Université catholique d’Amérique (p. 381-Ph).

CHAPITRE XXI


MOSOUL — LA VILLE — LES CHRÉTIENS

D’ORIENT — LA MISSION DOMINICAINE


La neige à Môsoul ! La ville ; le clou de Môsoul, son pont ; historique de Môsoul ; Importance de sa position géographique. Ruines de Ninive ; Kouyoundjik ; Nebi-Younès ; les fouilles. Môsoul au point de vue social ; le Consul de France ; histoire d’un jardin public ; le Vali ; Mgr Benham-Benni et l’Église syrienne. L’Église chaldéenne et son histoire ; le schisme de Mellous. Les Chrétiens d’Orient ; leurs défauts ; leur excuse ; notre injustice ; caractère des Églises orientales, rôle du Patriarche. La mission dominicaine ; son histoire ; l’imprimerie ; le séminaire ; visite au Vali. Les Iwâns. Le jour de Noël.

Dès notre arrivée, visites, réceptions, promenades absorbent si bien notre temps, que de la grande mission des Dominicains, où l’on nous prodigue la plus charmante hospitalité, nous ne voyons presque rien.

Môsoul est pour l’Européen une des reines du désert, la dernière étape entre les âpres montagnes kurdes et les plaines arabes ; il n’y voit que palmier, sol brûlant, atmosphère vibrant au soleil — nous, nous y trouvons la neige ! ce n’est, il est vrai, qu’un hôte passager ; bientôt le soleil reprend victorieusement ses droits ; et, quand vient l’été, les chaleurs sont horribles ; mais enfin, nous avons vu Môsoul par la neige[1] !

La ville, déchue et délabrée comme toutes les villes d’Orient, garde toutefois encore un aspect royal. Les derniers contreforts du Sindjâr, qui viennent doucement mourir au Tigre, forment un amphithéâtre naturel, sur lequel se groupent pittoresquement les maisons. Fidèles aux traditions orientales, les Mossouliotes ont massé leurs demeures, resserré leurs ruelles, comme s’ils eussent craint de manquer de place ; et pourtant la ville n’occupe que la moitié de l’espace qu’entourent ses remparts !


Môsoul et Ninive.

L’enceinte fortifiée, qui a près de dix kilomètres de tour, est aujourd’hui à demi-ruinée ; elle court d’abord le long du fleuve sur lequel n’ouvrent que quelques portes ; puis elle va, s’élevant jusqu’au sommet de l’amphithéâtre et se termine au Nord de la ville sur le plateau fortifié qui le premier signale Môsoul au voyageur venant de Djézireh.

Ce plateau porte les ruines du palais du Sultan Loulou II[2], les ruines en elles-mêmes sont insignifiantes ; mais tout auprès, entre le palais de Loulou et la ville, dominant le fleuve, s’élève une petite mosquée — jadis, dit-on, une église. — Son style est à la fois simple et gracieux et sa façade conserve quelques restes d’une ornementation de faïences dont les tons bleus sont d’une profondeur admirable[3].


Le pont de Môsoul.

Du haut de la terrasse de Loulou, le regard embrasse très distinctement les ruines de Ninive, la plaine, et au delà les hardis contours du Djebel-Makloûb.

Le bazar de Môsoul semble bien moins fourni que celui de Van ; en revanche, il est franchement oriental, pur de ces aspects demi-européens qui gâtent le pittoresque ; l’on s’y bouscule à plaisir.

Près du fleuve les tanneurs ont accaparé tout un quartier. Bien que nous soyons en hiver, les odeurs y sont infectes ; ici les gens tiennent ces émanations pour salutaires et portent souvent leurs malades respirer cet air.

Il me reste à parler du « clou » de Môsoul, de son pont.

Un beau jour il fut décidé dans les conseils de la Sublime Porte qu’un pont en maçonnerie devait remplacer le vulgaire pont de bateaux qui jusqu’alors reliait Môsoul à la rive gauche du fleuve. On se met à l’œuvre et, comme le Tigre a des crues très fortes, l’on commence à construire le pont sur les terrains ordinairement à sec, et que le fleuve n’envahit qu’aux hautes eaux.

La construction s’avance d’abord sans difficultés, et le pont, déjà de fort belles dimensions, semble annoncer un monument digne de la Turquie régénérée. Les travaux se poussent jusqu’au lit où coule le fleuve en temps ordinaire. Arrivés là, les ingénieurs s’arrêtent net ; au lieu de pousser le pont jusque dans les eaux du Tigre, ils adaptent à la dernière des arches jusque-là construites, un plan incliné, auquel ils raccordent le vieux pont de bateaux. — Tout est dit : le pont de Môsoul est construit, les récompenses sans doute sont données ; on ne parle plus de rien.

Voici donc un pont splendide bâti sur terre ferme, et sur le fleuve, un fragile pont de bateaux. Est-ce assez turc !

L’hypothèse naturelle serait d’admettre que les fonds gaspillés en pots de vin, ont manqué au moment critique.

Nul n’exclut cette hypothèse, mais cependant une personne fort sérieuse m’a soutenu que jamais l’on avait eu l’intention de pousser le pont jusqu’au lit du fleuve. Le pont de maçonnerie ne devait servir que pour les hautes eaux ! Dans ce cas, je ne sais quel qualificatif employer, car, quand viennent les hautes eaux, le courant du fleuve devient impétueux ; par précaution, le pont de bateaux est ramené à la rive, et le pont de pierre, rendu ainsi inutile, reste comme une épave perdue au milieu de l’inondation — au demeurant, il ne prend pas même à la limite des crues ordinaires et le plus souvent les hautes eaux le cernent complètement. Il ne sert que dans la courte période qui sépare le moment où l’on rétablit le pont de bateaux de celui où le Tigre reprend son lit habituel.

Il est presque inutile d’ajouter que le pont, bâti en belle maçonnerie de briques, n’est nullement entretenu ; il est peut-être vieux de vingt ans et déjà menace ruine.

Quand aux abords du pont se pressent les caravanes de chameaux et les nombreux troupeaux de moutons ; quand aux bousculades des uns et à l’effarement stupide des autres se mêlent toutes les complications du péage, la confusion est indescriptible ; d’autant qu’en quittant le pont, l’on entre dans les quartiers commerçants et ouvriers où se pressent autour des bazars les demeures des artisans ; la foule y est donc toujours compacte.

Vers le haut de la ville, les rues sont plus calmes ; souvent même elles paraissent mortes, car les maisons qui les bordent ne présentent que de grands murs percés à de rares intervalles d’une fenêtre que défend sévèrement son moucharabi. C’est le quartier aristocratique ; il a ses jardins où jaillissent des eaux thermales ; mais ce sont sanctuaires interdits aux profanes.

Les maisons, rachètent leur tristesse par un grand air qu’elles doivent à la beauté de leurs matériaux ; presque toutes sont en « marbre de Môsoul. » Ce marbre ou plutôt cet albâtre se tire des carrières du Djebel-Makloûb. Malheureusement il ne résiste pas à l’action du temps.

