Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-25

Université catholique d’Amérique (p. 453-469).

CHAPITRE XXV


BAGHDAD


Baghdad, sa fondation, son histoire ; Houlagou ; Timour-leng ; la domination turque. Les bazars ; les murailles, histoire de leur destruction. La mission des Carmes ; le P. Marie-Joseph ; le couvent. Les Serdâbs. L’Église des Carmes. La nouvelle législation turque sur les fouilles ; les antiquités babyloniennes, contrats, cylindres de fondation. Les Juifs de Baghdad et les questions de change. La question de notre retour en Europe ; nous nous décidons pour la route de Bassorah et des Indes. Nous congédions Guégou. Renseignements divers ; la maladie de la peur ; traitement des rhumatismes au pétrole. Remède arabe contre le cancer. Le bouton de Baghdad. Le palmier..

Au seul nom de Baghdad l’imagination se représente la glorieuse ville des Khalifes dans sa gloire et ses richesses. Hélas ! ici aussi tout n’est plus qu’un souvenir et des palais de Haroûn-al-Raschid il n’est pas resté pierre sur pierre. Depuis les Khalifes, la ville a même changé de place ; ce qui n’était qu’un faubourg sur la rive gauche du fleuve, est devenu la Baghdad d’aujourd’hui et l’ancienne ville de la rive droite a été remplacée par le pauvre faubourg de Karchiaka. Au-delà, isolé dans la campagne, le tombeau de Zobéide, l’épouse préférée d’Haroûn a seul défié le temps et les destructeurs.

Al-Mansor, le second des Abbassides, fonda Baghdad vers 765. Devenue capitale de l’empire arabe, Baghdad suivit toutes les vicissitudes de la fortune des Khalifes. Arrivée à une splendeur dont les historiens arabes nous ont laissé des descriptions enthousiastes, elle compta, dit-on, deux millions d’habitants (? ?) En 1258, le terrible Mogol Houlagou, héritier de Djenghis-Khân, anéantissait le pouvoir des Khalifes et réduisait la ville en cendres.

Les avantages géographiques, qui dans un si petit rayon, avaient successivement amené la prospérité de Babylone, Séleucie, Ctésiphon et Baghdad, permirent à cette dernière de se relever de ses ruines ; mais ce n’était qu’une trêve ; et en 1401 Timour-leng semait de nouveau la dévastation dans ses murs. Aucune personne de marque ne fut alors épargnée, et, quand l’horrible massacre fut achevé, le conquérant fit ramasser les têtes de ses 90 000 victimes et en érigea de sanglants trophées en forme de tours.

Baghdad se releva néanmoins, mais lentement, car elle devint bientôt un enjeu terriblement disputé entre la Turquie et la Perse. La Turquie n’en devint définitivement maîtresse qu’en 1638.

La domination turque ne fut longtemps que nominale. Le Pachalîk de Baghdad, qui s’étendait de Bassorah jusqu’à Orfah, de Scheikrezour jusqu’à Babylone, comprenait ainsi une aire très vaste et fertile. Se trouvant à l’extrémité de l’Empire ottoman, le Pacha ne pouvait guère être contrôlé par la Porte ; à même de mettre sur pied plus de 50 000 hommes de guerre, il était un vassal dangereux. Aussi bien, sa dépendance le gênait-elle fort peu ; il allait même jusqu’à prendre le titre de Khalife. La Porte n’avait guère qu’un moyen de mettre à la raison les Pachas trop dangereux : le poignard ou le poison.

Baghdad n’est devenue entièrement turque (politiquement parlant), que depuis une quarantaine d’années, grâce au démembrement du Pachalîk.

Lors de la conquête turque, la ville comptait à peine 15 000 âmes. Vers 1830, sa population était montée au chiffre de 150 000. Mais en 1831, le choléra emporta en moins de six semaines près des deux tiers des habitants.

À l’heure actuelle on estime très approximativement la population de Baghdad à 100 000 âmes, parmi lesquelles 20 000 Juifs et 3 000 Chrétiens[1] ?

