Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-16

Université catholique d’Amérique (p. 273-296).

CHAPITRE XVI


DEVANÀAGANTZ


Le départ approche. Notre caravane ; Guégou-Chaoûdi, son histoire ; Sahto. Notre bagage. La question de l’argent. Les chevaux de charge. Nos katerdjis. Bekir-Agha ; Réchid-Agha. La question des armes ; fusil ou revolver ? Le teskéré pour nos armes. Le Bouyourouldou ; difficulté imprévue. La question de l’itinéraire de Van à Bitlis ; nous tournerons le lac par le Nord. Le départ. De Van à Derlachenne. De Derlachenne à Mérik ; Shahgueldi ; rencontre de M. Koloubakine ; histoire de Kerim ; Mérik. De Mérik à Karakhân ; le lac d’Ardjîch ; visite à Khorzot ; la vallée du Bendimahi-Tchaï ; coucher du soleil admirable ; Karakhân ; une stèle du roi Minuas ; son déblaiement. De Karakhân à Agantz. Agantz. L’Ilân-dagh ou montagne des serpents. Inscriptions de Sarduris II. La grotte aux serpents. Les serpents y sont ! ce ne sont en réalité que des sauriens ; leur légende. La vieille Ardjîch ; changement de niveau des eaux..

Le départ approche — non qu’Hyvernat ait pu terminer sa mission et relever les inscriptions du territoire de Van — loin de là ; mais l’hiver est commencé ; déjà une caravane attendue depuis plusieurs jours est en détresse dans les neiges fraîchement tombées. Il faut partir au plus tôt ou nous condamner à un rude hivernage de six mois. Aussi bien nous accélérons nos préparatifs de départ.

Il est temps, ami lecteur, de te faire faire plus ample connaissance avec le personnage le plus important de notre troupe, l’arbitre de nos destinées, car il est à la fois cuisinier et drogman, Guégou-Chaoûdi.

Nous l’avons vu, Guégou est un ancien brigand. Qui dira jamais son histoire, qui devinera, derrière les récits qu’il fait, tous les exploits qu’il cache ! Son âge, il est bien difficile de le déterminer, car il n’en est pas bien sûr lui-même. Les aventures l’ont prématurément vieilli. Donnons-lui quarante ans. Chaldéen catholique, il a fait comme tant d’autres de ses compatriotes ; il s’est expatrié pour chercher fortune. Saint-Pétersbourg et Moscou l’ont vu marchand ambulant ; il exerça son industrie à Bucharest ; plus tard il vint à Constantinople, le refuge des pécheurs. Là il eut quelques démêlés avec la police et comme il lui déplaisait de se laisser coffrer, il résista ; cela lui valut de recevoir une balle dans le cou de pied et d’échanger provisoirement la prison contre l’hôpital. Un carabin en quête d’opérations déclare son état des plus graves et réclame une amputation pour le lendemain. Guégou qui comprend le français fait le mort pendant la dissertation du carabin ; une amputation ! allons donc ! Le soir venu, il se lève de sa couchette, parvient à sortir à cloche-pied de l’hôpital sans éveiller l’attention, et se réfugie dans un bois. Il y fait un dur séjour ; quand il en sort, la balle est encore dans le pied, mais la plaie est fermée et Guégou clopine.

Constantinople n’avait plus de charmes pour mon héros ; il en sort en qualité de chauffeur sur un bateau à vapeur de la mer Noire. Chauffeur de bateau à vapeur, vous comprenez bien que ce n’est pas la vocation de Guégou ; aussi, bientôt le retrouvons-nous montreur de singes à Erzeroum. Plus tard il est courrier de la poste en Perse.

Mais comment aurait-il résisté à la tentation de devenir brigand ? Brigand, il l’était déjà par hérédité ; dans sa vie vagabonde, que de coups fourrés il avait dû faire ! comment ensuite reprendre une vie terre à terre ? Aussi bien, quand ses pérégrinations l’eurent rapproché de son pays, et qu’enrichi des expériences de la vie il se retrouva dans ces montagnes qui commandent si admirablement la triple frontière de Russie, de Turquie et de Perse, son choix était tout fait, et en bien peu de temps il était chef de brigands. Le brigand d’ailleurs, c’est dans ces pays la véritable personnification de l’homme. D’un côté vous avez le peuple, misérable et opprimé ; de l’autre le fonctionnaire, pillard et éhonté. Le brigand, c’est le justicier. Au pauvre diable il empruntera aujourd’hui un cheval pour fuir, demain un mouton pour vivre ; mais gare au fonctionnaire ! Il lui fera rendre gorge de la belle façon.

C’est, je le veux bien, une justice quelque peu arbitraire, mais c’est du moins une révolte contre un mauvais gouvernement, une preuve de « smartness » pour parler américain, et voilà pourquoi le brigand est un être supérieur. Le plus à plaindre c’est le marchand dont les caravanes sont souvent d’aussi bonne prise que les coffres des employés.

Quand le pillage d’une caravane donne bien, les brigands se livrent souvent aux plus curieuses extravagances de dépenses et d’orgies. Une fois la bande de Guégou jeta toute une cargaison de sucre dans le bassin d’une source pour se payer le luxe de faire boire à ses chevaux de l’eau sucrée !

Guégou était brigand, mais il avait conscience de remplir une mission honnête ; aussi quel ne fut pas son étonnement quand un jour, mis en rapport avec les Lazaristes de Khosrâva, il les entendit condamner sa conduite ! « Mais mon Père, moi ne jamais faire mal ; ne pas tuer hommes (chrétiens) ; tuer seulement chiens (musulmans). » Le raisonnement était profond, mais il n’eut pas le don de convaincre les missionnaires : ceux-ci insistent ; et comme Guégou était au fond un bon chrétien, il fait de solennelles promesses et se retire du métier. Il avait au demeurant bien droit au repos, car il a trois balles dans le corps et il ne compte plus celles qu’il a extirpées !

