Université catholique d’Amérique (p. 471-489).

CHAPITRE XXVI


DE BAGHDAD AU GOLFE PERSIQUE

RÉFLEXIONS SUR LA TURQUIE


La douane de sortie. Euphrates and Tigris Steam Navigation Company. Départ. Le Khalifah ; difficulté de la navigation sur le Tigre. Tak-i-Kesra ; un abordage manqué. Les rives du Tigre. Échange des eaux entre le Tigre et l’Euphrate. Amara. Territoire des Abou-Mohammed ; mœurs arabes. El-Ozeïr. Korna. Bassorah. M. G. Asfar. Bassorah-settlement. Le Schatt-el-Arab. Bassorah-ville. L’Arabia. Coup d’œil rétrospectif sur la Turquie et son gouvernement ; la vénalité des charges ; impossibilité de mener à bout une entreprise sérieuse. Abd-ul-Hamid ; son impuissance ; ses dépenses ; ses acquisitions de terres ; leur taux. Les exactions. Les Kurdes ; les Arabes ; affaire de Scheikh-Sayhoûd. L’homme malade ; la grosse part de sa succession appartiendra malheureusement à la Russie. Départ de Bassorah ; le Karoûn ; Mohammereh, fanatisme schiite. Le golfe Persique ; tempête. Retour en Europe par les Indes..


24 Janvier.

Le vapeur anglais Khalifah quittera Baghdad demain dès l’aube.

Toute notre journée se passe en adieux ; vers le soir nous transportons nos bagages à bord. Il faut au préalable subir à la douane une visite de sortie. La cohue est indescriptible, et si nous avions dû ouvrir nos malles, Dieu sait combien de menus objets auraient disparu ! Heureusement quatre roupies ont raison des scrupules du contrôleur. À peine sur le bateau, voici venir cet honorable fonctionnaire ; il est pris du regret de ne pas nous avoir taxés assez haut et vient réclamer un complément de deux roupies !

Le bagage casé, Hyvernat retourne au couvent et aidé par un jeune Syrien, apporte, cachées sous ses habits, les antiquités les moins volumineuses. La nuit venue, un kouffeh nous transporte au bateau toute une caisse de contrebande — le factionnaire dort sur un modeste bakschîch. Presque tous nos amis nous ont accompagnés à bord ; l’on se quitte après un adieu cordial.

25 Janvier.

Impossible de dormir ; les portefaix arabes, les pèlerins persans, font un vacarme infernal. À cinq heures du matin le Khalifah lève l’ancre.

Des Anglais entreprenants ont fondé il y a assez grand nombre d’années « The Euphrates Steam Navigation Company. »

Le firman du Sultan donnait à la compagnie le droit de navigation sur le Schatt-el-Arab et l’Euphrate, en limitant la flotte à deux bateaux. Une compagnie turque devait faire le service sur le Tigre. Mais bientôt l’on reconnût que la navigation sur l’Euphrate était à la fois dangereuse et sans profit, et un beau jour les bateaux anglais remontèrent le Tigre et vinrent s’amarrer à Baghdad pendant que la compagnie s’intitulait « Euphrates and Tigris S. N. C. » Les réclamations turques furent étouffées, fut-ce par l’intimidation ou le bakschîch, je l’ignore. La limite de deux bateaux fut toutefois sévèrement maintenue[1].

Pour tourner la difficulté la compagnie construisit des bateaux énormes. Le Khalifah est un steamer à roues, à fond plat, de 215 pieds de long sur 32 de large, jaugeant 400 tonnes volume (300 poids). À vide il ne tire que deux pieds d’eau ; en charge il en peut tirer cinq et demi. L’aménagement est bien conçu ; les quelques cabines destinées aux voyageurs distingués sont grandes et confortables. Les officiers sont charmants. Tous les matelots sont des Chaldéens de Tell-Keïf.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
TAK-I-KESHA
(Ctésiphon).

À partir de Baghdad le Tigre a des tournants très raides, beaucoup d’îles et de bas-fonds ; aussi la navigation pour un bateau de la dimension du Khalifah n’est-elle pas facile ; les échouages sont fréquents ; en été il faut souvent décharger toute la cargaison pour se remettre à flot en tirant sur les ancres.

Peu de temps après avoir quitté Baghdad nous passons au confluent de la Diyala, et bientôt après, les ruines admirables du palais de Khosroès, Tak-i-Kesra, — les seuls restes de Ctésiphon, sont en vue.

