Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-11

Université catholique d’Amérique (p. 167-188).

CHAPITRE XI


D’OURMIAH À VAN


Départ du Consul de Russie. Nous parvenons à trouver des Katerdjis. Notre départ d’Ourmiah. Nazi. De Nazi à Guiänguiätchine ; trois arbres ; campement kurde ; le Nazlou-Tchaï ; Guiänguiätchine ; notre hôte et sa demeure ; charme des soirées ; le collecteur d’impôts. De Guiänguiätchine à Diza ; j’achète un cheval ; la frontière turque ; vallée de Baradost ; nous entrons dans le bassin du Zab ; erreurs de Kiepert. Diza ; Kascha Guiverghis ; hospitalité antique. De Diza à Pilounkiegh ; la douane et ses longueurs ; incidents comiques ; la vallée du Néhil-Tchaï ; Pilounkiegh. De Pilounkiegh à Khatibâba. Grimpades interminables ; toujours les brigands ! Bovis ; le grand Zab ; contraste entre le caractère de cette vallée, en amont et en aval de Bovis ; Khatibâba. De Khatibâba à Bachekaleh ; Bachekaleh ; Iskender-Effendi ; travaux d’irrigation des Kurdes ; je prends une photographie de Bachekaleh ; difficultés qui en résultent ; vieux mors du Guiaver ; le pays d’Albagh. De Bachekaleh à Mahmoudiyeh ; erreur de Kiepert ; le lieu probable de l’assassinat de Schulz ; Tchoukh ; le col de Tchoukh ; maigre repas ; la forteresse de Mahmoudiyeh ; mauvaise volonté des habitants ; l’histoire de cette ville. De Mahmoudiyeh à Van ; le pont sur le Kotour ; Norkiegh ; le col du Varak ; Hurrah Van ! rencontre du Père Duplan ; des gendarmes, apostés pour nous attendre, veulent nous arrêter ; nous résistons ; intervention du Consul de Russie ; soirée chez M. Koloubakine. Nous sommes hautement suspects ; nous nous installons chez les Dominicains..

Comme le Consul de Russie était très pressé de rentrer à Van et que, de notre côté, nous n’arrivions pas à trouver de chevaux pour faire ce trajet peu fréquenté et peu sûr, nous sommes forcés de laisser partir M. Koloubakine. L’« occasion » qui justifiait la violation des promesses faites à nos familles nous échappe ainsi ; mais nous sommes en route, notre honneur est engagé : en avant !

Nous parvenons enfin à trouver des chevaux, mais à de mauvaises conditions. Un chef de caravane de l’intérieur de la Perse, qui devait après un séjour à Ourmiah, gagner Tebriz par Dilmân, finit par nous louer les chevaux nécessaires ; son fils, gamin de 15 ans et un domestique seront nos katerdjis. Quant au vieux Persan, il attendra à Dilmân notre retour de Van.


30 Septembre.

Nous partons après le dîner pour aller coucher à Nazi, accompagnés par M. Montéty. Le chemin reste constamment dans une plaine légèrement ondulée jusqu’à ce petit village chaldéen qui est bâti sur la rive gauche du Nazlou-Tchaï. Nous sommes reçus chez le curé, jeune encore, veuf et surchargé d’enfants ; naturellement il est pauvre. Comment, avec les soucis de sa famille peut-il s’occuper de son ministère ? Aussi l’église est-elle d’une saleté révoltante. Le cimetière ne contient pas d’inscriptions intéressantes, contrairement aux indications qui nous avaient été données.


1er Octobre
Dép. 8 h. et demie matin.

Nous nous séparons de M. Montéty et nous nous dirigeons vers le pays de Baradôst.

Le Nazlou-Tchaï arrose le pays de Baradôst en coulant du Nord au Sud, puis, passant à travers des défilés, il fait un coude brusque vers l’Est pour passer à Nazi et se diriger ensuite vers le lac. De Nazi à Guiänguiätchine nous coupons ce coude. Le chemin se traîne sur une sorte de plateau en terrasses, pays absolument nu et coupé de ravins dont les eaux sont tributaires du Nazlou-Tchaï. Au moment où, avant de franchir le dernier col qui nous sépare du Baradôst, nous faisons halte au bord du torrent, nous n’en pouvons croire nos yeux ! Trois arbres poussent le long du chemin ; et personne ne les a plantés ! C’est une merveille ! Sauf le petit bouqueteau du Bizaou-Dagh, ce sont les premiers arbres à l’état sauvage que nous ayons vus depuis trois semaines, c’est-à-dire depuis que nous avons franchi l’Echek-Meidan !

Le col est défendu par un poste interlope qui nous donne de sérieuses inquiétudes ; il nous attend sous les armes et nous dévisage de pied en cap. Est-ce un poste du gouvernement ? est-ce un poste d’observation d’une bande kurde ? L’un vaut l’autre au fond, et nous sommes bien contents de pouvoir exhiber nos fusils et passer la tête haute.

En retrouvant la vallée du Nazlou-Tchaï, avant d’arriver à Guiänguiätchine, nous passons devant un camp de nomades kurdes. Leurs grandes tentes, brun-noir, sont pittoresques ; mais d’un aspect triste ; elles n’ont absolument rien d’engageant.

La plaine de Guiänguiätchine me semble avoir été autrefois un lac qui aura brisé ses digues, et se sera vidé par les défilés que parcourt le Nazlou-Tchaï en sortant de la plaine ?


Arrivée 4 h. 35 soir.

Un Chrétien, notable du lieu, nous reçoit dans sa demeure. On y pénètre par un couloir qui sert en même temps d’écurie.

