Université catholique d’Amérique (p. 149-165).

CHAPITRE X


LES MISSIONS D’OURMIAH. — LES ENVIRONS

DE LA VILLE


Les Chrétiens du pays. Les Arméniens. Les Chaldéens ; Nestoriens et leur origine. Rome et les Nestoriens. Fondation de la mission presbytérienne américaine. M. Boré. Établissement de la mission catholique. Ses tribulations. M. Perkins et sa mauvaise influence. Affaire de l’Église d’Ardischaï. Expulsion des missionnaires catholiques. M. de Sartiges. Mgr Cluzel et son prestige. État actuel de la mission catholique d’Ourmiah ; — de la mission américaine. La question de l’argent et du confort. La mission épiscopalienne anglaise. Environs d’Ourmiah. Le Bizaou-Dagh et ses traditions. Les églises et leurs portes basses. Guiey-Tapé. Quelques usages chaldéens. La jeune mariée. Horreur que l’on a des grenouilles. Les jeûnes. Les faux prêtres vagabonds..

Ourmiah peut être considéré comme le centre du catholicisme en Perse. C’est là que les Lazaristes ont leur principale mission et c’est là que réside le Délégué Apostolique.

Les chrétiens du pays sont Arméniens ou Chaldéens. Les premiers, bien que peut-être numériquement inférieurs, sont vraiment chez eux ; les autres sont comme des colonies perdues des populations chaldéennes de Mésopotamie.

Celles-ci, déjà nestoriennes au moment de la conquête musulmane, durent, au bout de quelques siècles, fuir les plaines pour se soustraire aux persécutions de leurs conquérants. Elles trouvèrent dans les montagnes du Kurdistan un abri sûr, où elles maintinrent leur indépendance nationale et leur religion, grâce à leur organisation fortement hiérarchisée, à leur groupement autour de leur chef religieux, de leur Catholicos qui résidait dans les inaccessibles défilés du Zab.

Une partie de ces Chaldéens nestoriens franchissant le faîte des montagnes, se répandit sur le haut plateau persan et s’y établit dans la partie occidentale de l’Aderbeidjân.

Rome ne cessa jamais d’avoir l’œil sur ces populations que l’hérésie nestorienne[1] et le schisme tenaient séparées d’elle.

Pendant longtemps les communications furent presqu’impossibles. Quand on put en établir, la constitution hiérarchique de ces populations imposait à Rome un plan tout tracé ; commencer à évangéliser et relever directement quelques fractions du peuple, afin de pouvoir, sur ce début, pénétrer jusqu’aux chefs ; essayer ensuite de ramener ceux-ci, et par eux la masse de la nation.

Ce souci d’atteindre les chefs, concentra les efforts de Rome dans le bassin du Tigre et du Zab, où les Dominicains sont établis depuis plus d’un siècle ; la fraction des Chaldéens de Perse restait donc pour un certain temps en dehors de l’action directe de la mission de Môsoul, mais elle en recevait cependant une impulsion indirecte, comme on l’a vu à l’occasion du retour de Khosrâva à l’unité catholique.

C’est cette situation d’isolement dont l’American board of Commissionners for foreign missions prit occasion, lorsqu’il décida la fondation d’une mission presbytérienne à Ourmiah[2]. Les premiers missionnaires vinrent s’y établir en 1835.

À peu près en même temps un Catholique, alors encore laïque, chargé de missions scientifiques du gouvernement français, M. Boré établissait de son initiative privée des écoles dans plusieurs villes de Perse[3].

L’établissement de cette mission protestante était pour les Catholiques un fait très grave. Au point de vue des croyances ils ne pouvaient voir avec plaisir s’établir des missionnaires dont le christianisme tendait chaque jour davantage à un éclectisme bien voisin de l’anarchie dogmatique.


Montagnard du Kurdistan.