Pendant ses voyages il a appris beaucoup ; il ne serait, sans doute, reçu académicien dans aucun pays ; mais il parle russe, arménien, turc, persan, chaldéen, kurde et français. C’est donc un savant. C’est surtout un philosophe, et ses aperçus sous leur forme naïve sont parfois bien profonds.

Ayant donné sa démission de brigand, Guégou était devenu l’homme des Pères, aussi franchement dévoué qu’il avait été franchement brigand. Mgr Cluzel était en train de bâtir l’église d’Ourmiah au moment où Mohammed Abdullah vint assiéger la ville. La misère était grande et les ouvriers demandaient à être payés. Mais, où prendre l’argent ? Le banquier habitait Tebriz et les Kurdes tenaient la campagne, rançonnant et pillant avec toute la science qui les distingue. C’est alors que Guégou s’offrit à chercher de l’argent et se rendit à Tebriz. Chargé de mille tomans (près de 8 000 francs) en espèces sonnantes, il revint seul à Ourmiah, traversant toutes les lignes kurdes sans être arrêté. C’est à mon sens le plus beau coup d’adresse et de courage que Guégou ait à son actif.

Un beau jour, ayant amassé un petit pécule, il se sent chatouillé par l’ambition, et le voilà qui achète les droits de Seigneur héréditaire du village de Tcharra, à deux heures au-dessus de Khosrâva. L’endroit est bien choisi ; de là il commande la plaine et tend la main à ses vieux amis, les Kurdes de la montagne. Son village est même exclusivement habité par des Kurdes qui reconnaissent d’ailleurs très volontiers la suzeraineté de ce Chrétien ; il a l’auréole du brigand, cela suffit.

Qui sait ce que la tentation eût fait de notre homme en si stratégique position ? On ne lui laissa pas le temps d’y songer ; devenu chef de village, Guégou connut les tristesses des honneurs.

Les Kurdes acceptaient volontiers la suzeraineté d’un coreligionnaire en brigandage ; mais il n’en était pas de même des Musulmans de la plaine, parmi lesquels se recrutent les fonctionnaires persans. Ils étaient jaloux de voir un Chrétien devenir seigneur ; dans un cas pareil, une coalition est vite faite. Aussi bien, Guégou se vit bientôt réclamer des arriérés par ci, des droits supplémentaires par là, des bakschichs à toute occasion ; à force de chicanes et d’ennuis, sa position financière devint assez mauvaise. C’est alors que nous passons à Khosrâva et qu’il accepte, sur un signe des Pères, de devenir notre guide. Nous ne pouvions trouver mieux et je dois dire que Guégou a été la providence de notre voyage.

Quand nous arrivions le soir dans un village, il savait choisir le meilleur gîte, et, accompagné du zabtié, il faisait faire place nette, en vertu de ce principe d’hospitalité transcendantale que l’Orient seul applique encore. Puis, le cuisinier se révélait. De rien, il tirait les apprêts d’un succulent souper. Par exemple c’était un cuisinier susceptible et mystérieux, et, nous n’avions pas de meilleur moyen de gâter notre dîner que de nous en occuper. Souvent nous eussions préféré faire, sans plus tarder, un peu maigre chère et nous aller coucher ; mais quand Guégou était en veine, il fallait attendre que ses plats perfectionnés fussent prêts et parfois nous ne soupions qu’entre 9 et 10 heures du soir.

Tout en apprêtant le repas, Guégou allumait le samovar et nous dégustions bientôt quelques verres de ce thé à la Russe, si savoureux et si réconfortant au soir d’une journée de fatigues. À ce moment, le propriétaire de notre gîte que nous avions expulsé sans cérémonie, venait, accompagné des anciens du village, faire visite à ses hôtes dans sa propre maison ! Lorsqu’ils s’étaient accroupis, nous leur offrions quelques cigarettes et Guégou leur servait du thé ; nous tenions salon.

Sans quitter sa cuisine, Guégou prenait part à la conversation ; comme ancien brigand, il se sentait frère et cousin de tous ces montagnards et l’intimité était vite établie.

Il en profitait pour faire, en parfait gascon, notre apologie. Comme nous ne comprenions mot à son parler kurde, il avait toute liberté pour nous habiller de cent manières différentes, suivant que nous logions chez d’inoffensifs cultivateurs ou de peu sûrs brigands. Je suis convaincu que nous devons, à nos politesses du soir qui honoraient ces rudes montagnards, et à la blague de Guégou, d’avoir traversé sans encombre les pays kurdes.

Le matin il nous était encore plus précieux. Il fallait payer les provisions et reconnaître l’hospitalité. Livrés à nos propres ressources, nous aurions été écorchés et, quoi que nous eussions fait, nous eussions toujours mécontenté et froissé les gens. Guégou alors nous expédiait avec le bagage et commençait le règlement des comptes. Au bout de cinq minutes nous entendions des cris et des disputes épouvantables, où dominait la voix de notre homme lançant des « fils de chien » en toute générosité. Il payait enfin, piquait des deux et était accompagné — non plus des malédictions, mais des rires et des souhaits de ses antagonistes, parfaitement satisfaits de notre générosité !

Allez donc vous tirer d’affaire dans des cas pareils, si vous n’êtes pas un initié !

Pour mettre le comble à notre chance nous avions en Guégou, non seulement un vieux madré qui nous épargnait la peine, mais en même temps un honnête homme qui nous épargnait l’argent.

