Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-20

Université catholique d’Amérique (p. 361-Ph).

CHAPITRE XX


DJÉZIREH — DE DJÉZIREH À MÔSOUL


L’Évêque chaldéen. La ville de Djézireh et son histoire. — Faux départ ; ses péripéties ; bloqués par la pluie ; nous décidons de gagner Môsoul en kellek ; nous congédions les katerdjis ; transport de notre maison sur le radeau. Départ. Mauvais passage au grand pont de Djézireh ; Roubahi ; tourmente de neige. Quelques mots sur les Kurdes et le Kurdistan. Feischaboûr : en détresse dans les rapides. Karatchôk-Dagh ; campement arabe ; nuit glaciale. Le Boutma-Dagh ; nouveaux rapides. Eski-Môsoul ; course de kelleks ; Môsoul.


12 Décembre.

Nous comptions demander l’hospitalité au P. Galland, missionnaire dominicain en station ici. Il est absent ; nous allons frapper à la porte de l’Évêque chaldéen, qui nous reçoit avec la plus grande amabilité. Sa maison est neuve et propre ; malheureusement c’est une maison de pays chauds, ce qui veut dire qu’avec ses fenêtres à carreaux de papier qui joignent mal, avec ses portes organisées pour donner d’agréables courants d’air en été, avec l’absence de tout moyen de chauffage, on est admirablement installé pour geler en hiver.

L’Évêque, encore jeune, est grand et de manières distinguées ; il a été quelque temps chez les Chaldéens du Malabar et comprend un peu l’anglais. Comme la plupart des Évêques orientaux, il est pauvre ; les Chaldéens, ses ouailles, sont de malheureux cultivateurs sans ressources ; ils forment une population excessivement clairsemée[1].

L’Évêque nous reçoit dans son diwan qui est immédiatement envahi par les notables venant souhaiter la bienvenue aux nobles étrangers. Transis de froid, ne désirant qu’une chose, pouvoir changer de vêtements en paix, nous sentons bien qu’il faut d’abord nous soumettre à cette corvée de société. Mais au bout d’une heure le diwan ne désemplit pas ! Nous voulions nous retirer pour procéder à notre toilette quand on nous fit comprendre que, la maison étant fort petite, le diwan devenait notre chambre où nous étions maîtres et seigneurs ! Il ne nous restait qu’à agir comme tels et nous commençons à procéder à notre toilette — personne ne bouge. Que faire ? nous en prenons notre parti et faisons toilette complète devant l’Évêque et les notables. La chose leur paraît toute naturelle, et nous aurions pu nous croire Louis XIV à son lever !


13 Décembre.

La pluie tombant à torrents, la journée se passe en causeries et en petites promenades entre deux ondées.

Djézireh peut se définir une ruine. Son nom complet, Djézireh-ibn-Omar, l’Île du fils d’Omar, en lui donnant une origine musulmane, en ferait une ville relativement moderne. On admet cependant généralement que la fondation de la ville est bien antérieure à l’Islam. Elle occupe une terrasse naturelle, séparée des collines par une plaine étroite que le Tigre inonde facilement. On eut sans doute très tôt la pensée de faire du plateau de Djézireh une île, en détournant par un canal les eaux du fleuve. Ce canal est à peu près à sec en temps ordinaire ; un pont, construit par les Atabegs, le franchit en aval de la ville. Actuellement ce pont est dans un état lamentable ; de ses voûtes il ne reste rien ; plusieurs de ses piles ont considérablement dévié de la verticale, mais on les a utilisées telles quelles en y jetant un tablier branlant, composé de pièces de bois mal jointes. On n’y passe qu’avec crainte, et pourtant c’est la seule voie qui réunisse Djézireh à la terre ferme !

La légende populaire attribue la construction de la forteresse de Djézireh aux Gênois, comme elle fait pour presque tous les vieux châteaux de l’Asie mineure ; en réalité, forteresse et murs ont été bâtis, dit-on, par Omar ben Abdolazis, huitième Khalife Ommïade[2] ; ils ne sont plus qu’une ruine délabrée ; mais leurs assises, alternées de basalte noir et de calcaire blanc, donnent encore aujourd’hui à Djézireh je ne sais quel aspect coquet et artistique.

Des princes de la famille des Ommïades, profitant de l’affaiblissement du pouvoir des Khalifes, furent les premiers à faire de Djézireh une capitale[3]. Après mille vicissitudes, après avoir été prise et saccagée par Timour, elle devint le repaire de l’Émir kurde du Boghtân.

