Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-19

Université catholique d’Amérique (p. 345-359).

CHAPITRE XIX


DE SAÏRD À DJÉZIREH


De Saïrd à Bâlak. — Départ de Saïrd : descente dans la vallée du Boghtân-Sou ; la vallée du Boghtân ; difficile passage de cette rivière ; souvenirs de Xénophon ; Bâlak. De Bâlak à Bisina. Toujours la pluie ! Le Tigre ! Un pont turc. Les défilés du Tigre. Nous perdons nos bagages ; Bisina. Nos bagages retrouvés. De Bisina à Fenndück. Khesta ; nous rejoignons notre bagage ; grimpée de Khesta à Fenndück ; déluge. Fenndück. De Fenndück à Mansouriyeh ; une éclaircie ; dégringolade insensée ; la végétation ; vue sur la plaine de Mésopotamie ; oasis de lauriers-roses ; le caractère de la végétation change ; nous rejoignons le Tigre ; Finnik ; le delta du Tchamezeitoûn ; Mansouriyeh. De Mansouriyeh à Djézireh ; de nouveau la pluie ; le khân de Djézireh ; le pont de bateaux ramené à la rive ; vaine attente ; le bac se décide à passer.


8 Décembre
Départ 8 h. 50 matin.

Hier, assez avant dans la nuit, on est venu nous annoncer que nous pourrions avoir des zabtiés.

Ce matin, fête de l’Immaculée Conception ; nous nous levons de très bonne heure pour pouvoir célébrer la Sainte Messe avant de quitter Saïrd.

Au jour arrivent nos deux zabtiés. Le plus vieux, Hadji-Ali, est une sorte de mulâtre dont l’intelligence paraît assez bornée. Au moment du départ, le Moutessarif envoie deux officiers nous présenter ses compliments.

Le temps, magnifique hier, s’est de nouveau fait menaçant. Mais nous sommes à la mauvaise saison : il faut partir quand même.

Le chemin s’élève d’abord doucement jusqu’au sommet des collines qui séparent Saïrd du Boghtân-Sou. La descente commence à trois quarts d’heure environ de la ville. Comme les collines plongent à pic dans la vallée, cette descente est un casse-cou ; elle a nom Akrâbi ou le scorpion. Le chemin en zigzag est fort bien tracé ; il s’accroche au rocher, et l’on a dû pour l’établir, exécuter d’assez grands travaux d’art. Mais, comme rien n’est entretenu, il s’est transformé en un abominable casse-cou.

La vallée du Boghtân, dont nous longeons la rive droite, est magnifique ; elle rappelle tout d’abord, avec un cadre plus grandiose, les défilés du Doubs entre Montbéliard et Besançon ; mais ici c’est l’immense solitude, ce grand et si éloquent silence de la nature. Bientôt le défilé se fait encore plus étroit, le chemin plus mauvais ; à certains passages, une prévoyante administration a même dû — il y a longtemps sans doute — creuser des trous dans la roche, pour permettre aux chevaux de poser sûrement leurs pieds sans glisser sur la pierre que les siècles ont polie. Le long du sentier poussent des figuiers rabougris, des buissons de térébinthe et quelques grenadiers sauvages.

À trois heures de Saïrd, notre caravane fait une petite halte dans une grande grotte creusée dans un massif de calcaire fort semblable à du travertin. La grotte reproduit le plan ordinaire des maisons kurdes ; une plateforme centrale servant d’habitation et entourée d’une écurie. Elle est abandonnée ; peut-être a-t-elle été creusée pour servir de khân.

À quelque distance de cette grotte la vallée s’élargit et le Boghtân reçoit un affluent de rive gauche. La composition du terrain change aussi complètement : les berges de la rivière sont formées de conglomérats très grossiers, dont les couches supérieures reposent en général sur des assises assez désagrégées ; la décomposition de ces assises inférieures produit en certains endroits de grandes grottes naturelles ; ailleurs, la décomposition étant plus complète, la couche supérieure des rochers s’est brisée et a formé des éboulis aux contours étranges dans lesquels l’œil croit distinguer les ruines d’une ancienne cité[1].


Passage du Boghtân-Sou.