Le Tigre décrit autour de Ctésiphon une courbe extrêmement allongée et très étroite ; les voyageurs qui remontent le fleuve peuvent quitter le bateau, visiter les ruines et se rembarquer à l’extrémité de la courbe. Mais la chose n’est pas possible en descendant le fleuve. Il nous faut donc contempler de loin cette colossale façade, au centre de laquelle s’ouvre un Iwân, l’ancienne salle du trône de Khosroès, la voûte la plus hardie qui, dit-on, ait jamais été construite. Jusqu’à ces dernières années la façade était presque intacte. Aujourd’hui toute la portion de gauche (relativement au spectateur) s’est écroulée ; cette admirable voûte, privée de son contrefort est, ainsi menacée de s’affaisser, elle aussi, dans un avenir peu éloigné.

L’atmosphère est si sèche que des fragments du poutrage en cèdre du Liban se sont conservés presque intacts. M. H. Svoboda, caissier du Khalifah a l’amabilité de nous faire cadeau d’un morceau de ces vénérables antiquités.

La journée, assez bonne au départ de Baghdad, devient bientôt maussade ; les berges élevées cachent la vue de la plaine.

Le Khalifah touche fond deux fois et jette l’ancre au soir.


26 Janvier.

Le vent a soufflé en tempête toute la matinée ; croisé le second bateau anglais, le Medjidié, remontant à Baghdad. Des troupeaux de chameaux venant à l’abreuvoir, rompent seuls la monotonie du paysage. Échoué une troisième fois.

La nuit tombée, nous croisons le bateau turc[2] ; une mauvaise manœuvre de l’officier de quart nous fait presque couper en deux le pauvre steamer où tout le monde crie et semble avoir perdu la tête.

Vers une heure du matin, nouvel échouage. On stoppe jusqu’à six heures.


27 Janvier.

Les rives deviennent plus plates, et de la passerelle on domine le désert ; par un temps plus clair on aurait une très belle vue sur les montagnes du Louristan dont nous ne devinons que quelques vagues et fantastiques contours. Le fleuve se fait beaucoup plus étroit et plus profond ; un des coudes est si raide, que le Khalifah ne peut le tourner qu’en jetant deux ancres et virant au cabestan.

Il est à remarquer que le Tigre, jusqu’à hauteur de Baghdad, reçoit les eaux de l’Euphrate déversées par plusieurs canaux. À partir de Kout-el-Amara c’est au contraire le Tigre qui déverse dans l’Euphrate une portion des siennes.

Ces échanges réciproques entre les deux grands fleuves devaient être autrefois d’une ressource inappréciable pour la culture. Aujourd’hui les vieux canaux sont à demi obstrués ; leur apport d’eau est des plus variables ; seules les hautes eaux les dégagent ; mais c’est alors pour former des marais pestilentiels.

Une colonie de Tell-Keïfiens s’est installée sur la rive droite du Tigre un peu au-dessus d’Amara ; elle compte des amis, sans doute aussi des parents, parmi les matelots du Khalifah ; aussi, en y passant le steamer ralentit sa marche et s’approche de terre.

Des colloques animés s’engagent ; tout à coup, comme à un signal donné, les matelots ouvrent contre leurs compatriotes un feu roulant d’oranges et de grenades — nouveau genre de combat qui se poursuit au milieu des lazzis et où les colons sont enchantés d’être les vaincus, les bombardés. Au milieu du silence de ces rives désertes cette scène bruyante devient un épisode charmant.

Voici enfin Amara : quelques jardins ; des arbrisseaux et des palmiers se reflétant dans le fleuve, uni comme un lac ; quelques bateaux, quelques maisons à demi-perdues dans la brume du soir.

Amara est une ville de création toute récente. Il y a une trentaine d’années, les Arabes Moûntefiks avaient subjugué les Maadans qui habitaient le pays d’Amara ; un Maadan, Feyssal, presqu’un homme de génie, releva sa tribu, repoussa les Moûntefiks et tint même tête aux Turcs. Mais il mourut jeune, sans successeur digne de lui. Les Turcs en profitèrent pour s’emparer du pays ; ils établirent le poste d’Amara autour duquel se construisit bientôt une petite ville. Elle est située à l’embouchure d’une rivière assez importante, mais dont le cours est presque entièrement inconnu ; on dit qu’elle prend sa source aux environs de Schouschter.

À l’arrivée du bateau, les habitants se ruent littéralement sur les passerelles, se bousculant, se flanquant mutuellement à l’eau ; c’est à qui arrivera le premier pour venir offrir, qui un poulet, qui des légumes ; d’autres bousculent pour le plaisir de bousculer, car une fois sur le bateau, ils ne font qu’y flâner.

