Mœurs des écoles dans la Grande-Bretagne

LES SOUVENIRS
D'UN
ECOLIER ANGLAIS

Tom Brown’s school Days, by an old boy ; Cambridge, Macmillan and C°, 1858.



Pour savoir jusqu’à quel point le self government est passé dans les mœurs de la nation anglaise, il faut interroger son système d’éducation, et s’il est vrai, comme le dit le poète Wordsworth, que l’enfant soit le père de l’homme, le spectacle de la libérale Angleterre n’aura plus rien d’énigmatique lorsqu’on aura contemplé cette république en miniature qui s’appelle une école publique anglaise.

De toutes les institutions de l’Angleterre, l’école publique ou collège est certainement une des plus originales, et comme nous nous adressons à des lecteurs français, nous dirons volontiers une des plus excentriques. Rien en effet n’est plus loin que les règles, les mœurs et les habitudes d’une école publique anglaise des idées qui ont cours en France en matière d’éducation ; rien n’indique mieux la différence profonde qui sépare les traditions des deux pays. Des deux côtés, le système d’éducation est en quelque sorte l’abrégé du système de gouvernement. En Angleterre, l’individualisme triomphe dans l’éducation comme dans la société. En dehors de la légitime surveillance qui préside aux heures de l’enseignement, l’enfant se gouverne lui-même ; il se défend lui-même contre les attaques et les empiètemens de ses camarades, forme des ligues, contracte des alliances, engage des luttes, essaie sur une petite échelle le combat de la vie réelle. L’école se gouverne, comme l’état, par la délibération parlementaire, la lutte des partis, le conflit des opinions, les meetings et les discours après dîner. Quant aux mœurs de l’école, elles sont la fidèle image des mœurs de la société anglaise : ce sont des mœurs violentes, tapageuses, un peu brutales, — les mœurs de futurs squires chasseurs de renards, de futurs sportsmen qui seront renommés un jour sur le turf pour l’excellence de leurs chevaux et l’habileté de leurs jockeys, de futurs gentlemen cosmopolites qui courront le monde à la poursuite de toutes les fortes émotions physiques, et qui préféreront à tous les autres les plaisirs auxquels se mêle le sentiment du danger. La prédilection de l’Anglais pour les exercices physiques commence dès l’école, et cette prédilection n’est point contrariée par la surveillance des maîtres ou les règles de l’établissement. Le directeur ne répond aux parens ni des membres qui peuvent se fracturer, ni des fluxions de poitrine que peuvent amener une course un peu trop prolongée, une partie de ballon un peu trop chaude. Entorses, yeux pochés, mâchoires endommagées, ce sont là des accidens vulgaires dont personne ne s’inquiète, et qui n’attirent ni réprimandes aux coupables, ni compassion aux victimes, car le maître est pour ainsi dire exclu de la police du collège. Ce sont les écoliers eux-mêmes qui font leur police, et la première règle est qu’ils ne doivent en aucun cas avoir recours à la protection du maître. Ainsi il n’y a pour ceux qui ont une tendance innée à la lâcheté ou à l’hypocrisie aucune ressource à espérer dans les basses intrigues et les dénonciations jésuitiques. La délation et la trahison sont des vices inconnus dans une école anglaise. Les habitudes du mensonge ne peuvent y fleurir non plus, car, débarrassés de tout espionnage et de toute contrainte, les enfans n’ont à répondre de leurs actions qu’à eux-mêmes, ou à leurs égaux, qu’ils n’ont aucune raison de redouter. Les énergies de l’âme se développent sans rencontrer aucun obstacle, les nerfs s’affermissent, la timidité naturelle à l’enfant disparaît pour faire place à l’esprit de résistance. Grâce à cette liberté absolue, chacun mesure déjà ses forces morales et commence l’expérience de la vie. De même que le self government consiste en une confiance absolue dans le caractère de l’homme, l’éducation anglaise s’appuie sur une confiance absolue dans les instincts de l’enfant. Help thyself, défends-toi, soutiens-toi toi-même, — c’est là l’axiome sur lequel reposent l’éducation comme la société en Angleterre.

Une école publique anglaise dans ses défauts comme dans ses qualités est l’image fidèle d’une société libre et laïque, d’une société composée de grands seigneurs populaires et de bourgeois orgueilleux, de marchands actifs et de fermiers robustes. Il n’y a rien dans cette éducation qui trahisse une influence féminine, mystique ou contemplative. Comparez maintenant le collège français à l’école publique anglaise, et vous serez frappé de la différence tranchée qui sépare les deux systèmes d’éducation. C’est en vain qu’on a essayé de donner à notre système moderne d’éducation un esprit laïque : jusque dans ses moindres détails, ce système porte l’empreinte de l’influence ecclésiastique. Il est bien l’image de cette société qui a pu s’émanciper du joug de ses prêtres, mais qui, ayant été créée, formée par le clergé, n’a jamais pu oublier ses leçons, même alors qu’elle les maudissait. Une règle quasi monastique pèse sur les élèves, enfans dont les plus âgés ne dépassent pas dix-huit ans. L’immobilité et les habitudes sédentaires sont imposées à l’âge turbulent par excellence et avide de mouvement. Les exigences impérieuses de la nature, qui ordonne, au nom de la santé morale et physique et du bonheur futur, les exercices violens, les salutaires fatigues du corps, sont méprisées et traitées de dissipation et de brutalité. À voir ces légions d’enfans enfermés entre les quatre murs d’un édifice dont la vue seule inspire l’ennui, et qui tient à la fois du couvent, de la caserne et de la prison, on pourrait croire que l’intention des maîtres est de former des générations de contemplateurs oisifs et de moines mystiques. Eh bien ! pas du tout, l’intention des maîtres qui dirigent ces casernes ou ces couvens, où le corps se flétrit en même temps que l’âme s’étiole, est de former des hommes et des citoyens ! Ceux qu’on a cru déposséder doivent en vérité rire de bon cœur en voyant qu’on leur a opposé, sous un nom nouveau, leur vieux système d’éducation. Dans ce système en effet, quoiqu’il se prétende laïque et qu’il invoque le patronage de l’état, domine toujours, comme aurait dit Voltaire, le vieil esprit des bonzes. Le principe secret de ce système, c’est qu’on doit accorder le moins possible aux exigences du corps si l’on veut développer l’esprit, et que l’esprit profite de tout ce que perd la matière. À ce principe singulier, qui a son origine lointaine dans la doctrine mystique de la délivrance de l’âme par l’émaciation du corps, en est accolé un second, qui est absolument contraire à la formation du caractère. Ce principe, c’est que le premier devoir de l’enfant est d’être soumis, et que sa première vertu est l’obéissance. En conséquence on fait peser sur sa volonté une contrainte morale de tous les instans. Une sollicitude insupportable, et qui ressemble à un tendre espionnage, accompagne tous ses actes, observe tous ses gestes, écoute toutes ses paroles. L’objet de cette sollicitude trop maternelle devient promptement soumis, car il faut échapper aux dangers d’une surveillance assidue. Grâce à ce système, on obtient donc des enfans dociles, obéissans en apparence, hypocrites en réalité. L’enfant perd ses qualités naturelles et acquiert des vices artificiels, la ruse par exemple, qui n’est jamais que le résultat de la contrainte, et l’habitude du mensonge, qui à l’origine suppose toujours l’intolérance et le droit de la force. Telle est la méthode au moyen de laquelle on essaie depuis quelque cinquante ans de former parmi nous des hommes libres et des citoyens. Les résultats sont médiocres : l’expérience des événemens nous a conduits à reconnaître que si nous avions parmi nous, un grand nombre de révoltés, nous avions peu d’hommes libres, et que si nous comptions beaucoup d’ambitieux et d’intrigans, nous comptions peu de citoyens.

Mais ne poussons pas plus loin la comparaison des deux systèmes d’éducation : la différence s’expliquera d’elle-même et se laissera saisir sans efforts, à mesure que nous recevrons les confidences du vieil écolier du collège de Rugby, et que nous écouterons les anecdotes dont sa mémoire est remplie. Les Années d’école de Tom Brown sont un plaidoyer véhément en faveur du système d’éducation publique de l’Angleterre. Ce plaidoyer n’a rien de didactique, il est présenté sous une forme animée, pittoresque, dramatique. Ce n’est pas l’organisation systématique, c’est la vie de l’école qui nous est racontée dans ce livre, de telle sorte que nous avons sous les yeux, non l’anatomie du système, mais le système lui-même en action, et que nous pouvons le juger d’après ses faits et gestes. Fidèle à ce sentiment de la réalité qui est si vif chez les écrivains anglais, l’auteur a incarné, embodied, ce système dans une réunion d’êtres vivans et agissans ; chacune de ses qualités, chacun de ses vices portent un nom. L’auteur n’est rien moins que logicien, grâce à Dieu, et n’a aucun goût pour les abstractions ; aussi, au lieu de nous inviter à nous prononcer à priori sur les principes du système, il nous invite à le juger à posteriori, sur les résultats. Les principes en effet pourraient arrêter longtemps un logicien déterminé : que de raisons ne peut-on pas donner à priori, lorsqu’on n’a pas consulté l’expérience, contre un système d’éducation qui consiste à laisser aux enfans la plus grande somme possible de liberté ? Mais en présence des faits la logique doit battre en retraite. « Tu jugeras de l’arbre par ses fruits, » cette maxime devrait constamment nous servir de règle de jugement.

Le vieil écolier de Rugby se présente à nous sous le nom de Tom Brown ; mais Tom Brown est un nom générique, emblématique qui désigne, non un écolier déterminé ou une famille particulière, mais toute une classe sociale, la portion la plus active, la plus énergique de la nation anglaise, la classe moyenne, et plus spécialement la bourgeoisie rurale des comtés. En quelques phrases nerveuses et pittoresques, l’auteur décrit les principaux traits de la grande famille à laquelle il appartient. « Tous les jeunes gentlemen actuellement inscrits sur les registres des universités connaissent les Browns, qui sont devenus récemment célèbres, grâce à la plume de Thackeray et au crayon de Doyle. Malgré la renommée très méritée, mais tardive, que cette famille a enfin conquise, tous ceux qui la connaissent familièrement sentiront qu’il y a encore beaucoup à dire et à écrire avant que la nation anglaise sache de quelle part de sa grandeur elle est redevable aux Browns. Pendant des siècles, ils ont été occupés, avec leur humeur silencieuse, opiniâtre, familière, à subjuguer la terre dans les comtés anglais et à laisser leur marque dans les forêts américaines et sur les plateaux de l’Australie. Partout où les flottes et les armées de l’Angleterre ont gagné leur renom, on a pu constater la présence de membres vaillans de la famille des Browns. Partout ils ont fait œuvre de robustes yeomen, avec l’arc en bois d’if à Crécy et à Azincourt, avec la hache et la pique sous le brave lord Willoughby, avec la coulevrine et la demi-coulevrine contre les Espagnols et les Hollandais, avec la grenade et le sabre, le mousquet et la baïonnette, sous Rodney et Saint-Vincent, Moore, Nelson et Wellington. Partout ils ont reçu de rudes coups et ont été chargés d’une rude besogne (ce qu’ils cherchaient après tout) ; ils ont gagné en revanche peu de récompenses et de renommée (ce dont peuvent se passer parfaitement la plupart d’entre nous). Les Talbot, les Saint-Maur, les Stanley et leurs pareils ont commandé des armées et fait des lois, il y a des siècles ; mais ces nobles familles seraient fort étonnées, si la balance des comptes était faite exactement, de voir combien les services qu’elles ont rendus à l’Angleterre sont peu de chose à côté des services rendus par les Browns. »