Vers deux heures et demie nos guides nous font gagner le bord de la rivière où un misérable bateau attend les voyageurs ; car c’est ici qu’il faut franchir le Boghtân-Sou. La rivière assez large et profonde, a fort peu de gués. Xénophon, qui dût la passer avec ses Dix mille, tout en combattant contre les sauvages montagnards, eût grand’peine à tirer son armée de ce mauvais passage. Ces classiques souvenirs remontent nos courages et nous entamons philosophiquement l’ennuyeuse besogne ; il faut d’abord décharger les bêtes et faire passer le bagage, puis, amener nos chevaux qui n’ont nullement le pied marin, à entrer dans le bac. Or ceci est une entreprise des plus difficiles : le fond de la barque se relève aux extrémités, et reste au moins à 60 centimètres au-dessus du sol ; il n’est pas question de passerelle pour y faire monter doucement les chevaux ; nos bêtes doivent donc de bonne grâce — tel est du moins le programme — prendre leur élan et sauter dans la barque. Mais aucune ne veut tenter l’expérience ; toutes s’effrayent, se cabrent et ruent ; il faut enfin, à force de patience, amener doucement la bête tout près de la barque, lui poser un pied sur le rebord de celle-ci ; à ce moment, user subitement a posteriori de tous les arguments frappants, pendant qu’a priori un homme, monté dans la barque, tire sur le licou de toutes ses forces. Au troisième ou quatrième essai infructueux la bête se décide à sauter. Répétez l’opération pour douze chevaux, vous arriverez à une jolie somme d’agacement. Pour augmenter l’agrément, il bruine légèrement. Enfin, après quatre voyages, hommes et bêtes ont passé et il ne s’agit plus que de recharger le bagage. Je dois rendre aux passeurs le témoignage qu’en dépit de la rusticité de leur embarcation et de leurs rames, ils manœuvrent fort bien.

L’eau du Boghtân est ici très fortement sulfurée.

La rive gauche, où nous nous trouvons maintenant, est plate ; une grande falaise de poudingue surplombe la rive droite ; un peu en aval se dessinent, accentuées par les reflets de la rivière, les ruines d’un beau pont qui franchissait jadis le Boghtân-Sou. Autant qu’on peut en juger d’ici, il devait avoir huit arches.

Peu de temps après avoir franchi la rivière nous en quittons les bords et apercevons d’assez loin son confluent avec le Bitlis-Tchaï. Le sentier coupe droit à travers un maquis de buissons épineux qu’Hyvernat range parmi les cystes. Leur végétation rabougrie est tout à la fois inhospitalière et très triste d’aspect.

Un peu plus loin le sentier retrouve la rivière ; c’est maintenant un fleuve aussi large que la Seine, et assez rapide.

Au crépuscule nous nous engageons dans une véritable forêt de grandes herbes, longues et minces dont le style, gracieusement couronné en thyrse, s’élève à près de 3 mètres de haut. Nous arrivons enfin à Bâlak, notre gîte de nuit ; c’est un petit village kurde, sur les bords du Boghtân-Sou.

Arrivée 6 heures soir.

Demain nous verrons les rives du Tigre ! Une heure à peine nous en sépare et nous apercevons très distinctement la profonde fissure dans laquelle coule le fleuve. La vallée du Tigre, avec ses souvenirs bibliques, est pour moi comme le desideratum suprême de mon voyage, et cette dernière soirée est toute remplie d’une poétique attente.


9 Décembre
Départ 9 heures.

Hélas ! la nuit a emporté toute la poésie dans les torrents d’une pluie diluvienne ! Vers 9 heures une petite accalmie nous tente, et nous nous mettons en marche.

Le chemin, montant légèrement, permet de deviner le confluent du Tigre et du Boghtân. Comme immédiatement après ce confluent le Tigre fait un grand coude, le sentier, au lieu de rejoindre directement le fleuve, coupe ce coude en franchissant une rangée de collines. Le sentier n’est qu’une mare de boue semée de cailloux où les chevaux butent à plaisir.

Enfin voici à nos pieds, étroitement encaissé entre des falaises de roches, le Tigre dont les eaux roulent en grondant. Ce fleuve torrentueux est chargé de limon et sa couleur est aussi foncée que la terre de Sienne.