Amara compte une quarantaine de familles catholiques ; elles sont sans église et sans prêtre. Le P. Marie-Joseph avait acheté un terrain pour y construire une chapelle et avait obtenu le firman indispensable ; mais, grâce à la sourde hostilité des Musulmans, il n’a pu, jusqu’ici, mettre la main à l’œuvre. Ayant, je ne sais comment, été informés de notre présence à bord, les notables chrétiens viennent nous saluer.

Au-dessous d’Amara commence une région extrêmement marécageuse, territoire des Arabes Abou-Mohammed. Ce sont de fort pauvres gens, à peu près sédentaires et cultivateurs ; l’humidité de leur territoire ne leur permet guère que la culture du riz. Les tribus nomades les méprisent et leur attribuent, à tort ou à raison, je ne sais, de fort mauvaises mœurs.

On nous dit qu’en général les Arabes sont très rigides au point de vue de la morale. Malheureusement, quand une histoire scandaleuse se passe, c’est toujours la femme qui paye les pots cassés. En thèse générale, toute femme soupçonnée disparaît quand elle n’est pas ouvertement tuée. À son dernier voyage, le Médjidieh, en levant l’ancre à Baghdad, amena un sac qui contenait le cadavre d’une femme arabe, probablement justiciée de la sorte !


Grues.

28 Janvier.

Ce matin, obligés de stopper plusieurs heures à cause du brouillard.

Les rives du fleuve se font de plus en plus marécageuses ; on voit souvent des Abou-Mohammed, occupés à des travaux de drainage. Ce sont de beaux hommes, à demi-nus, aux formes assez classiques.

Du pont du Khalifah nous apercevons de nombreuses bandes de sangliers. Une monstrueuse laie, suivie de ses marcassins, fait assaut de vitesse avec le steamer ; un feu roulant reste, ô honte, sans résultat — le bateau roule évidemment trop ! Au loin, l’on voit des vols de grues et d’autres oiseaux aquatiques.

Vers midi apparaît à un tournant du fleuve la ravissante oasis d’el-Ozeïr ; une petite mosquée à coupole de faïences vertes, se mirant dans le fleuve, au milieu d’un bois de palmier. C’est le tombeau présumé d’Esdras ?

À Korna (l’on prononce ici Gorna), au milieu de bois de palmiers, le Tigre et l’Euphrate se rejoignent pour former le Schatt-el-Arab. Les deux rivières se réunissent en un fleuve majestueux, large et profond. Le Schatt n’a presqu’aucune pente, et la marée monte au-delà de Korna. En ce moment le reflux nous aide et nous marchons rondement.

Arrivée à Bassorah à 9 heures du soir.


29 Janvier.

Ce matin, Monsieur Djaboury (Gabriel) Asfar vient nous chercher à bord. Nous avons vu sa famille à Baghdad et il veut nous faire jouir de sa généreuse hospitalité bien connue de tous les voyageurs qui ont passé à Bassorah. Mr Asfar a reçu son éducation chez les Carmes à Baghdad. C’est un chrétien fervent et un commerçant de premier ordre. Il n’a jamais été en Europe, mais connaît admirablement bien les affaires. Chaque année il affrête un grand nombre de navires, soit pour transporter ses propres marchandises, soit pour la commission. À la cueillette des dattes, il emploie pendant deux mois jusqu’à 2 000 ouvriers.

La maison est fort grande ; le rez-de-chaussée sert d’entrepôt et les ouvriers travaillent dans la cour à mettre les dattes en caisse. Chaque nuit une dizaine d’hommes, bien armés, font la ronde autour de ses magasins, car les voleurs abondent.

Bassorah se compose de deux parties absolument distinctes : la ville, située à trois quarts d’heure du Schatt-el-Arab, sur un canal latéral, et les établissements commerciaux bâtis sur le fleuve même. La ville a un climat épouvantable, une eau détestable et les fièvres en permanence. Il n’y a rien là que de très naturel, car tout le pays n’est qu’un immense marécage, planté de palmiers et fourmillant de grenouilles qui font un vacarme affreux.

Pour construire les maisons des commerçants sur le bord du fleuve il a fallu exécuter de grands travaux d’empierrements et de pilotis, et rapporter des terres pour refouler les marais.

Grâce à sa position sur le fleuve, grâce au mouvement du flux et du reflux, à l’air, à l’eau puisée au fleuve même, le settlement de la nouvelle Bassorah est beaucoup plus sain que la ville.

En ce moment la température y est fort agréable ; mais en été la chaleur y est terrible. Le thermomètre monte moins haut qu’à Baghdad ; mais la grande humidité rend la chaleur suffocante ; comme il est impossible de construire des serdâbs, on ne peut trouver de fraîcheur pendant le jour ; quand, la nuit venue, on s’installe sur les terrasses, il faut s’abriter sous des tentures très épaisses que la rosée perce encore parfois. Il paraît que le soleil est beaucoup plus mauvais qu’à Baghdad et que les congestions sont assez à craindre.