Historiquement, Môsoul, considérée comme un faubourg de Ninive remonte à la même antiquité que cette cité de brigands et dût en partager la ruine. Comme ville distincte, Môsoul passe pour relativement moderne, puisqu’on la trouve mentionnée pour la première fois sous la domination musulmane. Cependant son origine doit remonter plus haut ; car les conditions géographiques qui avaient tant contribué à donner à la capitale de l’Assyrie sa splendeur, font de l’existence d’une ville aux environs de la vieille Ninive une nécessité. En effet, la voie naturelle qui de la Méditerranée gagne l’Euphrate en contournant le désert et longeant ensuite la base méridionale des avant-monts du Kurdistan, atteint le Tigre à Môsoul ou dans le voisinage de cette ville et se dirige vers le Zagros pour s’élever sur le plateau de l’Irân par le « chemin royal » ; même pour se rendre d’Halep à Baghdad, les caravanes passent à Môsoul afin d’éviter le territoire occupé par les tribus pillardes du désert[4].

Aussi bien, Môsoul est-elle la seule ville importante sur le cours moyen du Tigre.

Elle dut sa période de splendeur au prince seldjoukide Malek-Shah (1073–1093) qui la choisit pour base de ses opérations contre Baghdad, alors encore soumise au sceptre des Abbassides. Devenue la capitale d’un royaume indépendant, Môsoul résista à deux reprises aux attaques de Saladin (1182 et 1185).

Quand les hordes d’Houlagou envahirent ces régions, le sultan Loulou sut se concilier la faveur du conquérant, mais son fils Malek-Saleh qui se révolta contre le terrible Mogol (1261), perdit le royaume et la vie ; Môsoul fut prise, pillée et incendiée[5]. Au xvie siècle les Ottomans s’en emparèrent ; les Iraniens l’occupèrent momentanément au commencement du xviie siècle, mais Mourad IV la reconquit définitivement. Môsoul dut encore subir au siècle dernier un siège terrible dirigé par Nadir-Shah (1743).

Toutes ces péripéties politiques ont enlevé à Môsoul son ancienne splendeur et son importance au point de vue industriel. Loin d’exporter comme aux temps des khalifes ou de ses rois, la « mousseline » tissée d’or ou de soie[6], elle achète presque toutes ses étoffes à l’étranger. Mais elle a gardé l’importance qu’on ne pouvait lui enlever, celle de station naturelle pour le transit[7].

Elle reste aussi un centre d’élevage très important. Certains Mossouliotes possèdent, dit-on, jusqu’à 25 000 moutons ; en tous cas, plusieurs négociants en ont certainement de 14 à 15 000. Les troupeaux appartenant aux Mossouliotes s’élèvent au bas mot à un million de têtes — d’aucuns disent deux et même trois millions. On les nourrit dans le désert pendant la saison humide, et en montagnes pendant l’été. Une brebis adulte coûte en moyenne 20 francs : en deux ans elle est payée par ses produits. L’élevage serait une grande source de richesses si l’Oriental vivait moins au jour le jour et économisait dans les bonnes années pour faire face aux pertes imprévues. (Les neiges subites causent parfois une assez grande mortalité.)


Ninive (Kouyoundjik). Vue de la mosquée du sultan Loulou.

En face de Môsoul, sur la rive gauche du fleuve, s’élèvent deux grandes buttes de terre ; l’une, celle de Kouyoundjîk, l’autre, celle de Nebi-Younès, couronnée par le village de ce nom ; elles s’appuient toutes deux à une longue levée de terre, formant une enceinte fermée d’une quinzaine de kilomètres de tour. Ce sont là les ruines de Ninive ou plutôt le linceul qui les recouvre. La brique cuite qui formait le revêtement des palais, s’est effondrée ; la brique crue qui en formait les murs s’est dissoute sous l’action des pluies, recouvrant les plaques de marbre qui ornaient les appartements, les monstres ailés qui en défendaient l’entrée, ensevelissant, mais protégeant aussi le peu qui eût échappé aux mains avides des soldats de Cyaxare et de Nabopolassar[8] (625 ans environ avant J.-Ch.).

Ces deux buttes portaient les palais des rois d’Assyrie. Kouyoundjîk, fouillé par Botta, mais surtout par Layard, Smith et Rassam, a livré bien des trésors ; on y a pu retracer en partie le plan des palais, on a découvert une foule d’inscriptions et surtout la fameuse bibliothèque d’Assour-bani-abal. Mais la butte de Kouyoundjîk est une immense masse de briques et de terre évaluée à plus de 14 millions de tonnes. Il faudrait enlever près de la moitié de cette masse énorme pour dégager complètement les palais qui s’élevaient sur une terrasse artificielle en briques crues. Jusqu’ici on n’a fait que des fouilles très partielles et sans un plan nettement tracé. Mais ce qu’on a trouvé fait encore espérer bien des richesses.

Aujourd’hui le laboureur pousse sa charrue sur les ruines des palais des Sennachérib et des Assurbanipal.

J’ai constaté à certains endroits dans les tranchées de fouilles à demi-éboulées un fait très curieux — une légère couche de cailloux roulés et d’autres débris fluviaux intercalée au milieu des masses de terre effondrée. Comment en expliquer la présence ? Une inondation pour atteindre à pareille hauteur — 20 mètres environ au-dessus du niveau du Tigre — eut eu les proportions d’un déluge. D’un autre côté, comment admettre que cette couche friable eût trouvé, par une bizarrerie quelconque, sa place dans les constructions — et, en supposant qu’elle l’eût trouvée, comment admettre que son horizontalité n’eût pas été brisée par les éboulements ? Je crois qu’il faut forcément admettre une inondation, un vrai déluge. Retrouverions-nous ainsi la trace palpable de la grande inondation qui fit crouler une partie des remparts de Ninive et la livra aux conquérants mèdes et babyloniens ?

Une bicoque carrée, sans aucune entrée, occupe le sommet de la butte de Kouyoundjîk : c’est le Musée britannique, vide sans doute, mais enfin, c’est le signe de la prise de possession par l’Angleterre.

La vue sur Môsoul, de la butte de Kouyoundjîk est fort belle.


Nebi-Younès vu depuis Môsoul.

Le « village du Prophète Jonas », Nebi-Younès (en turc Younes Peïgamber), est perché sur la seconde butte ninivite, et groupe ses maisons autour de la mosquée où repose le Prophète (?). La mosquée est sans aucun doute une ancienne église chrétienne.

« Les habitants, dit Mgr Coupperie, me montrèrent une grosse pierre plate qui est d’un granit rouge. Ils me dirent fort sérieusement : « C’est ici et sur cette pierre que Jonas fut rejeté par le poisson qui l’avait avalé, et, depuis ce temps-là, cette pierre a la vertu de guérir tous les rhumatismes. Il suffit d’y faire toucher le membre malade et l’on se trouve mieux à l’instant. Nous devons cette faveur au saint Prophète dont nous possédons les cendres ». Je leur dis : « Vous possédez ici un précieux trésor ; conservez-le bien ». Ils me répondirent : « Tous les habitants de ce lieu mourraient plutôt que de permettre qu’il nous fut enlevé. » « En tout cela, la vérité est que c’est un couvent bâti dans le ive siècle par un disciple de saint Aonès, qui fut lui-même disciple de saint Antoine. Ces saints moines vinrent dans la Mésopotamie et l’Assyrie faire des établissements, tels qu’ils en avaient vus dans l’Égypte, et le premier fondateur de ce couvent lui donna le nom de Jonas en l’honneur de ce saint Prophète qui y fut invoqué comme le protecteur spécial[9]. »

Quant au tombeau du Prophète, il est jalousement gardé par les Musulmans. Grâce au Consul de France dont le Kavas nous accompagne, nous pouvons y pénétrer sans difficulté. Il n’a, au demeurant, rien de remarquable. Ce n’est qu’un sarcophage recouvert de tapis orientaux, orné, si j’ai bonne souvenance, de l’inévitable turban planté sur un piquet et flanqué d’énormes cierges.