Le squire Brown, père de notre futur écolier, était le seigneur et roi d’un petit village situé dans le Berkshire, près de la vallée du Cheval-Blanc, où jadis se livra une grande bataille entre le roi Alfred et les envahisseurs danois, où l’on voit encore des restes de murailles romaines, une pierre trouée et sonore qui servit sans doute de porte-voix aux vieux habitans de la vallée pour avertir du danger qui les menaçait, et autres merveilles et débris du passé. Le squire Brown était aussi un débris d’un passé plus récent. Il était tory jusqu’à la moelle des os, croyait au droit divin des pouvoirs politiques et à l’obéissance passive comme un cavalier de la restauration ; mais ces préjugés politiques étaient inoffensifs, comme le sont tous les préjugés lorsqu’ils partent d’une conscience sincère et d’une âme droite, car, pour le dire en passant, il n’y a de malfaisans que les préjugés qui naissent d’une corruption de l’esprit et qui nous rendent aveugles à l’endroit de la réalité. Si les préjugés politiques pouvaient tuer une nation, il y a longtemps que l’Angleterre serait morte ; heureusement pour leur repos, les Anglais ont toujours corrigé leurs préjugés par leur conduite pratique. Ainsi faisait le squire Brown, au dire de son fils. « À ces principes tories il associait certains principes sociaux qui généralement ne sont pas supposés d’un torysme bien pur. En première ligne, il prétendait qu’un homme doit être entièrement apprécié selon ce qu’il vaut, et par ce qu’il porte intrinsèquement entre ses murailles de chair et d’os, indépendamment de ses vêtemens, de son rang, de sa fortune et de toutes les circonstances extérieures, quelles qu’elles soient. On peut, je pense, considérer cette croyance comme un correctif salutaire de toutes les opinions politiques, et comme rendant également inoffensives toutes les opinions, qu’elles soient bleues, rouges ou vertes. Comme corollaire nécessaire à cette opinion, le squire admettait qu’il importait fort peu que son fils eût pour camarades les fils d’un lord ou les fils d’un paysan, pourvu qu’ils fussent braves et honnêtes. Lui-même avait autrefois joué à la balle et fait la chasse aux nids avec les fermiers qu’il rencontrait aux assemblées de la paroisse, avec les laboureurs qui cultivaient leurs champs, et ainsi avaient fait avant lui son père et son grand-père. C’est pourquoi il encouragea Tom dans son intimité avec les enfans du village, et la protégea de tout son pouvoir en leur donnant tout un enclos pour s’ébattre, et en leur fournissant une belle provision de balles et de ballons. » J’ai cité ce passage sans en rien omettre, parce qu’il exprime bien la nature des opinions de l’auteur lui-même. Le jeune Brown est le digne fils de l’honnête squire. Je n’oserais pas dire qu’il soit d’un torysme aussi pur ; mais si les opinions du squire ont subi une transformation en passant à travers son esprit, la substance est restée la même et n’a pas été altérée. Tom Brown est un Anglais de la vieille école, qui regrette les vieilles mœurs et avertit ses contemporains qu’ils doivent y revenir sous peine des plus grands malheurs. Il a la plus grande pitié pour-les jeunes gentlemen qui vont passer leurs vacances sur le continent au lieu de visiter les vallées et les montagnes de leur île, qui deviennent de mauvais cosmopolites et non de solides Anglais ; il a le plus parfait dédain pour les jeunes misses anglaises qui font de « mauvaise musique étrangère au lieu de faire de bons fromages anglais. » Dans ce perpétuel déplacement des corps et des âmes, dans ces habitudes cosmopolites, dans ces prétendus raffinemens de l’éducation, dans cet abandon des mœurs locales et des plaisirs nationaux, il voit non un progrès, mais une décadence. Lorsque les riches ne partagent plus les plaisirs du peuple, le sentiment de la solidarité se perd, la séparation entre les classes se creuse, le schisme social commence. Ce que Tom Brown aimait dans ces vieilles mœurs qui s’en vont, c’est ce qu’elles avaient de populaire et de familier, c’est cet élément franc et cordial, hearty, qui rapprochait le riche du pauvre, qui rendait inoffensif le torysme du squire, inoffensifs aussi par conséquent le radicalisme de Dick le charbonnier et le chartisme de Jack le tisserand. Le livre est écrit dans ce ton de radicalisme conservateur qui distingue presque tous les livres originaux qui nous arrivent aujourd’hui d’Angleterre. Ce radicalisme conservateur est la note nouvelle de la littérature anglaise contemporaine.

Nous ne pouvons pas suivre Tom Brown dans tous les petits incidens de sa vie d’enfant ; qu’il nous suffise de dire que de bonne heure il sut s’émanciper des influences féminines. Dès qu’il put échapper à la surveillance maternelle, il prit sa volée. Il fut encouragé dans ces dispositions par un ancien domestique de la famille, le vieux Benjamin, qui mit toute son âme à le dégoûter de la société des femmes, et qui y réussit facilement, à sa plus grande joie. Il mena donc le jeune Tom dans toutes les foires et marchés des environs, le fit assister à toutes les fêtes paroissiales, lui donna le goût des spectacles chers à la vieille Angleterre, la lutte, la boxe, la course. Cependant il vint un jour où le vieux Benjamin put accompagner moins assidûment le jeune Tom dans ses excursions ; le rhumatisme brisa ses membres, naguère si alertes malgré son âge, et toutes les consultations auprès des sorciers du village ne purent le guérir. Nous ne pouvons résister au plaisir de nous arrêter un instant devant une de ces consultations médicales, quoiqu’elle n’ait pas un rapport bien direct avec notre sujet ; mais cette scène achèvera de nous faire comprendre les influences rustiques, salubres et très anglaises, au milieu desquelles se développa le caractère du jeune Tom. Un matin donc, Benjamin et Tom s’en allèrent consulter le sorcier du village, qu’on appelait le fermier Ives. Pourquoi on l’appelait fermier, on n’en savait rien. Toutes ses propriétés consistaient en une vache, deux ou trois porcs, quelques volailles, et un ou deux arpens de terre qu’il avait découpés d’un champ communal, solidement enclos d’une belle muraille, et dont il avait fait sa propriété par prescription, à la manière anglaise. C’était un homme solitaire et mystérieux, comme il convient à un sorcier, et qui à ses secrets de médecine naturelle mêlait quelques connaissances dans l’art du vétérinaire.

« — Nous sommes venus te rendre une visite, dit Benjamin. Je pensais depuis longtemps à venir pour le simple plaisir de voir un vieux camarade, mais cela ne marche plus comme autrefois. Ce maudit rhumatisme que j’ai dans le dos me tourmente beaucoup. — Benjamin s’arrêta dans l’espérance qu’il allait attirer immédiatement le fermier sur le terrain de sa maladie, sans avoir besoin d’entamer la question plus directement.

« — Ah ! ah ! oui, je vois, tu n’es plus aussi ingambe qu’autrefois, répondit le fermier en levant le loquet de sa porte ; nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre aussi jeunes que nous l’étions, malheureusement pour nous.

« La chaumière du fermier ressemblait à celle de nos paysans aisés. Un étroit foyer avec deux bancs, un petit tapis devant l’âtre, un vieux fusil et une paire d’éperons sur le manteau de la cheminée, un buffet avec des rayons sur lesquels étaient rangées des faïences et de la vaisselle d’étain, une vieille table en noyer, quelques chaises et escabeaux ; quelques vieilles estampes encadrées, une petite bibliothèque avec une demi-douzaine de volumes, un râtelier attaché au plafond, garni de pans de lard et autres provisions, composaient la meilleure partie de son ameublement. On ne voyait dans cette demeure aucun signe d’art occulte, à moins qu’on ne prît pour tel les paquets d’herbes séchées suspendus au râtelier et à la cheminée, ou les fioles étiquetées rangées sur un des rayons du buffet.

« Tom joua avec quelques chats accroupis dans les cendres du foyer, et avec un bouc qui se promenait gravement devant la porte, pendant que Benjamin et le fermier mettaient le couvert. Pendant le dîner, auquel Tom fit honneur par son appétit, ils parlèrent de leurs vieux camarades d’autrefois, Miltons ignorés de la vallée, depuis longtemps muets, et de faits qui s’étaient passés il y avait trente ans, toutes choses auxquelles, il ne prêta pas beaucoup d’attention, sauf au moment où ils parlèrent de la construction du canal, et lui apprirent, à son grand étonnement, que ce cher canal, qui l’émerveillait tant, n’avait pas toujours existé, que même il n’était pas aussi vieux que Benjamin et le fermier Ives, révélation qui mit sa petite cervelle dans une singulière émotion.

« Après le dîner, Benjamin appela l’attention du fermier sur une verrue que Tom avait à la main, et que le médecin de la famille, avec toute sa science, n’avait pu guérir, en le priant de lui donner un charme pour la faire partir. Le fermier regarda, marmotta quelques paroles, fit quelques entailles dans une petite verge qu’il donna à Benjamin en lui recommandant de la couper à certains jours déterminés, et en avertissant Tom de ne pas toucher à sa verrue pendant une quinzaine. Puis ils sortirent et s’assirent sur un banc pour fumer leurs pipes. Les cochons s’approchèrent, grognant d’une manière sociale, et laissant Tom les piquer, les égratigner à son aise. Le fermier, remarquant combien Tom aimait les animaux, se leva, étendit les bras, et donna un coup de sifflet qui amena une foule de pigeons tournant et volant parmi les bouleaux. Ils descendirent en grappes sur les bras et les épaules du fermier, roucoulant d’aise et d’amitié, et sautillant sur le dos les uns des autres pour atteindre jusqu’à sa tête. Il leur fit signe pour les congédier, et ils se mirent à voleter dans les alentours ; il rouvrit de nouveau les bras, et ils accoururent de nouveau vers lui. Tous les animaux de cette habitation étaient pleins de propreté et de confiance, et différaient entièrement de leurs confrères des environs. Tom, émerveillé, demanda au fermier comment il fallait s’y prendre pour rendre dociles les cochons et les vaches de son village ; mais il ne reçut pour réponse qu’un de ses sourires renfrognés.

« Ce ne fut qu’au moment de partir, et lorsque le vieux cheval Dobbin était déjà harnaché, que Benjamin se hasarda à parler de nouveau de son rhumatisme, en détaillant un à un tous les symptômes de la maladie. Pauvre bon vieux ! Il espérait que le fermier lui donnerait un charme qui ferait disparaître son rhumatisme aussi promptement que la verrue de Tom, il était tout disposé à mettre avec une foi aveugle une autre verge dans sa poche pour la guérison de ses futures attaques. Le sorcier secoua la tête, néanmoins il prit une bouteille et la mit dans la main de Benjamin, en l’accompagnant d’instructions sur le moyen d’employer le contenu. — Cela ne te fera pas grand bien, je le crains, dit-il ; je ne connais qu’une chose qui puisse guérir du rhumatisme les vieilles gens comme toi et moi.

