Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-23

Université catholique d’Amérique (p. 423-442).

CHAPITRE XXIII


DE MOSOUL À BAGHDAD


Départ. Hammâm-Ali. Barrage au-dessus de Nimroûd. Ruines de Nimroûd. Second barrage. Le grand Zab. Notre échouage ; le renflouement. Kalaât-Scherkat. Kalaât-Makhoûl. Le Djebel-Hamrîn. La Porte de Chaldée ; Arabes Schammârs. Le Djebel-Hamrîn, barrière climatérique. Manière de nager des kellekdjis. Les machines à puiser l’eau. La grotte du Djebel-Makhoûl. Tekrît. Sâmarra ; la ville, la mosquée sainte, les pèlerins ; les ruines. Le tchiboukh. Le pont de Kadhméin. Baghdâd..


4 Janvier
Départ 2 heures soir.

Nous voici au bout de notre charmant, mais trop court séjour à Môsoul. Ce sont plus que des hôtes d’un jour ; ce sont déjà des amis que nous quittons ; ils nous font cortège jusqu’à notre kellek : quelques chaleureuses poignées de mains, et nous voici, dérivant lentement au gré du fleuve. L’un après l’autre les minarets de Môsoul s’effacent à l’horizon et à la nuit tombante le kellek atterrit à Hammâm-Ali.

Arrivée 6 h. 30 soir.


5 Janvier.

Hammâm-Ali est une station thermale dont les émanations imprègnent l’atmosphère sur un rayon très étendu. Aux approches de l’été, les Mossouliotes y viennent en foule ; un village bâti tout auprès de la source devait autrefois largement profiter de la saison ; il n’en reste aujourd’hui que des ruines et les baigneurs sont réduits à loger sous la tente. Et pourtant cette station thermale n’est qu’à quatre heures de chemin de Môsoul. Ces ruines en disent long sur la sécurité du pays !

La source sulfureuse jaillit au milieu de l’établissement de bains dans un petit renfoncement communiquant avec un grand bassin circulaire qu’entourent des salles à coupoles, des diwans, etc. Le tout est mal entretenu, à moitié abandonné, fort primitif.

En même temps que son eau sulfureuse, la source déverse une assez grande quantité de goudron qui, flottant à la surface de la piscine, lui donne un aspect fort dégoûtant ; à cela près, celle-ci est assez bien organisée, pour le pays, car elle a un écoulement continu. Quelques malades, la plupart souffrant de maladies de peau, s’y baignent au moment de notre visite ; le thermomètre marque +45° dans la piscine. La température à la source même doit être de quelques degrés supérieure ; mais comme les abords en étaient fort glissants, je n’ai pas jugé à propos de m’exposer à prendre un bain involontaire.

Départ 7 heures matin.

Une heure et demie après avoir quitté Hammam-Ali, nous franchissons un barrage à demi-ruiné, très probablement d’origine assyrienne[1]. Par de très basses eaux le passage doit être fort difficile, et l’on y peut aisément crever bon nombre d’outres ; actuellement ce n’est qu’un jeu d’enfant agrémenté de quelqu’émotion ; et c’est plaisir à défiler comme une flèche sur ce plan incliné dont les remous font, il est vrai, craquer terriblement la charpente du kellek.

Au loin dans la plaine se détache une pyramide régulière ; ce sont les ruines de l’ancienne tour à étages, du Zigurrat de Nimroûd, la seconde capitale des rois d’Assyrie. Nous atterrissons bientôt (9 heures 45 minutes) et en une demi-heure atteignons la butte de Nimroûd, après avoir traversé, à quelques minutes du fleuve, le village de ce nom.

La première dynastie assyrienne avait régné à Kalaât-Scherkat (Ellassar). Elle fut renversée, sans doute par une conspiration de palais ; et Salmanassar II, un des premiers rois de la nouvelle dynastie, transporta sa capitale à Kalah ou Nimroûd (vers l’an 1000 avant J. Ch.). Les souvenirs des anciens rois, partout écrits sur les murs des palais d’Ellassar importunaient sans doute Salmanassar ; mais en transportant sa capitale, il obéissait aussi à une raison stratégique. Ellassar était trop exposé aux coups de main des Babyloniens que les troubles de l’Assyrie avaient rendus plus forts. Kalah, au confluent du Zab supérieur et du Tigre, un peu en aval de Ninive, outre qu’elle était bien plus éloignée de la frontière, se trouvait mieux défendue qu’Ellassar par sa position naturelle ; le Tigre qui s’est aujourd’hui éloigné de ses remparts, coulait autrefois à leur pied ; le Zab la protégeait au Sud ; les collines sur lesquelles était bâtie la ville, rendaient un siège difficile ; et du côté du Nord, de solides remparts la défendaient contre toute surprise.