Les rues sont, comme de règle, fort irrégulières et étroites. En revanche, les bazars avec leurs belles avenues voûtées ont grand air. Malheureusement la prospérité semble bien tombée, car un très grand nombre de boutiques sont vides.

Une enceinte de murailles construites en briques, flanquée de belles tours semi-circulaires et protégée par un fossé, décrit, ou plutôt décrivait autour de Baghdad une ligne de défense de près de 14 kilomètres.

Je dis décrivait, car la plus grande partie de ces remparts a disparu d’une façon absolument turque. Un Vali s’était lancé dans de grandes entreprises ; un beau jour, plus d’argent en caisse ; le Vali paye d’abord les créanciers, fonctionnaires, etc. en bons sur le blé, l’avoine et les dattes de la dîme. Quand toutes ces ressources furent épuisées, il eut une idée sublime — apparemment peu du goût des créanciers, mais on n’y regarda pas de si près. — Il se mit à délivrer des bons sur tant et tant de charges de briques des remparts. Il faut croire que le cours de ces bons était très bas et leur circulation formidable, car on n’alla pas de main morte dans ce nouveau genre de payement ! « Se non è vero è ben trovato ! »

La ville ne remplit guère que la moitié de son enceinte ; du haut des tours qui ont échappé aux traites du Vali, Baghdad laissant émerger de sa forêt de palmiers les coupoles et les minarets de ses mosquées où montent toutes les différentes gammes du vert et du bleu, forme au soleil couchant, alors que l’invisible poussière du désert se transforme en nuages dorés, un tableau aux tons les plus délicats.

La ville, quoiqu’extrêmement orientale et franchement arabe au fond, a, sous bien des rapports, un cachet cosmopolite ; des bateaux à vapeur la mettent en relation avec Bassorah, les Indes et l’Europe ; un « Résident anglais » à la solde du gouvernement des Indes y mène grand train ; la France est représentée par un Consul ; la mission des Carmes y occupe une place importante ; les commerçants enfin, sont fortement européanisés.

La mission des Carmes est très ancienne. En 1640 une dame française, Mme de Gué-Bagnols fit une fondation de 66 000 livres pour l’établissement d’un évêché latin à Babylone, sous la condition que le titulaire fut toujours un Français, à la nomination de la Propagande. Le premier évêque fut un Carme déchaussé, le P. Bernard ; après un laborieux séjour à Baghdad, il vint fonder à Paris un établissement destiné au recrutement de sa mission, établissement qui donna son nom à la rue de Babylone et devint plus tard le Séminaire des missions étrangères. Les successeurs du P. Bernard continuèrent son œuvre au milieu des plus grandes difficultés.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
LE COUVENT DES CARMES
à Baghdâd.

En 1825, Mgr Coupperie[2] parvint à fonder une école de garçons et de filles. Ce fut le commencement de la grande œuvre, connue aujourd’hui sous le nom d’École française-arabe. Cette école s’est développée malgré sa pauvreté ; ses bâtiments irréguliers où tous les recoins sont utilisés, disent assez son histoire en même temps qu’ils témoignent de sa popularité. Tous les Baghdadiens parlant français — et ils sont nombreux — ont été élevés à cette école ; beaucoup ont pu, grâce à l’instruction qu’ils y ont reçue, s’élever à des positions honorables.

L’école est divisée en deux branches : une école élémentaire avec trois classes ; et une école moyenne comprenant cinq classes.

Celle-ci vise à l’enseignement secondaire spécial. Son programme comprend : l’étude des langues modernes utiles dans ce pays : Arabe, Français, Anglais, Turc ; celle des mathématiques et de la géographie.

Quand le budget le permettra, on établira un cours supérieur où l’on enseignera la tenue des livres, la géométrie, l’histoire, etc.

Outre la difficulté financière, le plus grand obstacle à l’exécution de ce plan vient du côté des parents qui veulent tuer la poule aux œufs d’or et retirent leurs enfants dès qu’ils sont capables de gagner quelques sous.