Jusqu’ici on n’a pu faire de fouilles sérieuses dans la butte de Nebi-Younès. On eut pu, sans trop de difficultés, transporter plus loin le village, comme cela s’est fait pour Khorsâbâd, mais il était impossible de toucher à la mosquée.

Le gouvernement turc y voulut faire lui-même des fouilles. On trouva plusieurs taureaux ailés et des bas-reliefs ; mais à peine mis au jour — comme ils étaient d’un transport difficile, on les a de nouveau recouverts de terre. L’année dernière on découvrit encore d’autres taureaux ailés ; mais les habitants les ont brisés pour en faire du plâtre. À plusieurs endroits nous avons vu les traces de ce vandalisme. L’intérêt y engage les gens, car ces colosses de marbre donnent d’excellent plâtre ; le fanatisme musulman les y pousse, car ces vieilles idoles heurtent directement les préceptes du Koran.

Plusieurs personnes ont accusé les Anglais d’avoir brisé un certain nombre de statues qu’ils ne pouvaient emporter ; les gens les plus sérieux nient le fait et disent que les Anglais ont tout simplement enfoui de nouveau les objets trop pesants pour être enlevés — ceci n’est que simple prudence et il est à croire que les endroits auront été soigneusement notés.

Les remparts, le pont, les buttes de Ninive, c’est à peu près tout ce qu’il y a d’intéressant à Môsoul.

Mais Môsoul est intéressante au point de vue social, car les éléments les plus divers s’y rencontrent. L’Europe officielle n’est aujourd’hui représentée à Môsoul que par le Consul de France, M. Sioufi. Originaire d’Haleb (ou de Damas ?) M. Sioufi accompagna Abd-el-Kader en France en qualité d’interprète lorsque l’Émir vint faire visite à Napoléon III. M. Sioufi fut à cette occasion naturalisé Français ; bientôt après il obtint le grade de Consul. Oriental lui-même, ses connaissances spéciales sur le pays et les hommes le mettent à même de rendre beaucoup de services. Madame Sioufi et lui furent pleins d’amabilité à notre égard.

M. Sioufi demanda pour nous audience chez le Vali et, sur le rendez-vous donné, eut la gracieuseté de nous introduire lui-même.

Pour donner à notre visite le cachet de dignité qui lui convient, nous organisons une cavalcade et, traversant les ruelles de la ville, gagnons le konak. C’est une immense bâtisse, en dehors des remparts, dominant le fleuve — naturellement très délabrée. Administration du vilayet, caserne, tout y est concentré ; il s’y presse une foule compacte de solliciteurs au milieu desquels circule l’employé turc, le pauvre et éternel affamé.

Dans ce pays si dépourvu d’arbres, un ingénieur avait eu l’heureuse idée de transformer en promenade le grand espace libre qui existe entre les remparts et le konak. Une allée d’arbres bordait l’avenue, et un jardin public commençait à se former. Mais la population n’était pas mûre pour ces innovations ; jamais les fleurs n’eurent le temps de prendre racine ; l’une après l’autre elles disparaissaient pour aller trouver un meilleur sol dans les jardins des particuliers ! Tant que l’ingénieur resta à Môsoul, l’allée d’arbres fut à peu près respectée, mais, après son départ, le pillage commença. N’était-il pas plus simple de chercher à se chauffer gratis, au lieu d’acheter fort cher le bois que les kelleks apportent des montagnes ?

Le Vali, Fahid-Pacha est déjà âgé. C’est un homme « vieille Turquie », d’apparence insignifiante. Il nous reçoit fort aimablement, mais comme il ne parle pas français, toute la conversation se fait par l’intermédiaire du Consul.

Le colonel de gendarmerie se trouvant là, M. Sioufi en profite pour traiter la question du ou des zabtiés qui devront nous accompagner de Môsoul à Baghdad. Le trajet se faisant en kellek, le zabtié devra revenir à pied ; il lui faudra dix jours de voyage ; il n’aura pas de cheval à sa disposition — la chose, dit le colonel, est de toute impossibilité. Après maints pourparlers, le Consul amène enfin le grand argument : « Soit, dit-il, vous ne donnerez point de zabtiés, mais alors vous allez vous porter garant de la sécurité du trajet et prendre sur vous la responsabilité de tout accident qui pourrait arriver à ces Messieurs. » La garantie était difficile à donner, car un kellek avait était pillé fort peu de temps auparavant ! Pour ne pas capituler sans honneur, le colonel demande à voir les lettres vizirielles d’Hyvernat ; il les parcourt gravement, en commente chaque mot, et finit par reconnaître qu’elles font de nous des personnages assez importants pour mériter un zabtié.

La question réglée, le Vali nous invite à dîner, séance tenante. Vous ne pouvez refuser, nous dit M. Sioufi — nous passons donc à la salle à manger, pensant trouver un repas improvisé ; un festin était préparé. Mais alors pourquoi nous avoir invités au dernier moment ? Est-ce peut-être une particularité des mœurs turques ? Le dîner fut plantureux ; dix plats au moins, tantôt doux, tantôt salés, tous fort bien apprêtés, s’y succèdent. Musulman rigide, Fahid-Pacha n’admet point de vin sur sa table ; nous sommes loin de Van où Khalîl-Pacha met à sec tous les marchands de vin du bazar, quand il donne un repas !

La conversation, naturellement fort languissante, nous fait paraître le dîner terriblement long. À midi nous nous retirons pour laisser le Vali faire sa prière.

Mgr Benham-Benni, l’Évêque syrien-catholique est l’une des personnalités les plus remarquables de Môsoul. Homme d’une foi profonde et très instruit, Mgr Benni est de plus un causeur charmant.

Voici en quelques mots l’origine de cette Église syrienne dont il est un des Évêques les plus distingués. Les Monophysites[10], adversaires du concile de Chalcédoine s’étaient, au vie siècle, formés en Syrie, sous l’impulsion de Jacques Baradaï, en églises dissidentes, absolument séparées des églises orthodoxes et pourvues d’une hiérarchie complète depuis le Patriarche d’Antioche jusqu’aux ordres inférieurs. Ces communautés se maintinrent en face des églises officielles (impériales, melkites) et, surtout depuis l’invasion musulmane, atteignirent parfois à un haut degré de prospérité. Elles existent encore et sont disséminées sur une zone géographique assez étendue, dans la Syrie, le massif du Masius et le bassin moyen et inférieur du Tigre et de l’Euphrate.

Depuis la fin du xviiie siècle un bon nombre de Monophysites sont revenus à l’orthodoxie en se rattachant à l’Église romaine ; de là deux groupes de « Syriens » : les Syriens Jacobites ou Monophysites, et les Syriens Catholiques. Le Patriarche syrien catholique[11], Mgr Schelhot, réside à Haleb. Son Église paraît jouir d’une assez grande prospérité.

Les relations entre Syriens catholiques et Syriens jacobites ne sont pas toujours faciles. Une question pendante entre les deux communautés, vraiment turque dans ses péripéties, pourra en donner la preuve.

Une des églises syriennes de Môsoul est mixte ; un mur la séparait en deux parties ; les Jacobites possédaient l’une, les Catholiques l’autre. Un beau jour les Jacobites font crouler le mur de séparation et s’emparent de toute l’église. Mgr Benni va à Constantinople et grâce à la manière dont les Jacobites s’étaient mis dans leur tort, obtient un firman, lui donnant jouissance de toute l’église. Il n’est pas plutôt revenu à Môsoul que les Jacobites à leur tour vont à Constantinople d’où ils reviennent triomphants, munis d’un firman contraire à celui de Mgr Benni ! Forts de cette pièce, ils expulsent de nouveau les Catholiques. Mgr Benni est je crois en train de faire annuler le firman jacobite ; mais la comédie durera sans doute longtemps car, à chaque firman correspondent de bons bakschichs et les ministères ont tout intérêt à les multiplier !