Kalah (Nimroûd).

L’un des plus farouches descendants de Salmanassar, Assurnazirpal (882 à 857) après avoir d’abord fait de Ninive le quartier général d’où il fondait avec ses troupes sur tous les pays de l’Asie antérieure pour y faire d’horribles expéditions de pillage, repu de victoires et de sang, conçut le projet de bâtir un palais qui surpassât tout ce que ses prédécesseurs avaient pu rêver, et il en fixa l’emplacement dans la ville de Kalah, qui était plus spécialement la ville de sa dynastie.

Les archéologues anglais qui ont particulièrement exploré les ruines de Kalah, émerveillés des richesses qu’ils ont trouvées enfouies sous les tumulus de Nimroûd, ont essayé de reconstituer par la pensée et d’après les documents l’aspect général de la ville au temps d’Assurnazirpal qui y a semé partout son nom et ses inscriptions. « La nouvelle capitale qui grandissait de jour en jour, dit G. Rawlinson, était assise dans un site salubre et naturellement fortifié, sur un petit éperon du Djebel-Makloûb protégé de part et d’autre par un fleuve. Palais après palais s’éleva sur la haute plateforme, chacun somptueusement décoré de boiseries ouvragées, de lames d’or, de peintures, de sculptures, d’ouvrages émaillés ; chacun rivalisant de splendeur avec les palais déjà construits par les anciens rois. Des lions de pierre, des sphinx, des obélisques, des sanctuaires, des tours sacrées embellissaient la scène et en rompaient la monotonie par leur variété. La grande pyramide ou Zigurrat[2], annexée au temple d’Adar, dominait toute la ville et ralliait autour d’elle toute cette vaste forêt de palais et d’édifices sacrés. Le Tigre qui baignait à l’Ouest le pied de la terrasse, reflétait la ville dans ses eaux, et, doublant la hauteur apparente des murailles, dissimulait un peu l’écrasement qui était le défaut de cette architecture ; quand le soleil couchant dardait ses rayons obliques sur tout cet ensemble il se formait des teintes éclatantes qu’on ne voit que sous le ciel d’Orient, et Kalah devait sembler une vision féerique au voyageur qui l’apercevait pour la première fois[3]. »

Les explorateurs qui ont interrogé une à une toutes les pierres de ces ruines les ont ainsi fait revivre dans leur imagination ; pour le voyageur qui passe, Nimroud n’est qu’une butte de terre que domine sa pyramide ; il ne retrouve les traces des anciens palais que par hasard, là où les tranchées de fouilles n’ont pas encore été comblées.

Les ruines semblent avoir été soigneusement fouillées ; près de la pyramide l’on voit encore deux taureaux ailés dont les têtes seules sont dégagées. En beaucoup d’endroits les plaques de marbre qui ornaient les murs des chambres sont restées debout à leur place primitive et l’on peut ainsi à peu près reconstituer le plan de ces appartements qui paraissent avoir été généralement assez étroits. Presque tous les angles des chambres ont pour ornement l’arbre sacré. Un peu plus loin on voit encore deux paires de taureaux ailés et une statue colossale à demi enterrée.

Les décombres de la pyramide forment un cône assez élevé[4]. Les assises inférieures en beaux blocs de pierre de taille sont encore très visibles grâce aux galeries de fouille.

À midi et demi nous nous remettons en marche. Vers 2 heures et demie il nous faut franchir un second barrage, le Zikr-Ismael, beaucoup plus important que le premier ; longtemps avant d’y atteindre on entend déjà le bruit de la chute. C’est un très gros rapide à forts remous, mais qu’un kellek bien construit franchit aisément. En somme ces deux barrages me semblent beaucoup moins dangereux que les mauvais passages que nous avons franchis entre Djézireh et Mosoûl.

Vers quatre heures nous passons le confluent du Grand Zab dont les eaux impétueuses, d’une belle teinte verte, refoulent les eaux troubles du Tigre[5] et leur donnent une teinte un peu moins sale. Sur la rive gauche du Zab une colline isolée portait autrefois une forteresse.

