Métaphysique et Logique d’Aristote



MÉTAPHYSIQUE
ET
LOGIQUE D’ARISTOTE.

I. — De la Métaphysique d’Aristote, rapport sur le concours ouvert par l’Académie des
Sciences morales, suivi d’une traduction du Ier et XIIe livre de la
Métaphysique, par M. Cousin.
II. — Essai sur la Métaphysique d’Aristote, ouvrage couronné par l’Institut, par Félix
Ravaisson, tom. I.
III. — Examen critique de la Métaphysique d’Aristote, ouvrage couronné par l’Institut, par
M. Michelet de Berlin, 1 vol.
IV. — De la Logique d’Aristote, par J. Barthélemy Saint-Hilaire, mémoire couronné par
l’Institut en 1837, 2 vol.

Platon prépare bien l’esprit à l’étude de la philosophie, parce qu’il affecte l’ame et parce qu’il ébranle l’imagination. Il communique le désir et le goût de la sagesse, et s’il ne lui est pas donné de satisfaire les nobles passions qu’il éveille, il sait, par les émotions du beau nous animer et nous fortifier pour la recherche de la vérité. Cette heureuse puissance explique aussi l’accueil enthousiaste que firent les chrétiens des premiers siècles à l’artiste athénien ; on lui reconnut le mérite de disposer le néophyte à recevoir les propositions théologiques, comme nous lui attribuons celui de conduire l’esprit au seuil même de la véritable science. N’est-ce pas là une nouvelle preuve, si elle était nécessaire, que la théologie et l’ontologie se disputent les mêmes principes et les mêmes vérités ?

Il était naturel et il a été salutaire que la rénovation des études, pour l’histoire de la philosophie, commençât, en France, par Platon, dont nous nous proposons d’examiner dans cette Revue le système, tant avec le secours des argumens et de la traduction de M. Cousin, qu’à l’aide des travaux de Schleiermacher et d’autres savans de l’Allemagne. La vive imagination du brillant traducteur de l’élève de Socrate, se plut à considérer le platonisme comme le représentant le plus illustre du spiritualisme et de la liberté du genre humain, et il en voulut même suivre, dans Proclus, le dénouement tragique. Nous croyons que, dans le cours de ses travaux, M. Cousin a modifié plusieurs de ses premières pensées, à mesure qu’il embrassait davantage l’étendue de la science, et nous mettons au nombre des témoignages de ces heureux développemens l’impulsion qu’il s’est empressé d’imprimer à l’étude du péripatétisme. M. Cousin n’est plus aujourd’hui un platonicien, mais l’historien impartial de toute la philosophie. Il prodigue ses soins à organiser l’histoire entière de la science, tant par ses propres efforts, que par ceux de ses amis et de ses élèves ; voilà une œuvre consciencieuse et forte, vraiment utile à ses contemporains et à sa renommée.

Nous avons esquissé l’an dernier les circonstances historiques au milieu desquelles vécut Aristote, l’ensemble de ses œuvres, et nous avons insisté sur la valeur de ses travaux politiques[1]. Aujourd’hui sa métaphysique et sa logique nous occuperont. Ce n’est pas chose vaine et légère que de sonder les pensées les plus intimes de ce grand homme dont la tradition commence la philosophie moderne, après l’incorporation du platonisme dans la théologie chrétienne. Puis Aristote ne fut pas seulement le docteur de l’église de Jésus-Christ, mais aussi des sectateurs de Mahomet : non-seulement on enseigna sa philosophie à Oxford, à Cologne, à Paris, mais à Damas, à Bagdad, à Cordoue, à Séville. Pendant que, dans l’Inde et dans la Chine, la religion et la philosophie restaient confondues ensemble, Aristote était reconnu pour maître de la pensée et du raisonnement par les deux religions unitaires et déistes qui ont la même origine historique, car toutes deux vont se perdre dans le sein d’Abraham le Chaldéen.