À cheval entre les pachaliks de Diarbekr et de Môsoul dont il commandait presque absolument les communications, l’Émir de Djézireh donna force tablature à la Sublime Porte. Celle-ci, à bout de patience, finit par prendre des mesures énergiques, et Réchid-Pacha s’empara de la ville en 1836. Il en fit un monceau de ruines. La ville actuelle n’est en somme qu’un grand village bâti dans des décombres. On n’y compte que 800 maisons parmi lesquelles 120 chrétiennes[4].


14 Décembre.

Ce matin le ciel s’est découvert et, sur cette belle promesse, nous commandons le branle-bas. Mais notre caravane n’est prête qu’à midi, et à midi déjà le ciel s’est refait menaçant.

Il nous faut donc franchir de nouveau le Tigre ; le point de débarquement ordinaire est la berge au-dessous du khân ; pour que les eaux, gonflées par les pluies, n’emportent point la barque préhistorique au delà de l’endroit voulu, il faut reporter son point de départ bien au-dessus de la ville (D). Le système est déjà fort primitif : il n’y aurait que demi mal si, du moins, nous pouvions suivre la ligne droite pour gagner de la maison de l’Évêque le lieu d’embarquement. Mais ici la Turquie se révèle
Djézireh.
toute entière.

Avant-hier, le canal qui entoure Djézireh était presque à sec, et l’on pouvait facilement le franchir à gué ; aujourd’hui les eaux l’ont envahi et il n’est plus question d’y passer. Comme l’on est en train de hâler péniblement l’unique barque de la ville, jusqu’au point d’embarquement, force nous est de franchir le canal par le pont branlant dont j’ai parlé, puis de le contourner en pataugeant dans la boue pour gagner ainsi, par un immense détour, le « quai d’embarquement ».

Pendant ce trajet qui prend une bonne heure, la pluie recommence à tomber et un vent violent se lève. Nos cinq bateliers nous attendaient transis de froid ; ils avaient dû peiner dur dans l’eau glacée pour hâler la barque.

Mais nous voici en face d’une difficulté insoluble. La caravane est trop importante pour pouvoir être passée en une fois. « Nous pouvons, disent les bateliers, passer soit vos chevaux, soit vos bagages et vos personnes, mais avec l’état du fleuve et le vent qu’il fait, il nous sera impossible de faire un second voyage aujourd’hui ». Ils ne disaient que trop vrai, car le vent faisait rage et le fleuve grondait terriblement. Que faire ? Passer les bagages ? mais, si, comme il est probable, le fleuve monte encore pendant la nuit et rend impossible tout passage demain, que ferons-nous dans un khân infect, sans moyens de transports ? Après trois quarts d’heure de criailleries, de délibérations, le tout sous une pluie battante, on se range au parti le plus sage — battre en retraite. Et nous faisons bien ; car pendant nos délibérations auprès de la barque, le fleuve a monté assez pour nous cerner ; l’obstacle est facile à passer ; mais il en dit long sur les intentions du Tigre.

Donc nous battons en retraite ; mais cette fois la barque, redescendue au canal (B), nous épargne le long détour dont j’ai parlé ; les bagages et les chevaux de selle confiés à nos hommes feront seuls cette désagréable promenade. Houchannah, monté sur Djamoûch, veut franchir une flaque d’eau — cheval et cavalier disparaissent tout entiers dans un éclaboussement jaunâtre ! La flaque est un trou profond ; tous deux en sont quittes pour l’émotion du bain et s’en tirent sans grand mal. Houchannah portait ma sacoche avec tous mes papiers ; le plus beau de l’affaire est que pas une goutte d’eau n’y entra ! Par contre, l’un de mes baromètres qui se trouvait dans une fonte de ma selle — le même qui était tombé dans le tandoûr à Akhlât — y rendit l’âme.

Nous voici revenus chez cet excellent Évêque ; c’est une vraie retraite de Russie.

On nous annonce une bonne nouvelle : le P. Galland vient de rentrer à Djézireh ; il est, il est vrai, à moitié mort, ayant failli se noyer dans une fondrière[5].

15 et 16 Décembre.

Pris dans une souricière ! Impossible de gagner Môsoul par la rive droite ; c’est le désert, et à cette saison il est impraticable ; impossible de passer le Tigre, et quand nous pourrions le franchir, nous aurions ensuite la perspective de quatre à cinq journées de « pataugement » dans une plaine de glaise détrempée par la pluie ! Dans ces tristes alternatives la lumière se fait soudain ; descendons le fleuve en kellek ! Aussitôt proposé, aussitôt adopté.