Le pays devient plus plat ; cependant quelques rangées de collines viennent mourir sur les bords du fleuve.

Nous marchions encore à nuit noire, lorsque nous entendons tout à coup ce bruit significatif des outres qui frottent contre les galets ; puis brusquement tout s’arrête — nous sommes échoués sur un bas-fond au milieu de la rivière !

7 heures soir.

Les kellekdjis essayent d’abord, mais sans succès, de renflouer le radeau, puis font une exploration des environs ; le bas-fonds s’étend assez loin, et comme le kellek est solidement échoué, le plus prudent est de ne rien tenter avant le jour et de dormir tranquilles.


6 Janvier
Départ 7 h. 30 matin

Au jour on se met à l’œuvre. Le plancher du kellek — un plancher volant — est composé de demi-rondins fort lourds ; c’est une spéculation des kellekdjis qui, rendus à Baghdad, vendront très cher ce bois de chauffage. Il faut, pour renflouer le kellek, l’alléger le plus possible ; nous avisons un endroit propice sur la limite du bas-fonds, et nous y transportons un certain nombre de rondins, de façon à faire un échafaudage sur lequel sont déposées les pièces les plus lourdes du bagage. Cela fait, les kellekdjis tentent le renflouement. Comme l’opération traîne en longueur, j’installe mon appareil de photographie sur la pile de bagages et me prépare à photographier toute la scène.

« Hallo, hallo, à la rescousse, me crie tout à coup Hyvernat ! voilà le kellek qui file ! » Adieu la photographie ! Il faut maintenant faire des efforts désespérés pour maintenir le radeau et l’empêcher d’aller à la dérive. Nous serions bien logés, notre kellek perdu, abandonnés au milieu du fleuve ! Hyvernat, Houchannah et moi nous nous cramponnons au radeau, tandis que les autres rechargent le bagage. L’eau nous monte à peine au-dessus des chevilles et je me demande comment, même délesté, le kellek peut flotter.

Nous voici heureusement renfloués, mais non sans un grand nombre d’outrés crevées ; le kellekdji met plus de cinq heures à les réparer. C’était un charmant incident de voyage qui aurait bien pu devenir un accident.

Autre grand émoi. Notre oie, effrayée par toutes ces manœuvres de sauvetage a réussi à s’échapper de sa cage ! Elle s’éloigne en nageant, remontant le fleuve fort heureusement. Un bon coup de longueur en a raison, et nous ralentissons la marche pour attendre que le courant nous l’amène à portée.

À 11 heures nous dépassons, rive gauche, Tell Hadji-Ali, et un peu après, rive droite, Argoûba. Le temps est couvert, et il pleut légèrement.

À 5 heures et demie nous nous amarrons en vue de Kalaât-Scherkat.

Pendant toute cette journée le Tigre a coulé dans une plaine, entre des berges généralement assez élevées ; la vue était par conséquent des plus bornées.

Arrivée 5 h. 30 soir.


7 Janvier.

Nous débutons par un tout petit trajet en kellek pour aller aborder en dessous des ruines de Kalaât-Scherkat ; mais l’atterrissage y est fort difficile et nous coûte de nouveau quelques outres. L’amarre se rompt ! Sans la présence d’esprit d’Houchannah qui se jette à l’eau avec une corde de secours, notre kellek, emporté par le courant, nous échappait ! En grimpant la colline de poudingue sur laquelle était bâtie Kalaât-Scherkat nous faisons détaler un beau sanglier, mais hors de portée.

En somme, de Kalaât-Scherkat il ne reste rien de visible, en dehors d’une pyramide de terre, débris du zigurrat qui couronnait le sommet de la colline.

Celle-ci plonge par une pente très escarpée dans la Ouadi-Meheih[6] ; le paysage de cette large vallée sauvage où pousse une végétation de broussailles et d’épines, est extrêmement mélancolique, mais grandiose. Sur la colline les trous de fouille sont assez nombreux ; mais tous les marbres que nous voyons ne sont que des débris informes.

Près de là se trouve une ferme appartenant à Farhan-Pacha : elle semble abandonnée, ou du moins ne paraît fréquentée que par des maraudeurs — un parti de ces honorables sires y a campé cette nuit et leur feu est à peine éteint.

Dans la cour nous trouvons un fragment de colonne portant une inscription pehlvi en quatre lignes.