On m’a prétendu très sérieusement que beaucoup de poissons crevaient de chaleur dans le Schatt ?

Le Schatt-el-Arab est un magnifique fleuve dont j’estime la largeur à 4 ou 500 mètres. Les navires de 19 pieds de tirant d’eau peuvent, à marée haute, franchir la barre à son embouchure[3] ; le fleuve lui-même serait, jusqu’à Korna, navigable pour les navires du plus fort tirant.

Sous un autre gouvernement, Bassorah qui, par la force des choses, a acquis une grande importance depuis l’ouverture du canal de Suez, deviendrait un entrepôt de premier ordre. Rien qu’en fait de dattes, on a expédié l’année dernière 21 000 tonnes de dattes en caisses pour l’Europe, et 30 000 tonnes de dattes dans des paniers ou des outres pour l’Asie.

Les dattes de Bassorah sont renommées, car ses palmiers réalisent les conditions du proverbe arabe : « Le pied dans l’eau, la tête dans le feu ».

Outre les dattes, on exporte la laine, la gomme arabique, la graine de Sésame, la réglisse, etc.

Rien de pittoresque comme le panorama du settlement. On n’y trouve point l’encombrement tumultueux des grands ports : mais sur ce beau fleuve, dans le cadre calme et majestueux des bois de palmiers, sont à l’ancre cinq ou six steamers, assez espacés pour former autant de plans du paysage ; autour d’eux se groupent les chalands ; plus loin, ce sont les bateaux de la navigation fluviale proprement dite ; au bord, les maisons des commerçants émergent du milieu des dattiers ; puis, sillonnant le fleuve, une foule de belems, longues et élégantes pirogues, effilées des deux bouts[4]. Deux Arabes, vêtus d’une tunique rayée — le costume national — les dirigent ; ils rament au profond ; mais ils se tiennent de préférence près des rives, et là, manœuvrent avec une grâce et une aisance qui feraient rêver un sculpteur, de longues gaffes en tige de bambou. Tout ce paysage est charmant pour le voyageur qui passe ; à la longue, le séjour y doit être monotone.


1er Février.

J’ai été ce matin visiter la vieille ville — une promenade inoubliable !

Il est impossible de rien rêver de plus pittoresque que le trajet, du fleuve à Bassorah, lorsque la marée est haute et l’heure matinale. J’étais seul dans mon bélem ; en face de moi était assis un domestique de M. Asfar, Arabe un peu mêlé de sang nègre ; figure bronzée, expression impassible, férocement têtue.

Le bélem filait silencieusement entre les deux rives couvertes de palmiers. Les plus vieux penchaient leur cime sur le canal ; au-dessous d’eux, jeunes palmiers, grenadiers, orangers et mille arbres exotiques formaient un épais sous-bois, Ils se reflétaient tous dans les eaux et le soleil, à peine à l’horizon, dessinait dans leurs profondeurs d’admirables lumières. Quand passant à côté des ponceaux qui franchissent les canaux d’irrigation, j’avais par-dessous leurs arcades sombres une longue échappée sur ces ruisseaux qu’éclairait joyeusement une lumière mystérieuse, je croyais rêver, tant étaient incomparables ces harmonies de la nature !

L’ensemble me rappelait la « fuite en Égypte », de Claude Lorrain, à la galerie Doria ; mon paysage était infiniment plus beau ; mais Claude avait eu le génie de deviner l’Orient[5] !

La ville de Bassorah est sans grand intérêt et bien déchue de son importance. Mon but est l’église, bâtie par les premiers missionnaires carmes au xviie siècle ; ruinée depuis, elle a été restaurée par le P. Marie-Joseph. Un prêtre syrien la dessert actuellement et dirige une école.

C’est vraiment merveille de voir tout ce que les missionnaires peuvent faire avec si peu d’argent ! En dehors des offrandes de quelques rares Chrétiens de Baghdad, riches et généreux comme les Asfar, la mission, tout compté, ne dispose pas de 10 000 francs par an, avec lesquels il faut faire face à toutes les dépenses !

À Bassorah, des jalousies entre le rit chaldéen et le rit syrien ont amené un état de gêne fort regrettable ; les Chrétiens sont à peine assez nombreux pour remplir une église et une école ; les deux communautés ont tiré chacune de leur côté, ou, pour être plus exact, les Chaldéens ont fait bande à part et construit pour eux seuls une église et une école. Avec le peu de ressources dont on dispose, c’est un gaspillage déplorable ; c’est malheureusement là un des traits du caractère oriental : le séparatisme.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
CHEZ M. ASFAR
(Bassorah).

