagna le cœur à tous. Pour ma part, je crus que j’avais trouvé une seconde Jenny Deans ; car elle me racontait des histoires de sa première jeunesse, dans lesquelles, à travers une armée de belles-mères méchantes, de frères avides et d’amoureux infidèles, son bon sens et sa fermeté de caractère l’avaient sauvée de bien des écueils. Entre autres choses, elle me dit un jour, avec l’apparence d’une vive émotion, que, depuis son arrivée dans la ville, elle avait trouvé un remède pour tous ses chagrins. « Et quel remède, lui dis-je ? — La religion, reprit-elle, et que Dieu soit loué de m’avoir fait cette grâce. » Puis elle me demanda la permission d’aller à l’assemblée tous les mardis et les jeudis soirs. « Cela ne nuira en rien à ma besogne, mistress Troloppe, ajouta-t-elle ; car notre ministre sait que nous devons remplir nos devoirs envers l’homme aussi bien qu’envers Dieu, et c’est afin que les uns ne traversent pas les autres, qu’il tient l’assemblée le soir et si tard. » Qui aurait pu se refuser à une pareille demande ? Je consentis, et Nancy eut la permission d’aller à l’assemblée deux fois par semaine, outre le dimanche.

« Un soir que les moustiques avaient trouvé le chemin de ma chambre, et m’empêchaient de dormir, j’entendis quelqu’un entrer dans la maison fort tard ; je me levai, je gagnai le haut de l’escalier, et à la lumière de la lune, je reconnus Nancy coiffée de son plus beau bonnet. Je l’appelai. « Vous rentrez bien tard, lui dis-je ; pourquoi cela ? « Oh ! mistress Troloppe, me dit-elle, notre troupeau s’est augmenté cette nuit de dix-sept âmes ; aussi la séance a été longue et très chaude ; je vais bien vite boire un verre d’eau et me coucher ; vous verrez que demain je ne m’en lèverai pas une minute plus tard pour cela. » Elle tint parole ; elle était très bonne servante ; elle faisait toujours plus qu’on n’exigeait d’elle, sans compter qu’elle trouvait encore le temps de lire la Bible plusieurs fois par jour. Je la voyais rarement occupée à quelque chose sans remarquer le livre près d’elle.

« À la fin, elle fut attaquée du choléra, et sa vie fut en danger ; je lui donnai tous les soins possibles, et je passai deux nuits presque entières à son chevet. Elle avait des momens de délire. et toutes ses pensées semblaient avoir le ciel pour objet. « J’ai péché, s’écriait-elle, mais mon salut est en vous, Seigneur Jésus ! » — Lorsqu’elle fut rétablie, elle me pria de la laisser aller à la campagne quelques jours pour changer d’air, et me demanda de lui prêter trois dollars.

« Pendant son absence, une dame de la ville vint me demander, et s’informa, avec quelque agitation, si ma servante Nancy était à la maison ; je lui répondis qu’elle était à la campagne : Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, ne souffrez pas qu’elle remette les pieds chez vous ; c’est la femme la plus abandonnée de la ville. On a dit à un gentilhomme qui vous connaît, qu’elle était à votre service, et qu’elle se vantait de pouvoir entrer dans votre maison à toutes les heures de la nuit. Elle me raconta ensuite beaucoup de circonstances qu’il n’est pas nécessaire que je répète, mais qui prouvaient clairement combien Nancy était un hôte dangereux.

« Je l’attendais le lendemain soir, et je crois que dans l’intervalle je ne fis autre chose que chercher un prétexte pour lui donner son congé sans en venir à un éclaircissement. À la fin elle arriva, et toutes mes réflexions n’ayant pu me suggérer une autre raison, je lui donnai la véritable. Je n’aperçus pas la moindre altération sur son visage ; elle me regarda fixement et me dit du ton le plus civil : « J’aimerais bien à savoir qui vous a dit cela ». Je lui répondis qu’il était fort inutile qu’elle l’apprît, et que je désirais qu’elle quittât de suite la maison. « Je suis toute prête, dit-elle avec la même tranquillité ; mais comment nous arrangerons-nous pour les trois dollars ? — C’est tout arrangé, Nancy, lui dis-je, je vous souhaite le bonjour. — Alors je vais rassembler mes hardes, reprit-elle ; » et elle sortit. — Une demi-heure après, comme nous allions nous mettre à table, elle entra avec cet air composé et civil qui lui était habituel : « Je viens pour vous souhaiter toutes sortes de bonheur,» dit-elle ; et elle quitta la maison. »

Cette difficulté de trouver et de conserver des domestiques, engendrée par l’esprit démocratique, entraîne à son tour deux conséquences que signale mistress Trollope : la première, c’est que les femmes, obligées de mettre la main à tout, n’ont aucun loisir pour développer leur esprit ; de là leur profonde insignifiance dans tous les états où il n’y a pas d’esclaves ; la seconde, c’est que les classes riches sont infiniment plus distinguées, les femmes surtout, et la vie infiniment plus agréable et plus policée dans les provinces à esclaves : de là une raison de plus pour qu’elles résistent à l’abolition de l’esclavage. Tant il est vrai que l’excès, même dans les choses qui paraissent le plus favorables au bien de l’humanité, tourne toujours en définitive à son détriment. Cette même susceptibilité démocratique des classes inférieures se présenta à mistress Trollope sous une autre forme, durant son séjour à la campagne.