Départ 8 h. 40.

À 8 heures 40 minutes, en marche. — Le temps est très couvert et lourd. Nous longeons d’abord, rive droite, une rangée de collines, tombant à pic dans le fleuve, et présentant, surtout vers midi, de fort beaux aspects. Une haute pyramide de roches porte, fièrement perchée sur son sommet, une forteresse ruinée, Kalaât-Makhoûl.

Ces collines portent le nom de Djebel-Khanouka.

La rive gauche restant toujours plus plate, nous longeons, rive droite des falaises assez élevées dont les assises inférieures sont composées de poudingue, tandis que les couches supérieures ont une apparence terreuse.

À 2 heures et demie nous passons au confluent du petit Zab ; il est beaucoup moins rapide et beaucoup moins limpide que le grand Zab, mais apporte, lui aussi un beau contingent d’eau.

Jusqu’au Zab, le Tigre coulait tranquille entre ses falaises silencieuses et désertes où quelques oiseaux apportaient seuls une note vivante ; après le confluent de cette rivière, nous nous rapprochons du Djebel-Hamrîn[7], chaîne de collines élevées et rocheuses — ou, si vous voulez, de montagnes, aux contours étranges et aux vallons fantastiquement découpés. Le Tigre s’est ouvert à travers cette barrière de roches une tranchée où son lit se fait plus resserré et son cours plus rapide ; le paysage est très beau et très pur de lignes.

Ces défilés forment la « Porte de Chaldée. » Comme nous tenions beaucoup à la franchir de jour, le kellekdji cherche à la tombée de la nuit un endroit propice à l’abordage ; mais entre les falaises les plages sont rares ; nous n’en trouvons qu’une ; elle est occupée par un campement d’Arabes Schammârs auxquels il ne fait pas bon avoir à faire ; bon gré mal gré il nous faut franchir la Porte de Chaldée par l’obscurité et amarrer le kellek à une lieue environ en aval.

8 heures et demie.

La soirée d’ailleurs avait un délicieux charme poétique ; au bord du fleuve les feux des nomades projetaient leurs lueurs indécises sur les falaises du Djebel-Hamrîn dont les sommets se détachaient en noir sur un ciel étincelant d’étoiles ; les kellekdjis accompagnaient leur manœuvre d’un rythme mélancolique et doux, dont la répétition uniforme, loin de lasser, finissait par porter à une rêverie en parfaite harmonie avec la nature[8].


8 Janvier.

Le zabtié avait veillé toute la nuit par crainte des Arabes.

Ces intrépides maraudeurs emploient pour piller les kelleks un procédé fort ingénieux ; lorsque la nuit est bien noire un Arabe, entrant dans le fleuve à une certaine distance en amont du kellek, enfourche une paire d’outres, et se courbant le plus possible vers la surface de l’eau, nage en silence vers le radeau ; au moment de l’atteindre, il plonge doucement et, passant sous le kellek, crève à l’aide d’un poignard le plus d’outres possibles, puis se sauve.

Le kellek commence à sombrer ; s’il est en marche, il est forcé d’aborder pour réparer ses avaries ; s’il est amarré, il ne peut reprendre le fleuve avant plusieurs heures ; il est à la merci des Arabes qui accourent alors au pillage.

À deux heures du matin, un coup de feu nous donne l’alarme — ce n’est rien ; le zabtié a manqué un beau sanglier qui venait à l’abreuvoir.

Départ 6 heures matin.

Vers le matin, le temps se met définitivement au beau. Au départ de Môsoul on nous avait prévenus qu’à partir de Tékrit, nous trouverions un autre climat ; en réalité, la véritable limite climatologique se trouve à la Porte de Chaldée ; elle est formée par le Djebel-Hamrîn, dont les arêtes rocheuses découpent au milieu du désert leur silhouette dénudée et paraissent former une barrière continue qui protège la Chaldée contre l’action refroidissante des vents venus des montagnes kurdes et du haut plateau persan. Aussi bien, avons-nous aujourd’hui un vrai ciel et un vrai soleil d’Orient ; le thermomètre monte à +25°.

Le climat de Môsoul quoiqu’excessivement chaud en été, a des hivers relativement froids, humides, et l’on y voit, quoique rarement, tomber la neige ; le palmier n’y vient que dans des cours bien abritées ; désormais nous allons entrer dans son vrai domaine.