Le premier soin d’Aristote, quand il commence à écrire la Philosophie première, car tel est le titre qu’il destinait au livre qui depuis s’est appelé Métaphysique, est de caractériser les travaux de ses devanciers. Fidèle à la méthode historique dont il est, à vrai dire, le premier auteur, et dont nous avons déjà vu l’application dans le second livre de la Politique, il esquisse l’histoire de la philosophie, depuis Thalès jusqu’à Platon, avec cette simplicité précise et puissante dont Leibnitz et Hegel ont hérité chez les modernes. Les hommes ont un désir naturel de savoir, et le philosophe parmi les hommes est celui qui désire savoir les choses difficiles et peu accessibles à la connaissance humaine, c’est-à-dire les principes et les causes premières. La science des principes, c’est-à-dire la philosophie porta ses premiers regards sur la nature ; Thalès prit l’eau pour principe, Anaximène l’air, Héraclite le feu ; à ces trois élémens Empédocle ajouta la terre ; Anaxagore supposa une infinité de principes auxquels il donna pour origine première l’intelligence suprême. Ainsi même, par la physique, la philosophie, dans ses premiers développemens, aboutissait à la pensée. Dans un autre ordre, les pythagoriciens identifièrent les principes des êtres avec les principes mathématiques et ils firent du nombre l’essence de toutes choses. Après ces différentes philosophies parut Platon.

Ce n’est pas sans un plaisir secret qu’Aristote décompose les élémens dont s’était formée la doctrine de Platon ; il nous le montre se familiarisant, dès sa jeunesse, dans le commerce de Cratyle, avec les opinions d’Héraclite, et y prenant le principe qu’il n’y a pas de science des choses sensibles ; puis à l’école de Socrate, qui s’occupait exclusivement de morale et portait son attention sur les définitions, Platon conçut qu’il fallait appliquer les définitions à un ordre d’êtres à part et non pas aux objets sensibles ; il appela idées ces êtres à part, et enseigna que les choses sensibles existaient en dehors de ces idées et étaient nommées d’après elles. Les pythagoriciens disaient que les êtres étaient à l’imitation des nombres ; Platon se mit à dire qu’ils étaient en participation avec les idées. Ce n’est pas tout ; entre les choses sensibles et les idées, il reconnut les êtres intermédiaires qui sont les choses mathématiques, différentes des choses sensibles en ce qu’elles sont éternelles, et des idées en ce qu’elles admettent un grand nombre de semblables, tandis que toute idée en elle-même a son existence à part. Il fallait Aristote pour faire de la théorie platonicienne une description si exacte : et voilà où en était la science, quand le Stagyrite vint jeter les fondemens de sa philosophie première.

Nous ne ferons pas ici un cours de péripatétisme, et nous renverrons ceux qui sont curieux de ces laborieuses questions, tant aux textes, déjà traduits par M. Cousin, qu’aux travaux critiques de MM. Ravaisson, Michelet et Barthélemy Saint-Hilaire. Désormais on pourra étudier, en France, Aristote avec autant d’exactitude et de profondeur qu’en Allemagne. Aussi c’est justice de relever les mérites de ces expositions aristotéliques, et après avoir rempli ce devoir, il n’y aura pas d’inopportunité à constater l’empire qu’exerce aujourd’hui tant la pensée d’Aristote que la science même de l’esprit humain.

Il est ordinaire que la faculté de concevoir et le talent d’écrire les matières philosophiques, attendent, pour se développer avec force, quelque maturité de l’âge : aussi l’Essai de M. Ravaisson, sur la métaphysique d’Aristote, nous paraît d’autant plus saillant que l’auteur est plus jeune. C’est un début tout-à-fait éclatant, surtout si l’on considère que les sujets traités par l’écrivain appartiennent à ce que la science philosophique a de plus profond et de plus ardu ; car c’est la pensée d’Aristote spéculant sur la pensée elle-même. Nous nous étonnerions moins de voir une ardente imagination tirer du platonisme de brillantes peintures, ou recevoir du mysticisme chrétien d’éloquentes inspirations. Mais il est plus rare d’assister à la lutte victorieuse d’une jeune intelligence, tant avec les problèmes les plus difficiles de la science métaphysique elle-même, qu’avec les formes à la fois si subtiles et si rudes du péripatétisme.

