Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-15

Université catholique d’Amérique (p. 263-271).

CHAPITRE XV


LES ENVIRONS DE VAN


Aghtamar. Lesk. Yedi-Kilissa (Varak) ; un petit chapitre d’histoire contemporaine. Schouchantz. Sourp-Kirikor. Artamied. Le canal de Sémiramis.

Pendant notre long séjour à Van, nous avons fait relativement peu d’excursions. Tant que nous étions en état de haute suspicion, chaque promenade donnait lieu à des incidents désagréables, voire dangereux ; nous n’eussions alors osé visiter l’île d’Aghtamar et son couvent jadis si célèbre. C’est un des centres nationaux de l’Arménie et vous voyez d’ici de quels sinistres complots cette visite eût été le signal !

Plus tard, libres de nos entraves, la saison avancée nous forçait à tout précipiter pour pouvoir quitter le bassin de Van avant d’y être bloqués par les neiges.

C’est ainsi, qu’à notre grand regret, Aghtamar finit par être complètement rayé de notre programme.

Je rapporte ici, par ordre de date, les quelques excursions dont je n’ai pas été amené à parler dans les chapitres précédents.


29 Octobre.

Promenade d’après-midi à Lesk[1].

C’est un petit village arménien situé à une heure et demie au Nord de Van. Il est bâti sur le flanc d’une haute colline et ses maisons se groupent autour d’un rocher escarpé qui forme comme leur centre. Le rocher est couronné d’une misérable chapelle dédiée au Saint-Sauveur. Ce sanctuaire, pauvre d’ornements, car trop de brigands veillent aux alentours, est riche de souvenirs plus humbles de la piété des fidèles ; les pèlerins ont depuis plusieurs générations gravé leurs noms sur la chaux des murs. Les noms les plus anciens sont presque une confession de foi ; les plus récents ne sont trop souvent que le souvenir de vulgaires pique-niques — car les parties de plaisir commencent à être en vogue à Van.

Du haut du rocher la vue est admirable ; ce soir elle était pleine de contrastes. Au Sud les montagnes perdaient leurs sommets dans des nuages sombres qui donnaient au lac une teinte bleu-vert, foncée et métallique, d’aspect sinistre. Au Nord, au contraire, le ciel clair de ce bleu pâle des soirs d’automne, le lac à la fois gai et majestueux, formaient cadre au Sipan-Dagh dont le sommet émergeait d’une légère couronne de nuages.

À Van nous nous débattions alors encore au milieu de nos difficultés : aussi ai-je contemplé avec délices ce spectacle dont la beauté reposait de la vilenie des hommes !

Au retour nous faisons un petit détour par Shahbaghy (vigne, jardin du Shah), village situé au pied des collines de Toprak-Kaleh, mais du côté nord. Si j’ai bonne souvenance, la tradition donne ce village comme quartier général de Shah-Abbas lorsqu’il assiégeait Van, d’où lui serait venu le nom de « jardin du Shah » ?

Pauvre forteresse de Van ! Vues de Lesk, les murailles qui la défendent au Nord, font bonne figure ; mais le jour où une batterie russe s’installera sur les hauteurs qui couronnent ce village, elles tomberont à la première décharge !


7 Novembre.

Excursion au Varak.

Notre but est le couvent des Sept-Églises (Yedi-Kilissa), situé à deux heures et demie environ de Van. Bien qu’il y ait plusieurs couvents bâtis sur les flancs du Varak, celui-ci est appelé par excellence « couvent du Varak », car il est le plus important de tous. Jaubert l’avait visité au commencement de ce siècle ; chose curieuse, Texier n’a pas su l’identifier et le transporte à Merik sur les bords du lac[2].


Le couvent des Sept-Églises (Yedi-Kilissa) sur le Varak.

Au sortir de la ville, on traverse d’abord la grande plaine de Van ; la montée ne commence que quelques instants avant d’atteindre le petit village de Schouchantz, comme Lesk, pittoresquement groupé autour d’un rocher. De là, par un chemin facile, nous côtoyons en montant la montagne du Varak, jusqu’au couvent, caché dans un repli de terrain que dominent d’arides et sauvages parois de rochers.

L’aspect du couvent est agréable ; les vieilles coupoles arméniennes des églises lui donnent un cachet antique, tandis que la note moderne est fournie par des bâtiments d’école encore inachevés, Le couvent proprement dit est bien en décadence ; il ne renferme que quelques religieux qui ont l’air fort « brave homme », mais peu cultivés ; ils nous reçoivent très aimablement sans être le moins du monde effarouchés de notre qualité de prêtres catholiques et partagent très volontiers notre repas.