Le paysage continue à être fort pittoresque ; le Djebel-Makhoûl détache vers le Sud une longue ramification aux pentes assez abruptes dont le fleuve longe la base ; vers le désert de Mésopotamie, ces collines semblent s’abaisser doucement.

Les rives s’animent aussi davantage ; l’on voit de temps en temps quelques kelleks amarrés aux bords du fleuve ; les uns font provision de menu bois destiné à Baghdâd ; d’autres recueillent des racines de la réglisse qui pousse en abondance le long du Tigre. Il semble que les kellekdjis qui descendent de Môsoul emportent, de fondation, des vivres pour leurs confrères, car presque chacun de ces kelleks marchands nous détachait un homme qui venait renouveler la provision de pain auprès de nos rameurs.

Ces gens nagent en s’appuyant sur deux outres accouplées ; remontant leur chemise jusqu’aux aisselles et faisant du reste de leur habillement un turban qu’ils roulent autour de leur tête, ils s’appuient avec les bras sur les outres, ne se dirigeant qu’avec les pieds ; bien qu’à cette saison les eaux du Tigre soient glaciales, ils y restent impunément plongés pendant des heures.

À mesure que nous approchons de Tekrit, la rive gauche paraît cultivée ; nous n’en voyons rien à cause de l’élévation des berges ; mais le nombre considérable des machines à puiser l’eau, installées le long du fleuve, nous en donne la preuve.

Presque partout les berges hautes de 3 à 5 mètres font de l’installation de canaux d’irrigation un problème assez compliqué. Les monarchies antérieures à l’Islam, l’avaient cependant toutes heureusement résolu, et les restes des anciens canaux, Nahr ou Schatt témoignent encore des travaux colossaux qu’elles avaient exécutés. Aujourd’hui ces canaux, détruits ou obstrués, ne rendent presque plus aucun service, et ce n’est pas du gouvernement turc qu’on peut espérer les voir rétablir.



Pour suppléer à leur absence, les habitants ont imaginé un mode d’irrigation fort ingénieux, dont je veux essayer de faire comprendre ici le mécanisme.

Ils creusent dans la berge du fleuve une tranchée profonde de 2 à 3 mètres et large d’autant (mon croquis étant une coupe perpendiculaire au fleuve, on ne voit qu’une des parois latérales de la tranchée, la paroi du fond est en coupe). Au dessus de cette tranchée l’on installe, posées sur un bâtis de poutres CFF′ (auquel correspond naturellement, en avant du plan de coupe, un second bâtis symétrique) deux treuils grossiers ou mieux deux poulies C, D.

L’appareil avec lequel on puise l’eau est une sorte de grand entonnoir en cuir A, B. Cet entonnoir est soutenu par des cordes qui passent sur les treuils et se réunissent ensuite (E). Veut-on puiser de l’eau, on laisse l’entonnoir s’abaisser jusqu’au fleuve. Tant que cet entonnoir se trouve entre les poulies et le niveau de l’eau, grâce à la disposition des poulies et des cordes, son extrémité étroite B se trouve relevée au niveau du grand orifice A, transformant ainsi l’entonnoir en un vase en U. Lorsque le vase est rempli d’eau un bœuf attelé en E tire sur les cordes. Grâce à la différence de niveau des poulies, au moment où l’extrémité B atteint la poulie D, sa marche verticale est transformée en marche horizontale (B′) tandis que la portion A monte encore vers la poulie C ; autrement dit le vase en U se transforme de nouveau en entonnoir et toute l’eau s’échappe par l’orifice B′ dans le canal G.

L’eau déversée, on fait revenir le bœuf sur ses pas ; l’entonnoir redevient de nouveau vase en U, se remplit au fleuve, et la manœuvre se renouvelle indéfiniment.

L’on aurait plaisir à rencontrer sur les rives du fleuve ces signes de vie, si les poulies en bois de ces rudimentaires machines, tournant dans des coussinets également en bois, ne faisaient entendre sans interruption les plus effroyables grincements.

Une heure environ au-dessus de Tekrît s’ouvre dans les hautes falaises de la rive droite une grotte inaccessible. D’après la légende elle servait autrefois de repaire à un monstre aquatique malfaisant ; un héros dont on n’a pu nous dire le nom en purgea la terre ; en souvenir de sa victoire, il est d’usage que chaque voyageur tire un coup de feu vers la grotte — tradition à laquelle nous nous conformons scrupuleusement.