Le premier volume de l’Essai de M. Ravaisson est consacré tout entier à la pensée même du Stagyrite, et il est divisé en trois parties. La première partie trace l’histoire de la métaphysique d’Aristote et en démontre l’authenticité ; la seconde contient l’analyse de la métaphysique elle-même ; la troisième traite ex professo de la métaphysique d’Aristote ; on y voit quel rang tient cette métaphysique dans l’ensemble du système péripatéticien ; on y lit l’histoire même de cette science d’après les données d’Aristote ; enfin le système du Stagyrite, repris en sous-œuvre, est exposé par M. Ravaisson d’une manière complète et lumineuse. Ainsi, préliminaires philologiques et littéraires, analyse du monument même, exposition nouvelle du système, voilà la méthode de l’auteur ; elle est simple et féconde ; tout s’enchaîne d’une manière nécessaire et naturelle, la pensée se déroule avec une logique ferme, et elle arrive au dernier terme de ses conclusions avec le cortége et la force de déductions irrésistibles et triomphantes.

Nous nous arrêterons quelque peu sur la troisième partie de l’Essai de M. Ravaisson ; c’était la plus difficile à traiter ; c’est aussi la meilleure. Je voudrais, en prenant pour guide le jeune philosophe, signaler quelques traits saillans du système d’Aristote. La science a comme la nature son commencement et sa fin, et l’on voit se répéter d’âge en âge la double hiérarchie de la nature et de la science entre leurs premiers principes et leurs fins dernières, qui reposent dans l’éternité. Toute existence réelle a quatre principes, la matière, la forme, la cause motrice, la cause finale. La science des premiers principes est la science de l’être en tant qu’être ; c’est la philosophie première.

Il ne faut pas comprendre dans l’être ce qui n’est que par accident. L’être n’est pas non plus le vrai, car le vrai et le faux n’existent que dans la synthèse de l’entendement.

Il y a dix genres entre lesquels se partagent, en définitive, tous les attributs que l’entendement peut affirmer d’un sujet ; ce sont les catégories ; nous les énumérerons plus loin, quand nous parlerons de la logique.

Toute science suppose trois élémens distinctifs : ce dont elle démontre, ce qu’elle démontre, et ce par quoi elle démontre, le sujet, l’attribut, l’axiome.

Le premier, l’unique objet de la science de l’être, est l’être proprement dit, la substance dont toutes les catégories ne sont que des accidens. L’être ne consiste ni dans les catégories ni dans les genres ; l’être, c’est l’individu.

L’individu est soumis à un changement continuel ; les individus changent, ils sont, mais aussi ils deviennent. En passant d’un état à un état contraire, l’être devient ce qu’il n’était pas, de la puissance il a passé à l’acte : le mouvement est donc la réalisation du possible.

La matière est un terme relatif qui suppose le corrélatif de la forme. La forme est l’être en soi. La matière répond à l’infini. Le mouvement n’a pas sa fin en soi-même ; il finit au repos. Mais le repos lui-même n’est pas la fin, car il n’est que la privation du mouvement ; la fin dernière est l’action.

Le théâtre du mouvement est l’espace : l’étendue est continue ; la continuité suppose l’indivisibilité à l’infini. L’infini n’existe jamais en acte : l’infinité ne consiste que dans la possibilité de passer d’une quantité à une autre. Le temps n’est pas le mouvement ; le mouvement est inégal, le temps est égal. Le temps suit le mouvement, comme le mouvement l’étendue. Le sujet du mouvement ou le mobile est le corps. Mais le mobile ne peut pas de lui-même entrer en acte, et se mettre en mouvement. La mobilité est une puissance passive : pour la porter à l’acte, il faut une puissance active. Dans le mobile est le mouvement ; dans le moteur est l’action.