La maison proprement dite, est une salle rectangulaire ayant environ 8 mètres sur 6. Le toit n’est plus plat comme dans la plaine d’Ourmiah ; quatre colonnes en bois, placées au quart de chaque diagonale de la salle, portent deux poutres, sur lesquelles posent à angle droit deux autres poutres ; celles-ci, à leur tour, en portent deux autres, et ainsi de suite. Chaque assise étant en retrait sur l’assise inférieure, l’ensemble forme un échafaudage pyramidal qui est recouvert de clayonnage et sur lequel pose la toiture en pisé. Le sommet du toit est ouvert sur une largeur de deux pieds environ ; cette ouverture sert à la fois de fenêtre et de cheminée ; la nuit on la bouche.

La maison comprend bien encore quelques chambres accessoires, mais elles sont occupées par le collecteur d’impôts qui s’est installé dans le village et met le pays en coupe réglée. Cet honorable fonctionnaire, qui souffre des fièvres, vient immédiatement nous demander une consultation[1].

Toute la famille loge dans la grande chambre ; on nous cède un des longs côtés du rectangle ; à côté de nous s’établissent les hommes ; en face de nous, arrivent à la nuit les femmes et les enfants ; et enfin, pour compléter la famille, tout un troupeau de petits buffles vient s’installer paisiblement avec les enfants de la maison. L’odorat se fait rapidement aux senteurs un peu fortes de ces milieux rustiques. Elles ont bien leur charme, ces soirées où, après une journée de fatigues, vous savourez votre thé en compagnie des anciens du village qui sont venus faire honneur à l’étranger et satisfaire leur curiosité. Ce sont de vigoureux gaillards, brigands de nature ; ils vous observent avec une curiosité toujours grave, daignent poser quelques questions et répondent par énigmes à celles que vous leur faites. À la lueur vacillante du foyer, quand le sommeil qui vous appesantit ne vous laisse plus qu’une demi-conscience des choses, ces silhouettes étranges, échangeant quelques mots à voix basse, immobiles et dédaigneuses, prennent des aspects fantastiques, et ce rêve éveillé vous laisse d’inoubliables souvenirs.

Mais la politesse de ces montagnards est parfois à charge. Ils ne quittent jamais la place, que nous ne soyons couchés et que nous ne ronflions. Dans les débuts, cela ne laissait pas que de nous ennuyer ; à la longue nous nous sommes habitués à faire notre toilette la plus complète sans nous soucier des gens.


2 Octobre 
départ 7 h. matin.

Le maître de la maison nous accompagne jusqu’à la frontière turque, mais ne la franchit pas, du moins pas par le chemin frayé, car il porte un fusil Martini provenant de l’armée turque, et le fusil lui serait confisqué à la douane.

La frontière coupe la vallée de Baradôst une demi-heure à peine après l’entrée en montagne. Le poste-frontière de Bazirka se trouve une heure plus avant dans la vallée ; celle-ci est nue et sans grand intérêt ; elle offre un terrain admirablement propice aux coupe-gorge.

Avant de nous séparer de notre hôte de Guiänguiätchine, j’achète à celui-ci pour 14 tomans (environ 100 francs) son cheval, poulain de trois ans ; il est de bonne race, au dire de Chaoudi, un peu fatigué maintenant, car il vient de passer dix jours sans voir l’écurie. Je le baptise Baradôst en souvenir de son pays natal. Le pas de cette bête était excellent, mais sa paresse extrême. Le terme injurieux de « djamoûch » (buffle) que je lui prodiguais, finit par lui rester.

Un peu plus tard, nous dépassons une petite troupe d’âniers kurdes qui importent en Turquie des raisins d’Ourmiah ; ils nous en cèdent quelques livres, ce qui nous fait un agréable extra pour notre casse-croûte de midi. Le temps est très lourd et couvert ; le ciel et la vallée forment un paysage gris sur gris, affreusement triste et désert.

Le chemin s’infléchit vers le Sud-Est. À l’endroit où, d’après Kiepert, il se détourne vers le Nord-Ouest pour gagner Kouledéré, nous le quittons complètement et, suivant un chemin qui semble beaucoup plus frayé, nous gagnons dans une direction sud le col de séparation entre le bassin d’Ourmiah et celui du Grand Zab.

Du col on a une très belle vue sur les montagnes neigeuses du Hakkiari, le cœur du Kurdistan. L’on peut très bien d’ici se rendre compte de l’élévation du plateau persan. Tandis que pour gagner le col, nous avions en somme très peu monté depuis Ourmiah, devant nous s’ouvraient des vallées profondément découpées, entaillant les montagnes de gigantesques fissures et descendant par une pente rapide jusqu’aux plaines de Mésopotamie. Nous gagnons une vallée déserte et bientôt nous passons auprès du premier village que nous ayons rencontré depuis Bazirka ; Kiepert le nomme Saraï, mais les gens du pays l’appellent Serdjé-Kaleh (il est effectivement couronné par une petite forteresse, un kaleh).


Arrivée 6 h. 50 soir.

Une heure et demie plus tard, à la tombée de la nuit, nous arrivons à Diza, là Kiepert place Serdjé-Kaleh. Kiepert marque Diza sur une autre rivière, exactement sur le 42e de longitude, et au Sud-Est du vrai Diza. Diza est situé au confluent de deux rivières ; la rivière de droite est celle que nous avons descendue ; la rivière de gauche, qui semble le bras le plus important du Néhil-Tchaï est celle sur laquelle Kiepert place le Diza de sa carte, à 28 kilomètres en amont.