Au point de vue de la position acquise par le Catholicisme, au point de vue des fruits que les efforts de ses missionnaires avaient produits depuis un siècle, cet établissement constituait un danger. Vu le groupement des Nestoriens, les nouveaux missionnaires ne pouvaient agir sur une fraction de la nation sans s’adresser à la nation entière et leur action, même sans être influencée par des sentiments hostiles au Catholicisme n’eut pu manquer de lui nuire sensiblement.

Il devenait donc indispensable d’établir une mission en Perse, sous peine de voir prendre à revers toute la mission de Mésopotamie et compromettre l’existence de la communauté catholique de Salmas et des quelques groupes catholiques des environs d’Ourmiah.

M. Boré qui avait déjà établi des écoles à Ourmiah et à Salmas, s’employa à cette nouvelle fondation. Grâce à ses efforts, arrivaient en 1840 les premiers missionnaires lazaristes[4]. Ils se concentrèrent à Ourmiah et (1841) à Tebriz, tout en continuant à diriger l’école que M. Boré avait fondée à Ispahan.

Bientôt commencèrent leurs tribulations, suscitées par les Arméniens schismatiques, qu’appuyait l’Ambassadeur de Russie, comte de Mëdem.

Celui-ci poussa le gouvernement persan à émettre un firman royal qui prohibait le prosélytisme. Tout étranger qui s’y livrait devait être expulsé ; tout indigène subir des châtiments corporels et une amende. Le firman reçut un effet rétroactif et l’un des missionnaires, M. Fournier, fut expulsé de Perse.

Le firman, général dans ses termes, ne visait dans son application que les missionnaires catholiques. Les Américains à Ourmiah n’en furent jamais atteints et continuèrent leur œuvre sans être inquiétés. Les Lazaristes — deux missionnaires et un frère lai composaient alors tout leur personnel — se remirent bientôt, eux aussi, plus ou moins ouvertement à l’œuvre. Malgré leur petit nombre et leur manque de ressources, ils parvinrent à bâtir en 1843 une toute petite église. En même temps leur influence grandissait et s’étendait.

Il est possible qu’au début l’American Board ait organisé sa mission pour le seul but du prosélytisme, sans intention hostile contre les Catholiques et sans savoir qu’il empiéterait nécessairement sur un terrain déjà arrosé des sueurs et même du sang des missionnaires catholiques.

Mais, une fois la mission établie, la situation devait, par la force des choses, devenir tendue entre les représentants des deux confessions.

Pour empêcher les frères séparés de devenir frères ennemis, il eut fallu de part et d’autre une prudence plus qu’ordinaire. Malheureusement, au zèle du fondateur de la mission américaine, le Révérend Perkins, se mêla dès le début une hostilité violente contre les Catholiques. Cette hostilité trouvait son aliment dans l’ignorance profonde où était Perkins de tout ce qui touchait au Catholicisme ; elle parut bientôt devenir l’une de ses idées fixes.

On regrette d’en trouver la trace presque à chaque page de ses ouvrages, et l’on en est d’autant plus étonné, que les Américains se font gloire d’être toujours justes, fair envers leurs adversaires.

Je ne voudrais pas réveiller de vieilles querelles. Mais le livre de Perkins[5] sur la mission de Perse a été beaucoup lu ; c’est pourquoi, afin de donner au lecteur l’idée de ce que l’on peut lui accorder comme valeur critique, j’ai cru devoir en extraire quelques appréciations. J’en passe et des plus curieuses.

Pour lui, entre le Pape et l’Antéchrist, la différence est à peine sensible, et il n’ose guère en parler, sans mettre sa conscience en repos par quelqu’apostrophe de ce genre : « Thou enemy of all righteousness !  » (Toi l’ennemi de toute droiture).

Parti sur ce ton, il n’est pas étonnant que M. Perkins souffre aussi de la « maladie jésuitique ». Ces « fils des ténèbres » n’eurent jamais affaire aux Nestoriens ; mais Perkins éprouvait le besoin d’en voir partout. M. Boré, laïque, comme je l’ai dit, était un jésuite, un « child of the devil » (p. 396).