Mais il y a des choses qui se meuvent elles-mêmes, qui ont en elles et le principe passif, et le principe actif du mouvement. La nature est l’essence ou la forme substantielle de tous ces êtres qui se meuvent eux-mêmes. Le mouvement qui pousse incessamment la matière au développement parfait de ses puissances n’est pas autre chose que la vie. Le principe intérieur du changement, de la chaleur et de la vie, c’est l’ame qui n’est pas le corps, mais qui sans le corps ne saurait être, car elle en est l’acte, car elle est la forme de l’organisme.

Quant à la nature, elle ne se dégage que par degrés des liens de la matière et de la nécessité. La première forme de la vie est la végétation. Le second degré de la vie est le sentiment. Outre les cinq sens, il y a un sens général qui est à la fois leur limite, le terme moyen qui les mesure tous, et qui, à sa plus haute puissance, constitue l’entendement. Le dernier terme de la nature est l’humanité, qui est le résumé de tous les règnes et de toutes les époques.

Le bien de toute chose est sa fin : l’ame est la fin du corps, l’action la fin de l’ame. Le premier de tous les biens est l’exercice de l’activité naturelle de l’ame. Le plaisir le plus pur et en même temps le plus durable est dans la libre action qui distingue l’homme de la bête. Le bien et la félicité n’appartiennent à l’homme même qu’à l’âge où la sensibilité est devenue entendement, à l’âge de la volonté, de la raison, au moment de la perfection et de la maturité de la vie. Pour vivre vraiment, il faut une activité soutenue de l’ame. L’ame se plaît dans l’action ; plus elle agit, plus elle désire agir. Seule, l’ame ajoute à la nature, et se donne à elle-même les formes supérieures de la science, de l’art et de la vertu. Mais on oublie la science, même l’art ; la vertu ne craint pas l’oubli.

Le bien moral est le milieu entre deux excès ; mais il n’est pas seulement un milieu, il est le bien. L’apprentissage de la vertu est l’action ; la pratique ne s’explique pas par les abstractions de l’entendement. La nature, l’habitude, la raison, voilà les trois degrés nécessaires à l’homme.

Au-dessus de la vertu morale s’élève la vertu de l’entendement. Les vertus morales ont besoin d’être régies par l’intelligence qui prescrit et gouverne, la vertu architectonique de la sagesse pratique, la prudence, φρόνησις.

Cependant l’exercice de la prudence n’est pas le dernier degré de la vie et de l’activité. Au-dessus de la prudence il y a encore la sagesse, qui est la perfection absolue de l’activité de l’ame et qui, s’élevant au-dessus de la vie morale et politique, applique la spéculation à l’être nécessaire et simple, à Dieu. La spéculation veut une raison supérieure à l’humanité, une raison divine comme son objet même, et la fin dernière de la nature est l’action parfaite de la pensée pure dans l’unité absolue de la spéculation. Ainsi la vie animale, la vie humaine ou civile, la vie divine, voilà les trois développemens de l’ame.

La nature et la pensée, le mouvement et la spéculation, le temps et la logique, se développent par une marche parallèle et contraire. La science et la nature forment deux systèmes distincts, semblables, mais opposés ; l’ordre des temps est l’inverse de l’ordre logique, et la fin de la nature est le principe de la pensée.

Le mouvement est éternel, et l’éternité du mouvement suppose l’éternité d’un premier moteur qui ne fait que mouvoir, et ne peut être lui-même en mouvement. Le premier moteur n’est point une ame du monde ; c’est un principe supérieur au monde, séparé de la matière, étranger au changement et au temps, et qui enveloppe les choses, sans se reposer sur elles, de son éternelle action.

Le monde est une sphère qui accomplit autour de son centre immobile un mouvement éternel de révolution. Dans le monde terrestre la nature ne peut arriver à la continuité du monde céleste. Elle ne peut obtenir la perpétuité de l’existence dans l’individu ; elle l’obtient dans l’espèce.