La communauté chrétienne la plus nombreuse est la communauté chaldéenne[12].

L’Église chaldéenne existait déjà vers le déclin du iie siècle. Elle avait reçu son évangélisation d’Antioche et son chef qui résidait à Séleucie était en conséquence considéré comme un vassal du Patriarche d’Antioche. C’était au reste une véritable Église nationale, l’Église des Chrétiens du royaume de Perse. À peu près tolérée par les rois Parthes, l’Église chaldéenne fut souvent persécutée sous les Sassanides. Ses rapports avec Antioche devinrent de plus en plus difficiles. Quand vers la fin du ve siècle les Nestoriens furent proscrits et chassés de l’Empire romain, ils se réfugièrent au delà de la frontière perse ; grâce au relâchement des liens entre Séleucie et Antioche, ils firent assez rapidement pénétrer leurs doctrines dans l’Église chaldéenne, et le nestorianisme inculqué par eux, devint comme une religion nationale pour les Chrétiens du royaume Sassanide.

Cette circonstance qui élevait une barrière religieuse entre eux et le monde romain, leur valut une plus grande tolérance de la part des rois de Perse : ils en profitèrent pour fonder jusqu’en Chine des églises dont on retrouve encore aujourd’hui quelque trace ; leurs fondations au Malabar se sont maintenues, jusqu’à nos jours.

Lorsque l’invasion musulmane eût renversé le trône sassanide, les Khalifes se montrèrent d’abord tolérants envers les Nestoriens[13].

Mais leur intervention dans les affaires intérieures de cette Église, la simonie, grâce à laquelle le Patriarchat se vendait au plus offrant, les guerres terribles qui désolèrent ces contrées, amenèrent bientôt la décadence. Les Nestoriens durent abandonner les plaines de la Mésopotamie et transporter leur centre dans les parties les plus inaccessibles des montagnes.

Séparée matériellement et moralement de l’union catholique, l’Église nestorienne restait à tous points de vue livrée à elle-même, et cet isolement faisait sa ruine. Il semble que les Patriarches[14] aient compris la nécessité de rentrer dans l’union ; car les rares voyageurs européens qui pénétrèrent dans ces pays durant le moyen âge, Plan-Carpin, Rubruquis, Marco Polo, et quelques religieux, réussirent à établir un commencement d’union entre les Nestoriens et Rome. Le Catholicos Jaballahah III envoie sa profession de foi au Pape (1304). Mais vers cette époque s’introduisit dans l’Église nestorienne l’abus qui devait lui être le plus fatal. La dignité patriarcale devint héréditaire, se transmettant d’oncle à neveu, tombant ainsi souvent en partage à des enfants ou à des indignes[15]. En 1551 les Chaldéens voulurent réagir contre cet abus ; ils élurent un Patriarche et l’envoyèrent se faire sacrer à Rome. L’élu, Jean Soulaka, fut bientôt assassiné par ses adversaires ; ses successeurs, d’abord fidèles à l’union, retombèrent ensuite dans le schisme et l’un d’eux rétablit l’hérédité. C’est à sa famille qu’appartient encore Mar Schimoûn, le Patriarche des Nestoriens qui réside à Kotchannès près de Djoulamérik dans la vallée du Zab.

Cependant Rome ne cessait d’entretenir des relations avec la Chaldée ; mais ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès et l’on se trouva bientôt en face de plusieurs séries de Patriarches tantôt unis, tantôt schismatiques. À la fin du siècle dernier trois séries étaient en présence ; l’une représentée par le Patriarche de Djoulamérik, franchement nestorienne — elle subsiste encore aujourd’hui[16] : la seconde, catholique d’abord, était devenue schismatique ; c’était la série des Élias ; la dernière enfin, la série des Joseph, avait été créée au moment du schisme des Élias. En 1781 le dernier descendant des Élias, Mar Hanna, se fit catholique ; on avait donc ainsi deux Patriarches catholiques en présence ; mais quand le représentant de la série des Joseph, Joseph VI, mourut en 1830, Mar Hanna fut nommé seul Patriarche catholique ; il mourut en 1838 et à partir de là, la succession patriarcale cessa définitivement d’être héréditaire[17]. Le titulaire actuel Mgr Élias Abolianan réside à Môsoul. En ce moment il est en tournée à Baghdad.

J’ai eu occasion de parler des Nestoriens au sujet de la mission lazariste d’Ourmiah.

Dans les environs de Môsoul il n’y en a plus. Mais l’Église chaldéenne catholique a passé pendant ces dernières années par une crise redoutable. Pie IX par la Bulle « Reversurus », modifiait dans un sens « centralisateur » les usages relatifs à la nomination des Évêques ; cette bulle produisit dans l’Église arménienne le schisme dirigé par Mgr Coupelian — dans l’Église chaldéenne le schisme de Mellous. On espère que le Saint-Siège terminera la question pour l’Église chaldéenne comme il l’a fait pour l’Église arménienne[18].

Tous ces schismes, toutes ces querelles jettent un jour défavorable sur les Orientaux, et nous sommes très prompts à les condamner en bloc. Nous autres Occidentaux nous sommes fiers de notre civilisation, fiers de notre caractère et de la dignité introduite dans nos mœurs par les institutions chrétiennes, appuyées sur la liberté. Cet orgueil est légitime, tant qu’il ne devient pas un orgueil de comparaison. Malheureusement, nous comparons et nous regardons de haut les Chrétiens d’Orient. Nous nous souvenons des torts des Églises orientales avant l’Ère musulmane ; nous nous souvenons de leur vieux penchant au schisme et à l’hérésie — et pour juger les Orientaux d’aujourd’hui, nous nous reportons instinctivement et sans transition à cette époque. Nous oublions que depuis le Khalife Omar, treize siècles d’oppression ont pesé sur l’Orient ; nous oublions que si la bataille de Poitiers a sauvé une première fois l’Europe ; si les murs de Vienne ont arrêté les derniers flots des hordes asiatiques, c’est que l’Orient entier était devenu la proie définitive des conquérants. Ils y avaient trouvé une terre promise où ils pouvaient assouvir leurs convoitises ; si de là ils s’élançaient sur l’Europe, leur premier élan était brisé ; ce n’étaient plus des hordes venues tout droit du désert ; si terribles qu’elles fussent encore, elles s’étaient déjà arrêtées pour se repaître et avaient émoussé leur première énergie. Le courage des Francs a fait leur victoire sur le champ de bataille ; mais c’est la ruine de l’Orient qui a donné à ces victoires leur valeur décisive. L’Orient, devenu esclave et pâture, a été le prix de la liberté de l’Europe.

Les conquérants arabes ou turcs reconnurent souvent l’utilité, la nécessité même, de se montrer tolérants envers les Chrétiens. À cette pensée se rattache la reconnaissance officielle des différentes Églises chrétiennes et les pouvoirs étendus donnés à leurs chefs religieux[19]. Mais dans tous les pays musulmans, il y a loin de la loi à son observation. D’ailleurs cette reconnaissance des communautés chrétiennes n’enlevait rien au mépris de la loi elle-même vis-à-vis des Chrétiens, ni à la marque de flétrissure qu’elle leur infligeait. Jusqu’au Tanzimat (1839), disons mieux, jusqu’au Traité de Berlin (1878), le témoignage d’aucun Chrétien n’était admis devant les tribunaux.