D’après son nom, le monastère doit contenir sept églises ; avec un peu de bonne volonté on arrive à ce nombre ; mais la plupart sont en ruines.

L’église principale est assez jolie ; comme presque toutes les églises arméniennes, elle se compose de deux parties très distinctes reliées par une porte. De ces deux parties, le sanctuaire est le plus délabré ; l’église des fidèles est en meilleur état, et sa coupole se dégage des piliers d’une façon fort élégante. Des peintures d’aspect très antique, à demi-perdues dans l’obscurité, attirent mon attention, et je me mets à les étudier ; quel n’est pas mon effroi en voyant se dégager de l’ensemble des perruques et des jabots Louis XV ! Il n’y avait qu’une chose d’antique : la grossièreté de l’exécution !

Le couvent conserve avec soin le trône en bois du roi Sennachérib !

À la première annonce de cette merveille, j’eus toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. La chose est peut-être moins risible qu’elle ne paraît — il ne s’agit sans doute pas du fameux monarque assyrien, mais d’un Senek’harim, qui était roi de Vaspourakhan au xie siècle[3]. C’est probablement celui dont les moines prétendent, à tort ou à raison, posséder le trône. En tout cas, ce fauteuil est un très bel échantillon du vieil art arménien.

Hyvernat note plusieurs inscriptions cunéiformes encastrées dans les murs.

Une de ces inscriptions, une fort belle stèle, sert de linteau à la porte extérieure de la bibliothèque[4]. À notre grand étonnement cette porte est scellée ; aussi bien, pendant qu’Hyvernat, grimpé sur un échafaudage improvisé, copie l’inscription, je me fais réciter un petit chapitre d’histoire moderne dont voici le résumé.

Dans le grand mouvement national qui travaille les Arméniens, les écoles, les couvents, éveillent naturellement tout spécialement la défiance du gouvernement.


Église du Monastère de Yedi-Kilissa (Varak).

Il y a trois ou quatre mois, alors que le Vali « arrangeait » sa conspiration arménienne, la police, sous ce beau prétexte, vient un beau jour envahir le Varak, pénètre dans l’église, démolit jusqu’aux fondements l’autel de pierre, espérant y trouver des armes cachées. Déçue dans son attente, elle se rabat sur la bibliothèque, enlève tous les livres modernes et les presses du couvent, et appose les scellés.

Bien que menée aussi secrètement que possible, l’affaire fit du bruit. Pour faire une enquête sans éclat, le Consul russe organise bientôt après une partie de plaisir au Varak. — Les dégâts causés par la police dans l’église étaient à peine réparés ; la trace s’en voyait distinctement ; la bibliothèque était fermée. La présence du Consul de Russie eût dû paraître aux moines une bonne occasion de se chercher un protecteur. Eh bien, le supérieur (actuellement à Van), interrogé par le Consul eut une telle peur de se compromettre vis-à-vis du gouvernement turc, qu’il nia effrontément perquisitions et dégâts !

Ce sont malheureusement là des traits trop fréquents dans le caractère arménien, et qui seront un grand obstacle à l’émancipation de ce peuple.

Revenons à Hyvernat. Il était en train de copier son inscription, quand soudain un craquement se fait entendre. — Merveilleux hasard — la porte de la bibliothèque, à laquelle Hyvernat n’avait pas touché, s’abat comme par enchantement ! Les pauvres religieux, un moment épouvantés, ne se tiennent maintenant plus de joie ! Ils peuvent de nouveau pénétrer dans leur bibliothèque et essayer d’y remettre de l’ordre — chose bien nécessaire — car la police a ouvert toutes les armoires, jeté les livres pêle-mêle dans tous les coins de la salle ; démoli à moitié la toiture, et ensuite, sans plus de cérémonie, fermé la porte, laissant la pluie et les rats achever son œuvre de destruction.

Innocents coupables d’une violation de scellés, nous allons tous vite en besogne, les moines à ranger leurs livres et nous à les examiner. Ils ont environ 150 manuscrits qu’ils disent fort précieux ; ils paraissent en effet assez anciens autant que notre rapide examen nous permet d’en juger.

Dans un coin je vois les débris de la moissonneuse dont j’ai parlé dans le chapitre précédent.