Le steamer qui nous transportera à Bombay, l’Arabia, appartient à la Compagnie de British India. Il est vieux, de petit modèle, mais construit à une époque où l’on songeait plutôt à bien loger les passagers qu’à en loger beaucoup.

Pendant qu’il complète sa cargaison, revenons encore une fois un peu en arrière pour rassembler quelques souvenirs épars et parler du gouvernement.

Un des plus grands vices du gouvernement turc, c’est la vénalité des charges. Elles sont toutes achetées, non pas officiellement, mais sous main ; premier mal.

En second lieu, les fonctionnaires n’ont aucun avenir assuré ; un caprice les fait destituer sans rémission.

Aussi bien, soit pour rattraper les nombreuses avances de fonds qu’ils ont dû faire sous forme de pots de vin, soit pour suppléer à leur traitement, la plupart du temps arriéré, soit pour se faire une réserve contre la mauvaise fortune, ils sont presque forcés de devenir concussionnaires. Prenons pour exemple le Vali de Môsouh qui passe pour fort honnête homme. Il a dû payer très gros pour obtenir sa charge ; huit mois après, il est destitué sans avoir droit à aucune retraite, pas même à une indemnité de retour jusqu’à Constantinople. Tout le monde dit que pendant ces huit mois il est rentré dans ses frais, et a même commencé à faire quelques petites économies, très peu cependant !

Tout fonctionnaire est sous le coup des mêmes menaces de destitution ; il s’empresse donc de faire argent de tout ; une fois l’habitude prise, pourquoi cesserait-il ; ne vaut-il pas mieux s’arrondir en continuant le métier le plus longtemps possible ; d’autant que les protecteurs qui ont procuré au fonctionnaire sa charge connaissent les ressources de la vache à lait, et font de temps en temps à leur protégé de transparentes allusions auxquelles répond l’envoi de bakschîchs rondelets.

J’ai déjà dit combien toute entreprise sérieuse était impossible en Turquie ; il en a été et il en sera toujours ainsi ; le Turc a été grand conquérant, mais n’a jamais eu le moindre sens de l’administration. La machine gouvernementale a toujours été rouillée ; il faut un Sultan de génie pour la faire à peu près fonctionner et, lui disparu, tout retombe dans la vieille routine.

La route de Môsoul à Diarbekr a eu le même sort que celle de Van à Erzeroum ; quelques kilomètres achevés, on fit une inauguration solennelle, de beaux rapports bien ronflants, justifiant de l’emploi des fonds, et tout en resta là. L’argent était dûment sorti des caisses du Sultan, mais pour passer dans les poches de ses fonctionnaires !

Le Sultan actuel, Abdul-Hamid est, dit-on très actif et s’occupe de tout. Son intention est bonne ; mais, bien qu’intelligent, il manque du fondement le plus indispensable ; l’éducation première. Comme tous les Sultans, il a été, avant de monter sur le trône, tenu à l’écart, espionné ; peut-être même la jalousie de ses prédécesseurs a-t-elle mis plus d’une fois ses jours en danger. Il n’est donc pas préparé à occuper utilement sa position et à y faire valoir les talents naturels qu’il peut posséder. Puis, que peut faire un souverain qui n’a comme instrument qu’une administration entièrement gangrenée à quelques personnalités près[6] ?

Outre la corruption à l’intérieur, l’administration turque est minée par l’influence corruptrice de la Russie qui cherche à gagner les hauts fonctionnaires, et y procède avec le plus grand cynisme. J’ai connu à Constantinople un Européen, occupant un poste très important dans l’armée. Les Russes tentèrent vainement de le gagner à prix d’argent ; ils s’adressèrent alors à sa femme, à qui ils promirent argent et toilettes. Celle-ci repoussa avec indignation l’émissaire russe. « Fort bien, lui répondit-il, vous ne voulez pas nous aider, eh bien ! vous apprendrez à vos dépens comment nous savons noircir et perdre ceux qui nous gênent ! » Et de fait, à partir de ce jour, ce fut un déluge de calomnies et d’accusations !

Que dans des conditions pareilles, Abd-ul-Hamid soit impuissant, quoi d’étonnant ? Ses prédécesseurs l’ont déjà été autant que lui.

Sultan Mahmoûd qui avait du génie, avait entrepris de grandes réformes et débarrassé l’Empire du plus dangereux élément de désordre, les Janissaires. Son successeur Abd-ul-Medjid fut faible ; Abd-ul-Azis, après avoir bien commencé, s’est abâtardi dans la vie de harem et a fini par consacrer son temps à assister à des combats de coqs et à décorer des poules ! Mourad n’a fait que passer sur le trône. Abd-ul-Hamid, lui-même, est enchaîné à son harem où il s’abâtardit au moral et au physique, et dont les exigences paralysent toutes les tentatives de réformes.