Parfois il s’amusait à nous jouer quelques bonnes farces de brigand. Un jour, Hyvernat cheminait pédestrement et mélancoliquement, le bras passé dans la bride de son cheval ; la bête suivait docilement sans se faire traîner. Hyvernat voulant remonter à cheval se retourne : plus de cheval !… il remorquait depuis un quart d’heure, non plus sa bête, mais bien sa bride, traînant à terre ! La surprise était désagréable. Où est le voleur ? Au bout de cinq minutes le mystère s’explique ; Guégou, riant aux éclats, arrive à fond de train, monté sur le cheval qu’il avait sournoisement débridé et dérobé sans qu’Hyvernat s’en doutât. Une autre fois, Guégou dit à Hyvernat : « Mon Père, je parie de vous voler votre montre avant dix minutes ». Le pari est accepté. Dix minutes n’étaient pas écoulées que Guégou demande : « Mon Père, quelle heure est-il ? » Hyvernat fouille son gousset… La montre a disparu ! Et notez qu’elle était attachée au gilet par un anneau de sûreté et que nous étions avertis de nous tenir sur nos gardes !

Hyvernat et moi nous avions chacun notre cheval ; il nous fallait quelqu’un pour en prendre soin. Sahto fit notre affaire.

Sahto est aussi un type. Enfant trouvé, élevé par les missionnaires, c’est à l’heure actuelle un grand diable d’une trentaine d’années, sauvage comme un Kurde, insouciant, naïf. Ne le mettez pas en colère, car il deviendrait bête fauve. Son bonheur est de jouer des farces un peu à tout le monde. Il parle français à sa façon. Il a remarqué que l’on disait du pain, du vin, de l’eau, et en a conclu au rôle prépondérant de ces sons du et de ; il les met à toute sauce : « Mon Père, de conduire de cheval d’écurie ; de donner de manger ? » ce qui veut dire : faut-il conduire le cheval à l’écurie pour lui donner à manger ?

Restait le bagage. Composition et arrimage étaient choses également difficiles. Nous avions acheté de rencontre à Tiflis une fort jolie tente ; jamais elle ne nous avait servi. Dans les affreux sentiers de chèvre du Kurdistan, son transport eut immobilisé un cheval et occasionné tous les ennuis ; nous nous décidons à l’abandonner à Van. En revanche nous nous faisons confectionner deux chaises-pliants et une petite table de voyage.

Nous avions deux caisses destinées aux munitions, aux provisions et aux ustensiles de cuisine. Les provisions furent savamment arrimées et nous leur consacrâmes même une caisse supplémentaire ; mais les ustensiles de cuisine furent ignominieusement expulsés.

Ils avaient beau venir en droite ligne de Paris ; Guégou n’en voulait pas, donnant ainsi pleinement raison au Dr Euting qui m’avait déconseillé tout ustensile de cuisine européen. Des bidons en fer-blanc trouvèrent seuls grâce et furent remplis d’huile. Quant aux casseroles, Guégou les fit faire à sa fantaisie[1]. La fameuse outre achetée à Tiflis et que Guégou appelait tendrement « sa mère », reçut une nouvelle provision de vin, et, en vue du froid, la réserve d’eau-de-vie fut doublée. Au demeurant, il faut dire que Guégou, laissé à son instinct, se surpassa dans la composition de la caisse-cuisine. Elle devint une caisse à surprises d’où sortaient, à temps voulu, d’excellentes provisions de renfort.

Quoique nous fussions assez bien équipés comme vêtements, nous n’étions pas préparés à affronter l’hiver tel qu’il s’annonçait. Heureusement le bazar de Van est assez bien fourni. On y trouve un tailleur à l’européenne et l’on y peut acheter des effets de laine. En faisant de savantes combinaisons d’habillement nous arrivons à nous munir contre le froid. Nos casques Stanley sont remisés au fond des caisses ; ils sont désormais, non seulement inutiles, mais même dangereux, car ils nous signaleraient trop à l’attention des montagnards. Nous les remplaçons par le fez turc, auquel nous ajoutons pour les temps froids, la lesghienne, excellent capuchon se terminant par deux longues bandes qui peuvent se nouer en cache-nez ou se disposer en turban.

Pour garantir mes genoux contre le froid, la neige, et la pluie je me fais confectionner des pantalons en peau de bique, poil en dedans. Le fond est absent ; c’est à peu près l’accoutrement du vaccaro de la campagne romaine et pour une expédition à cheval au milieu de l’hiver, c’est délicieux. Notre literie s’augmente de deux énormes couvertures piquées commandées ad hoc ; quelles bonnes nuits nous avons ronflé sur nos lits de camp, confortablement roulés dans ces couvertures ! De grosses bottes kurdes et des bas tricotés à la façon de fourrures complètent l’accoutrement. Ce dernier article nous servit peu, nos bottes européennes nous protégeant suffisamment contre le froid.

Mais notre bagage constitué, nos provisions faites, restaient deux grandes difficultés ; nous procurer la possibilité de trouver de l’argent, d’ici à Môsoul ; puis, louer des chevaux de charge et des guides.

La première question fut facilement résolue, grâce à M. Kapamadjan. Nous lui donnions des traites sur Constantinople ce qui pour lui était une aubaine ; lui, nous remettait un effet sur son correspondant de Bitlis. Nous pouvions ainsi quitter Van sans emporter trop d’espèces sonnantes, ce qui eût été un dangereux bagage.

La location des chevaux de charge était chose beaucoup plus difficile. Vu la saison avancée, il n’était pas sûr que nous pussions franchir les montagnes. En tout cas, en admettant que nous arrivions sans encombre à Môsoul, les Katerdjis seraient obligés
Bekir-Agha.
de revenir à Van à vide, au milieu de l’hiver, ou d’attendre le printemps pour trouver un chargement de retour. Puis, on sentait que nous étions pressés. Aussi les premiers pourparlers furent-ils sans résultat. Enfin les Pères purent « faire bazar » (conclure marché) avec un de leurs voisins, Bekir-Agha. Il nous fallait sept chevaux de bagage ; les conditions furent un peu draconiennes ; un medjidié par jour et par cheval plus une taxe supplémentaire d’un medjidié par jour, à répartir entre les trois katerdjis pour leur nourriture.