Il faut, pour gagner ses bords, descendre une difficile coulée de rochers. Un petit khân s’abrite dans un recoin des falaises[2] ; quelques pas plus loin un torrent aux eaux toutes jaunes et gonflées par les pluies se jette dans le fleuve. Je commençais à me demander avec inquiétude comment nous passerions, lorsque j’aperçois, à demi masqué par les rochers, un pont en excellent état de conservation. « On n’y passe point, déclarent laconiquement les zabtiés » Pourquoi ? Ils sourient pour toute réponse, et dirigent notre caravane sur le bord du torrent ; nous le franchissons à gué, non sans peine. Arrivé sur l’autre rive, j’ai l’explication du mystère ! Le pont, accessible de ce côté, vient sur la rive droite buter contre une paroi de rochers absolument verticale ; pas trace de chemin pour y arriver ; nos hommes, qui pour éviter de se mouiller veulent utiliser le pont, doivent par un grand détour, gagner d’abord le sommet des falaises et faire ensuite la courte échelle pour descendre jusqu’au pont. Explique qui pourra la raison d’être de cette construction stupide : pour moi, j’y renonce.

La pluie continue sans rémission !

Deux sentiers longent le fleuve : l’un, le sentier des hautes eaux, garde la hauteur, embrassant en zigzags fantastiques les contours de la montagne ; l’autre, celui des basses eaux, longe la berge du Tigre ; nous pouvons, paraît-il, nous risquer à le prendre, car le fleuve est à hauteur moyenne. Les crues du Tigre doivent être terribles, à en juger par les débris qu’elles ont laissés accrochés aux buissons à plus de dix mètres au-dessus de nos têtes.

Moins large que le Rhin dans les défilés de Bingen, le fleuve se coule entre de grandes falaises calcaires, où pousse une abondante végétation de broussailles. La piste variant d’un jour à l’autre, suivant les caprices de l’eau, n’est qu’un horrible sentier de chèvres où les pierres semblent semées à dessein.

À hauteur de Tchellek qui, sur la rive droite, groupe pittoresquement ses masures au pied des rochers, le fleuve est moins encaissé ; sur notre rive un khân à demi ruiné nous abrite durant quelques instants contre la pluie ; en face de nous se dessinent vaguement dans la brume des amoncellements de montagnes aux formes bizarres ; ce sont les derniers contreforts du Masius qui viennent mourir au fleuve en puissantes murailles de roches à pic.

Le Tigre a un peu monté ces jours-ci ; à un moment donné la piste se perd dans l’eau pour reparaître quelques centaines de mètres plus loin. Bekir-Agha se dévoue bravement pour sonder le terrain ; impossible de passer sans danger ; il faut retourner sur nos pas et chercher un autre sentier qui, par une vigoureuse grimpée atteint le sommet d’un éperon rocheux, pour regagner ensuite le fleuve par une dégringolade insensée. Ici on a creusé des trous pour les pieds des chevaux, ailleurs taillé des marches ; mais le tout est si raide, si glissant par la pluie, les charges heurtent si bien de côté et d’autre contre la roche que c’est merveille d’arriver en bas sans avoir ni homme ni cheval tué. Une de nos bêtes a manqué des quatre fers ; heureusement deux roches complaisantes ont arrêté les caisses ; celles-ci bien arrimées ont maintenu le cheval en l’air et nos hommes ont pu le remettre sur ses jambes. Sans ces bienheureuses roches, nous aurions eu un grave accident.

Le soir approche : pendant toute la journée nous avons voyagé dans le désert. La rive droite du fleuve offrait bien quelques villages cachés dans les rochers ; la nôtre, digne du Kurdistan n’avait que des ruines. Dans ce silence absolu l’on n’entendait que le roulement du fleuve ; le moindre bruit, une parole, se répercutait puissamment d’une falaise à l’autre. Ce paysage, désert et morne auprès d’un fleuve qui semblerait devoir appeler la vie, est saisissant ; c’est tout à la fois grandiose et triste.

Arrivée 6 h. soir.

Mais quand se fait la nuit, se présente aussi une question pratique des plus graves. Où coucher ? Fenndück est « au diable » et les zabtiés se montrent profondément ignorants du chemin. Nous prenons avec le vieux Hadji-Ali la tête de la caravane et, pataugeant, grimpant, marchant toujours, nous arrivons enfin, sans nous en douter, au misérable petit hameau de Bisina, perché sur un promontoire rocheux. À peine daigne-t-on nous recevoir ; nous sommes au milieu de vrais sauvages ; le chef a l’air le plus froidement cruel, le plus kurde que l’on puisse voir. Tout trempés, nous nous séchons à son foyer pendant que, fumant gravement sa pipe en face de nous, il nous observe d’un air hautain.