Diza étalé en gradins autour d’une colline couronnée par une vieille citadelle, formait dans la pénombre du soir un très pittoresque tableau. Notre entrée dans la ville fut des plus amusantes. Nous avions demandé à Guégou s’il connaissait Diza ; il nous avait répondu que non. Or, voici de tous côtés des types de brigands qui s’approchent avec un « heh Guégou ! » tout à fait familier. Nous demandons des explications : « Mon père, dit Guégou en riant, c’est vrai, Chaoudi ne pas connaître Diza ; mais — il accompagne son dire d’un geste significatif — Chaoudi très bien connaître autour » ! Le vieux brigand avait « croisé » par ici dans son beau temps. Autre incident ; les maisons sont adossées à la colline et sont même à moitié souterraines ; leurs toits en terrasse prennent donc au ras du sol. Dans l’obscurité nos chevaux font à chaque instant d’involontaires promenades sur ces terrasses, au grand effroi des femmes.

Enfin nous arrivons chez le curé chaldéen, moine du couvent de Rabban-Hormez, Kascha-Guiverghis : la réception est toute patriarcale. Nous sommes logés dans la chambre même du curé, proprette et bien garnie de tapis. À peine sommes-nous assis, qu’arrive un domestique portant une belle aiguière persane ; il s’agenouille, nous enlève nos chaussures et se met à nous laver les pieds. Cette opération, faite avec gravité et avec la conscience d’un devoir d’hospitalité rempli, nous rend tout rêveurs. Ne retrouvons-nous pas en plein xixe siècle la forme même de la politesse hospitalière des temps d’Abraham ?


3 Octobre.

Aujourd’hui grasse matinée ; il faut passer la douane, faire visite au Kaïmakan (chef du Kaza ou arrondissement de Guiavar), et aucun des fonctionnaires n’est pressé de se lever. Le Kaïmakan nous reçoit fort aimablement ; mais la douane est restée turque. Le Père nous avait prévenu des difficultés qu’on nous y ferait pour tous les imprimés ; aussi nous offre-t-il charitablement de cacher chez lui nos livres ; nous ne laissons dans nos malles que quelques livres de prière en chaldéen et de vieux journaux français.

Voici toute la douane en émoi ! Les livres chaldéens peuvent bien passer sur la parole du Père, garantissant leur parfaite innocence : mais pour les journaux, impossible ! Nous avons beau expliquer sous les allégories les plus transparentes les mille usages auxquels ces papiers peuvent servir en voyage, la chose est trop grave. Il faut les envoyer à Bachekaleh où ils seront examinés par un fonctionnaire qui sait le français. Puis, avec ces journaux se trouvait une lettre égarée, autre grave sujet d’inquiétude ! Hyvernat, entendant parler de la lettre, la prend tranquillement et la déchire ; désespoir du chef de douane ! « Comment, vous déchirez cette lettre, et j’en ai déjà parlé dans mon rapport…. N’en auriez-vous peut-être pas une autre ? » À cette demande naïve, Hyvernat d’en tirer gravement une de sa poche : « Päkei, päkei, très bien, très bien », s’écrie le chef de douane absolument ravi ; il peut remplacer sa lettre déchirée ; tout est bien et il ne songe pas à pousser plus loin la recherche de documents pourtant si compromettants !

La visite de la douane était officiellement terminée ; mais le tout s’était fait sans bakschich et il fallait encore traiter incidemment cette question. Kascha-Guiverghis s’y emploie pour nous ; mais toutes ces allées et venues, toutes ces visites où l’on traite le sujet après trois quarts d’heure de banalités nous avaient pris jusqu’à trois heures du soir. Enfin, à 3 heures nous nous mettons en marche accompagnés de deux zabtiés.

départ 3 h. soir,

Pendant une heure et demie le Néhil-Tchaï,[2] dont nous suivons les bords, est une rivière aux allures tranquilles ; à un endroit même il forme une lagune très profonde entourée de roseaux et peuplée de sarcelles. Mais bientôt la rivière s’engage dans des défilés extrêmement étroits et escarpés. Pour franchir les barrières de rochers, le chemin qui n’est qu’une sente, monte et descend de la façon la plus fantastique ; il est simplement atroce, mais le coup d’œil est si admirable ! Au fond de la gorge coule le Néhil-Tchaï dont les eaux sont d’un vert-émeraude ; vers le Sud s’étage tout un chaos de hautes montagnes couvertes de neiges éternelles. Le Toura-Galîla, le Toura Guelka sont dignes des Alpes et portent certainement des glaciers[3].

Arrivée 6 h. 40 soir.

Après une forte grimpade nous atteignons le hameau de Pilounkiegh ; il est situé au pied d’un rocher qui, dans la pénombre, ressemble étonnamment à un gigantesque lion couché. Pilounkiegh compte à peine quelques huttes ; nous sommes logés dans le palais de l’endroit, une loggia bâtie sur une écurie, admirablement orientée pour jouir de la vue des montagnes, mais fermée de trois côtés seulement : nous complétons la fermeture tant bien que mal avec nos plaids.


À Pilounkiegh.

Après le souper, le Kurde maître de céans vient nous tenir compagnie. Nous sommes tout étonnés de voir arriver aussi sa femme ; elle est sans voile ; son profil est presque beau quoique trop dur ; elle porte un diadème à la géorgienne et les loques voyantes, mais artistiques des kurdes, la drapent admirablement. Elle passe toute la soirée avec nous ; nous sommes bien loin de la réclusion des femmes persanes ! On sent que cette femme, malgré la grande infériorité où elle reste vis-à-vis de son mari, est vraiment « maîtresse de maison ». La petite fille, gamine de dix mois a déjà l’aspect déluré et sauvage[4].