Ces katerdjis étaient : Bekir-Agha, grand diable maigre, et efflanqué, à demi brigand, à demi citadin, assez joyeux compère, et coureur hors ligne ; il tenait tête à nos chevaux au trot, jusqu’à les lasser.

Venait ensuite Reschid-Agha, fils. Le père est un notable kurde, et le fils chasse de race ; il est hautain, dur, ne reculant, ni devant un coup de couteau, ni devant un coup de fusil, la plus franche figure de chenapan, la figure du métier d’ailleurs, car il est connu comme un dangereux personnage. Au demeurant il soigne bien ses chevaux ; et sa présence dans notre bande nous est utile, car sur presque tout l’itinéraire que nous allons suivre, son père est considéré. À condition de ne pas le froisser et de le prendre à ses bons moments pour lui faire une observation, il nous rendra service.

Le troisième katerdji est un frère de Bekir-Agha, brave homme, sans note caractéristique.

Nous étions bien loin des Tchervadars persans et de la recette du knout ! Mais en revanche, avec leur sauvagerie un peu hautaine, ces katerdjis kurdes étaient des figures sympathiques et nous fûmes bientôt de véritables amis — un peu amis de circonstance, il est vrai.

Restait la question des armes. À en croire certaines personnes, il faut voyager armé jusqu’aux dents ; pour d’autres, les armes sont absolument inutiles — les deux théories sont justes, à condition de les expliquer et de les compléter l’une par l’autre ! Il est certainement indispensable d’être très bien armé et d’avoir des fusils à longue portée ; car le Kurde, qui a souvent d’excellentes carabines Martini, n’attaque que lorsqu’il est sûr d’avoir le dessus. Il est donc très utile de pouvoir lui en imposer par votre armement, et il faut le proportionner à l’importance de votre bagage.

D’un autre côté, il est parfaitement certain que, généralement, l’on n’aura pas à se servir de ses armes. En effet, ou vous n’êtes pas attaqué — c’est que les Kurdes auront jugé votre armement trop fort et la partie trop dangereuse — ou vous êtes attaqué — c’est qu’alors ils auront flairé un bon butin, et, en gens prudents, tellement pris leurs précautions, que tous les avantages seront de leur côté et que la résistance sera impossible.

Quand les Kurdes combinent le pillage d’une caravane, ils choisissent un défilé propice ; chaque rocher cache un homme bien armé ; le sentier reste libre, et sur le sentier un Kurde fume négligemment sa pipe. Arrive la caravane ; le Kurde, de la façon la plus polie, prie le chef de caravane de vouloir bien lui remettre, suivant le cas, partie ou totalité du chargement. Si le chef de caravane regimbe, le Kurde lui montre tout un cercle de carabines brusquement démasquées et braquées sur lui. Que faire ? Il faut s’exécuter ; on est surpris ; on sait que le moindre geste suspect attirerait une balle ; on sait aussi que les Kurdes n’en veulent point à votre vie ; on se rachète donc en abandonnant son chargement.

Si vous avez eu antérieurement des disputes avec les Kurdes, vous pouvez craindre qu’on n’en veuille à votre peau et le meilleur alors est de vendre votre vie le plus cher possible.

En somme, les armes sont donc un porte-respect, et voilà pourquoi un fusil vaut toujours mieux qu’un revolver ; car cette arme mignonne qui n’en impose pas fascine le Kurde et il sera capable de vous assassiner par trahison pour s’en rendre maître.

Afin de concrétiser ces principes, nous complétons notre armement. Hyvernat avait un fusil lisse à deux coups. Moi j’avais une excellente carabine Hammerless de Piper de Liège. Nous achetons à un Vanliote, presqu’au poids de l’or, une carabine Berdan pour Guégou, et pour Sahto un vieux Lefaucheux, transformé par un amateur en percussion centrale. Nous devions avoir deux zabtiés. Cela faisait six fusils ; c’était respectable.

Voulant éviter, autant que possible, toute difficulté ultérieure avec le gouvernement turc, nous prenons un teskéré-port d’arme pour nos fusils. Nous voulions prendre un teskéré de la douane, constatant la composition de notre bagage. Mais ici nous retrouvons la Turquie ! Le Vali avait déclaré nos appareils de photographie exempts de droits et nous pouvions ainsi les transporter sans crainte dans tout le territoire soumis à sa juridiction ; mais cela ne faisait pas l’affaire de l’administration douanière. Aussi refuse-t-elle de nous donner un teskéré, à moins que nous ne payions 130 piastres pour notre appareil. Dans ces conditions, nous préférons nous passer de teskéré.

Le Vali nous avait promis pour le moment de notre départ un bouyourouldou, autre sorte de passeport intérieur. Mais voici qu’en le demandant, nous voyons surgir une nouvelle difficulté ! Le Vali se renseigne sur les excursions que nous avons faites, les inscriptions que nous avions copiées ; puis, tirant de ses paperasses la liste qu’il avait exigée de nous, mentionnant les localités que nous désirions visiter, il fait une confrontation ; par une singulière interversion des rôles, il prend tout d’un coup le plus tendre intérêt à la mission d’Hyvernat, déclare que nous n’avons pas fait tous les travaux annoncés et qu’il ne peut nous laisser partir avant l’achèvement de la mission ! Nous nous débattons comme de beaux diables. Nous sommes au 20 Novembre ; la moitié des localités indiquées par nous sont perdues dans la montagne et actuellement inaccessibles ; il est trop tard pour le Vali de déployer son zèle ; nous ne pouvons consentir à hiverner à Van, et il ne peut plus échapper au reproche qu’il voulait éviter, d’avoir rendu l’accomplissement de la mission impossible ! À force de discuter, nous le faisons capituler ; à vrai dire, il n’ose pas trop insister et il nous donne non seulement notre bouyourouldou, mais une lettre de recommandation pour le Vali de Bitlis.