Nous n’aurons, sans doute, pas un kellek de première classe, car les « ports » d’où ces engins partent en général, sont Diarbekr à certaines saisons, et Môsoul toute l’année. À Djézireh on ne fait guère que des kelleks de marchandise. N’importe, nous arrangerons la chose au mieux. Nous faisons donc « bazar » pour un kellek de 162 outres.

Le kellek est un radeau composé d’outres en peau de mouton, gonflées d’air. Nos outres seront disposées dans le sens de la longueur sur neuf rangées de dix-huit outres chacune. Ces outres sont attachées avec des cordes à de très légères perches qui posent elles-mêmes à angle droit sur cinq pièces de bois disposées dans le sens de la longueur. Ceci forme la base du kellek ; il n’y entre pas un clou ; tout est maintenu par des cordes, mieux encore pas des ligatures de saules. Il s’agit maintenant de mettre sur cette charpente à claire-voie un plancher ; la chose est bien simple — on dispose tout uniment des rondins de bois, les uns à côté des autres ; ils ne sont pas reliés entre eux, car il faut pouvoir les déplacer pour surveiller les outres. Cela donne un plan cher fort primitif, où l’on ne peut circuler qu’en faisant de la gymnastique et qui permet de prendre gratis un nombre considérable de bains de pieds.

Les outres ayant un poids négligeable et déplaçant un très grand volume d’eau, la charpente étant très légère, le tirant d’eau du kellek est extrêmement faible ; et l’on peut y charger une grande quantité de marchandises.

Il s’agissait maintenant, étant donné le kellek proprement dit, de nous y organiser un abri. L’Évêque se multiplie, car naturellement nous sommes profondément ignorants en ce genre de locomotion.

Quel n’est point notre étonnement de voir que notre demeure sera confectionnée, non point au bord du fleuve, mais dans la cour de l’Évêque ! Nous aurons une vraie maisonnette ; l’ossature sera en bois léger et les parois en épais tapis de feutre grossier. La maison aura une longueur de 4 archines[6] (2m,75), sur une largeur de 3½ (2m,40) ; l’arrête du toit sera à une hauteur de 1m,80. Le plancher sera composé de vieux débris de caisses ; sur le côté de la maisonnette l’on installera même un appendice, un réduit intime, qui communiquera directement avec les eaux du fleuve.

Une fois la base de la maison et le plancher terminés, on les fait passer, sans plus de façon, par-dessus les murs de l’Évêché pour achever la construction dans le prochain terrain vague.

Il est très intéressant de voir travailler les charpentiers. La paresse, c’est-à-dire le désir de se reposer le plus vite possible, les fait travailler avec rage ; ils crient, se démènent et se pressent ; à les voir, vous les prendriez pour les gens les plus actifs du monde ; mais tout ce zèle n’a qu’un but : pouvoir plus rapidement faire kief et fumer une pipe.

La charpente terminée, un pauvre diable, à demi-nu et grelottant de froid, la recouvre de gros tapis de feutre kurde ; il nous en faut dix-sept.

Pendant qu’il fait ce travail, nous congédions nos katerdjis. Ils étaient engagés à tant par jour, avec obligation de nous conduire jusqu’à Môsoul. Naturellement ils commencent par réclamer le prix des journées de Djézireh à Môsoul. Nous y consentons, à condition qu’ils prennent la peine de venir se faire payer à Môsoul. Réflexion faite, ils préfèrent n’être payés que jusqu’à Djézireh et retourner le plus vite possible à Van. Ils n’ont, à cette saison, aucune chance de pouvoir former une caravane de retour et plus ils attendront, plus ils auront à craindre les neiges ; au demeurant, nous leur donnons encore un bon bakschîch et ils se retirent fort satisfaits. Nous n’avons, vraiment, pas eu à nous plaindre d’eux : ce sont des Kurdes, et, en les prenant pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour des brigands, ils nous ont très bien servis.

Sahto, accompagné de Lazare, amènera nos chevaux de selle à Môsoul, quand les chemins seront praticables.

Cependant notre demeure étant confectionnée, tous les feutres bien cousus, il s’agit de la transporter jusqu’au kellek. C’est aujourd’hui 16, à 11 heures du matin, que l’on procède à cette grave opération.