Notre bagage n’arrive pas ; une heure s’écoule ; la chose devient inquiétante ; il s’est égaré ou a été dévalisé ! Nous envoyons des hommes du village à sa recherche ; partis de mauvaise grâce, ils reviennent bientôt sans avoir rien trouvé ; ils me paraissent bien peu trempés, et je les soupçonne fort de n’avoir pas poussé leurs recherches au delà des dernières masures du hameau.

Que faire ? Malgré notre inquiétude il faut prendre patience jusqu’au jour et, en attendant, essayer de trouver de la nourriture pour nos bêtes et pour nous. Après mille pourparlers, le chef se décide à donner de l’orge à nos chevaux et à nous servir — je copie ici textuellement mon journal — « un fromage en miettes dans lequel les Kurdes ont l’air de s’être nettoyé les doigts, du pain et une sorte de raisiné qui serait excellent si on pouvait le soupçonner d’avoir été fait proprement ! Pour comble d’infortune, nous n’avons pas de tabac » !

Nous nous étendons les pieds au feu et dormons tant bien que mal. Vers minuit arrive enfin une estafette d’Houchannah ! Notre caravane s’est fourvoyée et est arrivée, elle aussi, sans s’en douter, à un village voisin. Elle est en sûreté, tout est bien ; nous la rejoindrons demain matin.


10 Décembre.

Au point du jour nous rejoignons notre caravane à trois quarts d’heure au-dessous de Bisina. Le village de Khesta, où elle a trouvé asile, est bâti sur les bords du Tigre. Il a l’air assez important, et nos hommes ont eu une excellente demeure pour la nuit.

N’étant pas sur le sentier fréquenté, Khesta voit rarement des hôtes de notre distinction ; aussi faisons-nous sensation. Tout le monde s’attroupe pour observer nos moindres gestes ; les habitants se montrent fort avenants ; les types sont beaux, quelques-uns même très fins ; les hommes, tous bien découplés, et les femmes ont un air distingué et digne. Je serais tenté d’attribuer la prospérité relative du village à son isolement qui le préserve des charges onéreuses qu’imposent les employés dans leurs voyages.

Le Tigre doit sans doute, sur un espace de plusieurs lieues, couler dans des défilés impraticables, car au lieu de continuer à longer ses rives, il faut aller chercher bien haut dans la montagne le village de Fenndück, pour ne retrouver le fleuve qu’à Finnick.

Départ 10 h. 15.

Notre caravane retourne d’abord jusqu’au hameau de Bisina et après une longue grimpée à travers champs rejoint le sentier de Fenndück.

Comme pour gagner ce village, il faut remonter jusqu’à sa naissance une petite vallée très encaissée et coupée de ravins latéraux, le sentier, pour les éviter, prend très haut dans la montagne. Il se fait d’ailleurs plus abominable que jamais ; aussi, nos charges ont bien des misères ; le cheval d’Houchannah manque de dégringoler dans un ravin, et son cavalier démonté par un vigoureux effort de la bête, pique une tête a parte post, heureusement sans grand mal. Les arbres sont toujours clairsemés et l’on voit de nombreuses traces de travaux de culture abandonnés ; ils annonçaient un village. Bientôt, en effet, nous passons près des ruines de Khouâran[3]. Guégou, qui s’était mis à la poursuite d’une compagnie de perdrix, perd son cheval. Pendant qu’il court à sa recherche avec les zabtiés, nous continuons à grimper ; le paysage serait admirable, n’était la pluie qui tombe sans rémission.

Le sentier, après avoir atteint le col, contourne encore le haut d’un vallon et entre enfin dans la vallée de Fenndück. Le village est situé au fond d’un splendide cirque de rochers que couronne une légère couche de neige.

Arrivée 5 h. soir.