Mais, quel chemin prendre ?

L’itinéraire ordinaire de Van à Bitlis suit la rive sud du lac jusqu’à Tadwân. Or les dernières nouvelles annoncent que cette route est rendue impraticable par les neiges ; les montagnes y plongent presque à pic dans le lac et la rive est orientée plein Nord. Aussi les neiges s’y accumulent-elles très tôt. La caravane dont j’ai parlé n’est toujours point annoncée et l’on n’est pas sans inquiétude à son sujet.

Il nous faut donc chercher une autre route ; elle est toute trouvée, c’est celle qui fait tout le tour du lac par le Nord, passant à Ardjîch et Akhlât. Elle est beaucoup plus longue, mais les montagnes moins abruptes y sont exposées au midi ; le pays est intéressant, peu visité — bref, nous sommes très contents d’être obligés d’allonger ainsi notre voyage. Au demeurant, nous ne sommes pas entièrement sûrs de pouvoir gagner Bitlis, car notre route rejoint le sentier ordinaire à Tadwân, et l’endroit où les neiges s’accumulent le plus se trouve précisément entre Tadwân et Bitlis, au plateau qui sépare le bassin du lac de Van du Bitlis-Tchaï. — Mais que faire ? Nous irons au petit bonheur.

La dernière semaine de notre séjour à Van fut attristée par une violente et très douloureuse indisposition du P. Rhétoré.

Heureusement qu’au jour du départ il est à peu près remis ; il veut même nous donner conduite.


21 Novembre.

Nous partons aujourd’hui. Le diwan ne désemplit pas toute la matinée ; il n’est pas une de nos connaissances vanliotes qui ne tienne à nous souhaiter bon voyage. Les derniers préparatifs matériels sont difficiles à faire dans ces conditions. Enfin à midi, par un splendide soleil d’hiver qui donne au paysage de Van ses tons les plus charmants, nous quittons cette hospitalière petite maison des Dominicains accompagnés de toute une cavalcade d’amis.

Nous nous dirigeons sur Avantz et au sortir du village nous faisons une dernière agape fraternelle. Puis le P. Rhétoré, M. Michel et nos autres amis regagnent la ville ; le P. Duplan veut encore partager notre premier gîte.

Oiseaux de passage, nous ne reverrons sans doute plus ces lieux ; retrouverons-nous sur notre chemin l’un ou l’autre des amis qui nous ont si bien accueillis ? En faisant nos adieux à Van, nous ne pouvons nous défendre d’un profond sentiment de tristesse, tant il est vrai que nulle part l’homme ne laisse autant de son être et de son cœur, que là où il a dû lutter et se raidir contre les obstacles, là où l’amitié lui est d’abord apparu sous son plus beau côté, l’hospitalité dévouée et généreuse en terre étrangère ! Encore un souhait échangé de loin et nos deux troupes se perdent de vue.

Bientôt nous sortons de la zone si curieusement abritée dont Van occupe le centre et retrouvons une neige assez épaisse. L’aspect du ciel semble annoncer un changement de temps ; les montagnes de Bitlis, auxquelles nous tournons provisoirement le dos, sont enveloppées d’épais nuages ; ils y traînent depuis quinze jours et s’avancent maintenant vers Van.

Le hameau de Derlachenne où nous cherchons abri pour la nuit est fort pauvre ; Van nous aurait-il gâtés ? nous trouvons qu’une écurie est un pauvre gîte !


22Novembre
Départ 8 h. matin.

Le Père Duplan nous quitte pour rentrer à Van ; est-ce au revoir, est-ce adieu ?

À 8 heures, en marche. Le terrain forme une sorte de plateau ondulé ; partout une nappe indéfinie de neige, à laquelle un ciel couvert donne des reflets sinistres[2].

Au sortir de Schahgueldi, nous croisons M. Koloubakine, qui revient de Kars. Sa figure, pelée par le froid et le soleil, nous ouvre de peu agréables perspectives !

Le Consul nous donne des nouvelles de Kérim. À la fin de notre séjour à Van, le bruit courait que ce fameux brigand avait été fait prisonnier ; nous en plaisantions un peu avec son ami Guégou ; mais Guégou nous répondait en secouant la tête : « Kérim ne pas pris ; ne jamais prendre Kérim », et il accompagnait sa phrase d’un sourire de dédain. Guégou avait raison ! Kérim vient de faire un coup de maître. Cerné dans la montagne par un détachement de cavalerie et 300 fantassins, il a, avec cinq hommes, tenu tête tout un jour à ces troupes ; trois de ses hommes furent tués, lui-même fut blessé. N’importe, il parvint avec son fameux associé Ibrahim à franchir les lignes ennemies et à passer en Perse. Il va devenir plus légendaire que jamais !

Quelque temps auparavant, on l’avait cerné dans une maison : on se croyait sûr de le prendre ; mais, pendant la nuit, il découpe avec son kindjar une ouverture dans le mur en terre de la maison où il est cerné, et comme il aurait eu honte de s’esquiver en vulgaire fugitif, il poignarde cinq hommes et file avec leurs munitions.

Au demeurant, Kerim est galant homme. Lorsqu’il pratiquait encore aux environs de Tiflis, sa bande arrêta une société de Russes en partie de plaisir et la dépouilla ; une dame à laquelle on avait ainsi enlevé de très riches bijoux, pleure amèrement. « Comment donc, s’écrie Kérim, je ferais pleurer des femmes ! », et il fait restituer les bijoux à l’élégante éplorée !