Plus loin, il raconte comment des émissaires du Pape — toujours des Jésuites, s’entend — ont été offrir à Mar Schimoûn (le Patriarche nestorien) de canoniser Nestorius (un hérésiarque solennellement anathématisé par un Concile !) si lui voulait reconnaître la suzeraineté de Rome !

Ces passages — et ils ne sont pas les plus violents — montrent jusqu’à quelles tristes aberrations peut conduire la passion greffée sur l’ignorance !

Ils permettent aussi de supposer que Perkins ne fut peut-être pas étranger à la promulgation du firman royal dont j’ai parlé, puisqu’il sut mettre sa mission à l’abri des mesures qu’il contenait. On peut appliquer ici, à l’état d’hypothèse, l’adage du droit : « Is fecit cui prodest ».

Malheureusement Perkins ne devait pas s’arrêter là dans cette triste lutte. Il prit prétexte de la reconstruction d’une église qu’entreprenaient les Catholiques à Ardischaï, pour faire intenter aux missionnaires lazaristes un procès en usurpation par l’évêque du lieu. Le procès fut jugé en deux instances en faveur des Lazaristes. Perkins parvint à le faire casser et porter à Téhéran. Il s’y rendit lui-même, et, fort de l’appui du ministre de Russie, ennemi juré des Catholiques, parvint à faire condamner les missionnaires et à obtenir un firman contre eux. Les immeubles de la petite mission d’Ourmiah furent sauvés grâce à un Catholique de Tébriz qui s’en rendit acquéreur avant la promulgation du firman. L’un des missionnaires, M. Darnis, fut expulsé de fait ; quant à M. Cluzel, il parvint à se cacher ; aidé par un missionnaire, arrivé pendant le procès, dont le firman n’avait pas fait mention, il put exercer encore, au milieu de mille difficultés, quelqu’action sur ses Catholiques. Cet état de proscription dura jusqu’à l’arrivée de M. de Sartiges, chargé par la France d’une mission diplomatique à Téhéran. Celui-ci fit rendre la liberté aux missionnaires, mais l’église d’Ardischaï ne fit retour aux Catholiques que vingt ans plus tard, en 1866. L’ère des plus grandes difficultés était ainsi close.

Je ne pense pas qu’aucun Américain, à quelque dénomination qu’il appartienne, voulût, à l’heure actuelle, se rendre solidaire des procédés de Perkins. Celui-ci ne semble d’ailleurs pas avoir laissé à ses successeurs le complet héritage de son esprit ; mais des précédents de ce genre impriment à une œuvre des tendances contre lesquelles il est difficile de réagir, et leur influence se fait sentir longtemps.


Mgr. Clusel.

Après l’exposé de ces faits, il est curieux de voir Perkins se donner pour l’agneau entouré de loups !

Quant aux accusations qu’il porte contre Mgr Cluzel, d’abord simple missionnaire, plus tard Délégué Apostolique, sans vouloir les examiner en détail, je pense, qu’après tout ce que j’ai rapporté, elles perdent singulièrement de leur valeur. Au demeurant, nous avons ici une bonne réfutation — les faits — et il suffira de rappeler que dans une ville, aux trois quarts musulmane et dans un pays où le Chrétien est méprisé, Mgr Cluzel était arrivé à se faire estimer de tous. On l’honorait à l’égal d’un prince. Lorsqu’il quittait Ourmiah, son cortège, auquel les Musulmans eux-mêmes étaient fiers de se joindre, ressemblait à celui d’un des plus grands seigneurs. Revenait-il à sa résidence, le gouverneur envoyait à sa rencontre, à une ou deux lieues de la ville, une escorte et un cheval d’honneur. À sa mort, il eut des funérailles telles que jamais on n’en avait vues dans le pays.