L’école compte 152 élèves appartenant à tous les rites chrétiens et quelques Musulmans[3]. Ces élèves sont pleins d’entrain ; le directeur, un alsacien, le P. Polycarpe, organisa une séance littéraire en notre honneur ; et vraiment, sauf une certaine exagération emphatique, les acteurs remplirent parfaitement leurs rôles.

La fanfare de l’école, qui contribue beaucoup à son prestige, se pose presque en rivale de la musique militaire.

J’ajouterai enfin, qu’à l’école tout est gratuit.

Cinq missionnaires Carmes dirigent mission et école, aidés de sept professeurs. C’est fort peu pour la somme de travail qu’il faut fournir.

Un cercle est annexé au couvent des Carmes ; il est très fréquenté par les anciens élèves sur lesquels les missionnaires peuvent exercer ainsi leur salutaire influence.

Le supérieur, le P. Marie-Joseph, Gascon de Gascogne est l’homme entreprenant que rien n’arrête ni ne décourage. Lorsque, il y a plus de 30 ans, il arriva dans la mission, tout y était pauvreté et misère. En peu de temps il en arriva à devenir la cheville ouvrière et s’assimila si parfaitement la langue arabe, que les Musulmans eux-mêmes venaient à ses prédications, pour jouir de son éloquence. Il eut même avec les mollahs des discussions publiques qui firent grand bruit. Nommé supérieur, il se vit bientôt sans subordonnés ; l’âge et la maladie les emportaient l’un après l’autre. Il écrit lettre sur lettre à son général à Rome, le conjurant de lui envoyer des hommes. « Je n’en ai point fut la réponse ; si vous en voulez, venez en chercher. »

Le P. Marie-Joseph prend son supérieur au mot ; pauvre comme Job, il emprunte l’argent nécessaire pour louer un chameau, et seul, avec un Arabe, n’ayant pour provision que son outre d’eau et un sac de dattes, il prend le chemin d’Haleb par le désert. Une première fois des Arabes l’arrêtent pour le dévaliser ; son éloquence le sauve : une autre fois, il parvient à saisir les cordes d’une tente avant d’être vu des Bédouins, et, fort du droit d’hospitalité qu’il acquérait ainsi, se tire d’affaire. Il arrive à Haleb et enfin à Rome auprès de son supérieur qui, étonné et ému de tant d’audace, lui trouve cette fois des hommes[4].

Parmi ces hommes, il ramenait un ancien médecin, le Père Damien, qui devint bientôt la providence de tous les malheureux. Rien n’est touchant comme de voir le respect que chacun témoigne à cet humble religieux ; chaque jour on fait queue à la porte de sa salle de consultation.

Le couvent des Carmes est de pur style arabe : maison rectangulaire dont toutes les chambres ouvrent sur une cour intérieure plantée de palmiers. Tout est fort simple ; mais les piliers en bois, supportant les galeries qui courent tout autour de la cour, ont de jolis chapiteaux arabes ; les portes et les fenêtres ont des encadrements gracieux, formés uniquement de briques disposées suivant différents dessins géométriques.

Enfin le couvent a ses serdâbs. — Le serdâb est une des particularités de Baghdad. En été, la chaleur sèche, et par conséquent assez saine, est effrayante. Grâce à la sécheresse parfaite de l’atmosphère on a pu, sans prendre la moindre précaution, passer la nuit sur les terrasses. Au jour, l’on rentre dans les appartements ; mais vers dix heures la température y est insoutenable ; c’est alors qu’on a recours au serdâb.

C’est un appartement en sous-sol, une cave plus ou moins élégante. Dans une maison bien organisée on a jusqu’à deux et trois serdâbs, s’enfonçant de plus en plus dans le sol, par conséquent de plus en plus frais. Dès dix heures, tous les habitants s’installent dans le premier serdâb. À mesure que la chaleur du jour augmente, ils s’enfoncent davantage dans leurs souterrains pour les quitter vers le soir par un mouvement correspondant de progression rétrograde. On arrive ainsi, paraît-il, à supporter assez bien les étés de Baghdad.