« En additionnant toutes les personnes attachées au sérail, tous les officiers, favoris, fonctionnaires, domestiques, au service du Sultan, on calcule qu’Abd-ul-Hamid a 6 000 personnes à nourrir par jour[7]. On ne sera donc pas étonné que dans les palais impériaux il soit consommé ou gaspillé chaque jour 2 à 3 000 livres de poisson, près de 18 000 livres de pain, 2 000 livres de riz pour préparer l’inévitable pilau, 600 livres de sucre, sans parler de la viande, de l’épicerie, des légumes, des fruits secs ou frais, des gâteaux et des bonbons. Ces quelques détails expliquent comment une liste civile de cent millions suffit à peine aux besoins du Sultan[8]. »

À côté des dépenses de son harem, le Sultan qui est généreux avec prodigalité, dépense en cadeaux et en bonnes œuvres des sommes énormes. Aussi, pour faire face à toutes ces exigences, est-il obligé de faire flèche de tout bois, et accepte-t-il de ses sujets des cadeaux qui sont à tout le moins compromettants pour un souverain.

Afin d’augmenter leurs ressources, les derniers Sultans, mais Abd-ul-Hamid surtout, ont cherché à arrondir les domaines impériaux par des acquisitions avantageuses, et il faut reconnaître qu’ils y ont réussi à souhait. Sa Majesté désire faire un achat ; un sujet dévoué peut-il hésiter un instant à faire à son gracieux souverain les meilleures conditions, surtout quand ce gracieux souverain est, au fond, maître de s’approprier le tout sans payer ?

Aussi bien ; ces domaines se sont-ils démesurément agrandis ; dans le seul vilayet de Môsoul, les revenus en dépassent 800 000 fr. On estime que la moitié du vilayet de Baghdad appartient au Sultan en propriété privée. On a eu soin de choisir partout les meilleures terres, et, — la chose est à noter — les revenus de ces domaines rentrent beaucoup plus exactement que ceux de l’Empire. Malheureusement ils vont tous à la caisse privée du Sultan, appauvrissant d’autant le Trésor.

Quant aux conditions d’achat, elles touchent à l’invraisemblable. On estime qu’en thèse générale, le prix d’achat des terres représente la moitié du revenu d’une année, autrement dit, une terre rapportant mille francs par an, est achetée pour un capital de cinq cents francs ! voici textuellement ce que m’écrit un de mes correspondants, homme très sérieux : « Relativement aux propriétés achetées par Sa Majesté notre auguste Souverain le Sultan Abd-ul-Hamid-Khân, il est très difficile d’en savoir le nombre ou les recettes qu’elles donnent, pas plus que les sommes auxquelles elles ont été achetées. Je vous donnerai seulement un exemple connu de tout le monde, duquel vous pourrez en juger. La propriété, dite El-Djehalla, située dans le Sandschak d’Amara, dépendant du vilayet de Bassorah a été achetée, dit-on, au prix de 5 000 livres turques. Cette propriété rapporte annuellement 25 000 livres turques. Bien d’autres propriétés ont été améliorées après leur achat, mais ne donnent pas encore de si brillants résultats. » On prétend que les propriétaires qui, après la vente (? ?) de leurs terres, y restent comme fermiers, ne se trouvent pas trop mal du changement ; car, devenus tenanciers directs du Sultan, ils sont moins qu’auparavant taillables et corvéables à merci !

Ce point est important, car les exactions forment le plus lourd impôt du sujet turc. J’ai eu occasion de parler de ces exactions à propos du Boghtan. Ici, sous une forme peut-être un peu moins crue, les mêmes plaintes se font partout entendre. La prospérité agricole est impossible ; car le petit propriétaire est pressuré par les fonctionnaires et, dès qu’il semble un peu à flot, littéralement mis à sec. Les grands propriétaires, s’ils ne sont pas en même temps chefs politiques d’un clan puissant, ne sont guère mieux partagés ; ils ont à payer de plus forts bakschichs que le vulgaire ; et si de ce côté on hésite, à cause de leur influence, à les pressurer outre mesure, ils ont à subir toutes les tricheries des fermiers qui cherchent à regagner, aux dépens de leurs maîtres, tout ce qu’ils ont été obligés de payer indûment aux fonctionnaires publics.