L’un d’entre eux y était-il cité, il devait acheter des témoins musulmans. Cet état de choses a été modifié théoriquement ; pratiquement la question dépend, même aujourd’hui, beaucoup de l’arbitraire des juges. Il y a cinquante ans, un Chrétien ne pouvait porter de beaux habits dans la rue sans risquer de voir le premier Musulman venu lui ordonner de les quitter et de les lui donner ; il lui était défendu de porter de la soie ; d’aller à cheval dans l’intérieur des villes ; faisait-il un achat au bazar, il lui était interdit de toucher aucun objet pour l’examiner de plus près ; tout objet touché par lui devenait impur et il était forcé de l’acheter ; on devine à quelle exploitation éhontée cette prescription légale donnait lieu. Beaucoup de métiers étaient, sinon théoriquement, du moins pratiquement, interdits aux Chrétiens. Tous les emplois leur étaient fermés. Un Musulman frappait-il un Chrétien, il fallait que celui-ci le souffrit, parce qu’il lui était défendu de frapper un Turc, sous peine d’avoir la main coupée.

Quant aux garanties de vie ou de propriété, les massacres du Liban et plus récemment ceux de Bulgarie ont montré à l’Europe épouvantée ce qu’elles pouvaient devenir quand le fanatisme était excité.

Les massacres du Liban ont soulevé l’Europe grâce à leurs proportions gigantesques et grâce à la proximité de leur théâtre ; la dernière guerre russo-turque a été une réponse aux massacres de Bulgarie. Mais des excès analogues n’étaient pas rares dans l’intérieur de l’Empire. Mohammed, Beg de Revandoûz, envahit le territoire de Môsoull vers 1841, brûle et massacre tout ce qui est Chrétien, détruit de fond en comble le monastère de Rabban-Hormez. La Porte est forcée d’envoyer les Pachas de Diarbekr et de Baghdad contre Mohammed ; mais si celui-ci est châtié, c’est comme vassal insoumis, non comme persécuteur ; les Chrétiens n’en tirent presqu’aucun avantage ; la plupart des prisonniers du Beg ne font que changer de maître[20].

Pendant un certain temps il était interdit aux Chrétiens de Môsoul de franchir les portes de la ville. Le Pacha les y retenait prisonniers de peur qu’ils ne lui échappassent par une fuite ou une émigration volontaire, tant ils étaient opprimés[21].

En 1844 les Musulmans de Môsoul, fanatisés par leurs mollahs démolissent et saccagent les maisons des missionnaires. Le Consul de France, M. Botta, manque d’être tué. Le P. Valerga, plus tard Patriarche de Jérusalem, reçoit un coup de poignard[22].

Le gouvernement turc — je parle des cent dernières années — a parfois essayé de réagir contre cet état de choses ; mais le fanatisme d’une part, d’autre part l’incurable faiblesse du gouvernement et son manque de suite, ont trop souvent arrêté les réformes. Un chemin immense a été toutefois parcouru ; mais parmi les vieillards l’on en trouve encore beaucoup qui ont vu les jours les plus durs de ces temps d’oppression.

Faut-il s’étonner alors de rencontrer si fréquemment en Orient des traits de caractère qui nous choquent ? On reproche souvent au Chrétien d’Orient d’être menteur, dissimulé, timide ou même lâche ; malhonnête dans les questions d’argent ; fertile en expédients. On relève ces défauts dans toutes les classes de la société ; on trouve la preuve palpable de cette malhonnêteté financière chez tel ou tel personnage qu’il serait facile de nommer et que son caractère et sa position sembleraient devoir élever au-dessus de ces bassesses ! Soit, cela est vrai, et cela est triste. Mais ici, comme partout ailleurs, c’est le mal qui frappe ; le bien passe inaperçu : nous relevons les vilaines actions, et nous passons distraits à côté de personnalités qui s’affirment dans des milieux si défavorables, à côté de maintes vies toutes de dévouement et de vertu. Puis, répétons-le encore, si la persécution qui fait des martyrs, élève et ennoblit les caractères, le régime politique qui fait des parias, les brise et les ravale.

L’Oriental a depuis des siècles perdu sa dignité sociale ; sa dignité personnelle a été pendant des siècles foulée aux pieds ; elle en est sortie déflorée et amoindrie. Elle se relèvera peut-être sous l’influence de la liberté, mais les blessures faites à la dignité humaine sont les plus longues à guérir.

Elles sont aussi les plus difficiles à traiter, et les Occidentaux qui s’y emploient le savent bien. Je ne parle pas de ceux qui, jetant le gant à la religion, veulent relever l’Orient, comme ils veulent faire l’Occident : ceux-là plongeront l’Occident dans la boue ; que pourraient-ils faire pour l’Orient ?

Je veux parler de ceux qui s’inspirent de la religion — soit qu’ils travaillent dans le domaine strictement social : ceux-là malheureusement sont rares — soit qu’ils se consacrent plus spécialement au domaine religieux. L’obstacle le plus grand que rencontre cet ouvrier occidental est aussi le plus insaisissable, car il est entièrement d’ordre psychologique : c’est l’orgueil.

Il s’attaque aux deux parties : l’Occidental, à moins d’une lutte constante contre lui-même, n’échappe pas à l’orgueil de comparaison ; il se sent supérieur et il est obligé de se tenir à quatre pour ne pas faire sentir sa supériorité ; instinctivement il identifie la civilisation avec l’Occident ; il ne dira pas : « un homme civilisé doit agir de telle ou telle façon », il dira : « Un Européen agirait ainsi ».

Cet orgueil se retrouve dans l’Oriental sous forme de vanité. L’oppression dont il a tant souffert, a développé en lui beaucoup des caractères de l’enfant, et l’un de ceux-ci est de se raidir intérieurement contre l’acceptation d’une supériorité morale ; naturellement cette vanité est en même temps jalouse et susceptible. L’Oriental acceptera tous les enseignements, tous les conseils, mais à une condition, c’est qu’une charité poussée aux derniers degrés de délicatesse lui laisse pour ainsi dire croire que ces enseignements, il les a devinés : qu’au lieu d’être élève, il est en quelque sorte maître ; que ces conseils, on vient plutôt les chercher chez lui que les lui donner. Comme en même temps il faut savoir, au moment voulu, être ferme et énergique envers lui, on concédera volontiers que la méthode est hérissée de difficultés. Mais — la chose est bien significative — ces difficultés se rencontrent, les mêmes et peut-être plus grandes, chez un peuple que la puissance d’expansion inouïe de ses forces intérieures assimile à un peuple enfant, je veux dire chez le Japonais. Il est impossible de rien faire avec lui, à moins de tenir compte des faits psychologiques que j’ai rapportés.

L’Oriental a un défaut qui, lui aussi, est une conséquence immédiate de l’oppression ; il ignore absolument l’art d’employer l’argent. Des gens habitués à se voir piller à merci, n’ont que deux manières de traiter l’argent : l’une, qui est de l’enfouir ; l’autre, qui est de le dépenser le plus vite possible, au jour le jour. Ces deux tendances ont passé dans le sang ; elles se retrouvent dans la vie privée ; on les touche du doigt dans la vie publique.