Les serdâbs des Carmes sont fort beaux ; les voûtes sont en un endroit absolument planes ; ailleurs, toujours très surbaissées, et construites en briques, disposées en facettes élégantes. Ce travail difficile est fait par des ouvriers qui n’ont aucune connaissance technique.

L’église des Carmes qui doit en même temps servir de cathédrale à l’évêque de Babylone[5], est la plus belle de Baghdad ; elle est l’œuvre du Père Marie-Joseph. La décoration intérieure laisse à désirer au point de vue du goût ; mais la coupole qui s’élève à près de 36 mètres de hauteur, est, pour le pays un fort bel ouvrage. Elle a été construite (comme, parait-il, toutes les coupoles du pays) sans le moindre échafaudage. À mesure qu’une brique est posée suivant l’inclinaison voulue, un enfant la maintient quelques instants avec les mains ; le mortier, grâce à la sécheresse de l’atmosphère, durcit presque instantanément et l’on peut continuer sans interruption le travail. N’ayant pas vu travailler ainsi sous mes yeux, j’étais d’abord fort enclin au scepticisme ; mais la chose m’a été si positivement affirmée par les gens les plus sérieux que je l’enregistre ici sans commentaires.

Nous fîmes à Baghdad la connaissance de Sa Béatitude le patriarche chaldéen Mgr Élias Abolianan. C’est un homme encore dans la force de l’âge, de belle stature et de manières distinguées. Sa conversation est très intéressante ; mais on sent à la réserve dans laquelle il se tient tout d’abord, qu’il est habitué à rencontrer dans son ministère de grandes difficultés. Actuellement la question des dissidents le préoccupe beaucoup[6]. Au bout de quelques jours il s’ouvrit beaucoup plus avec nous, et nous quittâmes Baghdad charmés de son accueil.

Le Consul de France M. de Sarzec est absent ; les affaires du consulat sont expédiées par son suppléant, M. Poignon.

Assyriologue distingué, M. Poignon est tout désigné pour le poste de Consul à Baghdad[7], et il y rendra les plus grands services à la science. Malheureusement la belle période pour les fouilles est passée. Poussée par un sentiment d’émulation ou de jalousie, la Turquie a décrété que désormais les explorateurs auxquels un firman permettrait de faire des fouilles, n’auraient plus la permission d’emporter en Europe les objets découverts par eux. Ils pourront en prendre des moulages, mais les originaux devront être transportés au musée de Constantinople.

Nous avons vu ce musée au Vieux Sérail ; le commencement en a été bon ; mais maintenant les bâtiments ne suffisent plus ; l’argent manque pour en construire de nouveaux, et les envois les plus récents gisent pêle-mêle dans les cours, fort exposés à se détériorer et à se perdre.

Au demeurant la loi n’a, dans la pratique, que partiellement restreint l’exportation d’antiquités. Dans certains cas on a fait un compromis avec le gouvernement, lui abandonnant les objets en apparence les plus importants, c’est-à-dire les plus gros, et emportant le reste ; dans d’autres cas, et c’est l’ordinaire, tout se réduit à une question de bakschîch. Les Anglais surtout ont la partie belle. Leur Résident a une canonnière attachée à son service et dernièrement elle a transporté en fraude une pleine cargaison d’antiquités.

M. Poignon nous fut d’un grand secours pour l’achat d’antiquités babyloniennes. L’art de la contrefaçon a atteint ici la perfection. L’Oriental, extrêmement habile et patient, réussit d’une manière surprenante à faire des faux ou à reproduire sur moulages des pièces authentiques ; et il faut toute la pratique de M. Poignon pour ne pas s’y laisser prendre.