Une quinzaine de hammâls (porteurs), se mettent à l’œuvre ; à l’Orientale, criant et commandant tous à la fois, ils soulèvent péniblement la bâtisse et la chargent sur leurs épaules. On eût cru voir s’avancer la fameuse litière de Richelieu, mais il y manquait un public silencieux et courbé ; car ici toute la population est gaiement rassemblée, et nos hammâls marchent au milieu des lazzis et de l’hilarité générale ; c’est une vraie fête.

Voici un mauvais passage ; une rue bordée de maisons des deux côtés ! Vlan, notre demeure accroche et démolit un auvent à droite ! Jallah ! par réaction, la voici qui enlève un bout de toit à gauche ! On crie bien un peu, mais sans oser trop réclamer. Arrive l’endroit le plus difficile : le chemin, pour gagner la rive, passe par une brèche des murailles ; le raidillon est pierreux et escarpé ; toute la bâtisse gémit et craque ; elle passe cependant. Nous voici à la rive ; sans plus de façon on pose la maison toute faite sur le kellek et tout est dit !


17 Décembre
Départ 1 h. 30 soir.

Vite on transporte bagage et provisions, et vers une heure et quart nous pouvons démarrer. L’Évêque nous accompagne jusqu’au village de Roubahi.

Entraîné par le courant, le kellek s’approche rapidement des ruines du grand pont. Il reste aujourd’hui une arche complète et un pilier, entre lesquels les débris d’une pile, cachés sous l’eau causent un gros remous. Le courant y est en même temps très fort et change brusquement de direction.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
DJÉZIREH-IBN-OMAR
Un mauvais passage.

Le maréchal de Moltke, alors au service de la Turquie, fit ici naufrage en 1838. Son kellek, entraîné par le remous de la pile, fut balayé complètement par les eaux[7].

Ce souvenir et l’allure désordonnée que prend notre radeau ne sont pas sans nous donner un petit frisson de peur ; le kellekdji — nous n’en avions qu’un seul, ce qui était une imprudence — fait force de rames ; nous passons comme un trait, juste au bord du remous ; au lieu de nous attirer, par un mouvement de tangente, il nous repousse violemment contre l’arche du pont ; le mauvais pas est franchi ! Nous respirons, mais je crois que nous étions un peu pâles.

Nous songeons alors à jeter un coup d’œil sur les ruines du pont dont le courant nous éloigne rapidement. La construction en est superbe : les assises de pierre sont, alternativement, de basalte noir et de calcaire blanc. L’arche qui subsiste et qui est d’un dessein très beau et très hardi, porte des bas-reliefs représentant les signes du zodiaque. La construction de ce pont semble remonter au temps des monarques Sassanides[8].

La distance qui sépare ce pont de Djézireh, fait supposer qu’il ne fut pas construit pour cette ville. Oppert suppose qu’à cet endroit se trouvait « Bezabdé » ou la ville double dont parlent les textes cunéiformes.

Les rives du Tigre sont peu élevées ; à certains endroits cependant, les collines viennent baigner dans le fleuve ; les villages, assez nombreux, sont du plus misérable aspect ; la même famine qui a désolé le Boghtân, les a décimés, et depuis ils ont sans doute souffert les mêmes exactions.

Arrivée 4 h. 30 soir.

Voici Roubahi. Notre hospitalier Évêque nous quitte pour visiter ses villages.


18 Décembre.

Ô dérision ! il souffle pendant toute la journée une tourmente de vent et de neige, venant du Sud-Ouest.

Il est impossible de marcher ; car, avec le faible tirant d’eau du kellek et la grande surface que notre maison offre au vent, la tourmente nous empêcherait d’avancer. De plus, le kellek ne gouverne pas ; les rames ne servent qu’à le maintenir dans le bon courant ; elles ne pourraient pas contrebalancer l’action du vent s’il nous portait contre des écueils. Il faut rester en panne, pénétrés par une humidité froide. Tous les vêtements d’hiver les plus extravagants, qui ne nous avaient jamais servi sur les bords du lac de Van, sont tirés des malles et nous protègent à peine.