Là où un Occidental, disposant d’un très petit capital, établira une œuvre solide, construira par exemple une église, un Oriental qui aura entre les mains un capital cinq fois supérieur en restera aux fondements — uniquement parce que du jour où il aura de l’argent entre les mains, il ne résistera pas au besoin de le gaspiller en faisant grand.

L’Oriental ne voit pas la raison d’être de ce contraste dans ses propres défauts ; il arrive rapidement à s’imaginer que, si les Occidentaux réussissent mieux, ils le doivent à des richesses illimitées. Cette manière de voir constitue un danger ; car, souvent, là où l’Oriental aura senti sa vanité blessée, au lieu de se retirer, il restera attaché à l’Occidental, continuera en apparence à être son ami — mais la vanité blessée aura rompu le lien de confiance ; il ne restera plus que le lien d’intérêt, soigneusement dissimulé, et l’Oriental ne verra plus dans l’Occidental que « son banquier », duquel il espère tirer secours. Là est l’explication de maintes douloureuses défections ; là est aussi une des raisons de l’infériorité des missions protestantes américaines — elles ont trop d’argent.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
LA SALLE D’ASILE À MÔSOUL.

Catholiques, nous reprochons parfois aux Orientaux de n’être pas assez catholiques ; et ce reproche que nous ne précisons ni n’approfondissons, nous rend souvent injustes.

À mesure que la primitive Église se développait, les conditions géographiques, ethnographiques ou historiques, créaient des groupements particuliers. Rome restait le centre ; le Pape, le chef suprême ; mais l’on avait par exemple le Patriarcat d’Alexandrie avec sa sphère très déterminée ; le Patriarcat d’Antioche avec la sienne ; tous deux, comme des imitations, des préfaces de Rome. Dans les pays plus lointains, on eut les Églises nationales que la langue liturgique isolait, mais que l’obédience rattachait à l’un ou l’autre grand centre. Enfin vint le Patriarcat de Constantinople, fondation d’une légitimité fort douteuse ; dès son origine, rival de Rome ; bientôt dangereusement séparatiste, enfin schismatique.

Partout en Orient l’évangélisation était partie de centres différents ; le Chrétien ne remontait jusqu’à Rome que par des intermédiaires ; ses rites, sa langue liturgique, son administration ecclésiastique ordinaire, tout cela avait un caractère particulier. En était-il moins Catholique ? Nullement, mais cet état de choses recélait des dangers.

En Occident, au contraire, l’évangélisation procéda de Rome[23] ; les groupements locaux, ou n’existèrent pas, ou, comme dans l’Église franque, furent constamment modifiés. Là même où, comme en Espagne, le groupement fut solide, la langue liturgique était la même qu’à Rome, les rites, à quelques particularités près, les mêmes. On ne connut donc pas en Occident de centre vraiment puissant et durable qui dût servir d’intermédiaire entre les Églises particulières et le centre du catholicisme. Le Pape était à la fois chef suprême de l’Église et Patriarche de l’Occident ; il atteignait donc doublement les peuples occidentaux ; pour eux, non seulement point de différences entre leur Patriarche et le Souverain Pontife, mais identité de langue, identité d’histoire, analogie de rites. Il n’y eut donc logiquement en Occident qu’un seul loyalisme et il allait directement à Rome.

Que cet état de choses ait exercé une influence puissante sur les instincts religieux ; qu’il ait non seulement maintenu toute la valeur dogmatique de l’union au centre, mais lui ait donné sa vitalité et sa chaleur, quoi d’étonnant ?

Peut-on, une fois sauvegardé le fond, demander aux Orientaux la même chaleur, les mêmes formes dans l’expression de leur catholicité ? En équité, non ; ce serait supprimer le rôle des facteurs historiques dans l’Église que de vouloir faire table rase du double loyalisme oriental. En opportunité, non, car ce serait tenter l’impossible. Que ce double loyalisme ait des dangers ; qu’il ait écrit dans l’Histoire de l’Église bien des pages douloureuses, qui le niera ? mais cette histoire n’est-elle pas semée de douleurs à chaque page ?

Un des caractères les plus curieux de ces Églises nationales fut leur force de résistance en face des conquérants musulmans. Schismatiques pour la plupart au moment de la conquête, toute leur vie religieuse était nationale. Le besoin, la lutte pour l’existence groupèrent bientôt toutes les forces autour du Catholicos, du Patriarche. Celui-ci devenait donc vis-à-vis des conquérants un personnage important, comme un grand chef de tribu ; il représentait sa nation ; on avait intérêt à le ménager dans une certaine limite et à s’assurer, par lui, de la soumission de la nation. Vainqueurs et vaincus avaient donc égal intérêt à augmenter les pouvoirs du Patriarche. C’est ainsi qu’il devint presqu’autant chef politique que chef religieux ; presque rien dans la vie sociale intérieure de sa nation n’échappait à son contrôle. Mariages, testaments, contrats mêmes, partout il avait son mot à dire. Ceci explique la puissance de ce loyalisme national que l’Oriental maintient si jalousement.

Mais cet état de choses a fait dans bien des cas la faiblesse des Patriarches au point de vue religieux. En prenant un rôle si important dans les affaires civiles, ils devaient nécessairement compter avec les grands de la nation ; ceux-ci ne se sont pas fait faute de se tailler la plus large part possible, et les Saura chez les Chaldéens, les Eretsphokhan chez les Arméniens se sont faits de grands inquisiteurs laïques.

Vigoureusement combattue chez les Catholiques, cette prépondérance laïque joue encore un assez grand rôle. À Môsoul la voix publique indique deux grandes familles chaldéennes comme empêchant par leur seule rivalité la cessation du schisme de Mellous.

Le voyageur qui traverse l’Orient remarque rapidement un certain air de défiance entre l’Oriental et l’Occidental. Souvent c’est un fruit de la vanité blessée ; j’ai dit comment ces froissements se produisaient en Orient même. En Occident, à Rome, les bureaux — ceux de l’administration pontificale partagent la condition commune — ont leurs ennuis, leurs rebuffades. Un évêque latin, généralement, passera outre ; un évêque oriental s’en froissera facilement, car il verra dans ces ennuis l’intention de l’humilier. De là à concevoir de la défiance il n’y a pas loin.

De plus, l’Oriental a très facilement vis-à-vis de Rome des appréhensions d’ordre disciplinaire. Relativement aux dogmes, l’Oriental fera peu de difficultés ; mais quand surgit une question de discipline, son vieil instinct se réveille ; son loyalisme national s’alarme et il craint des empiétements. L’espace, la langue, les coutumes, le mettent bien loin de Rome : un malentendu est des plus faciles ; il ne tarde pas à porter ses fruits. De plus les missions protestantes veillent, attentives à répandre dans le peuple l’idée que Rome n’a qu’un but : rester jusqu’au bout « l’ogre de Rome » et tout absorber, tout unifier. Elles peuvent citer à l’appui quelque texte, quelque théorie de l’un ou l’autre zélote latin, ignorant les conditions de l’Orient ; cela suffit pour semer la défiance, et à l’heure actuelle l’une des choses, les plus difficiles mais les plus essentielles, est de convaincre l’Oriental de la loyauté du Saint-Siège.