Nous pûmes ainsi acheter un assez grand nombre de contrats notariés, dont quelques-uns ont 3 000 ans d’âge. Ces contrats sont faits sur briques rectangulaires des dimensions les plus variables. L’acte était gravé au poinçon sur la brique crue — opération que la nature des caractères cunéiformes rendait très facile ; les témoins apposaient sur la tranche de la tablette l’empreinte de leur sceau s’ils en avaient un, l’empreinte de leur pouce s’ils étaient trop pauvres pour avoir un cachet en pierre dure ; puis l’acte était soumis à l’action du feu. Cette première opération terminée, on retirait du four le gâteau durci comme la brique, on l’enveloppait d’une mince couche d’argile molle et l’on répétait sur cette enveloppe extérieure le contenu du contrat avec les mêmes formalités ; après quoi le monument subissait une seconde cuisson. Les contrats étaient donc ainsi rédigés en double ; un texte invisible et inaltérable, soit par la fraude, soit par une cause accidentelle, et un texte extérieur auquel les parties pouvaient toujours avoir recours. S’il survenait contestation, altération, ou soupçon relativement au libellé de l’acte, le juge brisait la première enveloppe, et l’on pouvait ainsi se reporter au texte intérieur qui n’avait pu être atteint par des modifications ou des surcharges de quelque nature qu’elles fussent.

Pour les textes racontant des faits historiques ou rapportant la fondation de temples ou de palais, on se servait généralement de cylindres de terre cuite ayant la forme de petits barils ; ils étaient déposés dans une cavité ou cachette ménagée dans le mur de fondation des édifices et c’est là que les explorateurs les retrouvent presque à coup sûr[8].

On nous apporta l’un de ces cylindres, admirablement conservé. M. Poignon y reconnut de suite un texte des plus importants ; il ne pouvait y avoir de faux ; il était impossible de trouver le moindre indice de moulage ; cependant comment s’expliquer qu’une pièce de cette valeur (on nous en demandait 100 Livres turques), n’eût jamais été présentée au Consulat ? Enfin, à force de chercher, M. Poignon retrouva le texte intégral dans Rawlinson ! C’était bien en effet un moulage d’une perfection absolue ; mais sans le texte de Rawlinson, il eut été impossible de n’y être pas pris. Le marchand, mis au pied du mur, avoua en riant sa manœuvre ; à titre de curiosité nous achetâmes ce baril pour le vingtième du prix demandé.

J’ai dit que Baghdad compte une population de 20 000 Juifs. Faut-il s’étonner alors que les questions de change, si agaçantes dans toute la Turquie, deviennent ici un problème insoluble ?

Gouverneurs et Juifs s’entendent comme larrons en foire ; au lieu d’une bourse sur les valeurs, on a une bourse sur les monnaies. Le médjidié au lieu de 20 piastres en vaut ici 19 ; le quart de médjidié n’en vaut que 3, encore ne l’accepte-t-on pas toujours. On prétend que cette dépréciation de l’argent est causée par la rareté de l’or, et que pour la pièce du quart de médjidié, elle est justifiée par son mauvais titre. La monnaie de cuivre a son cours ordinaire. Il circule de plus quantité de monnaies persanes sans compter les roupies indiennes.

Cette dépréciation de l’argent forme la base des jeux de bourse. (Il faut remarquer que le billet de banque est chose inconnue à Baghdad.) Les Juifs monopolisent successivement sur le marché toutes les pièces d’une même espèce, jusqu’à ce que leur rareté en ait fait remonter le taux. À ce moment, ils les mettent de nouveau en circulation ; comme les fluctuations de taux ne sont pas réglées à une véritable bourse, elles se produisent assez lentement, et les fils d’Israël ont le temps d’écouler tout leur stock avant qu’il ne soit déprécié — le tour est joué. Mais pendant la rareté des pièces sur lesquelles on opérait, les autres ont subi par réaction une certaine dépréciation, et, au moment où les joueurs réalisent leur stock, ils s’entendent pour se pourvoir immédiatement d’autres pièces d’un type donné qui sont à la baisse, et sur lesquelles ils commenceront immédiatement une nouvelle opération d’accaparement.

Ces jeux réussissent surtout sur les monnaies étrangères, roupies des Indes ou krâns persans.