Nos hommes, transis de froid, ont perdu toute énergie. La neige, devenue pluie, commence à percer les feutres. Il suffirait pour nous préserver du déluge de coudre ensemble nos deux grands prélarts imperméables et de les étendre sur notre maison. Mais, quand nous voulons nous mettre à l’œuvre, impossible de faire bouger nos hommes ! Nous avons beau leur expliquer l’utilité de la précaution que nous voulons prendre : ils sont aussi fatalistes que le plus enragé Musulman. Il est écrit que nous serons mouillés, pourquoi essayer de lutter ! Nous sommes donc, Hyvernat et moi, sous une neige fondante qui nous gèle les doigts, réduits à coudre nous-mêmes les prélarts et à les jeter tant bien que mal sur notre maison ; mais le vent menace de les emporter ; il faut les assujettir aux parois de feutre — la besogne est dure pour des novices et nous nous y mettons les doigts en sang ; mais du moins serons-nous préservés de la pluie.

Un pauvre Kurde, tremblant la fièvre, vient d’un village voisin nous trouver par ce temps horrible ; il souffre affreusement — probablement d’une maladie de la moelle épinière. Il a vu Sahto ; celui-ci lui a conté comme quoi nous l’avions merveilleusement guéri d’un mal analogue — il avait eu une courbature dont un sinapisme avait triomphé ! Et, sur cette parole, le pauvre malade se traîne jusqu’ici, plein de confiance en sa guérison ! Nous sommes obligés de faire honneur à notre réputation de médecins : se déclarer incompétent, serait aux yeux des Kurdes faire acte de mauvais vouloir et les froisser profondément ; aussi découvrons-nous à notre homme, sans hésitation, une maladie quelconque ; mais nous avons soin d’ajouter qu’elle est de guérison longue et difficile et que nous ne pouvons lui confier les remèdes appropriés ; ils sont trop dangereux et il ne saurait point s’en servir ! Nous lui donnons de la quinine ; elle coupera peut-être un peu sa fièvre. Pauvre homme, il n’ira pas loin, sans doute !


Mendiant Kurde.

Demain, s’il plaît au vent, nous allons entrer dans une zone mixte où Nomades arabes, Kurdes et Chaldéens se coudoient ; ce ne sera plus le vrai Kurdistan ; aussi bien, pendant que la tempête fait rage, parlons un peu de ces terribles Kurdes.

À vrai dire, j’ai recueilli peu de renseignements sur leur compte. Arméniens ou Chaldéens ont avec les Européens la religion pour point de contact ; missionnaires et voyageurs les ont étudiés de près ; beaucoup d’entre eux parlent l’une ou l’autre langue européenne ; il est donc relativement facile de les connaître.

Le Kurde, au contraire est un être renfermé ; comme brigand il n’est pas de ceux qu’on aime à fréquenter de trop près ; lui-même, pour garder ses coudées franches n’aime pas entrer en rapports avec l’étranger.

Je ne dirai rien de l’origine du peuple kurde, car les avis sont à ce sujet fort partagés. Je crois toutefois qu’on peut, sans se compromettre, donner les Kurdes pour un produit mélangé de plusieurs races différentes.

Le Kurde est éminemment brigand ; il a par conséquent les défauts et les qualités du métier ; tant qu’un voyageur n’est pas devenu officiellement l’hôte du Kurde, il reste à ses yeux un être suspect, une proie bonne à saisir, et, dans ce cas, le Kurde ne se gène guère d’employer la tromperie et de voiler des parjures sous des expressions à double sens. Une fois reçu comme allié, le voyageur est en sûreté dans le territoire de la tribu. Mais la nature humaine a parfois ses faiblesses ; les droits d’hospitalité ne sont strictement sacrés que sur le territoire même de la tribu, et il n’est pas sans exemple qu’en vertu de ce principe un Kurde pousse une pointe sur le territoire voisin pour dépouiller celui-là même qu’il a hébergé sous son toit !

Le Kurde est musulman, fort peu zélé toutefois.

Le rang que la femme occupe dans la famille kurde est un témoignage en faveur de cette race ; il prouve que l’Islamisme n’a pas pu pervertir un ancien fond de noblesse et de pureté morale.

Physiquement les Kurdes sont bien bâtis ; ils ont des traits réguliers, parfois même un profil presque grec. Ils portent généralement moustaches ; les vieillards seuls laissent pousser leur barbe. Leurs vêtements sont très simples et je crois inutile de les décrire, car ils figurent trop souvent sur les illustrations de cet ouvrage. Autrefois leurs armes offensives étaient l’arc, le javelot, la lance, la massue ; aujourd’hui ils gardent encore la lance et le petit bouclier rond en peau de buffle ou d’éléphant ; mais l’arc est remplacé par d’excellents fusils, souvent par des carabines toutes modernes, achetées en contrebande. Les pâtres portent encore la massue qui est dans leurs mains une arme assez redoutable. Je ne parle pas du poignard : il est naturellement inséparable du Kurde.