Cette supériorité de la femme kurde a été constatée par presque tous les voyageurs. Ces populations menant une vie à demi-nomade, la femme participe à tous les dangers, à toutes les fatigues des hommes ; souvent elle fait preuve d’un courage admirable, et ainsi peu à peu elle est arrivée à se créer dans la famille une situation assez relevée. Quant aux hommes, on peut appliquer à chacun d’entre eux le jeu de mot turc : « Kurd-Kurd » En turc le mot Kurd désigne à la fois le nom du peuple et le loup ; la coïncidence est piquante entre les instincts rapaces de ce peuple et ceux du carnassier dont il porte le nom.


Charrue kurde.

Pilounkiegh ne doit être qu’une station d’été, car l’importance des troupeaux qui se massent autour du hameau pendant la nuit, n’est nullement proportionnée aux dimensions des écuries et les demeures ne semblent pas faites pour l’hiver.


4 Octobre 
départ 6 h. 30 matin.

Notre journée débute par une dégringolade effroyable où nos chevaux manquent de se tuer. Puis, ce ne sont que montées et descentes où nous sommes presque constamment à pied ; car, notre direction étant le Nord, tandis que le Néhil-Tchaï tire à l’Ouest pour rejoindre le Zab à travers des gorges impraticables, nous devons quitter la vallée du Néhil, pour couper au plus court par les sommets. Vers 11 heures nous franchissons un affluent du Zab, pittoresquement encaissé et bordé d’arbres ; les zabtiés ne veulent pas s’y arrêter, de peur des brigands. Une nouvelle grimpade nous mène sur un long plateau ; quoique nous soyons déjà en Octobre, étant donnée la grande altitude où nous nous trouvons, les habitants commencent à peine la moisson. Au dire de nos zabtiés, un combat sanglant a eu lieu ici, il y a quelques jours, entre les brigands et les habitants du village voisin ?

Nous descendons enfin dans une vallée assez large, pour faire halte au-dessous du village de Bovis, près d’une source d’eau médiocre ; il est près de deux heures, et nous sommes affamés.

Bovis n’est qu’à une demi-heure du Grand Zab. Nous retrouvons de nouveau ici le cachet des hauts plateaux ; en amont, c’est-à-dire au Nord de Bovis, le pays porte le nom d’Albâg ; la vallée est large ; les hauteurs qui la bordent, ressemblent plutôt à de hautes collines qu’à des montagnes ; le Zab y coule lentement en décrivant les plus curieux méandres qui rappellent absolument en miniature ceux de la Theiss. Vers le Sud, au contraire, le contraste est frappant ; le Zab s’engage dans d’étroits défilés ; les montagnes prennent les formes les plus fantastiques ; elles se dégagent à de grandes hauteurs au-dessus de la vallée où la rivière se précipite en rapides successifs. C’est là le pays de Djoulamérik, la citadelle du Kurdistan ; les chemins y sont d’étroits sentiers, souvent construits avec des poutres surplombant l’abîme ; c’est le pays des Kurdes les plus braves et des Nestoriens qui ne le leur cèdent pas en fierté et en esprit d’indépendance[5].

Tavernier avait visité ces contrées en se rendant de Tébriz à Djézireh ; depuis lui, quelques intrépides missionnaires s’y étaient seuls aventurés ; Schulz fut le premier qui les visita dans notre siècle.


Notre palais à Khatibâba.

Nous passons le Zab à gué, en face de Bovis, et remontons sa rive droite en suivant constamment la ligne télégraphique que le gouvernement turc a fait établir depuis Bachekaleh jusqu’à Djoulamérik : chose curieuse, on me dit que les Kurdes dans les moments où ils sont « en froid » avec le gouvernement turc ne songent pas à couper la ligne télégraphique. Les Arabes de Mésopotamie sont plus malins, et commencent toujours leurs soulèvements par là. Nous rencontrons sur notre chemin des sources sulfureuses ; le temps est désagréable et les chevaux traînent. Vers le soir nous remontons un petit affluent du Zab dont les méandres sont plus curieux encore que ceux de cette rivière et venons coucher à Khatibâba.

Arrivée 6 h. 15 soir.

La maison est très basse, mais assez grande ; la chambre que l’on nous donne est désagréable ; aucune ouverture, sinon la cheminée faisant face à la porte. Quand nous bouchons la cheminée, nous étouffons ; la laissons-nous ouverte, le courant d’air est atroce ; la chambre est au demeurant très « habitée ». Après une journée fatigante, Hyvernat est gratifié d’une bonne migraine ; Kascha-Isaac et moi, nous ne valons guère mieux ; le pauvre Guégou qui était en veine et avait fait une délicieuse omelette aux tomates, ne peut se consoler du peu d’honneur que nous lui faisons !


5 Octobre
       Départ 7 h. 30 matin.

Pour gagner Bachekaleh, qui est situé sur un affluent du Zab, il est inutile de rejoindre la grande vallée ; nous prenons au plus court à travers les collines. Une pluie diluvienne nous surprend en chemin[6].

Arrivée 10 h. 45 matin.

À Bachekaleh nous sommes reçus d’une façon charmante par Iskender-Effendi, employé à la régie ottomane des tabacs. Il est Italien d’origine, et se morfond ici dans la monotonie de ce poste perdu et dans les agacements et les dangers d’une administration ottomane.