« Il n’y avait pas trois jours que j’étais établie à Mohawk, lorsqu’un couple d’enfans en haillons, vint me demander je ne sais plus quel remède pour leur mère qui était malade. Quand ils l’eurent, le plus grand tira de sa poche une poignée de petite monnaie, et me demanda combien il devait me donner. — Nous ne consommions pas tout le lait de notre vache ; on le sut et on vint me le demander, mais tous ceux qui se présentaient offraient de payer. — Lorsqu’ils virent enfin que la vieille Anglaise ne voulait rien vendre, je suis persuadé qu’ils ne l’en aimèrent pas davantage ; mais ils parurent penser que si elle était folle, ce n’était pas une raison pour qu’ils le fussent aussi, et ils ne cessaient de venir emprunter telle ou telle chose, comme ils disaient, mais toujours d’une manière et avec des formes qui mettaient à couvert leur dignité et leur indépendance. Une femme me faisait prier de lui prêter une livre de fromage ; une autre une demi-livre de café. Souvent une demande de lait m’arrivait avec la condition qu’il fût bien frais et non écrémé. Une fois le messager refusa le lait en me disant avec dignité : « Ma mère avait seulement besoin d’un peu de crème pour son café. »

« Je ne pus jamais leur persuader, pendant plus d’un an que j’habitai le village, que je n’entendais point vendre les vieilles hardes que je leur donnais. Ils étaient si obstinément décidés à faire du commerce avec moi, que tout en prenant ils me disaient : « À la bonne heure, mais je compte que vous me ferez travailler pour cela ; envoyez-moi chercher quand vous aurez besoin d’un coup de main. » Cependant comme je ne les envoyais jamais chercher, et qu’ils ne laissaient pas de me répéter constamment la même formule, je commençai à soupçonner qu’ils ne parlaient ainsi que pour éviter cette phrase, la plus odieuse de toutes aux Américains : « Je vous remercie. »


Ici encore il y a excès d’un bon principe, et cet excès produit du mal. La charité est une chose inconnue en Amérique, et la reconnaissance y est un sentiment insupportable. En revanche on y trouve l’orgueil sous toutes les formes possibles.

Mistress Trollope ne se trouva pas plus à l’abri des conséquences de l’égalité à la campagne qu’à la ville. Le passage qui suit est curieux sous plus d’un rapport.


« Dans les premiers temps, la familiarité extraordinaire de nos pauvres voisins de campagne nous confondait, et nous ne savions ni comment recevoir leurs étranges avances, ni de quelle manière nous devions y répondre. Cependant cette familiarité produisait quelquefois des scènes très plaisantes. Un jour mes deux fils étaient allés faire une promenade de découverte sur les collines du voisinage ; leur retour se fit attendre, et nous nous décidâmes à aller à leur rencontre. Nous savions la direction qu’ils avaient prise, mais nous trouvâmes bon cependant de frapper à la porte d’une petite auberge située au pied des collines, afin de savoir si on les avait vus passer. — Une femme que je ne puis mieux comparer qu’à celles qui vendent des herbes au marché de Covent-Garden, sortit, et répondit affirmativement à notre question du ton le plus familièrement jovial ; mais elle ne s’en tint pas là, et se joignit à nous pour nous aider dans notre recherche. — Son air, sa voix, ses manières, étaient si extraordinairement incultes et véhéments, que j’en fus presque effrayée : elle passa son bras sous le mien, et à l’amusement inexprimable de mes enfans, elle me traîna à la remorque en m’accablant de son babil et de ses questions. Sa maison n’était pas loin de la nôtre, et je suis convaincue qu’elle cherchait à se montrer bonne voisine ; mais sa violente intimité me fit si peur, que je n’osai jamais depuis franchir le seuil de sa porte. Elle n’appelait mes enfans, mes fils compris, que par leurs noms de baptême, excepté toutefois lorsqu’elle y substituait le mot mon cœur. — J’ai remarqué depuis que cette familiarité de dénominations était universelle dans les États-Unis et commune à tous les rangs.

« Mes voisines ne me désignaient, entre elles, que sous le titre de la vieille femme anglaise », mais en parlant de l’une d’elles, elles employaient constamment le terme de lady. Elles trouvaient évidemment du plaisir à s’appliquer ce mot, car j’ai mille fois observé qu’en parlant d’une voisine, au lieu de dire tout simplement mistress une telle, elles prenaient la périphrase descriptive et disaient, la lady sur le chemin de la rivière, la lady qui fait des chandelles. — M. Trollope était aussi constamment appelé « le vieil homme, » tandis que des charretiers, des garçons bouchers, des ouvriers sur le canal, recevaient invariablement la dénomination de gentlemen. — J’ai même vu un jour l’un des citoyens les plus distingués de Cincinnati, présenter à un de ses amis un pauvre diable en simple veste, et les manches de la chemise horriblement sales, avec la formule ; « Mon cher, permettez-moi de vous présenter ce gentilhomme. »

« Je tenais certainement fort peu à nos titres respectifs ; mais les éternelles poignées de mains de ces ladies et de ces gentlemen étaient réellement une chose insupportable, surtout quand en s’approchant d’eux, leur qualité s’annonçait de loin par l’odeur du whiskey et du tabac.