Kérim a des amis partout ; les uns le craignent, beaucoup l’aiment ; tous l’admirent. Sa tête est mise à prix depuis des années, mais il s’en moque ; c’est un demi-dieu et la trahison aura seule raison de lui.

Bientôt après avoir pris congé de M. Koloubakine, nous retrouvons les bords du lac que nous avions quittés depuis Van. Le lac forme ici un golfe profond et gracieusement encadré, que l’on nomme généralement lac d’Ardjîch.

Le village arménien de Mérik (ou Merek), que nous atteignons vers le soir, est pittoresquement construit sur le flanc d’une colline que domine une vieille église très fréquentée comme lieu de pèlerinage[3].

Le chef du village nous donne l’hospitalité dans sa demeure où nous occupons une bonne chambre assez grande et suffisamment isolée de l’écurie.


23 Novembre
Départ 7 h. 30 matin

En quittant Mérik, nous nous rapprochons du lac par un sentier que la glace transforme en un abominable casse-cou. Plus nous avançons, plus le « lac d’Ardjîch » devient beau. À l’œil il forme, non plus un golfe du lac de Van, mais un lac à part que le Sipan-Dagh ferme admirablement à l’Ouest, de sa masse imposante. Il est difficile d’imaginer une plus grandiose solitude que celle de ce lac bleu avec sa ceinture de montagnes blanches où se joue le soleil ; on s’y sent vraiment seul à seul avec Dieu, et il semble que cette austère nature vous grandisse et vous élève.

Arrivés au fond du golfe d’Ardjîch, nous laissons le bagage gagner directement Karakhân et obliquons à l’Est pour visiter le village arménien de Khorzot, où tout le monde nous annonçait la présence d’inscriptions cunéiformes. Le panorama est superbe.

La vallée du Bendimahi-Tchaï, profondément entaillée dans les montagnes, forme un beau premier plan, au-dessus duquel se dresse, vers le Nord-Est, le puissant massif du Tandoûreck, tandis qu’en face de nous (à l’Est) scintille au soleil le pic escarpé et neigeux du Pir-Reschid (nos hommes l’appellent Aghte-Dagh[4].

Khorzot, pittoresquement perché sur un petit éperon montagneux, semble moins misérable que la moyenne des villages arméniens. Personne à Khorzot n’a jamais entendu parler d’inscriptions cunéiformes ; nous mettons tout le village en émoi ; les anciens évoquent leurs souvenirs, mais les conciliabules restent infructueux. L’on nous conduit enfin au cimetière où nous examinons, une à une, toutes les pierres tombales, mais sans résultat. Les tombes sont presque toutes ornées d’une grande pierre plate, basaltique, posée de champ et portant, sculptée parfois avec beaucoup de soin, l’une ou l’autre des croix ornementales si classiques dans le style géorgien ou arménien[5].

Pour gagner Karakhân, il nous faut traverser la vallée du Bendimahi-Tchaï.

L’action combinée, du lac de Van dont le niveau est variable, et du Bendimahi-Tchaï qui charrie ses apports, fait de la partie basse de cette vallée une sorte de delta fangeux où la marche est difficile. Aussi bien, le sentier remonte-t-il assez haut pour trouver un passage un peu moins marécageux et utiliser un vieux pont.

Ici, ami lecteur, si je te dois compte de mes impressions les plus profondes, il me faudrait te décrire encore un coucher de soleil ; mais comment reproduire l’admirable variété que Dieu met dans ses spectacles ! Le Sipan-Dagh est devant nous, fermant l’horizon ; pour rehausser sa grandeur, une légère bande de nuages empourprés lui fait une ceinture de gaze, tandis que sa cime neigeuse, reflétant les tons du soir, s’harmonise avec ces fonds où l’azur vient se perdre en une teinte d’émeraude. Pas un bruit ; près de nous, un berger rentrant son troupeau ; au loin un vol de grands oiseaux blancs.

Nous voici au pont du Bendimahi-Tchaï ; il est vieux, un peu délabré, mais il date du temps où dans ce pays on savait encore construire élégamment et solidement.


Le Sipan-Dagh vu du delta du Bendimahi-Tchaï.

Ce pont sert à la route carrossable de Van à Erzéroum.

Oui, une route carrossable ! Elle est telle, à en juger du moins par les chiffres pour lesquels elle émarge au budget du Sultan ! La réalité est un peu différente. Au sortir de Van, le désarroi commence dès le second ponceau, qui est écroulé. Plus loin, il n’est plus question de ponceaux ni de ponts ; les premiers terrassements sont faits, mais les travaux ultérieurs seront exécutés, Dieu sait quand ! La raison en est bien simple ; il fallait une route ; le Sultan donne le crédit, et les travaux sont commencés ; mais quand, à force de se partager des pots de vins sur le budget accordé, les Valis et leurs acolytes ont mis la bourse à sec, on cesse tous travaux ; la route est déclarée faite, et tout est bien.

À Bachekaleh nous avons vu une route de montagne commencée dans les mêmes conditions. Aussi bien, personne ne se fait illusion ; personne n’attend l’achèvement de la route. Depuis Van nous en suivons le tracé visible, sous la nappe de neige ; mais pas un voyageur n’y passe. Piétons et arabahs suivent le vieux sentier, et qui sait si le chemin d’arabahs qui relie Van à Erzéroum sera jamais remplacé par une route réelle ? Peut-être, quand les Russes occuperont le pays !

Arrivée 6 heures soir.

Le village de Karakhân, bâti sur une levée de terrain naturelle, est presque entouré par les méandres marécageux du Bendimahi-Tchaï. Ils forment une série d’étangs où fourmille le gibier d’eau. Jamais ces animaux n’ont été chassés. Six coups de fusils tirés sur une bande de canards sauvages n’arrivent pas à lui faire prendre son vol. Les bécassines se laissent tirer au posé, mais cette chasse est généralement peu fructueuse. N’ayant pas de chien, il est impossible de s’emparer du gibier tué. Un canard, toutefois, vient mourir plus près de la rive et Sahto se dévoue à prendre un bain glacé pour le plus grand bien du garde-manger.