À Bachekaleh[7], pittoresquement situé sur les flancs occidentaux des monts Ispiris (à 2 000 mètres d’altitude — nos baromètres marquent 2 140), s’étage en gradins que domine une vieille forteresse ; c’est la ville la plus élevée de Turquie ; ses étés sont beaux et tempérés ; les hivers y sont longs et neigeux, plutôt que froids ; le blé y pousse très bien ainsi que l’orge et le riz.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
BACHEKALEH
(Vue prise du chemin de Khatibâba).

Il y a une trentaine d’années Bachekaleh n’était qu’un misérable village ; la formation du vilayet de Hakkiari, dont il devint la capitale, lui donna un certain essor. Le vilayet a de nouveau été supprimé et réuni à celui de Van ; mais Bachekaleh gardera son importance, car il est un poste avancé dans le Kurdistan et pourra servir un jour de station de transit entre la Perse et la Turquie, si jamais le gouvernement turc arrive à rendre les routes sûres. Actuellement Bachekaleh est une station télégraphique importante sur la ligne turco-persane, comme point de départ de l’embranchement du Hakkiari.

L’on voit au sortir de la ville les ruines d’une route carrossable qui n’a pas été achevée et dont les ponts sont à faire.

Donc nous n’avons point rencontré de brigands sur notre route ; mais nous avons vu de beaux types kurdes. Ces Kurdes ont fait dans les vallées que nous avons traversées, de remarquables travaux d’irrigation, prenant l’eau à des distances incroyables pour l’amener de niveau au sommet des collines, arroser un petit pré. Ces canaux sont faits sans instruments de nivellement, à l’œil. Malheureusement, il semble que les Kurdes ne tirent pas tout le parti possible de leurs travaux. Toujours la même répétition : une terre fertile, mal cultivée faute d’intelligence pratique, et surtout faute d’un bon gouvernement.

Vers trois heures du soir, je descends dans la plaine pour photographier la ville ; au retour, je croise toute une bande de fonctionnaires, le vékil (suppléant) du Moutessarif en tête. Ces messieurs ne veulent pas avoir l’air de s’être mis en branle à cause de moi ; ils s’éclipsent ; mais à peine ai-je passé qu’ils appellent Guégou pour l’interroger — évidemment il se prépare quelque chose. Je rentre chez Iskender-Effendi ; nous recevons la visite de Isaak-Khân, Consul de Perse, jeune homme d’un type très fin, parlant bien le français. À peine était-il parti, arrivent le chef de police et un capitaine. Le capitaine me demande assez grossièrement en vertu de quelle permission j’ai « osé » prendre la photographie de la ville. Je lui fais répondre que je l’ai prise sans penser à mal et parce que la vue me plaisait. Eux de répondre qu’il est défendu de prendre des photographies sans permission. En vertu de quelle loi, leur dis-je ? les voici bien embarrassés de leur réponse. Comme ils ne cessaient de nous interroger et de nous ennuyer, à la fin, exaspérés, nous leur proposons de leur livrer la plaque de photographie contre un reçu en forme de procès-verbal ; ils refusent de le donner. Nous demandons alors d’aller chez le Moutessarif. Précédés de nos intelligents fonctionnaires, nous nous mettons en marche, suivis de Guégou, qui portait l’appareil meurtrier.

Le Moutessarif (chef du Sandjack ou province d’Albâg) étant absent, nous sommes reçus par son Vékil, vieux mollah à barbe blanche ; c’est un beau type, à l’air parfaitement faux : il est élégamment drapé dans son manteau vert bordé de fourrure et porte le turban blanc.

Il débute, lui aussi, par nous dire qu’il est défendu de prendre une photographie ; nous de réclamer le texte de la loi et d’offrir de nouveau de briser les plaques contre procès-verbal. Le vieux mollah recule devant cette extrémité, nous disant qu’il « pense » que la loi nous défend de prendre des photographies et qu’il voulait savoir si nous avions une permission. Nous lui répondons, et cette fois fort sèchement, qu’un mollah ne doit pas « penser » qu’il existe une loi, mais le « savoir ». Cette réponse le pique au vif ; il n’insiste plus et nous déclare seulement qu’il va prévenir le Vali (gouverneur) de Van ; car enfin, ce que nous avons fait peut être fort grave et compromettre la sûreté de l’Empire ottoman ! Nous nous inclinons devant cette haute prudence du mollah, et nous lui proposons de prendre sa photographie. Ici l’embarras du vieux est visible ; il aurait bien envie d’accepter ; mais il se défie de nous ; bref, il refuse, en se retranchant derrière la prescription de la loi musulmane qui défend de se faire pourtraicturer, prescription que, comme Ulemah, il n’oserait violer. Nous terminons la séance en demandant des zabtiés pour le lendemain matin. On nous vise nos passe-ports avec la mention « venus de Hakkiari et partis pour Van ». Notre soirée est assombrie par le pressentiment de nouvelles difficultés avec cette stupide administration ottomane.



Iskender-Effendi me montre un beau mors trouvé sur un cheval dans une vieille tombe du Guiavar, près de Diza. Le squelette du cheval était couché à côté d’un squelette humain et il paraît que l’endroit où l’on a fait cette trouvaille renferme un très grand nombre de tombes. Je n’ai malheureusement pas pu avoir de renseignements plus précis, et me borne à donner cette indication qui pourra un jour servir à guider quelqu’anthropologiste. Ce mors en fer forgé est extrêmement lourd ; il pèse 500 drames turques (environ 1kg600gr).