« Mais ce qui me déplaisait par dessus tout de cette égalité républicaine, c’étaient les fréquentes visites qu’elle me procurait. Fermer sa porte est une chose dont personne ne s’avise dans l’ouest de l’Amérique. On m’avertit qu’une telle licence serait considérée comme un affront par tout le voisinage. J’étais ainsi exposée à me voir troublée à chaque instant et de la manière la plus déplaisante par des gens que souvent je n’avais jamais vus, et dont plus souvent encore les noms m’étaient absolument inconnus.

Les indigènes, accoutumés à cet usage, emploient pour le supporter, une méthode que je n’ai jamais pu prendre sur moi d’appliquer. Vingt fois j’ai vu des personnes de ma connaissance ainsi envahies par des visites, sans avoir l’air d’en être le moins du monde troublées ; elles continuaient leur occupation ou leur conversation avec moi, à-peu-près comme si de rien n’eût été. — Quand le visiteur entrait, elles lui disaient : « Comment vous portez-vous ? » et lui secouaient la main. — « Assez bien ; et vous ? » était la réponse du visiteur, et là se bornaient les civilités. Si le nouveau venu était une femme, elle ôtait son chapeau ; si c’était un homme, il gardait le sien ; puis, prenant possession de la première chaise qu’il trouvait, il s’y établissait et restait là une heure sans dire un seul mot. À la fin il se levait tout-à-coup en disant : « Il est temps que je m’en aille, je crois. » Puis, après une nouvelle poignée de main, il s’en allait avec l’air parfaitement satisfait de la réception qu’on lui avait faite.

« Il n’était pas en mon pouvoir de conserver cette philosophique tranquillité. Je ne pouvais tant qu’on était là, ni lire, ni écrire, et je me figurais toujours que je devais entretenir la personne qui m’honorait de sa visite. Je vais donner au lecteur le procès-verbal d’une de ces conversations, rédigé immédiatement après l’événement ; ce sera un échantillon du ton et des idées des visiteurs qui me venaient. Cette fois c’était un laitier.

« Eh bien ! vous voilà donc maintenant loin de la vieille terre. Ah ! vous avez bien des choses à voir ici, j’imagine.

— J’espère effectivement en voir quelques-unes.

— C’est un fait. — Ah ! çà, je pense bien qu’il n’y a pas assez de place dans votre petite île, pour qu’il y croisse du blé d’Inde (maïs) de la beauté de celui que vous voyez ici.

— Il n’en croît point du tout, monsieur.

— Est-il possible ! Alors je ne m’étonne plus des terribles histoires que nous lisons dans les papiers, que le pauvre peuple là-bas meurt de faim et de besoin.

— Mais nous avons du froment.

— Oui, les riches, sans doute. Quant aux pauvres, je présume que ce n’est pas souvent qu’ils en ont chez vous.

— Vous en avez certainement en beaucoup plus grande abondance que nous.

— Je le crois bien ! — Et ne disent-ils pas aussi que si un pauvre homme est assez adroit là bas pour mettre quelques dollars l’un sur l’autre, votre roi Georges tombe sur lui et emporte tout ? Le fait-il réellement ?

— Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler de pareille chose.

— Ah ! je pense qu’ils sont joliment discrets sur cela. — Vos gazettes ne sont pas comme les nôtres, je suppose ? Maintenant nous disons et imprimons tout ce qu’il nous plaît.

— Il me semble que vous dépensez bien du temps à lire les gazettes.

— Hé ! je vous demande comment nous pourrions le dépenser mieux ? Que peuvent faire de mieux des hommes libres, que de veiller sur leur gouvernement, et de prendre garde que ceux à qui ils donnent les places, fassent leur devoir et ne se donnent pas des airs ?

— Je pense pourtant quelquefois que vos clôtures pourraient être en meilleur état et vos routes mieux entretenues, si vous donniez moins de temps à la politique.

— Dieu soit loué ! on voit bien que vous ne savez guère ce que c’est qu’un pays libre. Qu’est ce qu’une bonne route en comparaison de la liberté d’un Américain né libre ; et qu’importe une barrière rompue par-ci par-là, auprès de savoir si les hommes que nous avons trouvé bon d’envoyer au Congrès, parlent proprement et comme nous leur avons donné mandat de parler.

— C’est donc par devoir alors, que vous allez au cabaret pour lire les gazettes.

— Il n’y a pas de doute, et qui ne le ferait pas, ne serait point un véritable Américain né libre. Je ne dis pas que le père de famille doive toujours caresser la bouteille, mais je dis que j’aimerais mieux que mon fils s’enivrât trois fois par semaine que de le voir ne pas prendre souci des affaires de son pays. »


Voici un autre trait que cette conversation me rappelle et m’engage à citer.