Pour cimenter l’Union entre l’Orient et Rome, les Souverains Pontifes ont depuis longtemps ouvert le collège de la Propagande aux jeunes séminaristes de l’Orient. J’ai entendu apprécier fort différemment le résultat de cette méthode. Beaucoup d’Orientaux reviennent de Rome, pleins d’un loyal attachement au Saint-Siège ; beaucoup d’autres semblent profiter surtout de leur séjour à la Propagande pour étudier et explorer tous les chemins détournés par lesquels ils pourront plus tard satisfaire leur ambition ; d’autres enfin, froissés dans leur vanité par le contraste entre la prospérité de l’Église latine et l’état précaire de leur Église, retournent en Orient pleins d’un dépit jaloux — à la première occasion ils deviennent les dissidents les plus irréconciliables. — Des personnes très au fait se demandent si on n’attacherait pas plus sûrement les Orientaux à Rome en ne les sortant pas de leur milieu ; en venant leur porter en Orient même les bienfaits de l’éducation et de l’Instruction ?

Dans cet ordre d’idées, la mission des Dominicains de Môsoul constitue l’une des plus grandes ressources mises à la disposition des Chrétiens de ces pays.

Fondée en 1750 par Benoît XIV, elle fut d’abord confiée aux Dominicains italiens. Ce furent eux qui les premiers pénétrèrent vraiment au cœur de ces fières populations montagnardes. Le Père Soldini était tué à Zakho (1779), après dix-neuf ans de travaux.

Le P. Garzoni, le plus connu de ces courageux missionnaires, resta 28 ans à Ahmediyah et, le premier, publia une grammaire kurde († 1792).

La mission se maintint et se développa au milieu de mille tribulations. En 1859 elle était officiellement confiée à la province dominicaine de France et le P. Besson en prenait la direction. Depuis cette époque elle n’a cessé de prospérer ; elle compte aujourd’hui, à Môsoul même, dix religieux dominicains.

Le P. Duval en est le supérieur ; — belle figure de missionnaire que trente-deux ans de travaux ont vieilli plus que l’âge ; mais son esprit conserve toute sa verve et sa volonté toute son énergie. Il parle fort bien arabe et connaît l’Orient à fond.


Les P. P. Dominicains de Môsoul.

Son second, Hollandais, ancien zouave pontifical, le P. Dumini, est tout feu et tout zèle. C’est lui qui dirige l’imprimerie, l’une des œuvres les plus importantes de la mission.

Les écoles étaient absolument dépourvues de tout livre classique ; les églises étaient des plus pauvres en livres liturgiques. Il fallait combler cette lacune et Mgr Amanton, Délégué Apostolique de Mésopotamie, se mit courageusement à l’œuvre en 1860. Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, cette imprimerie représente des prodiges de patience. Il a fallu commander les presses sur un modèle particulier, afin de pouvoir les démonter entièrement pour la traversée du désert, et leur transport représentait une somme très élevée. La fonte des caractères présentait une grande difficulté ; on la résolut audacieusement en les fondant sur place ; plusieurs machines accessoires furent faites à Môsoul même. Aujourd’hui l’imprimerie comprend un atelier complet d’imprimerie, de stéréotypie, de galvanoplastie, de gravure et de reliure.

On y peut imprimer en Arabe, en Turc, en Chaldéen, en Syriaque, en Français[24]. L’imprimerie a déjà rendu d’immenses services.

L’œuvre la plus importante à côté de l’imprimerie, est le séminaire syro-chaldéen. Disséminés sur une très grande zone, et en même temps pauvres, les Évêques ne pouvaient pourvoir à l’éducation de leurs prêtres. Autrefois, quand un Évêque avait besoin d’un prêtre, il choisissait un père de famille artisan, jouissant d’une bonne réputation. On lui enseignait pendant quelques semaines à dire la messe, après quoi il était ordonné, puis, livré à lui-même, à ses propres ressources ; il s’en tirait comme il pouvait[25]. Ce système avait évidemment besoin de réforme. Le séminaire, où trente-deux élèves font leurs études, est en train d’y pourvoir et ses résultats sont jusqu’à présent fort satisfaisants.

Le Patriarche chaldéen a fondé de son côté à Môsoul un séminaire exclusivement chaldéen, imitation de celui des missionnaires ; les études y sont poussées moins loin.

Je passe bien d’autres œuvres ; celui qui s’y intéresse les trouvera dans le rapport du P. Duval.

Une mission n’est pas complète sans une congrégation de femmes, dépensant son dévouement et parlant par son exemple au cœur des Chrétiens. Les sœurs de la Présentation de Tours accomplissent cette œuvre à Môsoul. Orphelinat, écoles de filles, hospice, vestiaire, salle d’asile, ouvroir, dispensaire, voilà certes de quoi absorber l’activité de douze sœurs.

Pendant notre séjour à Môsoul, nous vîmes les écoles de la mission dans leur plus belle tenue de fête. Le Vali venait les visiter ! Cette visite est un événement. Le Vali, Musulman rigide et sans doute fort dédaigneux des Chrétiens, n’avait encore jamais mis les pieds à la mission. Mais dernièrement une intrigue de cour avait amené sa destitution ; le Consul de France avait intercédé avec succès en sa faveur ; le Vali venait de recevoir la nouvelle de sa rentrée en grâce ; devant cette fortune due à un Chrétien, il crut bien faire en donnant aux Chrétiens un témoignage public de sa considération.


Mission de Môsoul. — L’école dominicale des garçons.

Reçu par la fanfare de la mission, il a tout visité, imprimerie et écoles. Les garçons et les filles lui ont successivement lu une adresse.

Fahid-Pacha est de langue arabe ; mais le turc étant la langue officielle, il dut dans sa réponse employer le turc, qu’il parle assez mal, laissant à M. Sioufi le soin de traduire successivement chacune de ses phrases.

À l’asile, les petits enfants étaient vêtus de leurs robes les plus voyantes ; l’école des filles était distribuée en groupes fort pittoresques. Toutes avaient exhibé leurs plus beaux colliers de bijoux, ou simplement de vieilles monnaies attachées à une chaînette ; leurs plus beaux bracelets et leurs plus beaux diadèmes ; elles ne pouvaient bouger sans produire un concert dont je vanterais l’harmonie, si j’étais poète, mais que je préfère prosaïquement appeler un bruit de ferrailles.


Un Iwân.

Les sœurs ont dans leurs cours de très beaux Iwâns. L’iwan est une grande baie ouvrant sur la cour ; elle occupe en général le milieu des bâtiments dont elle prend toute la hauteur ; elle se termine en arc ogival. C’est le salon des beaux jours. L’albâtre de Môsoul fournit à bon marché de fort belles plaques pour en orner les parois. L’ancienne salle du trône du palais des Sassanides à Ctésiphon n’était autre chose que le plus colossal Iwân qui ait jamais été rêvé.

Le jour de Noël est ici le grand jour de réception. Le diwan de la mission ne suffit plus alors, et le grand couloir est transformé en salon où les visiteurs se succèdent sans interruption. À Noël on n’offre point le café : les sucreries le remplacent ; mais l’épreuve n’en est que plus dure ; et quand, le soir venu, on a satisfait aux convenances de la politesse, l’estomac est en détresse ! Depuis quelque temps le 1er  Janvier est aussi devenu jour de réception, mais sans préjudice du jour de Noël.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
PORTE D’ENTRÉE
du nouveau couvent de Rabban-Hormez.