Le pays d’Albâg dont Bachekaleh est aujourd’hui le centre a joué un rôle important dans l’histoire chrétienne d’Arménie ; il faisait partie de la province de Vaspourakhan et semble avoir été l’un des premiers à recevoir la lumière de l’Évangile. La tradition arménienne place le lieu du martyre de Saint-Barthélemy dans la vieille cité d’Albâg, et l’on montre son tombeau dans un monastère situé à 5 heures au Nord-Est de Bachekaleh. La population du district est aujourd’hui en majorité musulmane, mais on y compte encore plus de mille familles arméniennes. Les pays nestoriens ne commencent guère qu’à partir de Kermi, au dessous du confluent du Néhil-Tchaï et du Grand Zab.


6 Octobre 
Départ 7 h. 30 matin.

Au moment du départ arrivent nos deux zabtiés ; contrairement à tous les usages, ce sont des fantassins ; nous les congédions, ne voulant pas être retardés par eux. Iskender-Effendi nous donne pour guide un employé de la régie.

Le chemin ne se dirige pas directement de Bachekaleh à Tchoukh comme l’indique Kiepert ; il faudrait pour suivre cet itinéraire, franchir un col très raide avant d’arriver à Tchoukh. Pour l’éviter, le sentier contourne par le Nord-Est l’éperon montagneux qui sépare la vallée de Bachekaleh de celle de Tchoukh, et s’élève ainsi insensiblement au dessus de la plaine d’Albâg. Dans la plaine se cache le village de Kalaï-Kerari ; c’est probablement là que l’infortuné Schulz a été assassiné en Novembre 1829[8]. Entreprenant, courageux, mais faisant trop montre de ses bagages et agissant trop en grand seigneur, il avait tenté la cupidité des Kurdes. Après avoir — le premier dans ce siècle — visité Djoulamérik, il fut traîtreusement assassiné par le chef kurde qui s’était fait son guide. Sa mort tragique augmenta singulièrement la mauvaise réputation du pays ; et les habitants de leur côté, soupçonnant dans tout Européen un vengeur du meurtre commis, tinrent pendant longtemps leurs montagnes fermées aux explorateurs.

Bientôt le sentier tourne à l’Ouest et nous perdons de vue la vallée du Zab. Nos tchervadars persans sont des fainéants ; l’un est un enfant sans expérience ; l’autre un enragé fumeur d’opium. Pour les mettre en train, nous les poursuivons à coups de knout et nous constatons une fois de plus l’efficacité absolue de ce remède sur les Persans. À partir de ce moment ce sont les hommes les plus souples et les plus exacts ; de grognons et moroses, ils deviennent gais et rieurs !

L’éperon montagneux contourné, le sentier descend dans la vallée de Tchoukh et franchit le ruisseau à quelque distance au dessous du village ; puis commence une montée fort raide avant d’arriver au col qui sépare le bassin du Zab du bassin fermé du lac de Van. Nous atteignons le menzil (abri) du col à midi et demi. Nous voulons y déjeuner et nous régaler des abondantes provisions qu’Iskender-Effendi nous avait fait préparer. Ô déception ! les domestiques d’Iskender en ont fait ripaille pendant la nuit, et il ne nous reste que quelques morceaux de pain mal cuit, trois ou quatre oignons et des os de mouton déjà furieusement nettoyés. Force est de nous en contenter ; nous brisons les os pour en manger la moelle, comme de vrais troglodytes, et nous nous remettons en marche fort peu lestés.

Nous atteignons le col à une heure et demie ; son altitude est d’à peu près 3 000 mètres[9].

Au menzil du col se trouvait un poste de zabtiés ; deux d’entre eux veulent à tout prix nous accompagner sous prétexte de danger ; Guégou, qui connaît le pays, nous conseille d’accepter, et nous nous mettons en marche, avec ce renfort. Toute cette partie de montagnes abonde en roches d’apparence schisteuse et offrant les plus belles couleurs, rouge, verte, noire, grise ; le terrain se prête admirablement bien aux embuscades. En hiver il s’accumule auprès du col une énorme quantité de neige ; aussi le chemin est-il jalonné de grands monceaux de pierres qui doivent guider le voyageur.

À la descente dans la vallée de Koschâb, la vue sur les montagnes est fort belle ; la vallée elle-même offre peu de pittoresque.

Tout à coup, à un détour du chemin, dans le jour un peu fantastique d’une soirée d’orage, se présente devant nous, fièrement perchée sur son rocher inaccessible, la forteresse de Mahmoudiyeh. C’est l’immense ruine d’un château qui a dû être splendide ; du haut de son rocher, cette forteresse, comme un nid d’aigle, dominait et barrait entièrement la vallée. Comme ruine, c’est une des plus pittoresquement sauvages que l’on puisse voir[10].

Arrivée 5 h. 15 soir.

L’heure tardive et surtout le souvenir de Bachekaleh m’ont empêché de prendre une photographie.

La ville est bâtie sur les deux rives du Koschâb[11] que réunit un beau pont. La population, entièrement musulmane, est très fanatique et montre la plus mauvaise volonté. Personne ne veut nous donner de gîte. Nous avisons enfin une maison toute neuve, encore inhabitée, et nous nous y installons sans plus de cérémonie, bouchant tant bien que mal les nombreuses ouvertures. Même difficulté pour les vivres. Heureusement Guégou avait encore quelques légumes et un peu de viande crue ; il trouve un combustible détestable dont on lui refuse d’ailleurs la quantité suffisante, une sorte de plante épineuse et rabougrie. Avec beaucoup de patience, il arrive à nous cuire un bordj à la russe dont nous avions bien besoin après notre journée.