Tekrît est bâti sur la rive droite du fleuve, sur une falaise à pic, faisant partie de cette ramification du Djebel-Makhoûl dont j’ai déjà parlé. Vu du fleuve, l’aspect en est fort pittoresque ; comme partout en Orient les rues en sont monotones.

Pour agrémenter davantage notre visite, les habitants qui sont inhospitaliers et fanatiques détachent à nos trousses des bandes de gamins qui ne cessent de nous accompagner de leurs insultes et de leurs moqueries.


Notre kellek à Tekrît.

Tekrît fut autrefois une ville importante et célèbre dans les annales chrétiennes de la Chaldée. On voit encore au sommet de la ville des ruines d’églises, et une mosquée couvre l’emplacement d’une basilique chrétienne, dédiée aux « 40 martyrs ». Ils furent martyrisés sous Sapor ainsi que le rapporte l’historien. Maruthas, évêque de Tekrît ; les Musulmans eux-mêmes honorent encore aujourd’hui leur mémoire. Ce même évêque Maruthas rassembla un si grand nombre de reliques des martyrs (la plupart persans) que Tekrit, pendant un temps s’appela Martyropolis[9] ?

Plus tard, Tekrît eut l’honneur de donner le jour au terrible Saladin.

Aujourd’hui la ville partage la décadence générale de tout le pays ; notre kellekdji lui donne 1 200 maisons, ce qui représenterait une population de 8 à 10 000 âmes.

Les habitants, outre leur réputation de malveillance, ont encore celle d’être les pires voleurs du pays ; le zabtié nous conjure de ne pas passer la nuit sur la plage de Tekrît. Comme nous n’avons aucun souci d’être dévalisés, nous nous préparons à suivre son conseil.

Mais auparavant, je veux profiter de la disposition favorable de la plage pour photographier le kellek. Un instant je désespérai d’en venir à bout, car toute une nuée d’Arabes, moitié par curiosité, moitié par malveillance se pressait autour de mon appareil, touchant et bousculant tout. Il fallut, pour les faire battre en retraite, employer des menaces sérieuses.

Puis nous quittons ce trou de voleurs.

La nuit promet d’être très claire, et comme à partir de Tekrît le cours du Tigre est beaucoup plus tranquille, nous en profiterons pour marcher sans interruption jusqu’à Sâmarra.

À neuf heures du soir nous donnons de nouveau contre un bas-fond au milieu du fleuve ; mais les kellekdjis parviennent à nous remettre à flot.


9 Janvier.

À quatre heures du matin le kellek s’arrête en vue de Sâmarra. La nuit a été très fraîche et le thermomètre est descendu à +2°. Sâmarra est, à je ne sais plus quel titre, l’une des villes saintes des Musulmans Schiites. Aussi tenons-nous à la visiter, pour autant que le permettra le fanatisme de ses habitants dont on nous fait une très sombre peinture.

La ville est bâtie à un quart d’heure environ du fleuve, à la lisière du désert ; ses murailles, qui paraissent assez neuves, ont un aspect agréable ; mais aux premiers rayons du soleil levant, un seul objet attire et fascine le regard : c’est la coupole de la mosquée Sainte. Elle a la forme des coupoles-tulipes[10], commune à tous les monuments musulmans de style indo-persan. Lorsque Nasr-ed-dinne-Shah vint faire son pèlerinage à Sâmarra, il voulut laisser une marque de sa munificence en faisant restaurer la Mosquée ; coupole et tambour sont entièrement recouverts de tuiles dorées, qui scintillent au soleil. Le grand portique, l’atrium, le portique extérieur et les deux minarets sont décorés de charmantes faïences, un peu criardes parfois, mais dont les teintes s’harmonisent très bien avec les tons si chauds de la lumière d’Orient.


Sâmarra.

Un habitant se met fort aimablement à notre disposition pour nous guider ; un Imâm nous fait même une demi-invite à visiter la mosquée ; décidément le fanatisme des habitants n’est pas si redoutable ! mais celui des pèlerins l’est probablement davantage, et nous jugeons plus prudent de ne pas aller troubler leurs dévotions.

À côté de la grande mosquée s’en trouve une autre plus petite, orientée en sens contraire ; elle est ancienne ; malheureusement son dôme recouvert d’admirables faïences, s’en va en ruines ; personne ne s’en soucie. La mosquée restaurée par Nasr-ed-dinne-Shah aura bientôt le même sort, car ici jamais rien n’est entretenu.