Les voyageurs qui ont étudié de plus près les Kurdes les divisent en deux catégories : les Assirètes et les Gouranes. Les Assirètes représentent la caste guerrière, rude de mœurs et même de formes ; les Gouranes, plus pacifiques, sont agriculteurs et forment dans chaque tribu comme un clan inférieur sous la domination des Assirètes. Nous n’avons pas fréquenté ces peuples assez longtemps pour pouvoir porter un jugement sur cette classification.

Géographiquement le domaine des Kurdes n’a pas de limites bien fixes, ce qui est une conséquence du caractère semi-nomade de la plupart des tribus ; partout il se confond avec le domaine occupé par d’autres populations sédentaires. Le vrai milieu de leur territoire se trouve toutefois sur le plateau de Van ; mais leur terrain de parcours est immense. La zone qu’ils occupent presque sans solution de continuité, du voisinage de Hamadan à Aïntab, n’a pas moins de mille kilomètres, sur une largeur moyenne de deux cent cinquante.

Dans les vallées où ils sont groupés en tribus compactes notamment dans le bassin du grand Zab, ils constituent une nationalité assez puissante pour avoir l’ambition de former un état distinct[9]. Mais leur division en clans, leurs habitudes aventureuses, la configuration même de leur terrain s’opposent à la formation d’une véritable nation kurde. Chaque tribu jalouse sa voisine, et si un clan plus puissant réussit à exercer son influence sur quelques autres clans, cette confédération est toujours précaire ; elle ne se forme et ne se dissout guère qu’à la suite de guerres intestines. Aussi bien l’impuissance radicale du gouvernement turc explique-t-elle seule la grande indépendance que gardent encore bon nombre de ces tribus.

La classification des tribus kurdes est fort incertaine, leur nom même n’est pas toujours fixe ; il suffit parfois qu’un chef s’acquière un renom particulier pour que son nom passe à la tribu, d’où résultent de grandes confusions. Des missionnaires qui ont longtemps séjourné dans le pays, ont tenté cette classification. Le P. Garzoni divisait les Kurdes en cinq grandes branches :

1o  Kurdes de Bitlis (Bitlisi) ;
2o  Kurdes» de Djézireh (Boghtân) ;
3o  Kurdes» d’Ahmadiah (Bahdinan) ;
4o  Kurdes» Djoulamérik (Schamto, Hakkiari) ;
5o  Kurdes» de Karak’olan (Suleimanieh, Sorân)[10].

Les expéditions militaires des Turcs dans le Kurdistan de 1820 à 1840 semblent avoir brisé la puissance kurde comme puissance envahissante ; mais dans les limites du domaine géographique que j’ai indiqué, petites guerres et razzias se font encore à la barbe du Sultan. La Turquie a ébauché la soumission des Kurdes ; mais elle n’a pas eu l’énergie de l’achever.


19 Décembre
Départ 6 h. 30 matin.

La tempête s’est calmée pendant la nuit et, aidés par une bise fraîche, nous pouvons démarrer au lever du jour. Le soleil irise délicieusement de ses premières teintes les sommets neigeux du Djoudi-Dagh. Ces montagnes, à peu près inconnues des Européens, sont vénérées par les gens du pays qui y localisent les souvenirs bibliques du déluge ; un de leurs sommets, le Nizir, fait concurrence à l’Ararat.

Deux heures après avoir quitté Roubahi, nous passons au confluent du Khaboûr. Grossi de cette rivière assez importante, le Tigre devient un beau fleuve ; il a à peu près la largeur et l’impétuosité du Rhône à Lyon.

Feischaboûr où nous arrivons à 9 heures, est bâti sur une haute falaise de poudingue, un des derniers contreforts du Zakho-Dagh ; le village domine pittoresquement le fleuve et une gracieuse cascatelle égaye le tableau.