Mamoudiyeh ou Koschâb fut longtemps le siège d’un Émir puissant qui maintenait son indépendance en s’alliant tantôt avec les Persans, tantôt avec les Turcs. Ces Émirs se donnaient comme descendants des Ommiyades. Le fondateur de leur dynastie, Sheikh Mahmoûd avait reçu du Khân du Mouton-Noir l’investiture de ces pays en récompense de sa bravoure. Il s’établit à Koschâb et son peuple prit le nom de Mahmoûdi ; les Mahmoûdi étaient originairement yézidis ; ils se convertirent à l’Islamisme sous Hassân-Beg leur neuvième Émir[12].


7 Octobre.
Départ 5 h. 30 matin.

Nous avions promis le knout à nos tchervadars, s’ils n’étaient pas prêts à partir à 4 heures du matin ; grâce à cette précaution, nous pouvons nous mettre en route à 5 heures et demie. Notre guide montre une peur atroce des brigands.

Pendant deux heures environ, le chemin reste sur la rive gauche du Koschâb ; deux éperons rocheux barrent alors la vallée, ne laissant qu’un étroit défilé, par où se coule la rivière. On a choisi cet endroit pour jeter sur le Koschâb un pont d’une seule arche, de construction hardie. Une fois franchi le pont qui aujourd’hui est réduit à l’état de casse-cou, il faut exécuter une bonne grimpée pour tourner l’éperon rocheux. Après ce défilé, la vallée du Koschâb est large et sans grand caractère ; une forte chaleur d’orage rend la marche très pénible, et notre troupe se débande insensiblement. Laissant à notre gauche Hindostân, nous franchissons une colline et arrivons au petit village arménien de Norkiegh situé dans une vallée latérale du Koschâb. Le village est sale, mais nous trouvons cependant une maison plus convenable où nous reposer.

À midi et quart, nous nous mettons en marche pour grimper le col du Varak. À mesure que nous approchons du sommet, l’orage se fait plus menaçant ; nous pressons nos chevaux ; un bon temps de galop — hourra ! voici devant nous un bout du lac de Van ; au loin, la masse imposante du Sipan-Dagh et à nos pieds une grande tache verte ; c’est Van et ses jardins ! La vision dure un instant, puis l’orage se déchaîne, couvrant la montagne d’un léger manteau de neige.

À l’entrée de la plaine, nous tombons dans les bras du Père Duplan, un des missionnaires dominicains de Van, que nous avions prévenu par dépêche de notre arrivée ; le Père avait eu l’amabilité de venir lui-même à notre rencontre.

La vue de la plaine de Van est beaucoup plus grandiose que celle de la plaine d’Ourmiah ; la vallée montagneuse d’où nous sortons forme cadre ; de beaux bouquets d’arbres l’égayent ; le lac vu d’ici a une teinte métallique bleue-violette rappelant celle de l’acier fraîchement trempé ; enfin le paysage est fermé par le Sipan-Dagh qui ne peut certainement rivaliser avec l’Ararat, mais dont les lignes plus arrondies et le sommet neigeux forment encore un fond de tableau étonnamment beau. Tout ce bassin de Van est charmant par la grâce de ses contours. À Ourmiah, on se demande malgré soi pourquoi le lac est là ; à Van il est l’élément essentiel du paysage.

Arrivés à un ruisseau, presque à l’entrée des « jardins », nous nous voyons barrer la route par une troupe de gendarmes qui nous attendait ; le sous-officier nous somme de le suivre à l’Hekumète (bureau du gouvernement) ! Nous voulons lui montrer nos papiers ; il répond qu’il ne s’agit pas de papiers ; qu’il n’a qu’un ordre, nous amener au chef de police !

Devant ce procédé inqualifiable qui équivalait à une arrestation, nous refusons net d’obéir, montrant clairement aux gendarmes qu’ils auront à employer la force ; en même temps le Père Duplan dépêche son domestique au galop vers le Consul de Russie pour l’avertir de ce qui se passe. Pendant que nous sommes ainsi sur la défensive, les gendarmes se radoucissent singulièrement ; ils nous expriment tous leurs regrets d’être obligés d’exécuter des ordres si étranges — en attendant, ils ne les exécutent pas. De fait ils ont peur ; nous sommes Européens ; nous devons voyager avec l’appui de notre gouvernement ; si on nous arrête et qu’ensuite on soit obligé de nous relâcher avec excuses, le chef de police emploiera la vieille manœuvre turque, le désaveu ; « il a été mal compris, ses ordres ont été outrepassés ; comme preuve, il va donner une punition exemplaire à ces gendarmes mal élevés ». Les gendarmes savent cela ; ils temporisent donc, attendant le résultat de l’appel fait au Consul de Russie.

Le résultat ne se fait pas longtemps attendre ; au bout de 20 minutes arrive ventre à terre le terrible Hadjik, kavas du Consul. Knout en main il ordonne aux gendarmes de se disperser ; ceux-ci obéissent comme des moutons et se mettent à distance respectueuse. Mais leur respect devient de la soumission, lorsque quelques pas plus loin, nous rencontrons le Consul lui-même ; il était en voiture avec sa femme et un de ses parents, M. Michel Kovadenski. M. Koloubakine fait monter Hyvernat en voiture ; M. Michel prend le cheval d’Hyvernat, et notre cortège entre ainsi à Van en grande pompe. La voiture va droit au consulat ; accompagné de M. Michel, je vais caser les bagages chez les missionnaires et, avec le Père Duplan, nous nous rendons à pied chez M. Koloubakine.