Les roupies sont en ce moment en baisse de 25 %. Sous prétexte de faire rentrer l’or, le Vali a décrété, en Juillet 1888, que la roupie au lieu de valoir 11 piastres bonnes[9] n’en vaudrait plus que 7½, donnant à son ordonnance la sanction de la prison. Il a, suivant le terme arabe, cassé la roupie (de fait, on brise, paraît-il, les roupies introduites après l’ordonnance).

On me donna encore mille explications auxquelles je n’ai compris goutte.

Il s’agit maintenant pour nous de prendre le chemin le plus direct pour rentrer en Europe.

Théoriquement nous avons le choix entre trois routes : nous pouvons regagner Môsoul et de là, par Diarbekr et Halep, aboutir à Alexandrette ; mais en plein hiver, ce voyage est à peine possible. Gagner directement Damas par le désert, n’est pas davantage faisable en cette saison ; aucune caravane ne partira, d’ici longtemps ; et comme les Arabes sont « en froid » avec le gouvernement, des voyageurs isolés seraient exposés à de grands dangers. Il ne nous reste donc qu’une chose à faire : gagner Bassorah et là nous embarquer sur un paquebot anglais qui touchera aux Indes et nous mènera à Suez ; outre la sécurité, nous avons encore l’avantage de gagner du temps.

Mais il faut alors nous séparer de Guégou. Ce brave bandit est devenu notre meilleur ami, et c’est le cœur gros que nous lui disons adieu. Nous récompensons très largement ses services ; quand après un long voyage à travers le Kurdistan perse, il aura regagné son pays, puisse-t-il y faire longtemps figure comme Agha de Tcharra[10] !

Mais Guégou en vrai brigand est dépensier et se défie de lui ; il nous demande de faire tenir directement son argent aux missionnaires de Khosrâva, craignant de n’en pas rapporter une piastre, s’il l’empoche aujourd’hui. Nous nous procurons aussitôt une traite sur Tebriz et expliquons à notre brigand comme quoi, confiée à la poste, elle arrivera à Khosrâva bien avant lui. Mais ici se place un incident typique. Nous montrons la traite à Guégou ; à peine l’a-t-il prise en mains, voici sa figure qui s’allonge — il balbutie des paroles inintelligibles d’où ressort cependant une chose : il n’est pas satisfait… Guégou, l’homme si honnête et si dévoué voudrait-il nous exploiter !


Guégou-Chaoûdi.

Parbleu, dis-je tout à coup à Hyvernat, nous avons été des imbéciles ; cette traite représentât-elle cent mille francs, elle n’est pour Guégou qu’un morceau de papier qui ne vaut pas même une piastre ! Si nous voulons le satisfaire, il faut lui compter une à une les pièces d’or dans une main et lui mettre la traite dans l’autre. Il comprendra alors l’opération. »

Nous appliquons le procédé ; succès complet ! La moitié des pièces d’or destinées à Guégou n’avait pas encore glissé dans sa main que son front se déridait, et que, de mécontent il devenait un homme ravi ! Ayant vu et palpé son or, la traite prenait désormais à ses yeux sa vraie valeur.

Nous lui donnons encore le plus clair de nos défroques les plus belliqueuses, et congédions ainsi, bien nanti et content, cet inappréciable compagnon de voyage qui était devenu pour nous un véritable ami.

Tout en faisant nos malles, nous recevons quantités de visites qui nous apprennent encore plusieurs détails intéressants.

La maladie de la peur est aussi commune à Baghdad qu’à Môsoul. On l’appelle ici Fezzat. Ses symptômes sont les mêmes : faiblesse subite, grande inappétence ; véritable désagrégation et décomposition du sang. Les Européens eux-mêmes y sont sujets, quoique moins facilement que les indigènes. Un jeune homme qui avait été dévalisé par les Kurdes, à peine rentré à Baghdad, mourut de peur.

Comme à Môsoul, on cherche à guérir la peur par la peur ; mais on emploie aussi un remède arabe : il consiste en une mixture de ruta, de vin et d’urine d’enfant, que le malade doit avaler à intervalles fixes pendant trois ou quatre jours !