Le premier moteur touche le monde et n’en est pas touché. La cause première ne donne le mouvement au monde que par le désir qu’elle lui inspire, et elle touche le monde par elle-même, sans intermédiaire ; elle est un objet aimé. Le bien suprême s’aime et se pense dans la nature, et comme un père qui se contemple dans son fils, il embrasse le monde dans un acte éternel d’amour.

Le premier principe est l’intelligence et l’intelligible tout à la fois : le premier principe est un être vivant, éternel, parfait, ζῶον, ἀίδιον, ἄριστον, heureux par l’action même. Dieu n’a pas besoin d’amis, parce que la pensée n’a besoin d’aucune chose qui lui soit étrangère. Il n’y a rien dans l’intelligence spéculative ou absolue, que l’action de la pensée qui se pense elle-même, sans changement comme sans repos, et la pensée véritable est la pensée de la pensée.

L’entendement est une puissance passive qui peut prendre toutes les formes, recevoir toutes les idées. L’intelligence absolue est l’activité créatrice. La vertu n’est que l’instrument de la pensée absolue. L’entendement, lié à l’ame comme l’ame au corps, se multiplie avec les individus et périt avec eux : l’intelligence absolue laisse retomber les ames avec les corps dans le néant d’où ils sortirent ensemble.

Le monde a son bien et sa fin en lui et hors de lui, comme le bien d’une armée est dans son ordre et par son chef. Le mal n’est pas un principe, et le monde n’est pas partagé entre deux principes contraires : le mal a sa source dans la puissance, et il ne se manifeste que dans le développement de l’opposition qu’elle renferme. Sans cesse le mal est vaincu par le bien, et le monde, tel qu’il est, est le meilleur des mondes possibles.

Dieu ne descend pas à gouverner les choses ; à la nature appartient l’architectonique du monde ; c’est elle qui tire le meilleur du possible. La nature tend au bien sous l’immédiate influence d’un désir nécessaire. Le bien se trouve à lui-même sa cause efficiente, et ce bien, c’est la pensée de la pensée.

Voilà quelques-unes des faces de la conception péripatéticienne dont il faut aller chercher l’ensemble dans le livre de M. Ravaisson, où elle se développe avec une attrayante lucidité. C’est peut-être la première fois que la pensée d’Aristote, si souvent traduite et commentée, se fait lire avec un charme presque littéraire ; on dirait une chaleur vivifiante qui circule à travers les abstractions, mais sans les dénaturer par de fausses couleurs ; si la forme est élégante, elle n’est employée qu’à mieux mettre en lumière la profondeur et la majesté du fond. Le seul reproche qu’on pourrait adresser au jeune écrivain serait d’avoir dépassé les limites du système métaphysique même, et d’avoir poussé de nombreuses excursions dans la logique, la physique et la politique d’Aristote. Cette abondance fait perdre quelquefois au livre le caractère d’une monographie, et au lecteur l’intuition directe de la métaphysique pure. Quelques phrases, heureusement en petit nombre, manquent de la précision habituelle à l’auteur : enfin quelques mots, comme aveugle où il aurait fallu écrire nécessaire, comme coutume où l’expression juste était habitude, ne répondent pas toujours à toutes les exigences de la pensée. Voilà de bien petites taches dans un tissu aussi éclatant et aussi solide.

M. Ravaisson nous doit encore le second volume de son Essai, où il tracera l’histoire de l’influence de la métaphysique péripatéticienne sur l’esprit humain, et de ses diverses fortunes pendant plus de vingt siècles : il se propose de conclure en appréciant la valeur de cette grande doctrine, et en déterminant le rôle qu’elle est appelée à jouer encore dans la philosophie. Il doit trouver dans ce beau sujet tout ensemble un aiguillon et un emploi pour son talent, et nous désirons que sans rien précipiter il ne nous fasse pas trop attendre ce complément essentiel de son Essai. Nous souhaitons aussi qu’il donne un libre cours à sa vocation, qui l’appelle incontestablement au culte de la philosophie, et qu’il reste fidèle à la religion de la pensée, sans permettre à certaines circonstances de devenir des séductions ou des obstacles, surtout à cet âge décisif où l’on sème pour l’avenir. Il y a dix années dans la vie de l’homme, de vingt à trente, ou de vingt-cinq à trente-cinq, qui sont peut-être les plus précieuses entre toutes, car elles portent en elles ce que doivent développer celles qui suivront. L’esprit ne devient que ce qu’il s’est préparé à devenir, et c’est la volonté qui arrache à l’intelligence ses plus fertiles moissons.