« — Et quel est-il, ce remède, fermier ? demanda Benjamin.

« — La terre du cimetière, répondit le vieillard avec un de ses sourires moroses.

« Alors ils se dirent adieu et se séparèrent. La verrue de Tom eut disparu au bout d’une quinzaine ; mais il n’en fut pas de même du rhumatisme de Benjamin, qui de plus en plus le tira par les talons… »

Cette éducation rustique avait admirablement préparé Tom à recevoir l’éducation des écoles publiques anglaises. Habitué aux exercices physiques, il n’aurait pas besoin d’apprentissage ; il pourrait prendre part dès le premier jour aux parties de ballon, rendre et au besoin donner un solide coup de poing. Aussi accueillit-il avec une joie marquée la nouvelle que son père se disposait à l’envoyer à l’école publique de Rugby, alors sous la direction du docteur Arnold, moins célèbre encore par ses ouvragés historiques que par l’influence qu’il a Elle sur les nouvelles générations de l’Angleterre. Il partit heureux et fier, se sentant déjà presqu’un homme après avoir donné une bonne poignée de main a son père, car il était convenu entre eux qu’on supprimerait le baiser paternel comme trop humiliant pour son âge. Avant son départ, le squire ne l’ennuya pas de sentences hors de propos et de morale pédantesque. « Mon fils, lui dit-il simplement, souvenez-vous qu’à votre demande vous allez entrer plus tôt que nous ne l’aurions voulu dans cette grande école. Vous n’aurez personne que vous pour vous protéger, et vous devrez prendre à votre charge tous vos petits soucis. Si les écoles sont ce qu’elles étaient de mon temps, vous verrez bien des lâchetés et même des cruautés, vous entendrez bien de vilains et sales discours ; mais n’ayez aucune crainte. Dites la vérité, gardez un bon et brave cœur, n’écoutez et ne dites jamais rien que vous ne voudriez pas laisser entendre à votre mère et à votre sœur, et vous ne craindrez jamais de venir à la maison, comme nous ne craindrons jamais de vous voir. »

Les recommandations du squire n’étaient pas inutiles, car les mœurs des écoliers anglais ne se distinguent pas précisément par la douceur et la discipliné. La féroce énergie innée en tout Anglais s’y révèle souvent par des divertissemens sauvages, et les jeunes gentlemen ne détestent pas plus que les charretiers et les brasseurs la vue d’un beau combat. Sur l’impériale de la diligence où il était perché, Tom eut, grâce aux bavardages du conducteur, un avant-goût des mœurs et des divertissemens ordinaires de ses futurs condisciples. « De braves et généreux gentlemen ! dit le conducteur ; mais ils vous mettent souvent dans de bien grands embarras, mon jeune monsieur, avec leurs grands fouets, et leurs sarbacanes, et leur tapage, et leur manie de faire des farces à tous ceux qu’on rencontre sur la route. Ils font pleuvoir une grêle de pois secs sur tous les voyageurs ; ils cassent les vitres, que sais-je ? En juin dernier, nous rencontrons une bande de pauvres diables d’Irlandais qui cassaient des pierres. — Eh ! messieurs, bonne occasion ! il faut cribler les Paddies et leur pincer les oreilles, crie un des jeunes gens. — Pour l’amour de Dieu, monsieur, crie Bob le cocher, n’en faites rien, ils vont démolir la voiture. — Tiens bon, cocher, et n’aie pas peur, crie le jeune monsieur. Hurrah, jeunes gens, et feu ! — Vous auriez ri de voir les figures des Paddies lorsqu’ils sentirent les pois. Il n’y avait pas trop de quoi rire cependant, car les voilà qui se mettent à nous poursuivre, et font mine de vouloir monter dans la voiture : un d’eux avait déjà grimpé sur le marchepied ; heureusement le pied lui manque, et il tombe sur un tas de pierres. Alors tous les autres font pleuvoir sur nous une grêle de pierres, et un combat s’ensuit à notre grand désavantage. Bob avait reçu une pierre dans le côté ; la tête de Box saignait, et son chapeau était perdu, ainsi que celui d’un autre gentleman, le mien défoncé ; nous avions tous une marque noire ou bleue quelque part. Il y avait bien deux livres sterling de dommage, qu’ils payèrent, et même ils nous donnèrent à Bob et à moi deux demi-souverains d’extra ; mais c’est égal, je ne voudrais pas recommencer pour dix souverains. Quelquefois il arrive des choses qui menacent de mal finir. Dernièrement, près de Bicester, nous rencontrons un vieux monsieur à cheval qui voyageait tranquillement. Il lève la tête, il reçoit un pois sur le nez, et son cheval, poivré aux fesses, se met à danser sur ses jambes de derrière. Le vieux monsieur ne dit rien, se tient à distance des fusillades, et trotte derrière la voiture de manière à ne pas la perdre de vue. Nous arrivons, le vieux s’arrête, descend de cheval, et dit que les deux jeunes gens qui l’ont blessé vont le suivre devant le magistrat. Tous les jeunes gens se soutiennent alors comme larrons en foire, et disent qu’ils doivent y aller tous ou aucun. Cela devenait sérieux, et la foule commençait à prendre parti pour le vieux, lorsqu’un petit monsieur sort de la voiture. — Je ne vais qu’à trois milles plus loin ; le nom de mon père est connu, il s’appelle Davis : j’irai avec ce gentleman devant le magistrat ; laissez partir la voiture. — Es-tu le fils du curé Davis ? demande le vieux. — Oui, dit le jeune homme. — Eh bien ! je suis très fâché de te rencontrer en si mauvaise compagnie ; mais, par égard pour ton père et pour toi, je ne pousserai pas l’affaire plus loin. — Alors voilà que tous les jeunes gens l’applaudissent, et qu’ils viennent s’excuser, lui demander pardon, lui serrer la main ; mais cela ne les corrigea pas : dix minutes après, ils étaient aussi endiablés qu’auparavant. » Tom triomphe en écoutant ces exploits, comme s’ils étaient les siens, il lui semble qu’on lui parle de sa propre gloire, il se sent fier d’appartenir à une corporation aussi turbulente, et arrive à Rugby en rêvant sarbacanes, vitres brisées, Irlandais furieux et voyageurs mystifiés.

À la porte du collège, il est reçu par un jeune élève à qui il a été recommandé, et qui doit l’instruire des Ils et coutumes de la maison pendant les premiers temps de son séjour. « Posez bien vite cette casquette et prenez un chapeau ! Que diraient les jeunes gens s’ils vous voyaient avec une casquette ? Les farces ne finiraient pas. » Telle est la première recommandation du jeune Harry East, qui sait peut-être par expérience qu’il faut avant toute chose craindre de laisser une impression ridicule ; puis, la casquette échangée contre un chapeau, East conduit Tom dans son étude. L’esprit de liberté mène à la séparation ; aussi les écoliers anglais ne connaissent-ils pas cette promiscuité et ce communisme d’habitudes qui sont le cauchemar de l’écolier français. La longue salle d’études française avec ses quatre murailles nues, ses longues rangées de pupitres étroits, ses bancs de bois insupportables où les écoliers travaillent, qu’ils en aient envie ou non, sans oser lever la tête, sous la surveillance d’un pauvre diable haï de tous comme tyran et comme espion, est inconnue aux jeunes Anglais. Une petite salle d’études propre, nette, soigneusement tenue, est allouée à chaque couple d’écoliers, qui portent dans le jargon de l’école le nom de chums (camarades de chambre). Là les élèves étudient librement, préparent librement leurs travaux, causent librement. Ces petites salles sont pourvues d’un ameublement, propriété particulière des écoliers, dont la salle d’études d’Harry East pourra donner une idée. Dès le collège, les Anglais sont habitués au comfort et aiment à trouver autour d’eux les commodités de la vie. La salle d’études d’Harry East contenait donc une grande table couverte d’un tapis, un sopha assez large, une chaise en bois, des rayons de bibliothèque. Les murs étaient boisés, tapissés et ornés de gravures représentant des sujets familiers à tout Anglais, des steeple-chases, des têtes de chiens, des boxeurs. Ajoutez des chandeliers, des patères, quelques ustensiles de ménage, une ratière, des instrumens en fer pour grimper aux arbres, des ballons, des balles, des raquettes, des lignes à pêcher. Certes un pareil logement paraîtrait un Eldorado aux pauvres petits esclaves soumis à cette discipline monastique, militaire, communiste, si chère à la nation française.

« Vous êtes arrivé juste à point pour contempler un fameux spectacle, dit East à Toni. C’est aujourd’hui la grande partie de ballon à laquelle toute l’école prend part ; mais vous pouvez vous dispenser d’y assister autrement qu’en contemplateur, puisque vous ne connaissez pas toutes les règles. » Tom insiste pour y assister comme acteur. « Oh ! ce n’est pas une plaisanterie, comme vous pourriez le croire, répond East. C’est un jeu très différent de ceux de vos écoles particulières. Dans le semestre, il y a eu deux clavicules endommagées et une demi-douzaine d’élèves écloppés ; l’an passé, un élève s’est cassé la jambe. » Ce n’est pas une plaisanterie en effet. Tom Brown décrit minutieusement, à la manière homérique, la partie de ballon. On dirait les amusemens de jeunes berserkers Scandinaves : on se presse, on se pousse, on s’écrase. Tels devaient être les amusemens des héros des Niebelungen, Siegfried l’invincible et Hagen aux regards rapides, pendant leur enfance. Si dangereux que soit le jeu cependant, aucun des élèves n’est dispensé d’y assister, même les plus petits, quoique les prœpostors (élèves des classes supérieures chargés de la police de l’école) donnent carte blanche et liberté d’aller et de venir. East indique la véritable raison de cette tolérance : « Les prœpostors, dit-il, se fient à notre honneur. Ils sont sûrs qu’aucun des élèves ne voudrait déserter le combat. Celui qui ferait cela sait bien qu’il serait mis au ban de l’école. » Ainsi, bon gré, mal gré, l’enfant doit affermir ses nerfs et faire preuve de courage sous peine d’être un objet de honte, et de vivre comme un paria dans le mépris, la solitude et le déshonneur. La lâcheté est le crime irrémédiable, celui que rien ne peut excuser dans le code traditionnel des écoles publiques anglaises. Le Brutal lui-même, quoique haï de ses camarades, est moins détesté que le lâche. Aimer à donner des coups de poing, passe encore ; mais refuser d’en recevoir !…