Sous un régime où le fonctionnaire ne sait que voler, des gouverneurs en détresse empruntaient parfois l’argent de la délégation à Mgr Cluzel et, j’ai ouï dire, qu’ils le lui restituaient !

Pour qui connaît l’Orient, ce trait, s’il est exact, donnerait le critérium de l’influence morale, qu’il avait atteinte[6] !

Actuellement la mission d’Ourmiah est assez considérable et prospère ; 5 missionnaires et 7 sœurs de charité la dirigent.

L’église est, pour le pays, un monument remarquable. Le collège compte une centaine d’élèves, dont douze se préparent chaque année à entrer au séminaire de Khosrâva.

La mission entretient environ une cinquantaine d’orphelins et supporte les frais de 45 écoles dans les villages de la plaine d’Ourmiah. Les sœurs ont un dispensaire, une école, une salle d’asile, et visitent aussi les malades à domicile.

Pour faire vivre 12 Européens, les maîtres d’école d’Ourmiah, les orphelins, au delà de 50 prêtres indigènes, entretenir le dispensaire, faire les frais des 45 écoles hors de la ville, subvenir aux misères les plus pressantes, la mission d’Ourmiah reçoit de la Propagation de la Foi et des Écoles d’Orient 15 500 francs ; l’Autriche fournit, sous forme d’honoraires de messes, une somme à peu près équivalente et qui est destinée à faire vivre le clergé indigène.

Khosrâva avec toutes ses œuvres reçoit également 15 000 fr. Ce budget, auquel s’ajoute de temps en temps quelqu’aumône privée est bien maigre à côté des sommes, dépassant cent et même, m’a-t-on dit, cent cinquante mille francs, que les banquiers de Tebriz transmettent chaque année à la mission américaine.

Malgré la disproportion des ressources et bien que leur mission comprenne une aire plutôt supérieure à celle de la mission lazariste, bien que leurs postes soient plus nombreux, les Américains n’accusent que 2 127 communicants dans leur rapport de 1890[7].

La population catholique de la mission lazariste d’Ourmiah et Khosrâva est de 8 974 âmes[8]. Cette population est en grande majorité composée de Nestoriens revenus au Catholicisme. Les prêtres nestoriens sont en général fort ignorants et, quand ils se convertissent, ils restent entièrement à la charge de la mission, étant incapables d’exercer un véritable ministère.

Grâce à leur isolement et à leur hiérarchie, on pourrait presque dire, grâce à leur ignorance même qui les faisait tenir, d’instinct et sans discernement, à tout ce qui leur venait des ancêtres, les Nestoriens ont gardé leur foi à peu près intacte, sauf les points qui les ont, dès l’origine, séparés de l’union catholique. Leur ignorance est extrême ; pas un Nestorien, pas même le Patriarche n’avait la Bible complète en 1830[9] ! Ils seraient de tout temps revenus facilement à l’union catholique, n’était la question de leur Patriarchat héréditaire que Rome ne peut absolument pas admettre.

Actuellement, plus on va, plus l’œuvre catholique parmi les Nestoriens devient difficile. Perkins a laissé sa trace ; et les calomnies répandues par lui à profusion, ont engendré bien des préjugés et des haines.

De plus, la présence des deux missions, catholique et protestante, constitue une épreuve difficile pour les caractères. Outre qu’elle favorise le scepticisme, elle amène facilement les Nestoriens à faire des calculs d’intérêts, à régler leur manière d’être d’après les avantages qu’ils espèrent. Il est vrai que ceux qui font ces calculs, ne trouvent guère leur compte à venir frapper à la porte des Lazaristes, chez qui l’argent est rare et la dépense strictement réservée aux œuvres essentielles.

Toutefois, quelque pauvrement que vivent les Lazaristes qui ne touchent aucun traitement ; quelque simple que soit leur installation, les traditions européennes y introduisent cependant un ordre, une organisation, des soins de détail, qui mettent leur établissement au-dessus des demeures du pays. C’est là la source d’un certain danger inévitable pour l’Oriental ; le danger de la jalousie, et celui de l’imagination qui se représente des monceaux de richesses cachées derrière les murs de la mission !