Karakhân est un village kurde ; les types sont presque fins ; ils contrastent en tout cas avec le type plus vulgaire des Arméniens.

Je me mets à rédiger fort à la hâte le journal de la journée ; nos hôtes me regardent avec stupéfaction ; ils ne peuvent comprendre que j’écrive si vite, ni surtout que je puisse écrire une page entière en ne recourant qu’une fois à mon encrier (avec l’encre orientale, très grasse et peu fluide, on ne peut écrire plus d’une ligne sans tremper sa plume dans l’encrier). Ils me contemplent en silence, penchés sur mon journal ; puis se relèvent, font entendre en claquant de la langue le signe de l’étonnement fff et sourient en ayant l’air de dire : « C’est un sorcier. » C’est mon premier succès en tachygraphie et j’en suis fier !


24 Novembre.

Nous tenons une inscription cunéiforme ! Pendant qu’au lever du jour je tiraillais dans le marais, Hyvernat inspectait le village et il vient de trouver une belle stèle[6]. Malheureusement elle est renversée, l’inscription tournée vers terre. Avec le sol gelé, il faudra bien du temps pour la dégager. Nous décidons d’envoyer le bagage en avant sur Ardjîch et nous dirigeons les travaux des villageois, nos terrassiers improvisés. Ils rient, ils crient et se démènent ; mais la besogne avance peu. Enfin la stèle est dégagée ; Hyvernat en copie le texte. J’essaye d’en prendre une photographie, mais il est presque impossible de disposer l’appareil d’une façon satisfaisante. C’est une stèle du roi Minuas. Hyvernat trouve encore un fragment d’inscription encastré dans le chambranle d’une porte.


Nos Terrassiers à Karakhân.

Pendant que je prenais mes photographies, les Kurdes me regardaient avec une curiosité extrême. L’idée me vient de photographier nos terrassiers. Mais cet objectif braqué sur eux les intimide. Pour les rassurer, j’en fis venir un, puis l’autre et, l’introduisant sous le voile noir, je le laisse deviner le secret de la terrible machine. Chacun se retire en éclatant de rire et faisant la mimique la plus comique pour exprimer son étonnement de voir les objets reproduits renversés, et avec leurs couleurs !

Départ 11 h.

Vers onze heures nous nous mettons en marche.

Nous longeons maintenant la rive septentrionale du lac. Comme je l’ai dit, le Bendimahi-Tchaï forme une séparation géologique importante ; nous l’avons franchie et nous entrons désormais dans la région volcanique, dont le Sipan-Dagh est le centre. La nature volcanique du terrain et l’exposition des pentes au midi, donnent à cette rive du lac un climat beaucoup plus doux qu’à la rive sud. La neige a presque complètement disparu ; nous ne sommes plus en hiver, c’est encore l’automne.

Partout les perdrix rappellent, et un chasseur serait en pays de Cocagne.

Nous traverserons d’abord le pays d’Arnis, où plusieurs villages se cachent au pied de la montagne. Puis nous franchissons une rivière et une demi-heure après, laissons à notre droite, perché sur une colline, le village de Haidarbeg. Marchant d’une bonne allure, nous avons bientôt rattrapé notre bagage.

Arrivée 6 heures soir.

À notre grand étonnement, la plaine d’Ardjîch qui s’étend à nos pieds est couverte d’une neige épaisse. Sa vallée est sans doute assez ouverte aux courants du Nord et, partant, plus froide. La nouvelle Ardjîch, ou pour parler plus exactement, Agantz, est une petite ville bâtie à une heure et demie environ du lac et entourée d’une ceinture de villages. L’endroit, assez animé, a de l’importance comme relais sur le chemin de Van à Erzeroum. Les maisons y ont un certain confort ; ainsi nous occupons une assez grande chambre éclairée par des fenêtres à carreaux de papier huilé. La misère y semble toutefois extrême, car je vois courir dans les rues, presque nus et grelottants par un froid piquant, des enfants de 12 à 15 ans.

Agantz a une petite garnison turque et nous y retrouvons un de nos amis de Van, Khalil-Effendi, parent de Mounir-Pacha. Il nous confirme les récits merveilleux que l’on nous avait faits sur l’Ilân-Dagh, ou montagne des serpents. Cette montagne, très célèbre dans tout le pays, mérite plutôt le nom de colline ; elle domine le chemin de Haidarbeg à Agantz ; nous y avons donc passé ce matin sans nous en douter.

Des grottes naturelles s’ouvrent au pied des rochers, et dans les fissures de ces grottes, logent de grands serpents ; ils y sont prisonniers et n’en peuvent sortir, mais on les voit remuer ; ils y sont depuis des temps immémoriaux et c’est leur présence qui a donné son nom à la montagne.

Brrr… je n’aime pas les serpents, mais cela vaut la peine d’être vu !


25 Novembre.

Ce matin nous allons visiter ces fameuses grottes. Elles sont à une demi-heure d’Agantz. Les rochers volcaniques forment une sorte de grande muraille brisée, dominant le chemin. Le roi Sarduris II y fit creuser deux niches dont le fond porte des inscriptions cunéiformes datant de son règne. Une troisième niche est veuve d’inscription : ou bien elle n’en a jamais porté, ou bien, ce qui est possible, l’inscription aura été, à une époque postérieure, soigneusement grattée.