« Notre petite maison de campagne avait un grand portique, dont l’ombre de plusieurs beaux accacias faisait une délicieuse chambre de repos. Nous y étions un jour, lorsque nous aperçûmes dans un champ, tout près, quelques travaux qui semblaient annoncer des projets de construction. Ces symptômes nous alarmèrent ; nous nous avançâmes vers les ouvriers, et nous leur demandâmes de quoi il s’agissait. « Il s’agit, nous dit l’un, d’un abattoir pour les cochons. » Il faut savoir que la quantité de cochons consommée en Amérique est immense, et que nous en voyions chaque jour de grands troupeaux se diriger vers la ville. Je fus donc fort effrayée de la nouvelle, et réfléchissant que le lieu choisi pour établir cette boucherie, était environné à peu de distance de différentes maisons appartenant à des personnes de distinction, je demandai à l’ouvrier si ces personnes ne s’y opposeraient point pour cause d’incommodité ? « Pour cause de quoi ? reprit-il avec étonnement. Je lui expliquai ce que je voulais dire. « Il n’y a pas de danger, mistress ; c’est bon pour un pays de tyrannie comme le vôtre, où l’on songe plus au nez d’un riche qu’à l’estomac d’un pauvre. Mais nous sommes trop libres nous, pour avoir une loi de cette espèce. »

« Une foule de petites circonstances semblables m’ont souvent rappelé, durant mon séjour en Amérique, la réponse que me fit un jour un vieux gentilhomme français à qui je parlais mal de la police et des gendarmes de son pays : « Croyez-moi, madame, il n’y a que ceux à qui ils ont à faire qui les trouvent de trop. » Le vieux gentilhomme avait raison. Les hommes que leurs propres sentimens de justice portent à ne point nuire aux autres, ne se plaignent jamais des restrictions de la loi. Toute la liberté dont l’Amérique jouit par-delà l’Angleterre, tourne au profit de ceux qui n’aiment pas l’ordre, et leur est accordée aux dépens de ceux qui l’aiment. »


Voici comment on reçoit dans une grande ville d’un pays démocratique, le chef suprême de l’état :


« La foule qui attendait sur le rivage était parfaitement tranquille. Lorsque le bateau qui portait le général Jackson toucha la rive, les gens qui étaient à bord poussèrent un faible huzza ; mais aucun signe de bien-venue n’y répondit de la terre. Ce froid silence ne provenait certainement pas d’un sentiment d’indifférence pour le nouveau président. À l’époque de l’élection, il avait été bien décidément le candidat populaire à Cincinnati, et, pendant plusieurs mois, nous avions été assourdis du cri de Jackson for ever, poussé dans les rues par l’immense majorité de la population ; mais l’enthousiasme n’est point la vertu, ou, si l’on aime mieux, le vice des Américains.

« Plusieurs voitures particulières attendaient sur le rivage, pour se mettre à la disposition du président ; mais elles s’en allèrent sur l’avis que son intention était de se rendre à pied à l’hôtel. Dès qu’on le sut, la foule silencieuse s’ouvrit avec beaucoup d’ordre, lui laissant un espace libre pour passer. Il s’avança, la tête nue, quoique la distance fût considérable et le temps très froid. À l’exception de quelques Anglais, il était le seul qui n’eût pas son chapeau sur la tête. Ses cheveux gris pendaient négligemment, mais non sans grâce ; et en dépit de sa rude et maigre figure, il avait la mine d’un gentilhomme et d’un soldat. Il venait de perdre sa femme, et son visage portait l’empreinte d’un profond chagrin. On me dit qu’ils s’aimaient tendrement, et ce ne fut pas sans une vive peine qu’au moment où il s’approcha du lieu où j’étais, j’entendis une voix s’écrier tout haut ; « Voilà Jackson ! Où donc est sa femme ? » Une autre voix très aiguë cria du milieu de la foule : « Adams for ever ». Ce furent les seuls sons qui interrompirent le profond silence qui régnait sur son passage.

« Mon mari et mes deux fils se joignirent au groupe de citoyens qui suivirent le président à l’hôtel, et ils lui furent présentés en forme, c’est-à-dire qu’ils furent admis à échanger avec lui une poignée de main. Ils s’embarquèrent sur le même bateau à vapeur qui le portait. J’appris par leurs lettres qu’ils avaient souvent causé avec lui durant le voyage, et qu’ils avaient été charmés de sa conversation et de ses manières ; mais en même temps ils avaient été profondément choqués de la brutale familiarité à laquelle ils l’avaient vu exposé dans tous les lieux où ils avaient mis pied à terre. Je ne résiste point à la tentation de citer un passage de cette correspondance ; il suffira pour faire connaître des habitudes si contraires à nos sentimens européens.