La maison du chef, qui nous sert de demeure, est bonne. Mais les zabtiés, après avoir retrouvé le cheval de Guégou, ne nous avaient rejoint qu’à l’entrée du village ; nous n’étions donc pas annoncés, le feu ne flambait point ; on l’allume en notre présence. Or, allumer un feu de fagots mouillés dans une chambre qui a pour toute cheminée un trou dans le toit, veut dire en bon français enfumer un renard dans son terrier. On ne peut y tenir qu’en se couchant à plat ventre. Au bout de dix minutes le courant s’établit, la flamme pétille et nous pouvons enfin nous sécher et commencer la causette avec nos hôtes.

Ce doivent être des gens aguerris, car il ne fait pas chaud, et leur costume est fort léger ; pantalons de toile blanche, par-dessus lequel retombe la chemise dont les extrémités ainsi que les manches finissent en longues pointes ; elle est assez ouverte sur la poitrine ; le dos et les épaules sont, il est vrai, protégés par une veste en peau de chèvre, poil en dehors. Les enfants portent le koullak, bonnet de feutre blanc qui les fait ressembler à des pierrots ; les hommes ajoutent au koullak un turban ; pour le chef, notre hôte, superbe gaillard au demeurant, le turban atteint des proportions exubérantes.


11 Décembre.

Le baromètre a monté de 5 millimètres pendant la nuit, la neige est tombée sur les hauteurs et le temps s’annonce passable.

Nos katerdjis sont de nouveau en retard, mais il faut leur passer ce défaut, car dans les mauvais chemins ils sont parfaits.

Départ 5 heures.

Pendant trois heures, à partir de Fenndück, nous avons presque sans interruption la plus atroce dégringolade qui se puisse voir ; parfois il y a un essai de sentier ; mais, en général, ce n’est qu’une piste au milieu de rochers. Il est impossible de songer seulement à faire ce trajet à cheval.


Glands hakraâri.

La végétation est toujours composée d’arbustes isolés ; l’espèce qui domine est le chêne du Kurdistan (Quercus oophora) ; son feuillage ressemble à celui du châtaigner ; ses glands sont énormes ; j’ai mesuré l’un d’eux : son grand diamètre était de 55 millimètres et son petit diamètre de 35 millimètres. On dit que les Kurdes, qui appellent ces glands hakraâri, les recueillent avec soin et les mangent en hiver en guise de pain[4].

Le sentier est assez fréquenté. Le ciel, d’abord couvert, se met peu à peu au beau, et de la hauteur nous avons une première admirable échappée sur la plaine de Mésopotamie ; à l’horizon, noyée dans le soleil, et se confondant avec le ciel dont elle a les reflets, une mer bleue : c’est le désert ; à nos pieds, la dernière portion de notre formidable descente ; puis, raccordant le désert aux sauvages défilés du Tigre, les premières assises de montagnes se perdant au loin en longues ondulations.

Au bout de notre descente se trouve une grande grotte, sinon creusée, à tout le moins remaniée de main d’homme ; le sentier contourne plusieurs vallons, où la végétation de montagne se fait déjà plus rare. À un tournant du chemin nous ne pouvons retenir un cri d’admiration ! Dans un vallon abrité des vents, le sentier se faufile presque invisible à travers d’épais buissons de lauriers-roses ; un ruisseau limpide s’y glisse en cascatelles étincelantes au soleil ; une arche de pont ruinée se cache dans le petit bois ; charme poétique, avant-goût du midi, délicieuse surprise !

Le caractère de la végétation change complètement ; le laurier abonde dans les fonds, mais la montagne se dénude.

Bientôt le sentier rejoint les bords du Tigre, qui, n’étant plus enserré dans ses défilés, coule paresseusement. Nous demandons à notre vieux zabtié la distance de Djézireh. Iki boutchouk saat : Deux heures et demie, dit-il. Deux heures et demie, c’est dans ces pays une réponse invariable qu’il faut interpréter par : « Je ne sais pas. »

Une heure plus tard, un homme répond à la même question en indiquant quatre heures de marche. Un Kurde seul nous donne une réponse raisonnable : « Je n’ai pas de montre, dit-il, comment voulez-vous que je vous indique une distance en heures » ?

Finnik est pittoresquement situé sur les bords du Tigre dans un terroir d’une fertilité admirable ; des ruines assez considérables semblent indiquer qu’il y eût ici autrefois une ville ; Ainsworth croit pouvoir identifier ces ruines avec celles de l’ancienne Phœnica mentionnée par Ammien Marcellin[5].