Près de ces niches s’ouvre une petite grotte où l’on peut pénétrer en se courbant en deux. Au fond, le rocher présente une longue fente ; l’on voit distinctement qu’une masse grisâtre la remplit. Le guide touche cette masse avec sa baguette et la voici qui se contracte et remue ! Le serpent n’est donc pas un mythe ! J’ai toujours eu (je dois avouer mes faiblesses) une peur nerveuse des serpents, et il me faut réveiller tout mon courage pour examiner de plus près ce phénomène. Ce n’est pas un serpent, c’est toute une bande d’animaux rampants : on voit des queues trapues et des pattes très courtes ; toutes les têtes sont tournées vers l’intérieur de la fente ; il est donc impossible de déterminer l’espèce de ces animaux. Ce sont certainement des reptiles (sauriens) et ils rentrent probablement dans une catégorie inoffensive. Leur dimension paraît être de 30 à 40 centimètres. Il eût été facile de se renseigner plus pleinement en tirant de force un de ces animaux hors de sa cachette ; mais aucun de nos hommes ne voulait tenter la chose, et je ne me sentais qu’une envie : sortir de là le plus vite possible. La tradition veut que ces animaux soient captifs dans cette faille. La chose n’est peut-être pas inadmissible à priori ; car on a constaté de très curieux phénomènes de ce genre, concernant des crapauds ; pourquoi la chose serait-elle impossible pour les bêtes que nous avons ici ? Beaucoup plus probablement, ces animaux ont tout simplement, de générations en générations, choisi leurs quartiers d’hiver dans cette grotte, et ainsi se sera consacré le nom d’Ilan-Dagh, montagne des serpents, nom que cette colline porte depuis les temps les plus reculés.

Comme nous avions invité Khalil-Effendi à partager notre dîner, nous nous hâtons de regagner Agantz. Guégou a été à la hauteur de sa réputation culinaire.

Nous tenons essentiellement à visiter la vieille Ardjîch, et Khalil-Effendi s’offre à nous guider.

La vieille Ardjîch ou Eski-Scheïr est aussi parfois appelée Jeckmâl[7]. Située sur les bords du lac, à l’extrémité d’une plaine fertile, et au point où le chemin d’Erzeroum touche le lac de Van, Ardjîch a eu un brillant passé.


Croquis de la citadelle.

Sous les rois arméniens elle était une des plus grandes cités du Royaume ; les premières invasions tartares lui laissèrent son importance. Marco Polo la mentionne immédiatement après Erzéroum[8]. Aujourd’hui il n’en reste que des ruines.

Au sortir d’Agantz on traverse quelques villages entourés de bosquets d’arbres, puis de grands espaces labourés où les sillons doivent être très profonds, car ils plissent l’épaisse couche de neige. Peu à peu la plaine devient humide, marécageuse et les chevaux avancent avec hésitation. Khalil qui monte une superbe bête, nous nargue amicalement.

Une assez grande ruine attire d’abord les regards ; c’est une curieuse citadelle, où à côté de tours proprement dites, les murs s’infléchissent à certains endroits en arc de parabole. Le croquis que j’en donne, tout grossier qu’il est, fera comprendre cette disposition qui me semble assez rare.

À côté de la citadelle, deux mosquées ruinées. Toutes deux ont dû être primitivement des églises, à en juger par le style et les nombreuses croix arméniennes que l’on trouve sur les murs. Toutes ces constructions ont, sur un massif de maçonnerie ordinaire, un revêtement de calcaire fort dur, assemblé dans la perfection. Le style est très pur et ces monuments remontent certainement à une époque de grand art. Du reste, de la ville il ne subsiste que des tertres : tout est inhabité.


Forteresse d’Ardjîch[9].

Khalil nous affirme avoir vu il y a neuf ans Ardjîch entièrement entourée par les eaux du lac. Aujourd’hui l’on voit encore de vieux remparts se prolonger assez avant sous l’eau. Un pont franchissait, dit-on, autrefois le lac d’Ardjîch, entre cette ville et Haidarbeg. Quand le niveau du lac est bas, on peut, paraît-il, voir encore les piles du pont sous les eaux.

Nous rentrons à Agantz à la tombée de la nuit ; à peine sommes-nous dans nos appartements, qu’arrive un pauvre vieux Kurde, artiste-mendiant. C’est un beau type régulier, distingué et fier. Il s’accroupit, et, tirant une sorte de clarinette à embouchure ronde, il l’applique au coin de la bouche et nous sert tout son répertoire d’airs nationaux. La variété y manquait peut-être, mais elle était rachetée par une charmante couleur locale.



Bouclier et poire à poudre kurdes.

  1. Voir aux renseignements pratiques.
  2. Texier, qui a parcouru ce chemin à une meilleure saison, dit : « Tout le terrain que nous parcourons est inculte ; il est formé de collines arrondies appartenant toutes à la formation de craie. » Texier, Arménie, ii, 5.
  3. Texier donne comme altitude de Mérik 1712m,7. La moyenne de nos baromètres (2 observations) donnerait 1850m. Texier confond l’église de Mérik avec le monastère du mont Varak (ii, 5).
  4. Voir l’appendice géographique).
  5. C’est dans ce cimetière que j’ai pris le dessin des deux croix arméniennes qui sont reproduites dans cet ouvrage.
  6. Nous avons su plus tard qu’elle n’était pas inédite. Voir catalogue des inscript., no xxvii.
  7. Du moins notre hôte arménien nous l’affirme.
  8. Hermenia… is a great country… the noblest of their cities is Arzinga (Erzingian) and then Erzéroum and Arzizi (Ardjîch) Marco Polo, by Col. Yule. 1, 45.
  9. Ce dessin a été fait par M. Burger, d’après une de nos photographies, assez voilée. Je me suis aperçu trop tard que l’appareil des murs n’est pas bien rendu. Ceux-ci, au lieu d’être en pierres frustes, sont au contraire construits en blocs de maçonnerie soigneusement taillés.