Pour les Lazaristes, ce danger est réduit à son minimum. Mais il constitue, à mon sens, un des secrets de l’infécondité relative de la mission américaine. Sans doute, le premier motif est à chercher dans l’anarchie dogmatique, qui produit autant de Credos que de missionnaires ; mais un motif au moins aussi puissant est le manque d’ascendant moral. Installés avec confort, vivant en famille, touchant un traitement fixe de 6 à 800 tomans qui, vu la valeur du numéraire en Perse, représente bien au delà de la valeur nominale (1 toman = 10 krans = environ 7 fr.75) ; recevant une prime à la naissance de chaque enfant ; demeurant en Perse un temps donné, après lequel les attend en Amérique une honorable retraite ; ne gardant dans leur port absolument rien de clérical, ces missionnaires font plutôt la figure d’ouvriers philanthropiques, suivant une très honorable carrière, que de missionnaires, obéissant à une vocation qui demanderait le sacrifice de l’avenir mondain et des agréments de la vie. Aussi bien leur influence, au point de vue religieux, au lieu d’être positive, aboutira-t-elle nécessairement aux plus tristes résultats ; elle engendrera peu à peu l’indifférence et le scepticisme.

Je n’entends méconnaître ici ni la pureté d’intention des personnes, ni leur mérite, non plus que leur dévouement ; je parle des choses telles qu’elles se présentent objectivement.

Au point de vue simplement humanitaire, la mission américaine a réalisé un bien incontestable — quand ce ne serait, par exemple, que d’avoir par ses sociétés de tempérance diminué l’ivrognerie, ce mal si universellement répandu dans le territoire d’Ourmiah.

Aujourd’hui, officiellement et extérieurement, les rapports entre la mission lazariste et les Américains sont assez bons. Ceux-ci nous reçurent fort aimablement dans leur bel établissement. Au fond, l’on voit bien encore l’influence des traditions de Perkins.

Je ne puis exposer en détail la tactique employée par les Américains pour gagner les Nestoriens[10]. En thèse générale on peut, je crois, dire que, mettant à profit leur syncrétisme religieux, ils commencent par se donner comme équivalemment Nestoriens, grands admirateurs de la pureté de foi de cette église qui ne reconnaît point le Pape et qui est quelque peu en défiance vis-à-vis de la Sainte Vierge. Puis, peu à peu, ils battent en brèche les « superstitions[11] » des Nestoriens et cherchent à introduire leur éclectisme passablement sentimental.

Aujourd’hui ils procèdent avec une certaine lenteur, car la rapidité avec laquelle ils agissaient au début, leur a coûté cher. En juin 1846 ils avaient dans un synode nestorien proposé à brûle-pourpoint aux Évêques et aux notables de jeter par-dessus bord tout leur vieux bagage, et d’embrasser purement et simplement le Presbytérianisme. Mais l’assistance n’était pas mûre pour une semblable révolution. Les Nestoriens quittèrent le synode avec indignation, pour se jeter sur les écoles et les établissements américains et les mettre au pillage[12]. Depuis lors, on y va plus doucement.

Ces dernières années, pour porter le désarroi à son comble, s’est installée ici une mission anglicane (épiscopalienne). Offrant aux Nestoriens une Église hiérarchiquement constituée elle a quelque chance de réussir. Elle réussira surtout au point de vue politique. Jusqu’à cette heure, faute de mieux, l’Angleterre faisait plus ou moins des missionnaires américains les représentants de son influence. Maintenant que de vrais Anglais s’installent à Ourmiah, les faveurs de l’Angleterre seront pour eux, et les Américains verront peut-être pâlir leur étoile.