Ce divertissement saxon doit naturellement engendrer un appétit irrésistible ; aussi est-il suivi d’un repas encore plus saxon que la lutte même. Quel repas ! on dirait le souper de jeunes paysans des comtés, tant ce qui s’y fait et s’y dit est populaire, naïvement grossier, brutalement candide, n’étaient certaines imitations des mœurs politiques qui indiquent une éducation plus relevée. C’est un de ces repas à deux services, comme les exige l’appétit anglais. D’abord vient la collation, se composant de thé et de beurre fournis par l’école, mais auxquels les enfans ajoutent des délicatesses culinaires de leur invention, des pommes de terre frites, des rôties de pain beurrées, des saucisses, bref tout ce que vous pourrez imaginer d’indigeste. Heureusement ces estomacs juvéniles sont solides, et ils auront à en supporter bien d’autres. Avant qu’ils soient tourmentés par cette maladie de fabrique anglaise qui s’appelle la dyspepsie, combien il faudra de repas politiques, d’oies de Noël, de sandwiches, de pâtés aux huîtres et de potages à la tortue ! Les estomacs anglais ont à supporter beaucoup de choses ; ils doivent donc, de bonne heure, se préparer aux fatigues de l’indigestion. À cette collation succède un souper tout rustique, du pain, du fromage, de la bière. Alors commence une innocente, mais bruyante bacchanale ; l’heure des chansons est venue. Chaque élève doit chanter à son tour, sous peine d’être condamné à avaler un grand verre d’eau et de sel. Après les chansons viennent les toasts, car il est d’usage de porter la santé des élèves qui quittent l’école à la fin du semestre. Celui dont on va prendre congé est un des chefs de l’école, un des régulateurs suprêmes des jeux et des mœurs, à la fois censeur et édile, le jeune Brooke, à qui l’école, dans son respect, a donné le nom respectueux de pater. Ce père du peuple de Rugby accepte avec reconnaissance le toast porté en son honneur, et, selon l’usage anglais, remercie l’assistance dans un discours où il traite de toutes les matières politiques et sociales touchant à l’école, des réformes introduites par le gouvernement du docteur Arnold, et des incidens qui se sont produits récemment. Écoutons le pater Brooke : il parle avec un mélange de gravité et de facétie que ne désavoueraient pas les orateurs des repas politiques et des dîners officiels du lord maire.

« Gentlemen de l’école, je suis vraiment fier de la manière dont vous avez accueilli mon nom, et je voudrais pouvoir vous dire en retour combien j’en suis reconnaissant ; mais je sens que je ne le pourrais pas. Je ferai donc de mon mieux pour vous exprimer les sentimens d’un camarade prêt à vous quitter, et qui a dépensé ici une bonne tranche (slice) de sa vie : huit années, et huit années, que je n’espère plus revoir ! J’aime à croire que vous allez m’écouter, car je vais parler sérieusement. Vous êtes obligé de m’écouter, car à quoi vous servirait-il de m’appeler pater, si vous ne suivez pas mes conseils ? Je suis aussi fier que personne de cette école ; cependant elle est bien loin d’être ce que je voudrais qu’elle fût. Et d’abord il y a parmi nous beaucoup trop de matamores. Je n’espionne ni n’interviens, parce que cela ne sert à rien qu’à rendre les lâchetés plus hypocrites et plus sournoises, et parce que cela encourage les petits à venir nous faire des rapports le doigt dans l’œil, ce qui rend l’état des choses encore pire. Croyez-moi, il n’y a rien qui brise les liens de l’école comme la brutalité. Un brutal est un lâche, et un seul lâche suffit pour en faire beaucoup ; aussi adieu aux mœurs de l’école si la brutalité vient à régner ! (Grands applaudissemens de la part des petits, qui tournent les yeux avec intention vers Flashman et d’autres élèves.) Puis il y a les visites au cabaret, les punchs, les alcools, et autres mauvaises choses. Ces habitudes ne feront pas de vous de bons joueurs de balle et de bons coureurs, je vous en réponds. Vous avez en abondance de la bonne bière, et c’est assez pour vous, car l’habitude de boire n’est ni gracieuse, ni virile, quoi qu’en puissent penser quelques-uns d’entre vous.

« J’ai encore un mot à dire sur un autre sujet. Quelques-uns d’entre vous pensent et disent, car je l’ai entendu : Voilà ce nouveau docteur[1] qui n’est pas à l’école depuis si longtemps que nous, et qui s’avise de changer toutes nos coutumes ! Tenons-nous aux vieilles coutumes, et à bas le docteur ! Maintenant j’aime autant qu’aucun de vous les vieilles coutumes de Rugby, car je suis ici depuis plus longtemps que vous, et je vous donnerai un bon conseil, car je n’aimerais à voir aucun de vous se jeter dans une mauvaise affaire. À bas le docteur ! cela est plus aisé à dire qu’à faire. Vous le trouverez dur à la détente, je vous en préviens, et solide sur son perchoir. D’ailleurs quelles coutumes a-t-il abolies ? Il y avait, par exemple, la coutume qui consistait à arracher les clavettes des roues de charrettes, et c’était une coutume lâche et coupable. Tous nous savons les accidens qui résultaient de cette plaisanterie, et il n’est pas étonnant que le docteur l’ait interdite. Mais voyons, que quelqu’un d’entre vous me cite une coutume qu’il ait abolie !

« — Les chiens,… crie un élève de la cinquième division, vêtu d’un habit vert à boutons en métal et d’un pantalon de toile, chef du sporting interest, renommé comme excellent cavalier et généralement comme très habile à tous les exercices.

« — Très bien. J’accorderai volontiers que nous avions cinq ou six mauvais lévriers, que nous les avions eus pendant des années, et que le docteur les a supprimés ; mais quel bénéfice nous en revenait-il ? Rien que des querelles avec tous les gardes des environs. Qu’y a-t-il encore ? »


Tom n’eut pas longtemps à attendre pour reconnaître que les recommandations du jeune Brooke relativement aux actes de brutalité qui pouvaient se commettre dans l’école n’étaient pas précisément vaines. Lorsque le docteur a fait l’appel de tous les élèves de l’école, et que l’heure du coucher est venue, East murmure à l’oreille de Tom : « Avez-vous jamais sauté sur la couverture ? — Non ; est-ce que cela fait du mal ? — Pas le moins du monde, à moins qu’on ne tombe sur le plancher ; mais il y en a beaucoup qui n’aiment pas cela. En tout cas, si par hasard c’est votre lot cette nuit, ne faites pas de résistance, et tenez-vous dans une attitude passive, de manière à retomber d’aplomb sur la couverture. » Tom eut à profiter de ces observations, car à peine étaient-ils couchés, qu’une cohorte conduite par le brutal Flashman, le plus grand matamore de l’école, envahit leur dortoir. East et Tom se laissèrent berner sans regimber ni pousser un cri, de manière à éviter les dangers de cet amusement périlleux, au grand mécontentement du matamore Flashman, qui préférait de beaucoup les victimes qui résistaient, criaient et se laissaient choir sur le plancher par absence de sang-froid. Il avait perdu ses peines, et essaya de se dédommager. « Faisons-en sauter deux à la fois ! dit-il. — Fi ! Flashman, que vous êtes méchant ! répondit un de ses collègues. N’avez-vous pas entendu ce que pater Brooke a dit ce soir ? » Le despote fut obligé de s’arrêter devant l’opinion publique, et dut se contenter d’une fête très ordinaire, sans gémissemens, sans convulsions, sans membres fracturés. C’est ce qui arrive aux despotes dans tous les états très civilisés.

Mais, diront quelques personnes timorées, ce système d’absolue liberté ne peut-il pas être contraire à la moralité des enfans ? Des enfans non surveillés, livrés à eux-mêmes, maîtres de leurs actions, se corrompront mutuellement. Vieille erreur, qui repose sur une fausse donnée sociale, laquelle consiste à considérer les enfans comme des hommes faits, qui vivent déjà de la vie de la société ! Les hommes qui traînent après eux tout le bagage des conventions, des préjugés, des iniquités sociales, se corrompent mutuellement : il n’en est pas ainsi des enfans, qui sont beaucoup plus près de l’instinct, et qui se gouvernent beaucoup mieux que nous par les affinités naturelles et les lois naïves de la sympathie et de l’antipathie. Quiconque a bien observé les mœurs de nos collèges français, où les enfans sont astreints cependant à une existence commune, auront pu remarquer ce fait. Le meilleur moyen pour les enfans d’échapper à la corruption, c’est la liberté. Deux enfans d’une âme noble et délicate, à quelque condition qu’ils appartiennent, se reconnaissent immédiatement et marchent droit l’un vers l’autre. Deux enfans d’instincts pervers se devinent, deviennent immédiatement compagnons de vices, et marchent ensemble au mal et à la damnation. Même dans notre système de compression tyrannique et de surveillance inutile, le danger n’existe réellement que pour les enfans un peu faibles, qui ont des instincts mêlés, hésitans : par nature, ils inclineraient peut-être au bien ; grâce aux circonstances qui leur sont faites, ils inclinent au mal. Laissez-leur la liberté, et ils auront vingt chances contre une d’échapper au danger : le choix de leurs compagnons, leur assistance, l’opinion publique, à laquelle ils pourront faire appel, et qui chez les enfans est plus sincère que chez les hommes. Une surveillance trop despotique, en détruisant ces coalitions et associations naturelles, livre les enfans précisément aux périls qu’elle voulait éviter.

Le gouvernement est toujours conforme aux mœurs, par conséquent le gouvernement d’une école publique anglaise est essentiellement libéral. L’autorité supérieure, représentée par le directeur, règne et gouverne le moins possible ; elle descend rarement de ses hauteurs mystiques, n’intervient que dans les grandes occasions, et ne compromet pas sa dignité en se mêlant à de misérables querelles d’écoliers, ou en faisant gronder ses foudres pour des fautes vénielles. À proprement parler, il n’y pas de gouvernement dans une école publique anglaise ; il n’y a qu’une police. Cette police est exercée par les élèves de la division supérieure, par les grands et les anciens. Les proepostors, c’est le nom que portent ces magistrats, sont chargés de faire observer les statuts de l’école, de surveiller la conduite des plus jeunes élèves, de prévenir les agressions, de punir les lâchetés. Voilà, dira-t-on, une police qui doit être bien indulgente, car que peut-on attendre de magistrats qui auraient eux-mêmes besoin d’être surveillés ? Ces magistrats ont incontestablement plus d’indulgence que n’en auraient, des surveillans gagés, puisque ce sont leurs propres confrères qu’ils ont à gouverner et à juger ; mais leur tolérance, quoique fort large, a cependant des limites qu’elle ne peut dépasser sans danger pour eux-mêmes. L’autorité qu’ils exercent leur a été déléguée, et ils l’exercent sous leur responsabilité. C’est à eux qu’il sera demandé compte des écarts qu’ils auront tolérés, des illégalités sur lesquelles ils auront fermé les yeux. On ne peut pas attendre d’eux un excès de zèle intempestif, puisqu’ils ont été établis précisément pour épargner à l’école une surveillance hargneuse et despotique ; on a le droit seulement d’exiger une vigilance morale, amicale, fraternelle. Cette magistrature repose sur un principe excellent : c’est que les enfans, comme les jeunes gens, comme les hommes faits, peuvent seuls faire la police de leurs actions. Les motifs de la conduite d’un enfant ne peuvent être bien appréciés que par ses compagnons. Eux seuls savent distinguer s’il est réellement coupable, car ils participent pour ainsi dire de son caractère et connaissent ses mobiles secrets de détermination et d’action. L’homme chargé de gouverner les enfans ne juge jamais que le fait&extérieur et brutal, il s’attache pharisaïquement à la lettre des règlemens ; l’enfant au contraire jugera l’acte d’après ses causes.