L’Examen Critique de M. Michelet, de Berlin, se recommande par d’autres qualités que l’Essai de M. Ravaisson ; mais il n’est pas moins nécessaire à l’étude approfondie de la pensée d’Aristote. L’auteur tient un rang distingué dans l’école de Hegel, dans cette école dont le chef fut si grand, et dont les principaux disciples cultivent avec gloire les diverses parties de la science humaine. Il appartient aussi, par son origine, à l’ancienne colonie française que Berlin accueillit lors de la révocation de l’édit de Nantes, et qui a su répondre aux bienfaits de sa patrie adoptive par des traditions héréditaires de travail, de savoir et de talent. Dans sa préface, l’auteur dit qu’issu de Français, il a conservé, pour le pays de ses ancêtres, l’affection due à une première patrie, et il se recommande à notre indulgence pour avoir osé répondre à l’appel de l’Institut. Le prix que lui a décerné l’Académie a dû prouver à l’auteur qu’il n’avait besoin que de justice, et c’est un devoir pour la critique de signaler l’insigne valeur de l’ouvrage couronné. L’école de Hegel ne pouvait pas rester silencieuse dans un concours ouvert sur la métaphysique d’Aristote ; il y a trop d’affinités entre les deux systèmes pour que la pensée moderne n’ait pas voulu servir d’illustration à la pensée antique, et Berlin devait une réponse à la question scientifique que posait Paris.

M. Michelet a divisé son Examen en cinq chapitres. Le premier expose les différentes hypothèses sur la composition même du livre intitulé Métaphysique, et il donne pour résultat que ses diverses parties sont des ouvrages particuliers qui ont paru isolément sous des titres spéciaux. Le second chapitre contient l’analyse de la Métaphysique même, comme preuve intrinsèque de l’unité du plan et de l’harmonie qui y règne. Le troisième traite de la manière dont il faut se représenter la composition de la Métaphysique d’Aristote ; le quatrième, de l’importance de la Métaphysique et de son autorité dans l’histoire de la philosophie ; le cinquième est consacré à l’appréciation de sa valeur intrinsèque. C’est dans les deux premiers que l’auteur s’est le plus développé, et sa critique, tant philologique que philosophique, s’y montre supérieure. Peut-être le troisième chapitre ne vient-il pas tout-à-fait à sa place ; peut-être eût-il mieux valu traiter de la manière dont composait Aristote avant l’exposition même du système, car cette question littéraire, si intéressante qu’elle soit, perd de son importance aux yeux du lecteur, que le second chapitre a jeté dans les profondeurs même de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, nous trouvons sur la manière dont travaillait Aristote des indications précieuses. « À mesure qu’Aristote, dit M. Michelet, composait un livre sur un sujet particulier, à peu près comme Platon écrivit ses Dialogues, il le publiait toujours, sans attendre que le tout auquel il appartenait fût achevé, mais non sans l’avoir traité dans son rapport avec le tout… Voilà qui explique pourquoi beaucoup d’ouvrages d’Aristote renvoient de l’un à l’autre : un ouvrage qui en cite un autre comme étant déjà écrit est cité à son tour par ce dernier, de sorte qu’ils se supposent réciproquement. » M. Michelet a très bien fait ressortir la supériorité d’Aristote, qui consiste à avoir exploré tous les détails de la science humaine sous l’influence et la lumière de principes dirigeans. Avoir été dans tout spécial et idéaliste, voilà la raison de la grandeur d’Aristote.