Quant aux grands chefs indigènes kurdes ou arabes, le gouvernement n’en est que bien imparfaitement maître. Il a pu établir une ligne télégraphique au cœur du Kurdistan ; c’est quelque chose ; mais le seul moyen de dominer entièrement ces sauvages montagnes, eût été de construire quelques routes maîtresses, défendues par des postes fortifiés ; de jeter sur le Tigre quelques ponts pour faciliter les communications. Or, on a vu comment se construisent les routes en Turquie ! Quant aux ponts, il n’y en a point de sérieux de Diarbekr à Môsoul — il est vrai qu’en revanche celui de Môsoul est un chef-d’œuvre ! Il faudrait avec cela une administration à la main de fer, intelligente et honnête ; — autant de conditions, autant d’impossibilités ; aussi bien, si les Kurdes savaient s’entendre et se donner un chef, les Turcs seraient du coup rejetés hors du Kurdistan et auraient peut-être plus de peine à y rentrer qu’il y a cinquante ans.

Les Arabes, défendus par le désert, imposent pratiquement leurs conditions au gouvernement. Pendant ce siècle ils ont plusieurs fois rançonné Baghdad.

Il y a huit ans, Sayhoûd, Scheikh d’une tribu cantonnée entre Amara et Korna, fatigué d’avoir à débourser sans cesse de nouveaux bakschichs au Moutessarif d’Amara sans obtenir ce qu’il demandait, prit un parti radical ; puisque la persuasion ne réussissait point, il emploierait l’intimidation. Il commença d’abord par tirer quelques balles sur le steamer turc. Comme on n’y prêtait aucune attention, il fit mieux ; un beau jour il posta une soixantaine de tireurs en embuscade à un coude du fleuve que les gros bateaux anglais ont toujours peine à tourner ; quand le Khalifah vint à passer, il l’accueillit par une fusillade terrible et commanda l’assaut. Le capitaine grièvement blessé, abandonné de son équipage qui avait perdu la tête, eut assez de sang-froid pour sauter à la roue et mettre son navire hors de l’atteinte des Arabes — aujourd’hui encore le Khalifah garde les traces des balles. Mais l’Angleterre ne fut pas d’aussi bonne composition que la Turquie, et l’affaire parut d’abord devenir mauvaise pour le Scheikh, qui dut se sauver ; la Turquie le fit soigneusement poursuivre ; fit construire quelques fortins sur le territoire de la tribu ; pendant six mois les bateaux furent accompagnés par une canonnière.

Au fond, le Scheikh avait cependant fait un bon calcul ; il avait été condamné par contumace ; l’Angleterre exigeait qu’il lui fût livré ; mais il fallait le trouver et décidément l’entreprise était impossible ! Or, il se tenait caché à une heure d’Amara et recevait même dans sa retraite la visite des fonctionnaires ! On admit donc au bout d’un certain temps que Sayhoûd était introuvable, et on n’en parla plus ; mais le gouvernement avait compris la leçon ; quelques mois plus tard, son fils recevait en cadeau un grand terrain qu’il fait valoir actuellement ; son frère, Ouadi, homme très riche, était nommé Scheikh d’un important territoire, juste en face d’Amara ! Sayhoûd lui-même, tout en gardant encore quelques précautions, ne tarda pas à avoir plus d’influence que jamais !

La Turquie est donc d’un bout à l’autre ruine et désolation ; l’« homme malade » est plus moribond que jamais ; en réalité il est mort ; mais trop d’héritiers se disputent la préséance pour ses funérailles, et, en attendant que ceux-ci se mettent d’accord, on est convenu de le traiter comme un vivant.

La difficulté de régler le partage de la Turquie peut seule excuser l’Europe de laisser se prolonger si longtemps un état de choses aussi déplorable.

La grosse part du gâteau appartiendra malheureusement à la Russie, qui fera succéder à la faiblesse turque un despotisme universel, ordonné et réglé. Entre les deux, on sait à peine quoi désirer ; car, si la Turquie est tyrannique au point de vue matériel, elle laisse du moins aujourd’hui le monde de la conscience en dehors de ses exactions ; cette liberté est assez précieuse pour ne pas oser désirer un régime d’ordre et de force où elle périrait.


2 Février.

L’Arabia a fini son chargement ; nous prenons congé de M. Asfar et de sa charmante famille, et nous voilà descendant lentement le Schatt, dont les deux rives sont toujours encadrées par les grands bois de palmiers.

À l’embouchure du Karoûn, l’Arabia jette l’ancre pour charger une soixantaine de tonnes de dattes.