Avant d’arriver à Mansouriyeh, il faut franchir à gué le delta du Tchamezeitoûn (Eau des oliviers) composé de six canaux, tous d’un fort débit ; sa vallée paraît très importante et je suis convaincu que la rivière a un cours plus considérable que ne l’indique Kiepert.

Mansouriyeh est un assez gros village, presque entièrement chaldéen, pittoresquement perché sur une falaise qui domine à pic le Tigre, à une demi-heure environ du Tchamezeitoûn.

Arrivée 5 h. 50 soir.

Quelle douce sensation qu’une belle journée de marche par un beau soleil après les déluges des jours précédents !


12 Décembre.

La journée d’hier n’a été qu’une éclaircie ; déjà vers onze heures du soir le ciel se couvrait de nuages floconneux de mauvais augure, et vers le matin l’averse a recommencé. Comme le curé chaldéen du village nous affirme que Djézireh n’est plus qu’à une heure de chemin, nous ne nous pressons pas, espérant une accalmie.

Pendant ce temps nous faisons une plus ample connaissance avec le midi — je veux dire avec sa vermine ! En arrivant hier, nous avions mis nos imperméables à sécher sur deux huches à farine ; ce matin nous les retirons, littéralement couverts d’insectes oblongs, assez gros et de couleur blanchâtre. On nous dit que ce sont des poux de poulets. Vite, une chasse en règle — les gens nous regardent faire en se demandant sans doute comment de si inoffensifs animaux peuvent nous effrayer de la sorte.

Départ 8 h. 30 matin.

Le ciel ne se découvrant pas, nous nous décidons à partir quand même. Au bout d’une heure et demie de marche, par une pluie battante, nous atteignons tout trempés, le khân délabré, qui, perché sur la falaise fait face à Djézireh[6].

Arrivée 10 h. matin.

Djézireh, bâti sur la rive droite du Tigre, était autrefois réuni à la rive gauche par un pont dont il reste à peine trace ; à quelque distance au-dessous de la ville un autre grand pont franchissait le fleuve ; il en subsiste quelques arches. Aujourd’hui la communication se fait par un pont de bateaux ; mais dès que le fleuve monte quelque peu, on ramène le pont à la rive — c’est le cas actuellement. Comment passer ? Pas trace de bac, et la barque qui, nous dit-on, fait le service, est absolument invisible. Nous crions, tirons des coups de fusil, tout est inutile. Et cependant il faut nous arrêter à Djézireh ; nous n’avons plus de provisions ; nous devons changer nos zabtiés, et surtout nous avons besoin de nous sécher. Nous prenons donc patience, grelottant dans le khân qui est un bouge, sans avoir rien à mettre sous la dent.

Enfin, voici une petite caravane qui sort de la ville pour gagner la rive gauche ; la barque paraît : nous pouvons espérer passer le fleuve aujourd’hui ; mais l’entreprise est longue : il faut pour chaque passage haler la barque à une grande distance en amont (A du plan), afin que le courant ne l’entraîne point au delà du point où l’on veut aborder. Le passage lui-même ne manque pas d’un certain piquant, car le fleuve est rapide et la manœuvre difficile.



Pistolet et cartouchière kurdes.

  1. Ces assises de poudingues se retrouvent aussi sur les rives du Tigre, jusqu’à Djézireh et au delà. Elles dominent les rives du fleuve de 20 à 30 mètres ; ces roches étant de désagrégation facile, les cailloux roulés que cimentait la gangue se sont en maints endroits détachés de celle-ci, pour former sur les bords du Tigre de véritables plages de galets, où la marche devient fort difficile.
  2. Ce khân est sans doute khân-Schébelé. Kiepert l’indique comme un village. Or, d’un village de ce nom je n’ai vu nulle trace.
  3. Ainsworth parle de nombreux villages sur ce trajet. Que sont-ils devenus ? Ainsworth, ii, 352.
  4. Deyrolle, Tour du Monde, xxxi, 375.
  5. Ainsworth, ii, 348. Ritter, Erdk. xi, 122, se range à l’avis d’Ainsworth.
  6. La carte de Kiepert, de Saïrd à Djézireh est très fautive. Voir l’Appendice géographique.