Les deux derniers chapitres de M. Michelet de Berlin sont beaucoup plus courts que les autres, mais ils sont substantiels. Nous dirons même que leur rapidité les rend plus clairs, et démontre la science de l’auteur. Il faut connaître à fond l’histoire de la philosophie pour marquer avec une exactitude précise toutes les ressemblances qui dénoncent l’influence d’Aristote. La métaphysique péripatéticienne a d’abord laissé sa trace dans la cosmogonie des stoïciens, pour lesquels la nature n’était que la manifestation de la raison éternelle. L’école d’Alexandrie a pour pierre fondamentale la pensée de la pensée constituant l’essence de Dieu, et Plotin a dit : « Il ne faut pas chercher l’objet de l’intelligence hors d’elle ; la véritable intelligence est toute réalité, et les êtres y trouvent une assiette ferme. » Proclus concorde tant avec Aristote qu’avec Plotin, puisqu’il proclame que tout sort du principe en même temps qu’il y reste ; il sort en tant qu’il est différent, il reste en tant qu’il lui est semblable. Dieu est l’unité inexprimable, la puissance surabondante de toutes choses, et la création complète des êtres. Que dire des Arabes et des scolastiques, que le monde connaît pour les péripatéticiens les plus enthousiastes et les plus fervens ? À l’époque de la renaissance, Giordano Bruno se montre panthéiste-idéaliste à l’école d’Aristote, et il écrit ces lignes : « L’univers est un, infini et immuable ; il conserve son unité tout en se transformant en toutes choses. Tous les êtres de l’univers sont semblables aux différens sens d’un même être organisé ; ils ne sont que la forme extérieure de la même substance. Ce que la nature écrit en caractères extérieurs, la pensée humaine l’écrit en caractères intérieurs. » Après la révolte de Descartes, l’influence d’Aristote reparaît jusque dans l’originalité de Spinosa, dont la substance une et éternelle, avec ses deux attributs, rappelle le principe d’Aristote, que la pensée est identique avec son autre coélément, l’étendue, et que par son contact elle le rend intelligible. Leibnitz était d’avis que la philosophie d’Aristote pouvait et devait être réunie à la philosophie moderne, et pour la construction de son propre système il lui a fait de nombreux emprunts. Ses monades sont-elles autre chose qu’une traduction des formes essentielles d’Aristote, et ne peut-on pas appeler péripatéticien celui qui a tracé ces mots : « Dieu seul est l’unité primitive ou la substance simple et originaire, dont les productions sont toutes les monades créées et dérivées, qui ne naissent et ne se maintiennent, pour ainsi dire, que par des fulgurations continuelles de la divinité. Dieu est donc puissance, parce qu’il est la source des choses ; il est connaissance, parce qu’il renferme toutes les formes ou idées ; il est volonté, parce qu’il change les choses dans le but du mieux ; Dieu est donc, comme le dit Aristote, le premier principe actif de tout l’univers. »

De nos jours Schelling et Hegel portent l’empreinte d’Aristote. M. Michelet estime qu’il y a le même rapport entre Schelling et Aristote qu’entre celui-ci et Spinosa. Les formes sont diverses, mais les résultats identiques. Quant à l’influence d’Aristote sur Hegel, elle fait l’objet du cinquième et dernier chapitre de l’Examen, où l’auteur apprécie la valeur intrinsèque de la pensée d’Aristote. Comme le système de Hegel est le critérium de M. Michelet, il suit que ses opinions sont un miroir fidèle des transformations de la pensée grecque dans la pensée allemande. L’élève de Hegel donne son approbation entière aux principes fondamentaux du péripatétisme : il reconnaît avec le Stagyrite que la pensée n’est plus opposée à la matière, ni le spiritualisme au matérialisme, puisque la matière elle-même n’est qu’une face de la pensée, isolée par l’entendement et considérée comme en étant indépendante. La pensée objective est la raison ; la pensée subjective est l’entendement. Il s’accorde avec lui sur la forme et la matière, sur la virtualité et l’actualité, enfin sur la pensée de la pensée, et sur l’identité de l’idée et de l’être. Les critiques que M. Michelet se permet envers Aristote s’adressent à la méthode du Stagyrite, qu’il estime toute personnelle, toute subjective ; il était réservé à la philosophie moderne, dit l’auteur, de ne pas tuer le contenu par la forme, et d’élever la philosophie à la hauteur d’une science exacte par la découverte d’une méthode qui réalise la véritable démonstration spéculative. Cette méthode, aux yeux de l’auteur, est le système même de Hegel.