« Il n’y avait pas si lourd marinier de l’avant, qui ne fût introduit auprès du président quand il le voulait, à moins qu’il ne préférât s’introduire tout seul, ce qui arrivait à quelques-uns. J’étais un jour à côté de lui, lorsqu’un sale compagnon l’aborda par ces mots :

— C’est le général Jackson, je crois ?

Le général s’inclina en signe d’assentiment.

— Ils m’avaient dit que vous étiez mort !

— Non ! la Providence m’a jusqu’ici conservé la vie.

— Et votre femme vit-elle encore ?

« Le général parut frappé au cœur et fit un signe négatif. Sur quoi le courtisan conclut sa harangue, en disant : « Ah ! il me semblait bien que c’était l’un de vous deux qui était mort. »


Toute réflexion sur de pareils faits serait superflue. Ils parlent assez d’eux-mêmes. On entretient avec un soin jaloux le sentiment d’égalité en Amérique ; on l’inculque de bonne heure dans l’esprit des enfans : en voici la preuve.

Il y avait à Cincinnati, à l’époque où mistress Trollope y arriva, un maître de dessin allemand. Un peintre anglais, M. H…, qui avait suivi miss Wright en Amérique, lui ayant fait voir quelques-unes de ses esquisses, le bon Allemand en fut si enchanté, qu’il lui offrit généreusement de partager avec lui la direction et les bénéfices de son école.

« M. H... accepta la proposition, dit notre voyageuse ; mais l’association ne dura pas long-temps ; et la cause en est si américaine, qu’elle mérite d’être racontée. M. H... prépara ses modèles, et se rendit dans la classe qui était nombreuse et composée d’enfans des deux sexes ; mais il s’aperçut bientôt que le personnage, appelé Discipline, n’était pas au nombre des assistans. Les enfans ne cessaient de causer entre eux et de voyager d’une place à une autre. Il fit des remontrances aux élèves ; mais ce fut en vain : sentant toutefois l’impossibilité d’enseigner au milieu d’un pareil bruit et d’un tel désordre, il rédigea quelques réglemens impératifs, avec l’intention de les afficher à la porte de l’école, et de renvoyer ceux qui se refuseraient à s’y soumettre ; mais, lorsqu’il communiqua son projet à son collègue, celui-ci secoua la tête. « Cela serait bon, très bon même en Europe, dit-il ; mais ici ni les garçons ni les filles ne supporteront pareille chose : ils ne font que ce qui leur plaît, et demain bien certainement l’école serait déserte. — Vous ne consentez donc pas, monsieur, à leur imposer des règles si indispensables. — Bonté du ciel ! je m’en garderai bien. » — Eh bien ! monsieur, je renonce à l’association et abandonne à votre direction ces jeunes républicains. »


En parlant de l’école que M. Ibberston est parvenu à fonder à Baltimore sur des bases un peu moins démocratiques, mistress Trollope revient sur cette observation.


« M. Ibberston, dit-elle, sera le bienfaiteur de l’Union, s’il parvient à répandre l’admirable méthode par laquelle il a poli les manières, et éveillé l’intelligence de ces charmans petits républicains. J’ai causé avec beaucoup de mères américaines sur l’absence absolue de discipline et de soumission que j’observais en tous lieux parmi les enfans de tout âge, je n’en ai point trouvé qui ne reconnût et ne déplorât la vérité de cette remarque. Il y a une loi dans l’état d’Ohio (je ne sais cependant si elle existe encore) qui dit que si un père frappe son fils, il paiera pour chaque fois une amende de 10 dollars. Un gentilhomme de Cincinnati me raconta qu’il avait vu cette amende infligée à la requête d’un petit garçon de douze ans, qui fournit la preuve que son père l’avait frappé pour avoir menti. » Une telle loi engendre, dit-on, l’esprit de liberté. À la bonne heure, mais est-ce là tout ce qu’elle engendre ? »


On serait tenté de croire qu’une passion d’égalité si effrénée est incompatible avec l’aristocratie du sang. Il n’en est rien, cependant. Sur cette terre classique des droits de l’homme, ceux du nègre sont foulés aux pieds ; non-seulement il y est esclave, mais on l’y considère absolument comme une chose. Et le préjugé ne s’arrête point aux noirs de race pure, il poursuit impitoyablement dans les métis la dernière goutte de sang africain qui coule dans leurs veines.

Écoutons mistress Trollope sur ce sujet, et partageons son indignation ; mais appliquons ici la remarque que nous avons jetée en avant de ces extraits, et repoussons l’accusation d’inconséquence qu’elle en induit. Assurément il y a contradiction entre l’esclavage des noirs, et la passion d’égalité qui règne en Amérique. Mais ces deux effets ne découlent point de la même cause. — Tous les détails de mœurs que nous venons de citer sont des dérivations évidentes du principe politique qui régit les États-Unis. Il n’en est pas de même de l’esclavage des noirs. L’esclavage des noirs est un fait qui a précédé le principe démocratique sur le sol, et que celui-ci y a rencontré. Ce fait contemporain de la colonisation, c’est-à-dire de la nation, était dans les lois, dans les mœurs, dans les intérêts, dans tout, quand la démocratie et la liberté sont venues. Il n’est point né sous le régime du principe d’égalité, il lui a résisté, et il subsiste à côté. C’est ainsi que parmi nous les habitudes aristocratiques subsistent à côté d’idées qui ne le sont pas. Ce n’est point là de l’inconséquence, mais de l’histoire. Il fallait faire cette remarque ; revenons maintenant aux observations de mistress Trollope.