Sur un grand terrain vague, à l’intérieur des remparts, campe une caravane de pèlerins persans. Au centre, sur un tertre, sont plantés les étendards ; les kadjavas (litières des femmes) sont disposées en un grand rond qui délimite le campement et lui fait en même temps un retranchement. Dans ce cercle grouillent pêle-mêle, hommes, femmes et chameaux. Ceux-ci sont, avec le plus grand ordre, rangés en cercle autour de tas de paille, par groupes de huit à dix bêtes ; ils mangent paisiblement et n’interrompent leur besogne que pour pousser leur cri discordant.

Au rapport de l’habitant de Sâmarra, qui nous guide, la ville compte 1 000 maisons dont 400 persanes.


L’observatoire (?) de Sâmarra.

Au dehors de la ville, à quelque distance au Nord-Est, se trouvent des ruines très curieuses. C’est d’abord un grand rectangle de murailles élevées, orné de demi-tours en saillie ; puis derrière ce rectangle, mais complètement isolée, une grande tour à spires coniques. La base de la tour est carrée et, autant que j’ai pu en juger sans ma boussole, orientée normalement aux quatre points cardinaux ; les spires elles-mêmes sont légèrement aplaties sur leurs faces Nord et Sud, par conséquent ont une section elliptique. L’aspect de ce monument est on ne peut plus curieux et je me demande vainement quelle a pu être sa destination ; je serais tenté d’y voir les ruines d’un observatoire du temps des Khalifes.

Notre visite terminée, au kellek !

Le temps est superbe ; le fleuve coule lentement et majestueusement au milieu d’une grande plaine où le paysage est, si l’on veut, monotone, mais, avec le soleil, d’une de ces monotonies grandioses qui ne fatiguent point. Pendant la nuit le temps s’est gâté, et sous un ciel gris qui de temps en temps nous gratifie d’une averse, la journée est d’un ennui désespérant.


Présentation du Tchiboukh.

10 Janvier.

En pareil cas on n’a d’autre consolation que de fumer un tchiboukh après l’autre.

Nos tchiboukhs de voyage n’ont guère que 40 centimètres de longueur. Mais dans un diwan on aurait honte d’en offrir qui eussent moins d’un mètre cinquante. Le tuyau de ces tchiboukhs de ville est recouvert de cotonnade voyante ou de soie ; il se termine par une énorme embouchure d’ambre contre laquelle on appuie simplement les lèvres pour aspirer la fumée.

Le grand talent d’un serviteur est de présenter correctement le tchiboukh. Il s’approche gravement, tenant la pipe obliquement, le fourneau tourné du côté du fumeur ; il pose ce fourneau par terre sur une petite soucoupe ; puis, il doit, d’un mouvement tournant exécuté avec rapidité et grâce, présenter l’embouchure de la pipe exactement aux lèvres du fumeur. Cela demande un certain coup d’œil.

Le vieux domestique des Dominicains à Môsoul accomplissait cette opération avec un talent hors ligne ; quand dans le diwan il avait ainsi offert une dizaine de tchiboukhs, notre réunion présentait l’aspect de la plus vénérable et la plus grave assemblée.

On emploie pour le tchiboukh du tabac presqu’en poudre ; comme il brûlerait mal, on laisse toujours sur le fourneau de la pipe un petit morceau de charbon allumé.

Le tchiboukh est une distraction excellente en Orient ; de dimension fort encombrante et de manœuvre difficile, il absorbe toute l’attention et les heures se passent dans un far-niente (kief) où l’on n’a d’autre occupation que de contempler les nuages de sa fumée.

Les machines à élever l’eau viennent seules, avec leur infernal grincement, rompre la monotonie de la journée ; elles se font innombrables ; nous en avons souvent jusqu’à vingt-cinq en vue. Les berges, toujours élevées, masquent la vue. Nous longeons quelques beaux bois de palmier ; mais sans le soleil pour l’animer, cet arbre est laid. Pour comble d’ennui, le kellek avance depuis hier soir avec une lenteur désespérante, car le courant est très faible et le vent contraire.