Dans les mœurs de tel ou tel âge de la vie, il y a une foule de nuances délicates qui échappent aux personnes qui ont franchi cet âge. En voulez-vous des exemples ? Un jour, Tom Brown eut un combat acharné avec un enfant beaucoup plus fort et un peu plus âgé que lui. Tom avait été entraîné au combat par un mobile tout chevaleresque ; il s’agissait d’empêcher un brutal de tyranniser un enfant faible, délicat et timide, qui ne pouvait opposer à la tyrannie aucune résistance. La bataille durait environ depuis une demi-heure lorsqu’arriva le prœpostor. Quoique les combats soient défendus et qu’il soit du devoir du prœpostor de les empêcher, celui-ci cependant, une fois informé des causes de la querelle, laissa les choses suivre leur cours. Au moment où tout était terminé, le directeur apparut subitement. Au lieu de faire appeler les deux héros pour les réprimander et les punir, il s’adressa directement au prœpostor. « Ah ! Brooke, je suis surpris de vous voir ici. Ne savez-vous pas que je compte sur les élèves de la sixième division pour empêcher les batailles ? — Oui, monsieur, en règle générale ; mais quoique vous nous ayez donné une autorité pour intervenir dans cette matière, nous ne devons cependant exercer cette autorité qu’avec discrétion. — Mais ils se sont battus plus d’une demi-heure ! — Oui, monsieur, mais aucun n’était blessé. Ils sont d’ailleurs d’un caractère à être maintenant bons amis pour tout le temps de leur séjour ici ; ce qui ne serait pas arrivé si le combat avait été brusquement interrompu, et puis il y avait une telle égalité entre les adversaires ! » Le jeune Brooke avait raison. Si le combat eût été interrompu, les deux adversaires auraient gardé leurs rancunes ; la brutalité non punie serait devenue plus insolente ; le prestige du tyran n’ayant pas été détruit, il aurait continué à s’arroger une supériorité agressive et malfaisante. Interprétés trop strictement, les lois et règlemens de l’école, qui défendent les combats, auraient donc protégé le coupable et mis l’innocent à sa merci. Tous ces détails, toutes ces nuances morales, que Brooke apercevait si bien, une personne d’un âge mûr ne pourrait les apercevoir.

Prenons encore un exemple. Si toutes les fautes et infractions à la discipline sont soumises au jugement du maître, il arrivera très souvent que les élèves seront punis lorsqu’ils ne sont coupables qu’en apparence, ou bien encore qu’ils paieront pour toutes les fautes qui ne sont pas les leurs. Tom Brown et quelques-uns de ses camarades faillirent faire cette dure expérience. Revenant un jour d’une excursion de naturalistes dans la campagne, ils rencontrèrent sur leur chemin une vieille pintade qu’ils s’amusèrent à poursuivre. La pintade, qui appartenait à une ferme du voisinage, les entraîna malicieusement sur ses pas, donnant l’alarme par ses cris. Le fermier et ses valets arrivèrent et se saisirent des étourdis. On lui avait dévasté sa basse-cour et son jardin plus d’une fois ; à coup sûr ils étaient les coupables. Justice allait être faite enfin, il allait les amener devant le docteur. Les enfans tremblaient ; évidemment ils seraient fouettés, et cependant ils n’étaient coupables de rien que d’avoir donné la chasse à une vieille pintade. À ce moment, deux élèves de la sixième division arrivèrent fort heureusement sur le théâtre de l’action et opposèrent leur intervention. Je citerai une partie de cette scène, parce qu’elle expliquera au lecteur mieux que je ne le pourrais faire la police d’une école anglaise, et le genre de protection et d’autorité morale que les élèves des divisions supérieures exercent sur leurs plus jeunes condisciples.


« Holà ! eh ! pas si vite, crie Holmes, qui est bien déterminé à prendre le, parti des enfans jusqu’à ce qu’il ait la preuve de leur culpabilité. Maintenant qu’y a-t-il ?

« — J’ai pris à la fin sur le fait cette jeune vermine, dit le fermier tout essoufflé. Ce qu’il y a, demandez-vous ? Il y a qu’ils sont là à rôder dans ma cour et à voler ma volaille, voilà, et que si, en punition, je ne les fais pas fouetter, mon nom n’est pas Thompson.

« Holmes devient grave, et Diggs paraît fort troublé. Ils seraient bien disposés à jouer des poings : il n’y a pas dans l’école d’élèves plus prompts à l’action ; mais ils sont prœpostors, connaissent leur devoir et savent qu’ils ne doivent pas se faire les champions des mauvaises causes.

« — Il y a bien six mois que je n’ai pas approché de la vieille grange, dit East… Ni moi… ni moi, crient en chœur Tom et Martin.

« — Vraiment ? Maintenant, Willum (dit Thompson au garçon de ferme), ne les avez-vous pas vus la semaine dernière ?

« — Oui, j’en suis sûr, dit Willum en saisissant une fourche qu’il vient d’apporter et en se préparant au combat.

« Les enfans nient formellement, et Willum est obligé d’admettre que si ce n’étaient pas eux, c’étaient des gamins qui leur ressemblaient comme deux gouttes d’eau ; à tout le moins, il jurerait qu’il a vu ces deux-là dans la cour à la dernière Saint-Martin, et il indique East et Tom.

« Holmes a eu le temps de réfléchir. — Maintenant, monsieur, dit-il à Willum, vous voyez que vous ne pouvez vous rien rappeler exactement ; par conséquent j’en crois les jeunes gens.

« — Cela m’est bien égal ! crie le fermier. Je les ai pris aujourd’hui à poursuivre une volaille, et cela me suffit. Willum, prenez-moi l’autre garçon. Ils ont été là à rôder depuis deux heures, te dis-je, et ils ont presque tué une douzaine de poulets ! hurle-t-il en voyant Holmes se mettre entre Martin et Willum.

« — Oh ! le blagueur ! dit East ; nous étions à plus de cent pas de sa maison ; il n’y a pas plus de dix minutes que nous sommes là, et nous n’avons rien vu qu’une vieille rosse de pintade qui courait comme un lièvre.

« — Tout cela est vrai, Holmes, sur mon honneur, ajoute Tom. Nous n’avons pas poursuivi la volaille. La pintade est sous nos pieds sortie d’une haie, et nous n’avons pas vu autre chose.

« — Assez causé comme cela. Willum, saisis-toi de l’autre, et marchons.

« — Fermier Thompson, dit Holmes en détournant avec sa canne Willum et sa fourche, pendant que Diggs faisait face à l’autre berger en faisant craquer ses doigts comme le chien d’un pistolet, tâchez d’entendre raison. Les enfans n’ont pas poursuivi votre volaille, c’est clair.

« — Je te dis que je les ai vus. Eh ! qui êtes-vous ? Je voudrais bien le savoir.

« — Peu importe, fermier, répondit Holmes. Et maintenant je vais vous dire ce que je pense à mon tour. Vous devriez être honteux de laisser votre volaille sans surveillance, vous qui êtes si près de l’école. Vous mériteriez qu’on vous la volât toute. Si donc vous voulez aller trouver le docteur, moi j’irai avec vous, et je lui dirai ce que j’en pense.

« Le fermier commençait à prendre Holmes pour un maître ; en outre il avait besoin d’aller à ses affaires. Il ne fallait pas penser à la correction manuelle, la partie était trop égale ; aussi commença-t-il à faire allusion à des dommages intérêts. Arthur s’accrocha immédiatement à cette planche de salut, et offrit de payer tout ce qu’on voudrait, ce qui encouragea le fermier à estimer un demi-souverain le tort fait à sa pintade.

« — Un demi-souverain, cria East, maintenant délivré de l’étreinte du fermier, — eh bien en voilà une bonne ! la vieille pintade n’a pas perdu une plume, elle a au moins sept ans, elle est plus dure qu’un morceau de cuir, et elle est incapable dorénavant de pondre le plus petit œuf.

« Il fut enfin convenu qu’on paierait deux shillings au fermier et un shilling à son valet, et ainsi finit cette affaire au grand soulagement de Tom, qui n’avait pas été capable de dire un mot, tant il était par avance effrayé de l’opinion que le docteur aurait de lui ; alors les enfans se mirent en route pour Rugby. Holmes, qui était un des meilleurs garçons de l’école, saisit cette occasion de leur faire une petite morale. — Maintenant, jeunes gens, dit-il, vous voilà hors de danger. N’allez plus rôder autour de la basse-cour de Thompson, entendez-vous ?

« Abondantes promesses de tous les élèves, spécialement de East.

« — Écoutez, je ne vous pose pas de questions, continua le mentor, mais je pense que quelques-uns d’entre vous se sont plus d’une fois trop approchés de son poulailler. Et maintenant sachez bien que tuer ou emporter la volaille d’autrui, c’est voler : c’est un vilain mot, mais c’est l’expression véritable qui convient à un tel acte. Si les poulets étaient morts et étalés à une boutique, je sais que vous ne les prendriez pas, pas plus que vous ne prendriez des pommes dans le panier de Griffith ; mais il n’y a pas de différence réelle entre des poulets courant la campagne, ou des pommes sur les arbres, et les mêmes objets exposés en vente dans une boutique. Je voudrais que vos principes de morale fussent plus solides sur ce chapitre. Il n’y a rien d’aussi vilain que ces distinctions qui justifient à nos yeux des actes pour lesquels de pauvres diables seraient mis en prison. — Ainsi parlait le brave Holmes pendant la route, leur donnant, comme dit la chanson, quantité de bons conseils qui les firent plus ou moins réfléchir, et les rendirent très repentans pendant quelques heures ; mais la vérité m’oblige à dire qu’East avait oublié tous ces bons conseils au bout d’une semaine, et ne se souvenait que des insultes du fermier Thompson. Pour s’en venger, il s’en alla en compagnie du Têtard et d’autres écervelés marauder quelque temps après autour du poulailler ; mais ils furent pris par les garçons de la ferme, solidement rossés, et eurent à payer huit shillings, tout l’argent qu’ils avaient au monde, pour éviter d’être conduits devant le docteur. »

Un autre point curieux et important des mœurs des écoles anglaises, c’est le fagging System. Les anciens sont les protecteurs naturels des petits, ils doivent sous leur responsabilité veiller à leur conduite, les guider, les conseiller, les aider dans leurs travaux ; les plus jeunes en retour doivent être les serviteurs obéissans de leurs mentors ; ils sont leurs fags[2], en d’autres termes leurs domestiques, leurs petits grooms. Cette domesticité n’a rien de bien assujettissant ni de bien avilissant, et une observation attentive de la nature de l’enfant justifie cette coutume, qui au premier abord paraît choquante. Les enfans aiment à obéir à leurs aînés ; il semble que cette obéissance les grandisse à leurs propres yeux et leur donne plus d’importance. Les enfans ont hâte d’arriver à l’âge de leurs aînés : l’obéissance leur procure, grâce à l’imagination, la réalisation illusoire de ce désir. Se mêler des affaires d’un compagnon plus âgé, regarder ses livres, pénétrer dans son étude, c’est déjà vivre de la même vie que lui, partager les mêmes pensées. D’ailleurs il est bon que ceux qui auront à commander un jour commencent par obéir : c’est la meilleure école d’égalité. Il est bon que les enfans sachent de bonne heure que la vie est une alternative d’obéissance et de commandement, que le monde n’est pas composé d’une part de Robinsons, et d’autre part de Vendredis, mais que le même homme, selon les temps et les circonstances, est alternativement Robinson et Vendredi. Les fags deviendront prœpostors à leur tour, et exigeront les mêmes services qu’ils ont rendus. L’office du fag n’est pas bien pénible, et j’imagine que la plupart des enfans de nos collèges l’accepteraient volontiers, si en retour on les délivrait de la tyrannie du maître d’études, et qu’on leur donnât la liberté de courir la campagne. Le fag est obligé par exemple de descendre chercher de l’eau si la provision se trouve insuffisante, pour la toilette du matin ; il porte le souper des aînés, nettoie leurs chandeliers, met leurs pupitres en ordre, fait leurs commissions : c’est une obligation à laquelle personne ne peut se soustraire, et qu’il faut subir bon gré, mal gré.