« La sensation produite sur les Européens par le spectacle de l’esclavage est d’autant plus pénible en Amérique, qu’on y entend répéter plus souvent cette phrase philosophique, qui n’est qu’une amère dérision. « Tous les hommes naissent égaux et libres. » Ce n’est pas que la condition des esclaves domestiques soit généralement mauvaise ; mais enfin elle le serait, que ces malheureux devraient la subir et n’auraient aucun moyen d’y échapper. J’ai été témoin des soins qu’on prend de la santé des esclaves, mais je n’ai pu oublier que ces soins avaient pour résultat la conservation d’une propriété. Les esclaves le savent aussi, et il en résulte qu’ils éprouvent rarement une affection vraie pour leurs maîtres. On dit que les esclaves qui naissent dans le sein d’une famille, s’attachent aux enfans blancs avec lesquels ils sont élevés : cela peut arriver lorsque les actes de tyrannie des petits blancs ne sont point poussés assez loin pour détruire les effets naturels d’une éducation commune ; mais dans tous les cas cet attachement ne peut durer qu’à une condition, c’est que l’esclave soit maintenu dans cet état de profonde ignorance qui exclut la réflexion. La loi y a pourvu dans l’état de Virginie. Elle attache une peine à l’action d’apprendre à lire à un esclave, et une autre peine à la complicité d’un pareil acte. Cette loi en dit plus que des volumes. Généralement parlant, les esclaves domestiques sont passablement nourris et vêtus ; ils sont mal logés, mais ils n’y tiennent pas. Il est rare qu’on les fouette, et on les soigne bien quand ils sont malades. Voilà le bon côté de leur situation. — Le mauvais, c’est qu’on peut les expédier pour le sud, et les y vendre. C’est la crainte qui préoccupe tous les esclaves au nord de la Louisiane ; les plantations de sucre, et surtout les risières de la Géorgie et des Carolines, sont la terreur des nègres de l’Amérique, et à juste titre, car des milliers d’esclaves y trouvent la mort, et pour éviter de perdre, les maîtres se pressent, avant que la fièvre ne les tue, de tirer de leur travail le prix qu’ils ont coûté.

« Le système d’élever des nègres dans les états du nord, pour les vendre quand ils sont grands sur les marchés du sud, blesse douloureusement tous les sentimens de justice et d’humanité que Dieu a mis dans le cœur des hommes. J’eus, pendant mon séjour en Virginie, une preuve frappante de l’horreur que cette terrible destination inspire aux nègres. Le père d’un jeune esclave qui appartenait à la dame chez qui je logeais, fut condamné par son maître à ce funeste sort. Une heure après l’avoir appris, il aiguisa la hache avec laquelle il fendait du bois, et avec sa main droite il se coupa la gauche d’un seul coup.

« Les effets de l’esclavage sur les mœurs de la nation sont extrêmement fâcheux. Le même homme qui vient de braver son voisin plus riche et mieux élevé que lui, avec la phrase superbe : « Je vaux autant que vous, » se tourne vers son esclave, et l’étend d’un coup à ses pieds, si le sillon qu’il a creusé ou la bûche qu’il a fendue ne plaît pas à ce champion de l’égalité. Il y a dans les principes d’un tel homme une fausseté sans pudeur qui révolte. Ce n’est point dans les plus hautes classes que l’esclavage produit les pires effets. Les hommes des classes inférieures, presque toujours aussi ignorans que leurs nègres, résistent infiniment moins à l’action démoralisante de ce pouvoir absolu qui leur est donné sur des esclaves mâles et femelles. L’autorité grossière, pour ne pas dire barbare qu’ils exercent, est le spectacle moral le plus dégoûtant que j’aie vu. Je dois le dire cependant, aucun rang n’échappe à l’influence de ces relations du maître et de l’esclave. Partout elle paralyse les plus nobles et les meilleurs sentimens du cœur humain. Le caractère et l’âme des enfans en reçoivent une empreinte ineffaçable. Pendant mon séjour en Virginie, j’ai vécu quelques semaines dans le sein d’une famille composée d’une veuve et de ses quatre filles. Un jour une petite esclave de huit ans, ayant trouvé un biscuit bien beurré, ne put résister à la tentation, et elle en avait mangé la moitié avant qu’on ne s’en aperçût ; ce biscuit avait été imprudemment mis là pour les rats, et le beurre était saupoudré d’arsenic. La maîtresse de la maison accourut à moi pour savoir ce qu’il fallait faire ; je délayai, de suite, de la moutarde dans de l’eau, et je fis avaler à la petite esclave ce plus puissant des vomitifs ; il produisit immédiatement son effet, mais la violence du remède et la terreur excitée en elle par une douzaine de voix qui criaient qu’elle était perdue, causèrent un si grand tremblement à la pauvre créature, que je pensai qu’elle allait s’évanouir. Je m’assis donc au milieu de la cour et la pris sur mes genoux. — Je n’oublierai jamais les chuchotemens et la profonde surprise que cette action si naturelle produisit parmi les membres blancs de la famille. La plus jeune des filles, à-peu-près de l’âge de la petite noire, après m’avoir considérée quelques instans avec un étonnement inexprimable, s’écria tout-à-coup : « Maman ! maman ! Mistress Trollope l’a prise sur ses genoux ! elle essuie sa vilaine bouche ! je ne voudrais pas pour deux cents dollars avoir touché sa bouche !