Les rhumatismes musculaires, lumbagos, sciatiques, se guérissent au pétrole. Pendant trois jours le malade boit, à jeun, au moment de se coucher, une cuillerée à soupe de pétrole. Le Père Marie-Joseph qui faillit mourir de rhumatismes, fut sauvé de la sorte. Trois heures après avoir pris la première cuillerée, il sentait déjà un mieux sensible.

Les Arabes prétendent guérir le cancer par le remède suivant : on prend des tiques de chiens (en arabe tabo) lorsqu’elles sont gorgées de sang ; on les pile dans un mortier en y mélangeant une petite quantité de lait, de manière à former un cataplasme gluant. Si le cataplasme prend, le malade est sauvé ; le cataplasme reste collé solidement à la plaie et ne tombe qu’à la guérison. L’on compose parfois un remède analogue en prenant des mouches et du miel.

Le Père Damien ne pense pas que ces remèdes puissent guérir le véritable cancer ; mais leur efficacité est incontestable pour les ulcères malins.

Le mal le plus répandu et le plus désagréable dans ces pays, c’est le bouton de Baghdad ; ailleurs il s’appelle bouton d’Haleb, rose de Diarbekr. Il se forme d’abord sur la peau un point blanchâtre légèrement douloureux, qui prend bientôt les dimensions d’un gros clou, sans causer pourtant de fortes douleurs. Le bouton met exactement douze mois à se développer, suppurer et disparaître. Le plus ennuyeux de l’affaire, c’est qu’il n’existe qu’un seul remède, la patience. Tout au plus peut-on laver à l’eau fraîche l’endroit atteint ; mais tous les autres remèdes ont les conséquences les plus désagréables. Tourmente-t-on un bouton, il s’en forme immédiatement un autre ; plus souvent encore, pour se venger, le bouton se transforme en bouton femelle ; celui-ci se multiplie à l’infini et par ses agacements épuise le malade. Des médecins européens se sont livrés aux études les plus minutieuses ; mais jamais, je crois, l’on n’a bien pu déterminer la nature de ce mal, ni surtout lui trouver aucun remède.

Un des missionnaires avait au moment de notre arrivée trois boutons ; l’un d’entre eux qui lui défigurait complètement une oreille, était à son douzième mois ; le Père crut pouvoir, par égard pour nous, cacher le vilain aspect de sa plaie en la couvrant d’un simple taffetas — le lendemain un autre bouton lui poussait au genou.

Les gens du pays ont presque tous au visage des cicatrices parfois fort laides ; car, pour la plupart, ils ont eu le bouton dans leur enfance, et chez les enfants, il s’attaque presque toujours à la figure. Naturellement ces pauvres petits n’ont garde de laisser en repos leur hôte incommode ; et, en l’irritant, ils l’empêchent de se cicatriser convenablement. Les Européens établis à Baghdad ont rarement le bouton au visage, mais souvent dans le cuir chevelu. Traité avec respect, il disparaît sans presque laisser de traces. Il est à peu près sans exemple qu’un Européen ait demeuré longtemps à Baghdad sans avoir le bouton. Souvent il en reste indemne pendant son séjour à Baghdad pour l’attraper plusieurs années après son retour en Europe. Les médecins européens ne connaissant pas la nature du mal, s’empressent de le traiter avec force remèdes qui produisent à l’envi les effets les plus déplorables.

On a essayé d’expliquer l’origine de ce bouton de mille manières. On a parlé de l’eau ; mais, pour ne prendre que les rives du Tigre, tout le monde y boit l’eau du fleuve ; or le bouton est inconnu dans certains villages construits tout au bord de l’eau. Je serais porté à croire que les dattes sont la cause ou le véhicule de ce mal. On prétend que le bouton se déclare surtout à la saison de leur cueillette. La datte forme, à ce moment-là surtout, la nourriture presqu’exclusive des indigènes ; or, bien que la datte soit en elle-même une excellente nourriture, elle contient une trop forte proportion de sucre ; à la longue elle irrite et fatigue.