Arrivée 5 h. soir

Il nous faut pour gagner la maison du Consul, passer devant un poste où se trouve en ce moment le chef de police (le Tabour-Agassi). Celui-ci dépêche son second pour nous appeler ; moitié intimidation, moitié persuasion, il cherche à nous faire entrer au poste ; il veut nous parler, dit-il. La ruse est trop grossière pour que nous allions nous mettre dans le trou du renard ! Le Père Duplan lui fait répondre que, s’il a à nous parler d’affaires, ce n’est pas dans un poste secondaire, dans une guinguette, mais au Konak que la question doit se traiter ; que, s’il veut nous saluer par politesse, l’endroit qu’il choisit n’est digne, ni de lui, ni de nous. L’officier insistant encore, M. Michel intervient d’un ton impératif et nous conduit au consulat. Les policiers suivent, et le Consul est obligé d’aller les mettre à la porte.

Il parait que notre présence inquiète énormément les Turcs, qui ont la manie de voir dans tout voyageur un espion. Nous sommes prêtres ; or, la dernière lettre du Pape aux Arméniens a beaucoup remué le pays, et peut-être croit-on que notre présence a un rapport avec cette lettre. Nous avons avec nous Kascha-Isaac, qui est Chaldéen ; or le Vali, grâce à de vilaines manœuvres où il s’était engagé de complicité avec les Kurdes, a en ce moment de grandes difficultés avec les Chrétiens du Hakkiari. Enfin, nous sommes venus, guidés par un employé de la régie, qui est en même temps au service de Scheikh-Hamid, l’un des grands seigneurs du pays ; or, celui-ci, nous l’ignorions absolument, est l’ennemi mortel du Vali. Nous sommes donc hautement suspects.


Scheikh-Hamid.

En attendant les événements, nous passons gaiement notre soirée au consulat. La maison est joliment arrangée ; on sent le besoin de rappeler la patrie absente, par mille gravures et souvenirs patriotiques. Mme Koloubakine est une toute jeune femme à laquelle il faut une bonne dose de courage pour s’habituer à ce milieu où la société est presque nulle. Quant au Consul, c’est un homme énergique, jeune encore, et qui a certainement un grand avenir.

8 Octobre.

Nous nous installons chez les Dominicains. Le Père Rhétoré et le Père Duplan nous reçoivent comme de vieux amis : on devient vite intimes dans ces lointains pays, lorsqu’on est exposé aux mêmes dangers, aux mêmes tracasseries, et qu’un même caractère sacerdotal vous réunit d’avance.

  1. On prétend (cf. Ritter’s Erdkunde, ix, 746), que quand vers l’automne les nuits commencent à fraîchir, les fièvres intermittentes règnent dans tout le Kurdistan. Pour nous, nous n’en avons jamais souffert.
  2. J’ignore la signification du mot.
  3. Cf. Tchihatcheff, Asie mineure, ii, 294. Ainsworth, ii ch. 38.
  4. E. Reclus, Géogr. ix, 446, donne une très bonne description des Kurdes.
  5. Le grand Zab prend sa source dans l’Albâg par 38°,25 de latitude à une altitude de 2 286 mètres (Ritter’s Erdkunde, ix, 641. — L’altitude indiquée doit, à mon sens, être trop faible (d’au moins 2 300 mètres) et se jette dans le Tigre à 50 kilomètres au-dessous de Môsoul, exactement sur le 36e parallèle, à une altitude de 150 mètres environ. Sa direction générale est du Nord au Sud ; son cours est toutefois plus long que ces données ne pourraient le faire supposer. En l’estimant à 450 kilomètres on sera, je crois, plutôt au-dessous de la vérité. En acceptant ce chiffre de 450 kilom., on aurait une pente moyenne de 4m,77 par kilomètre. Toutes ces données, est-il besoin de le dire, sont entièrement approximatives ; car s’il est difficile de visiter ces pays, il l’est encore davantage de prendre des relevés topographiques ; les habitants voient dans toutes ces opérations, les uns de la sorcellerie, les autres un espionnage dangereux ; dans les deux cas les Kurdes en tireraient une conclusion qui se résumerait généralement à supprimer l’espion ou le sorcier.
  6. Il paraît que de fait la rivière de Bachekaleh, quoique très courte, est donnée pour le véritable Zab ; son débit est sans doute plus considérable que celui de la rivière Zeï, beaucoup plus longue, venant du Nord et qui arrose l’Albâg.
  7. La forteresse de la tête (des eaux).
  8. Grant et Ainsworth désignent Kalaï-Kerari comme lieu de l’assassinat de Schulz ; le témoignage de Grant, missionnaire méthodiste, qui est arrivé à Ourmiah peu de temps après l’assassinat de Schulz doit être d’un grand poids (Grant ; the Nestorians, chap. ix. Ainsworth, ii, 294).

    Ritter donne, Erdkunde, ix, 647, les environs d’Arza-Atis à quelques heures plus au Sud, comme lieu probable du crime. Cf. H. Willock’s letter, March 1834, in the journal of the Royal Asiatic Society. London, 1834, 8, no 1. p. 134−137.)

  9. Binder donne 3 200. Nos baromètres marquent 2 780.
  10. Binder en a une excellente photographie, p. 127.
  11. Koschâb, en persan « bonne eau ».
  12. Barb, dreiunddreissig kurdische Fürstengeschlechter, 22. Jaubert dit avoir passé à Mahmoudiyeh en allant d’Erdschek à Kotoûr ; Koschâb, dit-il, reste à 7 lieues à droite. Il donne donc probablement le nom de Mahmoudiyeh au village de Mollah-Hassân qui se trouve effectivement sur le chemin de Kotoûr ; il n’aura sans doute jamais passé au vrai Mahmoudiyeh qui n’est autre que Koschâb. Jaubert, chap. xl, 318.