Les élèves de la sixième division avaient seuls à Rugby le droit d’exiger de leurs collègues le fagging service ; mais à Rugby comme ailleurs la liberté peut engendrer la licence, et conduire soit à l’anarchie, soit au despotisme. Les élèves de la cinquième division s’avisèrent de s’arroger les droits de leurs supérieurs. Pourquoi n’auraient-ils pas aussi leurs fags ? Quelle différence les séparait des élèves de la sixième division ? Ils avaient à peu près le même âge, ils avaient à peu près la même force, et ils le feraient bien voir. S’ils n’avaient pas le droit d’exiger ce service, ils en avaient au moins le pouvoir. Guidés par le brutal Flashman, les élèves de la cinquième division réduisirent donc en servitude leurs jeunes camarades. Tom, qui n’était rien moins que patient, supportait cet esclavage en grinçant des dents et en méditant des projets de révolte. La dénonciation n’étant pas admise, il n’y avait en effet d’autre moyen d’en finir que la révolte. Tom fit part de ses projets à son camarade Harry East, enfant résolu, indiscipliné et rusé. East essaya de l’en détourner, en lui montrant tous les dangers de l’entreprise. Il faudrait former une ligue générale ; y réussirait-il ? Peut-être n’y avait-il qu’un moyen de se débarrasser de cette tyrannie illégale : c’était l’expédient que lui, East, avait adopté. Il faisait son service de manière à dégoûter son tyran. Il oubliait de nettoyer les chandeliers, il laissait sur le parquet les débris du suif, il ne secouait pas les tapis, balayait l’étude à demi ; mais, comme le service était fait en apparence, son tyran ne savait jamais au juste s’il avait ou non rempli ses devoirs d’esclave. Plusieurs fois ce dernier lui avait tendu des pièges ; mais East, rusé comme Ulysse, les avait toujours découverts. Une fois entre autres il avait caché de petits bouts de papier sous le tapis qui recouvrait son pupitre ; si les bouts de papier se retrouvaient le lendemain sous le tapis, East serait pris en flagrant délit de négligence et d’insubordination, et il pourrait alors le châtier tout à son aise. « Le lendemain matin, racontait le tyran, après déjeuner, je monte, j’enlève le tapis, et pst, voilà tous les petits bouts de papier qui volent dans l’étude. J’étais furieux. Ah ! je te tiens à la fin, pensais-je ; je l’envoyai chercher, et je préparai ma canne. Le voilà qui arrive, les mains dans ses poches, et comme s’il ne s’était rien passé. — Est-ce que je ne vous avais pas dit de secouer mon tapis tous les matins ? — Oui. — Et vous l’avez fait-ce matin ? — Oui. — Oh ! petit menteur. J’ai mis ces bouts de papier sur la table hier au soir ; si vous aviez levé le tapis, vous les auriez vus ; aussi vous allez recevoir une solide volée. — Alors le gamin maudit tire une main de sa poche, se baisse, ramasse deux des morceaux de papier, et me les présente. Il y avait écrit dessus en grosses lettres : Harry East. Le petit drôle avait découvert le piège, enlevé mes bouts de papier, et en avait substitué d’autres, marqués de son nom. J’eus grande envie de lui administrer une volée pour châtier son impudence ; mais je m’abstins, car après tout on n’a pas le droit de tendre des pièges, et j’étais dans mon tort. »

Toutefois les résolutions violentes allaient mieux au tempérament de Tom que la ruse patiente. « Je ne souffrirai pas plus longtemps cette tyrannie ! » s’écrie-t-il, et il se met à l’œuvre immédiatement. On entend la voix du brutal Flashman qui retentit dans le corridor. Les deux enfans se barricadent dans leur étude et résistent à un siège en règle. Le lendemain, ils convoquent la quatrième division tout entière ; mais cette réunion ressemble beaucoup au conseil tenu par les rats. On ne sait à quel parti s’arrêter, et il est à peu près décidé qu’on invoquera la protection de la sixième division, lorsqu’un bon conseil leur est donné par la voix d’un garçon qui assistait à la réunion en simple spectateur. « N’allez avertir personne, et résistez tout seuls ; ils se fatigueront bien vite. Je l’ai essayé moi-même autrefois avec leurs prédécesseurs. Nous nous révoltâmes, et ils nous laissèrent tranquilles. » Un cri général de résistance accueillit ce conseil. Hélas ! les enfans ressemblent beaucoup aux hommes : pendant quelque temps, on résista énergiquement, et on n’entendit parler que de batailles, de sièges soutenus, de lits brisés ou inondés ; mais peu à peu ce beau feu s’éteignit, Flashman et ses collègues battirent la ligue par détachemens ; l’un après l’autre, les insurgés se rendirent, et il ne resta plus debout sur la brèche que Tom, East et un de leurs camarades qu’on appelait familièrement le Télard. Ces trois héros connurent alors les souffrances qui ont traversé tous les braves cœurs ; pendant qu’ils se battaient vaillamment, ils étaient l’objet du dénigrement de ceux qui avaient failli à la tâche, et qu’ils s’efforçaient de délivrer. Leurs ingrats camarades s’indignaient de les trouver plus braves qu’ils ne l’avaient été, et murmuraient contre eux. — A quoi bon tant de luttes inutiles ? Mieux valait après tout la servitude des pharaons de la cinquième division. Il valait mieux certainement continuer à secouer des tapis et nettoyer des chandeliers qu’attraper de continuels coups de pied. — Trop de vertu excite l’envie, c’est une expérience qu’ont faite tous les héros. Cependant Tom et ses deux collègues tinrent bon. Malgré l’orage et après bien des traverses, ils mirent fin à cette tyrannie par un beau combat, qui guérit pour toujours le brutal Flashman de ses velléités de despotisme.

Dans un pareil système d’éducation, le caractère des enfans se forme vite, et laisse aisément deviner ce que sera l’homme futur. Nous avons donc dans ce récit toute une collection de caractères curieux et originaux : le vaillant petit Tom, bouillant comme Achille, prompt à la résistance ; le rusé Harry East, fin comme le fils de Laërte ; le bon Télard, camarade sûr, soldat dévoué plutôt que capitaine, sans initiative, et marchant toujours à la suite en fidèle Achate qu’il est ; le brutal Flashman, type de Thersite, exploiteur impudent. Il en est deux cependant qui dépassent tous les autres en originalité, et que je ne puis me dispenser de présenter au lecteur. Le premier est cet écolier qui avait donné à la quatrième division le conseil de la résistance. Il était un des meilleurs élèves de la cinquième division, et s’appelait Diggs ; mais ses habitudes et sa toilette débraillée l’avaient fait baptiser d’un sobriquet que je traduirai poliment par le mot, déjà fort expressif, de saligaud. Ses pantalons étaient toujours trop courts, ses jaquettes toujours trop étroites, ses souliers toujours crottés. Il avait un talent particulier pour déchirer et tacher ses habits ; mais plus grand était son talent pour se créer des difficultés financières. Aussitôt qu’il avait de l’argent, — et il en recevait autant que les autres élèves, — il s’en débarrassait on ne savait comment. Alors, comme il était aussi insouciant que prodigue, il empruntait de tous côtés, et lorsque ses dettes étaient devenues trop criardes et ses créanciers trop pressans, il faisait une vente aux enchères de tout ce qu’il possédait, afin de se libérer. Tout y passait, ses chandeliers, son pupitre, sa table, ses livres et son papier. Pauvre comme Job, il rôdait alors à travers les salles, écrivant ses devoirs sur des loques de papier ramassées dans les débris et apprenant ses leçons par-dessus l’épaule de ses camarades : du reste, un garçon d’esprit, d’une langue agile, qui mettait aisément hors de combat les mauvais plaisans et les railleurs. Il était studieux, vivait à peu près seul, portait fièrement sa détresse, et se souciait peu de l’opinion publique. Il prit en amitié Tom et East, qui, pour le récompenser de ses bons conseils, achetèrent son mobilier lors d’une de ses fréquentes faillites, puis le lui rendirent libéralement. Quel mobilier ! des portefeuilles sans serrures, des serrures sans clé, une vieille ratière, un gril dépourvu de poignée. Diggs fut touché de leur procédé, et se montra reconnaissant. « Vous êtes de bons petits cœurs, vous deux, leur dit-il, je tenais à ce portefeuille, ma sœur me l’avait donné. Je ne l’oublierai pas. » Il ne l’oublia pas en effet, et il les aida à se débarrasser de la tyrannie de Flashman. Pauvre Diggs ! nous serions curieux de savoir quelle a été sa destinée dans ce monde, car il représente assez bien ce que devaient être au collège l’insouciant Charles Fox et le spirituel Sheridan.