  1. Tandis que la moyenne hivernale de Môsoul correspond à celle de Rome (moyenne 8°,27. Mois le plus froid 6°,78), la moyenne de ses étés est supérieure à celle que l’on trouve dans la plupart des localités réputées les plus chaudes du globe (moyenne de l’été 32°,73 ; du mois le plus chaud 35°,67, maximum absolu 54°,44), Madras, Maracaïbo, Singapore ne dépassent pas 30° comme moyenne estivale ; Aboucheher cependant arrive à 33°,30 et Massaouah à 33°,8. Sous le rapport des extrêmes, Môsoul offre donc avec Érivan les caractères d’un des climats les plus excessifs que nous connaissions, tandis que le chiffre de sa moyenne annuelle (11°,4) n’est pas beaucoup plus élevé que celui des localités situées en Europe sous le même parallèle (36°,25 lat. N.). Cf. Tchihatcheff, Asie Mineure, ii, 277.
  2. Bedreddin Loulou, d’abord tuteur d’un rejeton mineur des Atabegs, prit plus tard (1222–1259) le titre de Sultan de Môsoul. Cf. Oppert, Exp., i, 74.
  3. On peut distinguer cette mosquée sur la photographie de Binder (226) ; d’ailleurs, les vues qu’il donne de Môsoul (215-230) sont assez bonnes. Au pied de la terrasse et tout près du fleuve, jaillit une source sulfureuse.
  4. Reclus, Géogr.., ix, 423.
  5. Oppert, Exp., i, 74, croit peu probable qu’il reste à Môsoul des monuments antérieurs au sac d’Houlagou.
  6. All the cloths of gold and silk that are called Mosolins are made in this country and those great merchants called Mosolins who carry for sale such quantifies of spicery and pearls and cloths of silk and gold are also from this kingdom (Marco Polo’s… by Col. Yule, i, ch. V, p. 37).
  7. On compte à Môsoul (population mâle seulement) 12 095 Musulmans et 4 011 non Musulmans. La population totale doit atteindre au moins le triple de ce chiffre.
  8. Voir Lenormant et Babelon, Hist. anc., iv, 381.
  9. Mgr Coupperie, Prop. de la foi, iii, 126, et iv, 45. Comme un moine Jonas fonda à la même époque plusieurs monastères dans la Mésopotamie et l’Assyrie, il est possible qu’il ait été le fondateur de celui-ci et que son tombeau ait été identifié avec celui du Prophète Jonas.
  10. Adversaire de Nestorius, Eutychès exagéra la doctrine de l’unité du Christ ; Nestorius en arrivait à une double personnalité ; Eutychès non content de confesser l’unité de personne dans le Christ, enseignait la confusion des deux natures pour arriver en fin de compte à un Christ qui n’était ni Dieu ni homme. Condamné au concile de Chalcédoine en 451, Eutychès se vit soutenu par un très puissant parti ; la Syrie et l’Égypte surtout lui fournirent le plus grand nombre d’adhérents.
  11. Le véritable successeur des anciens patriarches d’Antioche est le patriarche grec Melchite ; le patriarcat syrien a une origine schismatique, et comme telle illégitime ; mais lorsqu’une portion des Syriens fit retour au Catholicisme, il eut été impossible de soumettre au Patriarcat melchite une Église ayant depuis si longtemps sa hiérarchie et sa langue liturgique. Rome accepta donc le fait accompli et reconnut un Patriarche syrien catholique.
  12. La population syrienne de Môsoul et des environs se répartit à peu près dans les proportions suivantes :
     Môsoul.  Environs.  Total.
    Syrien catholiques
    2 000 2 150 4 150
    Syriens jacobites
    2 000 1 300 3 300
    4 000 3 450 7 450

    La population chaldéenne était, au moment de notre passage, représentée à peu près par les chiffres suivants :

     Môsoul.  Environs.  Total.
    Chaldéens catholiques
    2 000 9 400 11 400
    Dissidents (schisme de Mellous)
    250 1 200 1 450
    2 250 10 600 12 850

    Actuellement (mai 1891) tous les dissidents sont rentrés dans l’Unité catholique.

  13. Les Nestoriens jouirent pendant quelque temps d’une véritable faveur auprès des Khalifes ; elle a peut-être sa source dans l’influence que les doctrines nestoriennes exercèrent sur Mahomet lorsqu’il composait le Koran. (Boré, Corr. ii, 219 et suiv.)
  14. Le chef de l’Église chaldéenne est, comme chef d’une église nationale, un Catholicos ; mais il n’est nullement un Patriarche, car il n’est à aucun degré successeur du Patriarche d’Antioche dont il n’a jamais été que le vassal. L’usage cependant a introduit le titre de Patriarche et cet usage est accepté.
  15. C’est sans doute à cette époque que les Patriarches répandirent à leur profit une légende qui, toute absurde qu’elle soit, n’est pas sans intérêt au point de vue catholique.

    Saint Pierre, dans sa 1re Épître (v, 13), dit : « Salutat vos Ecclesia quæ est in Babylone coelecta. » Cette Babylone, ici comme dans l’Apocalypse, en tant qu’elle désigne une ville, a toujours été prise pour Rome. De la vieille Babylone au demeurant, il ne restait du temps de saint Pierre que des buttes de terre. Les Nestoriens, s’emparant de ce texte, l’interprétèrent de la façon suivante : Saint Pierre ayant été marié, sa famille, restée d’abord à Jérusalem, en fut chassée par la persécution ; elle se réfugia à Babylone, c’est-à-dire à Baghdad. Depuis lors on choisit toujours le Patriarche chaldéen dans son sein, par vénération pour saint Pierre, de sorte que Mar-Schimoûn est un descendant direct de saint Pierre par le sang. Si l’église patriarcale est bâtie sur un rocher, c’est pour rappeler la promesse de notre Seigneur : « Super hanc petram ædificato Ecclesiam meam » Cette légende comme on le voit venait à point pour consacrer l’hérédité patriarcale, cette institution si contraire à toute tradition chrétienne !

  16. Au moment de livrer cet ouvrage à l’impression, je reçois de plusieurs côtés la nouvelle d’un grand mouvement de retour des Nestoriens vers l’Unité catholique. Il est bien difficile de prédire quel en sera le résultat. Manquât-il de sincérité dans ses motifs, et ne dût-il aboutir qu’à ouvrir le pays nestorien, ce serait déjà beaucoup.
  17. Voir Martin, La Chaldée passim.
  18. Grâce au zèle habile de sa Béatitude, Mgr Abalianan, le schisme chaldéen s’est terminé en 1890 et Mgr Mellous est rentré dans la communion du Saint-Siège.
  19. « Pour ce qui regarde les mariages, les successions, les dispositions testamentaires, les différends qui s’élèvent entre eux, les Chaldéens peuvent terminer tout cela sans l’intervention du magistrat ; ils peuvent aller s’arranger devant leurs prêtres ou devant quelqu’ancien de leur nation ; on prend des témoins ou bien on passe un écrit auquel plusieurs personnes apposent leur cachet et la chose est finie. Le gouvernement au besoin approuve toutes ces transactions, de manière que, s’ils étaient bien raisonnables, il ne se mêlerait point de leurs affaires ; mais comme ils ne le sont pas toujours, il s’ensuit que le gouvernement s’en mêle souvent, et toujours à leur détriment. » (Monseigneur Coupperie : Notice sur les Chaldéens. Prop. de la Foi, v, 564). Voir l’Appendice D. Firman du Patriarche chaldéen.
  20. Lettre de Mgr Isaïa, Patriarche chaldéen, Prop. de la Foi, xiv, 128.
  21. Prop. de la Foi, xv, 387.
  22. Prop. de la Foi, xvi, 522.
  23. Voir Duchesne. Origines du culte chrétien.
  24. Voir La Mission dominicaine de Môsoul, p. 16 et suiv.
  25. Mgr Coupperie, Prop. de la Foi, v, 260.