« La petite malade fut mise au lit et je regagnai ma chambre. J’envoyai demander de ses nouvelles quelques heures après et l’on me fit dire qu’elle souffrait beaucoup ; je sortais pour en apprendre davantage lorsque je rencontrai une autre fille de la maison, celle-là même dont l’imprudence avait causé l’accident. Après avoir répondu à mes questions empressées avec une gaîté qu’elle ne cherchait point à déguiser, elle me dit qu’on venait d’envoyer chercher le médecin, et finit par céder à un accès de fou rire qu’elle ne pouvait plus réprimer. L’idée de sympathiser réellement aux souffrances d’une esclave leur paraissait à toutes aussi absurde que nous le paraîtrait à nous celle de pleurer sur le malheur d’un veau mis à mort par le boucher. Les filles de mon hôtesse étaient de jolies et aimables personnes ; mais pour comprendre combien une pareille absence de sensibilité enlaidit la jeunesse et la beauté, il faut l’avoir vu de ses propres yeux.

« C’est une opinion générale en Amérique qu’on ne peut se fier à aucun individu de la race nègre, et comme en vertu de cette idée la crainte est le seul principe par lequel on agisse sur eux, il est tout simple que leur conduite justifie l’imputation… J’ai remarqué que dans les états où il y a des esclaves, tout ce qui peut être pris ou mangé est constamment tenu sous clé. — Dans les nombreuses familles, où l’étendue de la maison multiplie les clés, elles sont déposées dans un panier ; une petite négresse porte ce panier à son bras et suit partout la maîtresse de la maison ; de cette façon non-seulement ces clés sont toujours à la disposition de cette dernière, mais elle ne les perd pas un moment de vue : un instant de distraction serait infailliblement mis à profit pour le vol. Il me semblait que dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, il devait être souverainement ennuyeux d’avoir toujours sur ses talons cette espèce d’ombre noire. Mais toutes les fois qu’il m’est arrivé de communiquer cette remarque, on m’a dit qu’elle n’était point fondée et que l’habitude d’être servi par des esclaves faisait qu’on ne s’apercevait pas même de leur présence.

« J’ai eu mille occasions d’observer cette habitude de ne faire aucune attention à la présence des esclaves. On parle d’eux, de leur condition, de leurs facultés, de leur conduite, exactement comme s’ils étaient incapables d’entendre. J’ai vu une jeune dame, qui poussait la pruderie à ce point, qu’assise à table entre un homme et une femme, elle envahissait la chaise de sa voisine pour éviter l’indécence de toucher le coude d’un homme ; j’ai vu, dis-je, cette jeune dame lacer son corset devant un domestique nègre avec la plus parfaite tranquillité. — Un gentilhomme de Virginie me racontait un jour que depuis son mariage il avait l’habitude de faire coucher dans sa chambre une jeune négresse. Je lui demandai, avec quelque surprise, à quoi pouvait lui servir durant la nuit la présence de cette esclave. « Bonté du ciel ! me dit-il, et si j’avais besoin d’un verre d’eau, qui me le donnerait ?»

« La société à la Nouvelle-Orléans, dit ailleurs notre voyageuse, est divisée en deux classes distinctes, la première est composée des familles créoles ou de sang pur, la seconde de celles des quarterons ou de sang mêlé. De tous les préjugés que j’ai rencontrés en Amérique, celui qui sépare ainsi ces deux classes m’a paru le plus violent et le plus invétéré. Les jeunes quarteronnes, filles reconnues de pères créoles, élevées avec toute la perfection que l’argent peut procurer à la Nouvelle-Orléans, et avec tous les soins prévoyans que l’amour paternel peut inspirer parfaitement belles, d’une grâce, d’une gentillesse et d’une amabilité exquises ; les jeunes quarteronnes ne sont ni admises, ni sous aucun prétexte admissibles dans la société des familles créoles de la Louisiane. Il y a plus, aucune cérémonie ne peut rendre une union avec elles légale ou obligatoire. Tel est, néanmoins, le puissant effet de la grâce, de la beauté, de la douceur particulière de manières qui les distinguent, qu’elles fixent perpétuellement et pour leur malheur la préférence et l’attention de ceux qui les méprisent. Si les dames créoles ont le triste privilége d’exercer à leur égard le pouvoir de répulsion, les ravissantes quarterones ont la douce, mais dangereuse compensation de posséder celui d’attraction. On dit que les unions formées avec les personnes de cette malheureuse race sont souvent durables et heureuses, autant, du moins, que peuvent l’être des unions que l’opinion flétrit à quelque degré. »


Voici un dernier trait qui prouve mieux que tout autre, jusqu’à quel point l’esclavage des noirs est passé en habitude dans les États-Unis d’Amérique. En voyant un esprit aussi éclairé que celui de Jefferson, n’avoir pas conscience de l’illégitimité d’un pareil usage, même alors que les sentimens les plus sacrés et les plus naturels auraient dû réveiller en lui cette conscience, on s’effraie de la puissance des préjugés, et on a pitié de la nature humaine.