Non moins singulier est le second personnage que nous avons à vous présenter. Celui-là était un naturaliste qui répondait au nom de Martin, et que ses manies scientifiques avaient fait surnommer Madman (le Fou). Son étude était un antre dans lequel il vivait reclus comme Roger Bacon dans sa cellule. Ses camarades n’en approchaient point, car ils ne savaient pas quels monstres ils pourraient y rencontrer. À quinze pas, une odeur de mélanges chimiques saisissait l’odorat. Si quelque imprudent entrait dans ce repaire, il était d’abord accueilli par les cris furieux d’une vieille pie, qui l’accablait de malédictions ; puis il sentait une couleuvre s’enrouler familièrement autour de sa jambe, pendant que du fond d’une cuvette cassée une grenouille le regardait de ses yeux immobiles. Le pupitre était rempli de rats et de hérissons. Les livres classiques n’abondaient pas dans cette étude ; en revanche, les tables étaient couvertes de fioles, de précipités chimiques, de machines électriques qu’il avait confectionnées lui-même. Le mobilier était pauvre, car Martin dépensait tout son argent en achats d’oiseaux, d’œufs, de nids et d’autres articles d’histoire naturelle : il se privait même de chandelle, s’éclairait au moyen d’une mèche de chanvre trempant dans une composition nauséabonde, et barbouillait ses devoirs à la lueur du foyer de la salle commune. Les plaintes d’Andromaque, les douleurs d’Hécube ou les fureurs amoureuses de Didon l’intéressaient médiocrement ; mais il connaissait à merveille tous les mystères des marais et des bois. Il savait où perchaient les éperviers, sur quel sapin on trouvait un nid de crécerelles, près de quel étang nichait le coq de bruyère. Il avait compté les œufs, il savait le nombre des petits. Il connaissait près d’un vieux canal un nid de martin-pêcheur, et comme il avait entendu dire que le gouvernement ou le British Muséum proposait une récompense de cent livres sterling à celui qui pourrait offrir un nid intact (chose rare, paraît-il), Martin rêvait au moyen de conquérir cette récompense, et calculait déjà combien d’articles d’histoire naturelle on pourrait avoir pour cette somme énorme. Personne ne le troublait dans ses recherches scientifiques, pas même le docteur Arnold, qui, ayant une fois voulu pénétrer dans son repaire, avait failli être asphyxié par la mauvaise odeur, et même foudroyé par une explosion, résultat d’un mélange imprudent. À cette passion scientifique Martin joignait une manie assez innocente : il s’était tatoué le corps comme un sauvage, et se montrait tout fier des belles arabesques que présentaient ses membres. Cela lui semblait même si beau qu’il n’avait eu de repos qu’après avoir dessiné une ancre sur le bras d’un jeune enfant frêle et mignon, dont il était le camarade intime.

Les scènes de mœurs sont aussi variées que les caractères et se présentent toutes devant nos yeux avec une vigoureuse physionomie anglaise : ce sont des mœurs brutales, mais pleines de candeur et de loyauté. Par exemple, un combat n’est pas, comme dans nos collèges, une rixe irrégulière, où les adversaires luttent en employant tous les moyens de défense que leur suggère la rage : l’école entière intervient afin de faire exécuter les règles d’un combat loyal. A fair play, une libre et loyale rivalité, telle est la première condition que les Anglais posent à leurs adversaires dans les combats de la vie. Le fair play est aussi la première condition, la base essentielle des pugilats de l’école. L’école fait cercle autour des combattans, qui choisissent leurs témoins comme pour un duel. Le combat dure jusqu’à ce que l’un des adversaires soit vaincu, mais on l’interrompt fréquemment afin de conserver les chances égales des deux côtés, et d’empêcher qu’un des combattans ne profite déloyalement de quelque circonstance désavantageuse à son adversaire. Un élève est choisi pour remplir le rôle de timekeeper, c’est-à-dire pour marquer le moment où le combat doit être interrompu et celui où il doit être repris. Dans les intervalles, les témoins préparent le guerrier pour la reprise du combat, roulent ses manches, serrent ses boucles, essuient avec une éponge imbibée d’eau froide la sueur qui coule de son visage et l’écume sanguinolente qui sort de sa bouche. Pendant ce temps-là, des paris s’engagent entre les élèves comme dans les combats de boxe ou les courses de chevaux. « Deux demi-couronnes contre une pour le grand. — Tenu. — Quatre demi-couronnes contre une pour le petit. » Enfin le combat est terminé. Les parieurs relèvent leurs gains et leurs pertes, et les adversaires vont faire panser leurs mâchoires démontées et leurs coudes luxés. L’auteur clôt la description de ce combat par cette morale très anglaise qui nous dispensera de donner une opinion : « Les enfans se querelleront, et s’ils se querellent, ils se battront quelquefois. Le combat à coups de poing est pour les enfans anglais la méthode naturelle et nationale de régler leurs querelles. Que pourrait-on y substituer, et qu’a-t-on jamais trouvé à y substituer ? Si vous blâmez la coutume du combat, dites-moi, je vous prie, ce que vous voudriez mettre à la place ? Apprenez donc à boxer, jeunes gens, comme vous apprenez à jouer au ballon. Vous n’en serez pas plus mauvais pour cela, et dussiez-vous ne jamais vous servir de votre science, sachez qu’il n’est pas de meilleur exercice pour donner du sang-froid et pour affermir les muscles du dos et des jambes. »

Le succès rend l’homme vain et audacieux Tom avait triomphé presque à lui seul de la tyrannie de la cinquième division, il était salué de tous comme un héros. Dans sa petite sphère, il avait accompli une grande chose, tous les yeux suivaient ses moindres mouvemens, et les autres élèves avaient pour lui le respect sympathique que le peuple a toujours pour les triomphateurs et les capitaines heureux. Dans ces situations, la tête tourne facilement, et on croit sans peine qu’on s’est élevé au-dessus de la loi. Aussi Tom, à partir de ce moment, se rendit-il coupable de nombreuses infractions à la discipline, cependant si large, de l’école. Il était défendu par » exemple de rentrer à l’école après que les portes étaient fermées ; un jour néanmoins Tom et ses camarades se laissèrent entraîner par leur ardeur au jeu de hare and hounds (le lièvre et les chiens), — un jeu qui laisse bien loin derrière lui la timide partie de barres, et qui consiste à se poursuivre dans la campagne pendant deux ou trois milles. — Ils rentrèrent fort avant dans la soirée, crottés, leurs vêtemens en lambeaux, et furent conduits immédiatement devant le docteur. Le docteur ferma les yeux pour cette fois, et, au lieu de gronder, les reçut avec une aménité toute paternelle. « Eh bien ! mes petits enfans, qu’est-ce qui vous fait rentrer si tard ? Et comme vous voilà faits ! vous n’êtes pas blessés, je suppose ? C’est bien, allez changer de toilette, et dites qu’on vous donne à souper. Vous êtes trop jeunes pour faire d’aussi longues courses. Faites savoir à Warner que je vous ai vus. Bonne nuit, mes enfans. » Les nombreuses visites que Tom eut par la suite à faire au docteur n’eurent pas précisément le même caractère. Une fois il fut surpris pêchant à la ligne dans un endroit défendu, et conduit triomphalement au docteur par un garde champêtre. Une autre fois il était mandé pour avoir dérangé les aiguilles de l’horloge du collège. Une autre fois enfin, contre la défense expresse du docteur, il était allé visiter une grande foire qui se tenait dans la ville. Il avait été fouetté pour ces divers méfaits ; mais cette punition sévère ne parvenait pas à le corriger. Dieu sait où il serait allé dans cette voie fâcheuse, si un jour il n’eût entendu le docteur se plaindre vivement de sa conduite à un de ses maîtres, et menacer de le renvoyer dans le cas où il ne se corrigerait point. « Je le ferai à contre-cœur, car c’est au fond un brave petit garçon ; mais il n’a pas le sentiment de ce qu’il doit faire, et je ne sais comment le lui donner. — Je crois, répondit le maître, que si on lui donnait quelque petit garçon à protéger, cela le rendrait beaucoup moins turbulent. — Oui, dit le docteur, j’y réfléchirai. »

On lui donna en effet un petit garçon à protéger, et ici nous touchons à la seule objection peut-être qu’on puisse raisonnablement faire au système de l’éducation anglaise. Cette éducation est sans doute excellente pour la grande majorité des enfans ; mais que deviendront au milieu de cette liberté excessive et de ces mœurs violentes les enfans d’un caractère timide et d’un esprit contemplatif ? Ces esprits impressionnables que blesse la moindre piqûre, qui répugnent à l’action, seront les jouets de leurs camarades, ils seront écrasés par la brutalité de la force, de telle sorte que ce système sacrifiera les natures les plus fines et les plus précieuses aux natures les plus grossières et les plus communes. L’objection a sa portée, je n’en disconviens pas ; cependant il est assez facile de trouver une réponse. C’est à l’autorité supérieure, au directeur du collège, de prévenir le mal, et il le peut aisément. L’éducation libre de l’école permet à toutes les énergies de l’enfance de se développer ; c’est au directeur de savoir utiliser ces énergies au profit du bien. Tel était précisément le système du docteur Arnold, et tous les reproches assez légers d’ailleurs qui lui ont été adressés viennent échouer et se briser ici. Le docteur Arnold, chrétien sévère et éclairé, conscience pleine de scrupules, consentait bien à accepter le système anglais en matière d’éducation ; cependant il faisait ses réserves. La brutalité des mœurs l’effrayait ; il lui semblait que les énergies juvéniles devaient être secrètement guidées, et qu’on devait toujours placer devant elles un but moral. D’elles-mêmes ces énergies allaient où les poussait la violence de l’humeur et du tempérament, et cependant on ne devait pas les comprimer, de crainte de détruire en germe la virilité du caractère. Qu’y avait-il donc à faire ? Tout simplement à utiliser les énergies au profit d’un but moral. Je ne sais si, comme on le lui a reproché, le docteur Arnold poussait un peu trop loin les conséquences de ce principe, mais le principe était excellent. Voici un enfant, élevé dans une famille pieuse, qui a toujours vécu aux côtés d’une mère tendre, dont la sensibilité a été raffinée de trop bonne heure par la sollicitude maternelle, d’un tempérament faible et féminin, d’une âme studieuse et contemplative : il est certain qu’étant données les mœurs d’une école publique anglaise, toutes ses qualités lui seront autant de sources de souffrances. Sans doute on ne peut pour un seul enfant changer toutes les règles du collège ; n’y a-t-il pourtant rien à faire ? L’école serait bien déshéritée, s’il ne s’y trouvait pas quelque vaillant petit Tom à qui confier la protection d’un tel enfant. L’activité et même la turbulence de Tom Brown trouveront ici leur emploi. L’enfant est trop faible pour prendre part aux jeux énergiques de ses camarades, et cependant sa santé exigerait des exercices physiques modérés. Quoique frêle, pourquoi serait-il exclu de toute société et de tout plaisir ? N’y a-t-il pas là le petit naturaliste Martin qu’il peut escorter dans ses promenades scientifiques, qui lui apprendra à chasser les papillons, à surprendre les lézards dans leurs trous, et même à grimper aux arbres ? Le séjour d’une école anglaise peut donc être sain et agréable, même pour un enfant d’organisation frêle et délicate. Cela ne tient qu’au degré de sagacité du directeur et au degré d’ardeur qu’il apporte dans ses fonctions.