Nous nous arrêtons quelques instants pour acheter des œufs ; on nous en promet, mais personne ne venant, nous perdons patience et démarrons ; à peine en marche, voici déboucher à toutes jambes un gamin portant nos provisions. Le kellekdji serre de près la rive rocheuse espérant trouver un point où aborder pour prendre les provisions. Il n’y réussit pas, et, chose plus grave, il s’aperçoit trop tard que le courant s’accélère et nous porte droit sur de grands rapides ; le chenal est vers l’autre rive du fleuve. Il faut l’atteindre à tout prix ou nous serons mis en miettes ! Le kellekdji rame en désespéré ; dix mètres encore et nous atteindrions le chenal quand brusquement le kellek est entraîné par une vague ; elle nous porte droit sur une roche aiguë, soulève encore l’avant de notre radeau, puis s’affaisse ; les outres crèvent avec bruit ; — toute la bâtisse gémit, nous sommes empalés sur la roche — heureusement pour nous ! car si notre course folle eut continué, nous crevions toutes nos outres et faisions un misérable naufrage.

La situation n’en est, il est vrai, pas beaucoup plus gaie ; il s’agit de dégager le kellek et d’essayer de gagner le chenal en passant entre deux roches : comme nous n’avons plus de vitesse initiale la chose sera peut-être possible.

Le kellekdji se met à l’eau, soulève, non sans peine, l’arrière du radeau ; nous démarrons en crevant quelques outres ; notre homme donne encore par côté une vigoureuse poussée au kellek, puis bondit sur ses rames ; nous passons comme un éclair entre les roches ; le remous nous pousse dans le chenal ; nous sommes sauvés ! Grâce à Dieu tout est passé ; mais le quart d’heure fut désagréable.

Guégou, si sûr de lui sur terre, a complètement perdu contenance ; il tremble comme une feuille. Notre pauvre maison me donne de fortes inquiétudes, car à tous les passages un peu difficiles elle craque affreusement ; c’est le cas d’avoir confiance en l’élasticité de la matière !

Nous n’avons qu’une vingtaine d’outrés crevées ; le kellekdji les répare rapidement ; il a un talent incroyable pour les gonfler en un clin d’œil.

Le Karatchôk-Dagh qui court parallèlement au Tigre n’est qu’une chaîne insignifiante ; mais la tempête d’hier l’a couvert de neige ainsi que le Zakho-Dagh.

Les rives du fleuve sont tantôt des berges terreuses assez raides et hautes de deux à trois mètres, tantôt des bancs de gravier ; la profondeur semble excessivement variable. Grâce à son faible tirant d’eau (20 centimètres à peine), le kellek passe à peu près partout.

Vers midi nous courons d’une allure assez rapide dans de beaux défilés, entre des falaises de calcaire aux assises parfaitement horizontales.

Halte 4 h. 30.

Notre journée finit dès quatre heures et demie ; le kellekdji a trouvé une plage douce où aborder, et il prétend que plus loin les rives ne fournissent plus d’atterrissage propice. Nous profitons des dernières heures du jour pour faire une petite promenade sur la terre de Mésopotamie ; elle est ici couverte de roseaux-cannes et de fourrés de tamarix. Nous découvrons un campement de nomades arabes ; leur attention a dû être éveillée par nos fusillades sur perdrix et alouettes ; il faudra être sur ses gardes cette nuit.

Notre zabtié — est-ce l’effet de l’alerte de Feischabour — a ce soir un violent accès de fièvre.

20 Décembre
Départ 6 h. 30 matin

Le clair de lune fut admirable, mais la nuit glaciale ; la peau des outres était gelée ; une épaisse couche de givre recouvrait tente et coffres ; l’eau des cruches était gelée ! O climats chauds !

Nous ne pouvons démarrer qu’au jour, au moment où le soleil commença à dégeler nos outres, car le kellekdji déclare que des outres gelées ne résisteraient pas à des vagues un peu fortes.

Pendant toute la journée nous contournerons le Boutma-Dagh ; le Tigre souvent fort majestueux fait mille détours que la carte ne laisse pas même soupçonner. Il se rapproche très sensiblement du Zakhô-Dagh ; d’ailleurs, même sur la rive de Mésopotamie les collines se font plus hautes. Un assez grand nombre de villages se groupent sur les rives ; mais il est impossible de les identifier, comme d’ailleurs il est très difficile de s’orienter. Pour les noms de montagnes, le kellekdji, qui ne parle que kurde, n’est jamais d’accord avec la carte. Bientôt le Boutma-Dagh et les contreforts du Zakhô-Dagh resserrent le fleuve et forment (vers trois heures) de beaux défilés où le courant est assez rapide.


Tente arabe.

Nous sortons de plus en plus des régions kurdes, car le kellekdji donne maintenant comme arabes un grand nombre de villages situés sur la rive gauche.