« Peu de réputations sont placées plus haut dans l’estime des Américains que celle de Jefferson. Pour le parti démocratique, c’est le plus grand homme d’état qui ait dirigé les affaires de l’Union, et pour tous, c’est l’un des plus grands. — Et cependant j’ai entendu associer son nom à des actes qui feraient frémir des Européens. Ces actes ne sont point racontés à l’oreille par un petit nombre de personnes ; tout le monde les connaît, tout le monde en parle ouvertement ; et dans un pays où l’on cause religion autour de la table à thé, et où il est de bon goût d’en pratiquer strictement tous les devoirs, ces faits sont rappelés et écoutés, je ne dis pas sans horreur, mais sans la plus faible trace d’émotion.

« On dit donc que M. Jefferson avait des enfans de presque toutes les malheureuses négresses qui composaient le nombreux troupeau de ses esclaves femelles. Ces infortunés enfans étaient comme leurs mères, les esclaves légitimes de leur père, et travaillaient comme tels dans sa maison et dans ses plantations. C’était surtout son plaisir d’être servi à table par eux, et les orgies hospitalières qui ont rendu si célèbre sa maison de Montecielo étaient incomplètes, si le verre dans lequel il buvait, ne lui était présenté par la main tremblante de quelqu’une de ces déplorables créatures.

« J’ai entendu raconter à un démocratique adorateur de ce grand homme, que quand il arrivait que quelques-uns de ces enfans, nés d’esclaves quarterones et suffisamment blancs pour échapper au soupçon de leur origine, parvenaient à s’évader, il ne voulait pas qu’on les poursuivît, et disait en riant : « Que les drôles se sauvent s’ils peuvent ; je ne veux pas m’y opposer. » On citait ce trait en présence d’une société nombreuse, pour prouver la noblesse et la douceur d’âme de M. Jefferson, et il fut accueilli par un sourire universel d’approbation.

Ou la vertu et le vice ne sont que des mots, ou une telle conduite est d’un tyran sans principe et d’un libertin sans cœur. »


En voilà bien assez sur ce triste sujet. Le passage suivant, en prouvant que dans le pays de l’égalité, le cœur humain n’est pas plus à l’abri de la manie des distinctions aristocratiques que dans notre Europe encore à moitié féodale, réveille des idées qui n’ont rien de pénible. — Il s’agit d’un bal donné à Cincinnati, le 22 février, jour anniversaire de la naissance de Washington.


« Je fus réellement surprise du coup-d’œil que m’offrit la salle : elle était vaste et remplie d’une société fort bien mise, au milieu de laquelle on distinguait de très jolies personnes. La mise des hommes était extrêmement recherchée ; mais j’étais en Amérique depuis trop peu de temps, pour n’être point très surprise de reconnaître dans la plupart des petits-maîtres tirés à quatre épingles, qui passaient devant moi, les hommes que j’avais coutume de voir assis derrière les comptoirs, ou appuyés à la porte des boutiques de la ville. Toutefois les plus belles et les plus élégantes se mettaient pour eux en frais de coquetterie et de sourires, avec le même zèle et la même satisfaction que les belles de Londres pour l’héritier d’une pairie ; d’où je tirai l’infaillible conséquence qu’ils étaient considérés à Cincinnati comme appartenant à la plus haute classe de la société. — Il ne faudrait pas en conclure cependant qu’il n’y ait en Amérique aucune distinction de classes. Je me souviens qu’au même bal, je cherchai vainement des yeux, parmi le groupe brillant de filles charmantes qui l’embellissaient, une jeune personne plus charmante encore, et dont la rare beauté m’avait frappée quelques jours auparavant. Étonnée de ne l’y point trouver, je m’adressai à un gentilhomme : « Où est donc la belle miss C… ? » lui dis-je.

— Vous ne connaissez point encore les mystères de notre aristocratie, me répondit-il ; Miss C… appartient à une famille d’ouvriers.

— Mais, lui dis-je, cette jeune personne a été élevée dans la même pension que toutes celles que je vois ; son père a dans la ville une boutique tout aussi grande, et, si je ne me trompe, tout aussi bien achalandée que celles de ces messieurs qui nous entourent. — Où prenez-vous donc la différence !

— C’est un ouvrier : il met la main dans la fabrication des articles qu’il vend ; ces messieurs sont des marchands. »


th. jouffroy.
  1. Domestic manners of the Americans, by mistress Trollope. Londres, 2 vol. 1832.