Ce que la datte est pour la nourriture de l’Arabe, le palmier l’est pour ses usages domestiques, et à Baghdad l’on peut déjà comprendre le rôle immense qu’il joue dans le pays. Les kouffehs sont faits de fibres de palmier tressées et enduites de bitume. Les bois de lit, chaises, diwans, berceaux, cages ; bref, tout l’ameublement des maisons est fait avec les nervures médianes des feuilles de palmier. Elles sont fort légères, relativement flexibles, très difficiles à fendre et d’une très grande résistance. Le tronc du palmier sert de poutres ; mais celles-ci se gâtent, paraît-il, assez rapidement et ont le grand inconvénient d’offrir à la vermine un excellent asile.

Je ne parle que de l’arbre, et sans doute j’ignore encore beaucoup de ses usages. Je crois que les fibres de son tronc (monocotylédone) fournissent des tissus grossiers. Quant à son fruit que je viens de citer, on ne peut séparer l’idée de pays arabe de l’idée de datte.



H. Hyvernat.

  1. En 1889 le choléra exerça de grands ravages à Baghdad. Les Chrétiens qui avaient eu la précaution d’aller camper au désert ne perdirent guère qu’une centaine des leurs. On évalue le nombre des morts à plus de 10 000. À Bassorah et à Hilleh le fléau a fait proportionnellement plus de ravages.

    Les chiffres suivants pourront donner une idée de l’approximation de la plupart des données statistiques en Orient. J’indique pour Baghdad le chiffre de 100 000 âmes d’après le témoignage d’un notable. Élisée Reclus, Géogr. ix. 439 ne donne que 80 000. Enfin un statisticien de Baghdad me fournit les chiffres suivants :

    Musulmans
    176 000
    Israélites
    47 000
    Chétiens catholiques.
    Latins
    600
    Chaldéens
    1 500
    Syriens
    1 200
    Grecs et Arméniens
    1 000
    4 300
    Arméniens-Grégoriens
    2 500
    Grecs, Protestants, etc.
    200
    2 700
    7 000 7 000
    Total. 230 000

    Il a soin toutefois d’ajouter « Tous ces chiffres sont approximatifs, car il n’y a jamais eu de recensement véridique jusqu’à ce jour ! »

  2. Évêque de Babylone en 1820 ; mort du choléra à Baghdad en 1831.
  3. On ne peut admettre ceux-ci qu’avec de grandes précautions ; la situation des missionnaires est très délicate à leur endroit : aucune propagande n’est possible ; car un Musulman ne peut se convertir sans risquer sa vie ; et une pareille conversion serait en même temps le signal de mort pour la mission. Un Musulman qui a le désir de se convertir est forcément obligé de s’expatrier et de faire son abjuration dans un pays où il est entièrement inconnu. La mission a des devoirs trop tracés envers les Chrétiens pour se risquer vis-à-vis des Musulmans à un apostolat, probablement très peu fécond, et dont les conséquences seraient désastreuses.
  4. Depuis notre passage le P. Marie-Joseph a été éloigné de Baghdad. J’ignore les causes de cette disgrâce ; une querelle de clocher, je crois ; voilà, à mon avis, une mission découronnée.
  5. Actuellement le Délégué Apostolique de Môsoul, Mgr Altmeyer est en même temps évêque de Babylone.
  6. Comme je l’ai dit dans une note précédente, cette question a été depuis heureusement résolue, grâce au zèle habile du Patriarche.
  7. Il fut, en effet, depuis nommé Consul titulaire à Baghdad.
  8. Lenormant et Babelon, v, 140.
  9. On compte ici généralement en piastres mauvaises, à quatre pour la bonne piastre, c’est-à-dire en pièces de dix paras (appelées Kamaris) [La piastre vaut à peu près 0 fr. 227.]
  10. Au moment de livrer cet ouvrage à l’impression, j’apprends que notre pauvre Guégou, usé avant l’âge par toutes ses expéditions aventureuses, a succombé dans les premiers jours de 1891.