Vers quatre heures et demie nous franchissons de très forts rapides juste au pied d’une falaise que couronnent deux grands villages (rive droite), et avançons encore dans les défilés du Boutma-Dagh jusque vers cinq heures et demie. Le fleuve doit avoir ici une très grande profondeur, car il est fort étroit et cependant le courant est à peine sensible. Le kellek atterrit à une plage de sable. Dans cette solitude que pas un bruit ne trouble, le soir est d’un charme profond ; la lune se reflétant dans les eaux calmes du fleuve découpe sur les hautes falaises de grandes ombres et des jours étranges. Au-dessus de nos têtes le ciel de Mésopotamie a des transparences admirables.


21 Décembre
Départ 5 h. 30 matin.

En route à 5 heures et demie malgré un léger brouillard. Vers 8 heures nous dépassons Eski-Môsoul dont il ne reste guère qu’un château-fort perché sur une colline. Le courant est trop violent pour permettre d’aborder.

Un peu plus tard, nous apercevons six kelleks chargés de marchandises. Ils viennent de Djézireh et ont une bonne avance sur nous. Notre kellekdji piqué d’honneur tient à les dépasser ; mais l’action des rames est bien faible ; aussi peine-t-il longtemps et ne peut-il prendre la tête qu’après trois heures d’efforts.

Un peu plus tard les collines s’abaissent et ne sont plus que de longues ondulations.


ESKI-MÔSOUL.

Enfin, vers deux heures, nous apercevons un château ruiné, un peu plus loin un minaret ; c’est Môsoul. Nous sommes au terme de notre premier voyage en kellek ; il a eu ses péripéties, mais nous nous en sommes heureusement tirés.

Il faudrait bien peu de dépenses pour enlever tout danger à la navigation des kelleks, entre Djézireh et Môsoul.

Môsoul se présente assez fièrement au voyageur. Au haut de la ville, la berge du fleuve se relève brusquement pour former une terrasse assez élevée, couronnée de remparts et de grandes constructions ruinées. Cette terrasse forme le point extrême de la ville vers le Nord. À partir de là courent le long du fleuve des remparts délabrés. Le kellek aborde à l’une des portes, non loin d’un grand pont de pierre qui — ai-je une hallucination — me fait l’effet d’être sur terre ferme !

Le piéton n’est guère respecté en Orient ; aussi bien n’est-ce pas petite affaire de nous frayer un passage au milieu de la cohue qui se presse aux abords du pont et dans les étroits carrefours du bazar. Nous arrivons enfin à la mission des Dominicains où nous étions déjà annoncés.



Croix tombale arménienne.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
ÉCOLE DES FILLES À MÔSOUL.

  1. D’après l’Évêque lui-même, le diocèse chaldéen de Djézireh ne compte que 4 555 catholiques du rit chaldéen. Géographiquement le diocèse est une sorte de trapèze irrégulier dont la petite base s’appuie au Tigre (Fenndück au Nord appartient déjà à Saïrd ; Nahravân forme la limite au Sud) et qui va ensuite s’élargissant jusqu’au cœur des montagnes de Hakkiari. Bachekaleh dépend de Djézireh.
  2. Barb, nach Scheref. Phil. hist. Classe der Kais. Ak. der Wiss. Wien, 1859, Heft vom Jan., 30.
  3. Barb, 33 Kurdendynastien, 9.
  4. Dont : 55 chaldéennes, 15 syriennes, 40 jacobites, 10 arméniennes-grégoriennes.
  5. Le P. Galland qui est spécialement chargé du district de Médeat fut dévalisé par les Kurdes en se rendant de Médeat à Djézireh le 17 Juin 1889 (Missions cath. 1890, 134.)
  6. 1 archine turque = 0m,685. Voir plus loin le dessin du kellek beaucoup plus perfectionné sur lequel nous fîmes le trajet de Môsoul à Baghdâd.
  7. Briefe über… die Türkei, S. 237.
  8. C’est ce que me dit M. Sioufi, Consul de France à Môsoul. Cf. Oppert. Expédition, i, 64, et Atlas, 3e livr.
  9. Populations kurdes (approximativement) :
    Kurdistan turc et Asie Mineure
    1 300 000
    Perse
    500 000
    Afghanistan et Béloutchistan
    5 000
    Transcaucasie russe
    13 000
    (E. Reclus, Géogr., ix, 342.) 1 818 000
  10. Ritter’s Erdkunde, ix, 630.