La navigation de cette rivière vient d’être ouverte à l’Angleterre, à la grande colère de la Russie. C’est un avantage politique remporté par Albion ; mais au point de vue commercial, je crois qu’on s’en est exagéré l’importance[9]. La France a retiré de Bassorah son Vice-Consul pour l’installer à Bender-Bouchire, afin de pouvoir surveiller tout à la fois le commerce du Schatt et celui du Karoûn ; je crois que c’est une faute[10].

La petite ville de Mohamméré, située sur territoire persan, est à peu de distance de notre relâche. L’agent de la British-India y demeure ; ce pauvre homme a énormément à souffrir du fanatisme des habitants schiites. Son prédécesseur n’avait pu obtenir pour logement qu’une écurie. Pour lui on a eu un peu plus de pitié, et on lui a cédé une chambre ; mais personne ne veut lui vendre de maison ; le contrat ne serait d’ailleurs pas reconnu par le Scheikh de Mohamméré, quoiqu’on le dise assez bien disposé pour les Anglais, et bien qu’il soit assez européanisé pour s’être payé un steamer de plaisance. L’agent ne peut toucher à aucune marchandise sans l’acheter et tout Musulman se croit souillé par son contact ! C’est tout à fait vieux temps !

À hauteur de Mohamméré, le Schatt se divise en deux branches : la branche occidentale est la plus importante ; c’est celle que nous suivons ; l’orientale, Schatt Behemschîr peut être considérée comme appartenant au Karoûn. De récents sondages sembleraient prouver que la navigation y est plus facile que sur la branche occidentale.

À partir de Mohamméré le temps se gâte, et quand le soir nous jetons l’ancre à Faou, le vent souffle en tempête.

Le 2 Février nous franchissons la barre au delà de laquelle nous sommes accueillis par une tempête en règle.

Nous voici au golfe Persique. — Pour ne pas mentir au titre de mon livre je dois donc prendre congé du bienveillant lecteur ; puisse cet ouvrage lui donner l’idée d’entreprendre le même voyage ; difficultés, ennuis, dangers, sont choses qui passent ; le souvenir en est agréable, et grave plus profondément dans l’esprit et dans le cœur les grandioses tableaux de la nature orientale. Quelques mois dans la société de brigands ravivent en quelque sorte la nature, et tranchent agréablement sur la monotonie de la vie civilisée.

S’il me faut ici dire adieu à l’Orient, je sens en moi quelque chose qui proteste et qui dit « au revoir ! »

Treize jours de traversée nous menèrent à Bombay. Nous devions simplement y relâcher ; mais une fois sur le sol de l’Inde, la tentation était trop forte ; les conseils de l’aimable gouverneur de Bombay, Lord Rey, étaient trop convaincants, son programme trop tentant. Bref, nous passâmes aux Indes six semaines pleines de charme ; de là, une petite fugue en Égypte, huit jours à Jérusalem ; le 1er Mai 1889, après neuf mois de voyage, nous retrouvions la terre d’Europe à Brindisi.



L’auteur.

  1. La Compagnie fait des affaires splendides ; on nous dit que ses dividendes varient de 12 à 25 %. — Les actions sont aux mains de quelques négociants de Baghdad et de quelques entrepreneurs anglais.
  2. La Compagnie turque a trois bateaux sales et dégoûtants.
  3. Rien ne serait plus facile que de draguer la barre ; mais…… nous sommes en Turquie.
  4. Elles ont environ 1 mètre de large sur 10 de long.
  5. Oppert a dans l’atlas de son expédition en Mésopotamie une gravure représentant une mosquée à Bassorah, qui peut donner une pâle idée du charme de ce paysage.

    Au demeurant, à la marée basse, toute la poésie a disparu, car le canal n’est plus alors qu’un bourbier.

  6. Les Reschid, les Ali, les Fuad voulaient sincèrement le progrès ; mais pouvaient-ils réussir sans l’appui quotidien, sans la collaboration active d’agents capables, voués à leur cause ? Ceux dont ils s’entouraient par nécessité qu’étaient-ils le plus souvent ? De prétendus élèves des écoles occidentales, natures équivoques, indifférentes, corrompues, qui, à de rares exceptions près, n’avaient rapporté de leur contact avec la civilisation qu’un scepticisme inintelligent et le sentiment de leur infériorité relative, doublé de toutes les haines que leur inspirait la supériorité européenne. Engelhardt, La Turquie, 234.
  7. 6 000 personnes à nourrir officiellement. En réalité on calcule que plus de 20 000 personnes n’ont pas d’autre cuisine que celle du Sultan.
  8. Correspondant, 10 mars 1891, p. 845.
  9. Les bateaux ne peuvent, en ce moment, remonter le Karoûn que jusqu’à Ahouaz, à 150 milles environ de Mohamméré.
  10. Depuis M. Asfar a été nommé agent consulaire.