Cette mission en est à ses débuts. Ses membres appartiennent à la high church, à la Very high church. C’est chose curieuse de voir avec quel soin ils s’étudient à reprendre une à une toutes les habitudes catholiques, à se conformer à tous les rites de l’Église romaine. Parviendront-ils à comprendre que, si leurs ancêtres ont abandonné ces rites vénérables, parce qu’ils y voyaient la marque et l’affirmation constante de la suprématie romaine, eux ne peuvent les reprendre sans arriver logiquement à rentrer dans l’unité de cette même Église de Rome ? Pour beaucoup d’entre eux, on peut l’espérer ; car leur évolution liturgique est accompagnée d’études consciencieuses.

Leurs relations avec les Lazaristes sont assez cordiales ; aussi bien ces Messieurs nous ont-ils accueillis avec grande amabilité et nous avons passé avec eux une charmante soirée. Le Consul de Russie en était — c’est certainement, de par sa position, leur plus grand ennemi.

Les Épiscopaliens se sont attachés à ne heurter en rien les croyances catholiques. Je sais de bonne source que leur catéchisme est très exactement un catéchisme catholique incomplet. Ils l’ont même communiqué au Délégué Apostolique.

Quel sera l’avenir de cette mission ? Évidemment, il sera difficile que dans son œuvre quotidienne elle n’entre pas en compétition plus ou moins grave avec la mission catholique. Mais du moins a-t-elle l’avantage d’offrir aux Nestoriens un christianisme qui, quoique incomplet, est encore solide[13].

Après avoir visité les missions, il nous restait à compléter notre connaissance du pays ; comme nous disposions de peu de temps, le plus simple était d’organiser une excursion qui nous permit d’avoir une vue d’ensemble du territoire d’Ourmiah. Le Bizaou-Dagh[14] était un but tout indiqué.


28 Septembre
Dép. 7 h et quart matin.

Cette montagne, ou, pour être plus véridique, cette colline rocheuse, s’élève isolée au bout de la plaine, sur le bord du lac qu’elle domine d’une centaine de mètres.

Il faut environ deux heures de cheval, d’Ourmiah jusqu’à un cirque rocheux situé à peu près à mi-côte du Bizaou-Dagh ; il y coule une petite source qu’ombrage un bouquet de vrais arbres, poussant là par la grâce de Dieu et non par le soin des hommes ! Il faut être dans ces pays pour apprendre à goûter toute la poésie d’un tronc noueux, tout le charme d’un dôme de verdure !

Pendant que nous contemplons l’oasis, arrive une nombreuse bande de cavaliers. C’est le Paraschbachi, domestique en chef du gouverneur, sorte de maire du palais. Le personnage est important et 20 cavaliers lui font cortège. Le Paraschbachi vient faire un pèlerinage-partie de plaisir à un rocher situé encore un peu plus haut, dominant la rive droite du ruisseau.

Ce rocher est des plus saints, car Ali y laissa l’empreinte de sa main ! Aussi bien, les Schiites viennent-ils souvent vénérer ce lieu. On prétend que plusieurs traditions relatives au Zend-Avesta se rattachent aussi à cette montagne.

Quant à nous, nous négligeons la visite de ce lieu vénérable, pour nous hisser, non sans quelque peine, au sommet du Bizaou-Dagh.

La vue y est admirable. D’un côté étincelle au soleil la surface métallique du lac ; de l’autre, la plaine d’Ourmiah semble un tapis d’Orient où les oasis d’arbres, les vignes, les champs cultivés, les jachères, les flaques de sable, forment autant de dessins dont les tons ont d’harmonieux contrastes. Enfin, au fond de la plaine qu’elles dominent à l’Ouest se dressent les montagnes du Kurdistan, aux découpures hardies et aux reflets bleuâtres.

Du haut de cet observatoire j’ai pu relever plusieurs erreurs de la carte de Kiepert.

Redescendus à la source, nous trouvons nos Musulmans attablés. Ils nous offrent aimablement le thé, et la causerie se prolonge assez longtemps. Nos instruments, baromètres, longues-vues etc., piquent la curiosité et sont l’objet des remarques souvent les plus bizarres.