12 Janvier.

Nous rencontrons vers le soir une barque à voiles, remontant le fleuve — la première que nous voyions. Nous nous réveillons ce matin, amarrés au pont de bateaux de Kadhméin, à 2 heures au-dessus de Baghdad ; l’endroit est charmant ; des jardins de palmiers avec un sous-bois de grenadiers et d’orangers bordent le fleuve. Sur le pont la circulation est très animée ; sur l’eau se pressent les kouffehs, engins curieux s’il en fût. Faute de meilleure expression je définirai le kouffeh une barque : en réalité c’est un grand panier tout rond, fait de fibres de palmier, et soigneusement enduit de bitume[11]. La machine est extrêmement légère, mais, vu sa forme, très difficile à diriger ; les bateliers sont obligés de déployer une grande activité pour la faire avancer ; et ils doivent faire de savantes combinaisons de mouvement pour l’empêcher de tourner constamment sur elle-même.


Kouffeh.

À partir de Kadhméin des bois de palmiers bordent les rives presque sans interruption. Enfin, nous voici au terme de notre navigation et à un dernier détour du fleuve, le charmant panorama de Baghdâd reflétant ses minarets et ses palmiers dans les eaux du Tigre, s’offre à nos yeux !

La ville baigne absolument dans le fleuve, d’où elle s’élève en pente douce ; le port est animé, les costumes pittoresques ; et le débarquement se fait au milieu de la cohue des kouffehs dont chacun porte un importun solliciteur.

J’éprouve en pénétrant dans Baghdad moins de déception qu’il n’est de règle dans les autres villes d’Orient. On se sent dans un centre, dans une ancienne capitale ; les bazars, aujourd’hui peu animés à cause du vendredi, sont fort beaux.

Les Pères Carmes, prévenus de notre arrivée, nous offrent une hospitalité charmante ; quel que soit le pittoresque du voyage en kellek, après huit jours de traversée on est heureux de retrouver la terre ferme.



Kiamantchas du Kurdistan méridional.

  1. Chesney appelle ce barrage Zikru-l-awaz. Il le place à 28 milles anglais de Môsoul par la rivière, 20 milles en ligne directe et 12° Est. Le second barrage, à 7 milles plus bas, s’appelle Zikr-Ismael. Nimroûd est à 2¾ milles Sud-Est du premier barrage et à 4½ milles Nord-Nord-Est du second. (1 mille anglais = 1609m,32.) Chesney, Expédition, i, ch. 2.
  2. Ces pyramides à étages semblent avoir été avant tout le lieu où les devins se tenaient en observation pour tirer les horoscopes. À côté de cette vaine observation des astres, les Chaldéo-Assyriens étaient, on le sait, arrivés à une connaissance très avancée de l’astronomie proprement dite. Ces tours sacrées imitaient aussi la forme de la demeure des dieux qui habitaient sur une montagne de l’Orient ou montagne des Pays. Cf. Lenormant et Babelon, v, 172.
  3. Rawlinson. The five Great Monarchies, ii, 99. Lenormant et Babelon, Hist. anc. des peuples de l’Orient, t. iv, passim.
  4. D’après Chesney ce cône aurait 35 mètres de haut et 237 mètres de tour.
  5. On vante beaucoup l’eau du Nil. Pour moi, après comparaison faite, je trouve que l’eau du Tigre lui est infiniment supérieure. C’est certainement la meilleure que j’aie jamais bue. Il faut seulement la laisser un peu reposer pour donner aux matières en suspens le temps de se déposer.
  6. La Ouadi-Meheih aboutit aux ruines d’el-Hadr (Hatra).
  7. Le zabtié donne à la portion de cette chaîne située sur la rive droite du fleuve le nom de Djebel-Makhoûl.
  8. Voici ce rythme, pour autant que je puis me le rappeler.
    
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    La syllabe ân doit être traînée et presqu’entièrement chantée du nez. Il n’est pas question de mesure proprement dite.

  9. Prop. de la Foi, iii, 138.
  10. C’est-à-dire la forme d’un oignon de tulipe.
  11. Hérodote décrit déjà les kouffehs ; le kellek, lui aussi était un des engins de navigation des Assyriens. À côté des kelleks, ils employaient toutefois des barques beaucoup plus perfectionnées marchant à la rame et à la voile. Cf. Lenormant-Babelon, v, 133. Botta, Les Monuments de Ninive, i, Pl. 33, 34, etc. D’après Hérodote il semblerait que les kouffehs aient été en usage même dans la haute vallée du Tigre, tandis que nous avons vu les premiers à Sâmarra.