Un jour donc, après les vacances, en revenant de la maison paternelle, Tom fut invité, honneur insigne, à prendre le thé chez le docteur. Là, il se trouva en présence d’un petit garçon d’apparence chétive et frêle, d’une physionomie timide et rêveuse : c’était le fils d’un clergyman, mort dans une épidémie récente pour être resté trop fidèle à son devoir. L’enfant n’était, jamais sorti de la maison paternelle, avait vécu sous l’aile de sa mère, et n’avait connu d’autres compagnons de jeux que ses sœurs. Il avait donc été délicatement élevé ; il était même, dans la bonne et morale acception du mot, un enfant gâté ; on le voyait bien aux jolis petits bonnets que ses sœurs lui avaient brodés, au joli ameublement dont sa mère avait orné l’étude qu’il devait partager avec Toni. « Voilà, lui dit le docteur, le petit garçon qui partagera votre étude. Il n’a pas aussi bonne mine que nous le voudrions, il a besoin d’air et de quelques ; parties de balle. Il faudra lui faire faire quelques bonnes promenades et lui montrer quelles jolies campagnes nous avons tout près d’ici. » Tom fut d’abord assez peu satisfait du compagnon qu’on lui donnait, et il était assez de l’avis du Tétard, qui avait formulé en ces termes son étonnement : « Voilà un drôle de camarade pour Tom Brovvn ! » Lui, l’enfant indiscipliné par excellence, on lui donnait pour compagnon un enfant timide et délicat, presque une demoiselle, que l’école ne tarderait pas à baptiser du nom de Jenny ou de Molly ! Cependant il prit son rôle au sérieux, d’autant plus que son petit cœur avait été ému, car les influences féminines s’étaient mises de la partie et avaient agi de leur mieux pour bien disposer en faveur d’Arthur le farouche Tom. Non-seulement le docteur, mais la femme du docteur et la femme de charge de l’école s’intéressaient à l’enfant mélancolique : comment résister à tant d’influences réunies !

Le docteur aurait pu voir dès le soir même que Tom prendrait sa tâche à cœur et remplirait fidèlement les devoirs dont il était chargé. À l’heure du coucher, lorsqu’il fut à demi déshabillé, le jeune enfant s’agenouilla au pied de son lit, et se mit en devoir de faire ses prières, selon la coutume de la maison paternelle. Une pantoufle lancée par un des élèves l’interrompit dans cette pieuse occupation, juste au moment où Tom Brown se retournait pour poser à terre une de ses bottines qu’il venait de délacer, et qui servit immédiatement d’instrument de vengeance. « Le diable vous emporte, Brown ! qu’est-ce que vous avez donc ? — Ne vous inquiétez pas de ce que j’ai, répond Tom, et si quelqu’un désire recevoir à la tête l’autre bottine, il sait ce qu’il doit faire pour cela. » Malgré tout son bon vouloir, il fallut bien du temps à Tom pour vaincre la timidité du jeune Arthur. Le jeune enfant gardait une réserve excessive, et ne parlait que lorsque Tom le premier lui adressait la parole. La frêle santé de l’enfant était un autre obstacle à leur intimité. Arthur était bien le camarade d’études de Tom, mais il ne pouvait être son camarade de jeux ; son caractère prématurément sérieux et ses nerfs trop peu aguerris ne lui permettaient pas de prendre part aux longues courses et aux interminables parties de ballon. Vivrait-il donc toujours solitaire, et n’y avait-il aucun remède à cette mélancolie ? Enfin un jour Arthur manifesta le désir de faire la connaissance du naturaliste Martin, dont la physionomie l’avait séduit. Tom, en garçon pratique, s’empressa de satisfaire ce désir ; l’occasion qui devait vaincre la réserve d’Arthur et l’arracher à la solitude venait de se présenter. Arthur devint en peu de temps le camarade inséparable de Martin, si bien que Tom, qui avait pris au sérieux son rôle de protecteur, confesse que cette intimité excita en lui quelques sentimens de jalousie. Les courses à travers la campagne, à la recherche des lézards et des nids d’oiseaux, composent une peinture charmante, et qui donnerait presque envie de redevenir enfant. Les physionomies juvéniles et si diversement caractérisées de Tom le batailleur, d’Arthur le mélancolique, de Martin le naturaliste, d’East le persifleur, forment un groupe intéressant qui ferait honneur au pinceau de Lawrence.

Au bout de quelques années de promenades scientifiques, la personne d’Arthur avait subi une complète transformation. Son caractère, sans rien perdre de sa discrétion, s’était ouvert à l’enjouement, ses nerfs s’étaient affermis, et maintenant il était capable de prendre part aux combats les plus périlleux et aux exercices les plus fatigans de l’école. Tel était le résultat des conseils et de la protection de Tom Brown. De son côté, Tom avait beaucoup gagné dans la compagnie d’Arthur. La société de cet enfant mélancolique avait raffiné sa sensibilité, éveillé son esprit moral. Il avait eu honte de sa grossière turbulence, de son défaut d’application, de son peu de goût pour l’étude et le travail. En un mot, il s’était trouvé prosaïque, et s’était senti humilié de cette découverte. Lui qui n’estimait que la force et l’adresse, il avait été vaincu par un enfant gauche et faible. Arthur avait aussi réveillé dans son cœur les sentimens de religion, qui n’avaient jamais été éteints en lui, mais qui y avaient été longtemps assoupis. Les deux enfans s’étaient corrigés l’un par l’autre sous l’influence d’une sympathie sans contrainte.

L’amitié d’Arthur et de Tom clôt ce livre animé et dramatique. Nous devons féliciter l’auteur anonyme du relief de ses peintures, de la réalité de ses descriptions, de la précision savante avec laquelle il a su rendre tant de détails insignifians en apparence, et surtout du ton cordial et sympathique de son livre. Nous lui ferons cependant une ou deux chicanes. En premier lieu, le style de son livre, quoique très cherché et très tourmenté souvent, est cependant loin d’être original. C’est une copie de ce style pittoresque et presque dramatique inventé par Thomas Carlyle, et si ingénieusement vulgarisé dans ces dernières années par M. Kingsley. La copie est excellente, mais on sent que l’auteur a eu un modèle devant les yeux, et qu’il est graveur plutôt que peintre. En second lieu, le sentiment principal du livre est une grande et respectueuse vénération pour le docteur Arnold. Ce sentiment, qui éclate presque avec des sanglots à la fin du livre, est comme la source secrète qui donne à toutes ces pages leur vivacité et leur fraîcheur. Néanmoins nous ne voyons pas assez familièrement l’illustre docteur ; c’est à peine si nous l’apercevons une fois en pleine lumière. Nous ne sommes pas assez instruits de ses projets, de ses opinions, de ses plans de réforme, des innovations qu’il a introduites dans le système de l’éducation anglaise. Les souvenirs de Tom Brown n’ajoutent pas grand’-chose à ce que nous savions du gouvernement du docteur Arnold à Rugby. Une seule fois nous voyons réellement sa discipline à l’œuvre ; c’est lorsqu’il confère à Tom la protection du jeune Arthur. Il est vrai que Tom Brown peut répondre et même répond pour son excuse qu’il a vécu à Rugby dans les premières années du gouvernement du docteur, avant que ses réformes eussent pris racine, et lorsque les vieilles coutumes des écoles anglaises dominaient encore dans le collège. « Depuis, ces réformes, dit-il, ont porté leurs fruits, et la vie des écoles n’est plus ce qu’elle était. » Le docteur Arnold aurait donc réussi dans son grand projet, qui consistait à christianiser l’éducation publique, et à faire non-seulement comme autrefois des gentlemen, mais des gentlemen chrétiens. Dans quelle mesure cependant a-t-il réussi ? L’éducation publique anglaise a-t-elle perdu en vigueur ce qu’elle a gagné en moralité et en raffinement ? Si les mœurs des écoles n’ont plus la même brutalité, ont-elles la même force ? Voilà ce que nous voudrions savoir, et sur quoi Tom Brown nous renseigne d’une manière fort insuffisante. Quoi qu’il en soit, ce livre est une preuve nouvelle de la vénération et de l’admiration singulières que le docteur Arnold avait su inspirer à tous ses élèves. On peut dire que ce sont les élèves du docteur Arnold qui ont fait l’a fortune de son nom, Celui qui voudrait mesurer le degré d’influence de cet homme illustre devrait interroger non les livres qu’il a laissés, mais les écrits et les actes des nouvelles générations qui ont été formées par lui.

Il y a plus qu’une leçon morale, il y a une leçon politique à tirer de ce livre. Nous l’avons dit en commençant, il est inutile de discuter à priori sur le mérite relatif des divers systèmes d’éducation. Un système d’éducation dont la liberté est la base, dont l’indiscipline, la rudesse et même la brutalité sont les conditions naturelles et inévitables, répugnerait sans doute chez nous à bien des esprits et soulèverait bien des scrupules. Les tendres mères frémiraient pour la santé de leurs enfans, les pères s’effraieraient de leur indiscipline. Notre manière de comprendre l’éducation ressemble un peu à la manière dont le XVIIe siècle comprenait la nature. Nous élevons les enfans avec un sentiment de tendresse égoïste ; nous les élevons non pour eux et pour la société dans laquelle ils devront vivre, mais pour nous, pour l’ornement de notre foyer et pour le plaisir de nos yeux. La sauvagerie naturelle à l’enfant nous déplaît et nous alarme, et nous n’avons pas de repos que nous n’ayons transformé la rude chrysalide en un frêle et gracieux papillon. Nous voulons l’enfant civilisé de bonne heure, et nous lui enseignons toutes les vertus de convention, toutes les manières artificielles de la société. Tout autre, comme nous l’avons vu, est la méthode anglaise : l’enfant n’est pas élevé pour le plaisir des parens, mais pour lui-même et pour la société dont il fera partie. Livré à lui-même, obligé de chercher en lui-même ses moyens de défense et de protection, il apprend de bonne heure cette grande leçon, que la vie est une série d’obstacles qu’il faut savoir surmonter. Le collège anglais étant une société en miniature, où les caractères les plus divers se développent librement, l’enfant fait en abrégé l’expérience de la vie, et acquiert de bonne heure le sentiment de la réalité. Il n’aura point besoin de faire plus tard un cours de philosophie morale pour savoir quelle est la nature de l’homme, et il rira de bon cœur des théoriciens et des rêveurs qui lui proposeront les doctrines d’Hobbes et les sophismes de Rousseau. Il saura que la nature humaine est un mélange, et que ce mélange varie à l’infini avec les individus. Il ne lui prendra pas dans la vie des fantaisies de révolte ou de tyrannie, car il aura épuisé au collège toutes ces passions puériles, et il aura acquis par expérience la conviction que les révoltés sont moins dangereux qu’ils ne le paraissent, et que les tyrans ne sont pas aussi invincibles qu’ils en ont l’air. Il aura reconnu les limites naturelles des choses, car il aura souvent oublié où s’arrêtaient ses droits, et chaque fois il en aura été puni. Il aura plus d’une fois aussi, dans ses heures d’enthousiasme, accompli des sacrifices dont il n’aura pas été récompensé. Le jeune Anglais, au sortir du collège, a donc reçu non-seulement une éducation intellectuelle, mais une éducation pratique ; il est capable d’être un citoyen en même temps que d’être un scholar. Et pour tout résumer d’un seul mot, si l’on demandait pourquoi, étant donné le mouvement toujours ascendant de la démocratie, les classes supérieures de l’Angleterre conservent encore le gouvernement de la société, je répondrais qu’elles doivent avant tout ce privilège à leur éducation, qui, en bannissant de leur esprit la timidité, l’irrésolution, les rêveries chimériques, leur a enseigné à ne s’étonner de rien, à ne rien craindre, à ne rien dédaigner et à tout ménager.


EMILE MONTEGUT.

  1. Le docteur Arnold, qui était au début de son administration.
  2. Fags, souffre-douleurs, expression trop énergique dérivée du verbe to fag, travailler, piocher.