Au lieu de retourner directement à Ourmiah, nous faisons un assez grand détour pour visiter une vieille église sous le vocable des saints Pierre et Paul, mais qui en somme n’a rien de bien intéressant.

Les églises de ces pays sont toutes très pauvres, et on doit louer le zèle des habitants quand elles sont tenues à peu près proprement.

Toutes ont une porte ridiculement basse où ne peut passer qu’une personne à la fois, en se courbant en deux. L’on donne cet usage comme un signe de l’humilité qui doit caractériser le chrétien et comme une traduction matérielle de la parole du Sauveur : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » : c’est possible ; mais j’avoue que je crois beaucoup plus à une préoccupation d’un tout autre genre. Dans les villages, l’église est la seule construction un peu solide. Sa terrasse peut servir de camp retranché ; les femmes et les enfants peuvent se réfugier dans l’intérieur, et si la porte est bien basse et bien étroite, elle peut être barricadée solidement et à peu de frais. Dans des pays sans cesse exposés aux incursions des brigands, cette opération doit, et surtout a dû se pratiquer assez souvent ; c’est à la préoccupation de la faciliter le plus possible que je suis tenté de rapporter l’usage dont je parle.


Chrétiennes d’Ourmiah dans leur intérieur.

Nous faisons encore une petite excursion au village de Guiey-tapé à la recherche d’inscriptions que nous n’arrivons pas à découvrir.

Avant de quitter Ourmiah, je veux rapporter ici, sans ordre et au hasard, quelques usages auxquels on m’a rendu attentif.

Chez les Chaldéens, la nouvelle mariée reste voilée pendant deux ou trois ans. Pendant quatre ou cinq ans elle ne doit parler à sa belle-mère que par signes ou par l’intermédiaire des enfants de la famille. Jamais elle ne doit parler à son beau-père, tant que celui-ci ne lui en a pas donné l’ordre ; il y a des vieilles femmes qui jamais n’ont parlé à leur beau-père. En dehors de ces deux personnes, la jeune mariée ne parle qu’aux enfants de la famille et jamais aux hommes faits. Ces usages qui paraissent singuliers ont, paraît-il, leur raison d’être assez justifiée.

On marie généralement les jeunes filles dès l’âge de 12 ans ; mais les missionnaires réagissent contre cet usage, qui a de très mauvais résultats pour la race.

Les habitants d’Ourmiah ont une horreur superstitieuse des batraciens, et donnent aux catholiques le sobriquet de « mangeurs de grenouilles », parce qu’ils ne partagent pas cette aversion, et que quelques-uns même, à l’exemple des missionnaires, vont jusqu’à manger de cet animal. Ne serait-ce pas un reste des croyances mazdéennes qui considèrent la grenouille comme impure et devant être détruite[15] ?

Les Chrétiens mangent en général plus de viande que les Musulmans de Perse. Cependant ils sont très sévères sur leurs jours de jeûne. Les œufs, le poisson, le beurre et le lait sont alors interdits, et ils se nourrissent de pain, de fèves, de quelques autres légumes et de fruits ; toutefois ce jeûne est plutôt une très sévère abstinence, car les prescriptions relatives au temps ou à la quantité du manger, sont loin d’être aussi sévères qu’on le croit généralement.

Il est certains usages relatifs aux jours de jeûne, auxquels les Nestoriens tiennent fort. Un missionnaire, demandant à un prêtre nestorien pourquoi les siens ne se réunissaient pas aux Chaldéens pour ne former qu’une seule et même Église, ne fut pas peu étonné de recevoir pour réponse : « Vous autres Catholiques, vous fumez la pipe les jours de jeûne : c’est un grand péché[16] ! »