La visite terminée, nous réussissons heureusement à remettre la porte en place, sans laisser aucune trace de notre passage. Au retour, nous passons par le vieux couvent de Schouchantz, où il semble n’y avoir d’autre habitant qu’un vieil « Épiscopos », sorte de régisseur à touche fort peu épiscopale. Hyvernat trouve plusieurs inscriptions ; pour ma part, j’achète pour un medjidié quatre pointes de lances et flèches assyriennes. Elles ont été, m’assure-t-on, trouvées sur l’emplacement même du couvent qu’occupait une forteresse dans ces temps reculés. L’Épiscopos nous accompagne jusqu’à la limite de son diocèse — cinquante pas. Le ciel est des plus menaçants et nous rentrons à Van à la lueur des éclairs. Au dernier moment — fort heureusement — nous sommes assaillis par une grêle horrible qui tomba pendant presque toute la nuit. (Notez que nous sommes au 7 Novembre.)


Au monastère de Schouchantz.

16 Novembre.

Promenade à Sourp-Kirikor (Saint-Grégoire)[5].

Le Varak forme comme deux immenses vagues que relie un col. De Van on n’aperçoit que la première masse, la première vague ; elle masque la seconde. Le monastère de Sourp-Kirikor où nous nous rendons aujourd’hui est situé dans le creux de ces deux massifs du Varak, diamétralement à l’opposé des Sept-Églises, dans une gorge entourée de rochers sauvages. L’unique prêtre qui le desservait étant mort quelques jours auparavant, son fils avait, sans plus de façon, emporté la clef de l’église à Van ; par conséquent impossible d’y entrer pour copier l’inscription cunéiforme qui doit s’y trouver. Nous revenons bredouilles par un froid piquant.

L’excursion prend une forte après dîner.


17 Novembre.

Excursion d’Artamied.

Il faut un peu moins de trois heures pour gagner ce village, qui est situé dans de grands jardins beaucoup plus pittoresques que ceux de Van. Un rocher domine le village et porte l’église. De cette plateforme naturelle, nous jouissons d’une vue incomparable. À nos pieds les jardins formaient un charmant premier plan ; séparé de nous par la nappe bleue du lac, le Sipan, aujourd’hui dégagé de tout nuage, se dressait à l’horizon, scintillant au soleil sous sa robe de neige immaculée. C’est toujours le même paysage, ce sont toujours les mêmes lignes et cependant, c’est toujours une beauté nouvelle !

L’on croirait toucher le Sipan dont en réalité plus de 80 kilomètres nous séparent ; mais l’atmosphère est sur ces hauts plateaux, à cette saison surtout, d’une limpidité sans égale[6].


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
LE LAC DE VAN ET LE SIPAN-DAGH
(Vue prise d’Artamied).

Nous poussons encore à trois quarts d’heure au delà d’Artamied, jusqu’à un endroit où le « canal de Sémiramis » (Schamiram-Sou) est soutenu par de grandes substructions du caractère le plus ancien. Ce canal détourne les eaux du Koschâb, pour les amener fertiliser la plaine de Van. Construit sans doute ou du moins restauré par le roi Minuas (ixe siècle avant J.-C.) dont trois inscriptions mentionnent ici le nom, ce canal sert encore aujourd’hui à l’irrigation[7].

Une autre inscription se trouve, dit-on, dans un champ plus près d’Artamied, mais nous ne pûmes la trouver.

Sauf les environs immédiats de Van jusqu’à la distance d’une heure de marche, tout est maintenant couvert de neige.



Les moines des sept-Églises et le fauteuil de Sennachérib.

  1. Sur l’identification de Lesk avec Kaladjick, voir l’Appendice géographique.
  2. Texier, Arménie, ii, 5.
  3. Ritter’s Erdkunde, ix, 662.
  4. Le bâtiment qui sur l’illustration ci-haut se voit à la gauche de l’église est la bibliothèque.
  5. Que Deyrolle appelle aussi Kopans-Kalé. T. d. M. xxxi, 388.
  6. La reproduction de ce paysage n’en peut donner que l’idée la plus vague ; les admirables effets de profondeurs sont en particulier, impossible à rendre ; pour y réussir quelque peu, mon artiste a dû foncer le ciel afin de reculer le fond ; mais on supprime ainsi l’un des plus beaux éléments du panorama ; la limpidité de l’atmosphère.
  7. Voir la notice historique d’Hyvernat, Règne de Minuas.