Les Chaldéens, les Nestoriens surtout, pratiquent en grand un singulier commerce, fort peu honnête, très lucratif, paraît-il, et que les missionnaires ont eu jusqu’ici assez de peine à combattre. Grâce à la légèreté avec laquelle les évêques nestoriens donnent des lettres testimoniales, un grand nombre de leurs fidèles s’en vont parcourir la Russie sous le déguisement de prêtres quêteurs. Les paysans russes, gens simples et naïfs s’y laissent prendre ; ces faux prêtres sont appelés auprès des malades ; l’un d’eux, retiré du métier, me racontait non sans fierté comment, ne sachant pas lire, il ouvrait gravement dans ces circonstances un bouquin quelconque, et marmottait, non point des prières, mais des injures à l’adresse de ces pauvres dupes naïves ! Le métier est fort avantageux ; on accuse un évêque nestorien d’avoir fait avec ces escrocs une véritable société en commandite, où il proportionne son gain au grade hiérarchique que reconnaissent ses lettres testimoniales.

Les Chaldéens sont d’ailleurs, pris dans leur ensemble, fort vagabonds. Ne trouvant pas de débouchés dans leur pays, ils vont chercher fortune à l’étranger. Ils en reviennent démoralisés ; généralement leur argent ne leur profite guère, car ils se hâtent de le dévorer.

On cite comme une exception la tribu montagnarde des Tiari ; elle n’est pas vagabonde et elle est renommée pour une honnêteté scrupuleuse et une grande pureté de mœurs.

  1. Comme on le sait, le système de Nestorius arrivait à supprimer en somme le mystère de l’Incarnation. Le Christ n’était plus une personne divine supportant une double nature ; il n’était en réalité qu’un homme uni d’une façon purement morale à la divinité, participant ainsi à ses perfections. On ne pouvait donc dire dans sa théorie, que Dieu fut mort pour nous, que Marie fut la mère de Dieu, puisque la personne du Christ n’était plus la personne du Verbe divin fait chair. Nestorius fut condamné solennellement au Concile d’Éphèse 431.
  2. Voir l’appendice B.
  3. Il n’entra dans la congrégation des Lazaristes qu’en 1854.
  4. MM. Fournier, Darnis et Cluzel.
  5. A Résidence of eight years in Persia among the Nestorian Christians.
  6. Comme contre-partie l’on peut voir l’appréciation des moyens employés par Perkins, dans Flandin et Coste, Voyage en Perse, ii, 411, 471.
  7. 53th annual report of the Board of foreign missions of the Presbyterian Church, 1890. Persia.
  8. Voir l’Appendice B.
  9. Grant, The Nestorians, ch. vi.
  10. « Wir legen es nicht darauf an, die bestehende Kirchenverfassung der Nestorianer umzustossen oder irgend andere Neuerungen bei ihnen einzuführen, ausser denen, welche unfehlbar aus allgemeiner Bildung und fleissigem Bibellesen hervorgehen ». Z. D. M. G. viii, 847 (1814). Lettre de D. T. Stoddard au professeur Bernsteim. Cette « Kirchenverfassung » des Nestoriens est pourtant loin d’être presbytérienne.
  11. Parmi ces superstitions il en est un bon nombre — est-il besoin de le dire — qui méritent ce nom.
  12. Il est bon de remarquer qu’à cette date la mission catholique était dissoute, les missionnaires proscrits. — Ce n’est donc pas eux que Perkins peut rendre responsables de la révolte des Nestoriens.
  13. J’ai appris que depuis notre passage les Épiscopaliens avaient trop imprudemment mis en avant auprès des Nestoriens l’influence anglaise, et fait miroiter auprès d’eux des perspectives d’indépendance. La Turquie leur a interdit son territoire — probablement sous l’influence de la Russie. — Ils ont complété leur mission d’Ourmiah par l’installation d’une maison de Sœurs (Sœurs de Béthanie). C’est jusqu’au bout l’imitation du catholicisme.
  14. Montagne du Veau.
  15. Cf. Lenormant, Hist. d’Orient, v, 402.
  16. Annales de la Prop. de la Foi, iii, 128.