Il est incontestable que la métaphysique péripatéticienne reçoit de l’Examen critique de M. Michelet des clartés nouvelles. Dans ses pages, Hegel illumine Aristote, car il est lui-même Aristote transformé ; si on n’accepte pas sa pensée comme vérité absolue, il faut au moins l’admettre comme un excellent commentaire ; et nous devons nous féliciter que, dans une occasion décisive, un Allemand ait manié la langue de Descartes avec une convenance que le succès et l’Institut ont couronnée.

Nous passons de la métaphysique à la logique, et dans cet autre ordre, nous trouvons un nouveau mémoire qui est dû à la plume du traducteur d’Aristote, M. Barthélemy Saint-Hilaire, et qui n’a pas moins de valeur que les travaux de MM. Ravaisson et Michelet ; de manière qu’avec ces trois ouvrages on connaît à fond la structure idéale du péripatétisme. Le livre de M. Barthélemy Saint-Hilaire est à la fois une description exacte de l’Organon, et un morceau d’histoire de la philosophie : quand on a fini de le lire, on sait la logique péripatéticienne et ses destinées dans les évolutions de la pensée humaine depuis les premiers temps où elle fut enseignée jusqu’à nos jours : travail sérieux et profond, qui n’a pu être écrit que par un savant vivant dans l’intimité d’Aristote, et faisant de l’intelligence de ce grand homme le plus cher intérêt de sa vie.

L’Organon, tel que nous le possédons aujourd’hui, se compose de six parties distinctes :


1o Les Catégories, en un livre.

2o L’Hermencia, en un livre.

3o Les premiers Analytiques, en deux livres.

4o Les derniers Analytiques, en deux livres.

5o Les Topiques, en huit livres.

6o Les Réfutations des sophistes, en un livre.


L’authenticité du monument, tant dans son ensemble que dans ses diverses parties, sort, dans le mémoire de M. Barthélemy Saint-Hilaire, victorieuse de toutes les objections qui ont pu lui être opposées, et l’auteur s’estime en droit de conclure que nous possédons aujourd’hui l’Organon tel que le possédait l’antiquité, tel que l’a composé Aristote.

Les catégories qui forment le point de jonction entre la métaphysique et la logique, sont 1o la substance, 2o la quantité, 3o la qualité, 4o la relation, 5o le lieu, 6o le temps, 7o la situation, 8o la manière d’être, 9o l’action, 10o la passion. M. Barthélemy Saint-Hilaire en fait une analyse longue et fidèle qu’il termine par cette judicieuse remarque, qu’en métaphysique les catégories sont les dix genres de l’être, et qu’en logique elles deviennent les élémens possibles d’une définition complète.

L’Hermeneia, ou le traité du langage, sert de lien nécessaire entre les Catégories et les Analytiques, puisqu’il contient la théorie de la proposition, qui est indispensable à la théorie du syllogisme, non-seulement dans son ensemble, mais jusque dans ses détails. L’analytique a pour objet la démonstration et la science démonstrative, et comme la démonstration n’est qu’un long syllogisme, le sujet des premiers Analytiques est la théorie complète du syllogisme dans sa nature et ses modifications. Quand le syllogisme est connu et analysé en lui-même, il reste à montrer quelle en est l’application à la science, et par quelle méthode l’esprit arrive à connaître quelque chose avec certitude ; en d’autres termes, il reste à expliquer ce que c’est que la démonstration, et quels procédés elle emploie. Tel est le sujet du premier livre des derniers Analytiques. Le second livre montre l’usage de la démonstration dans l’acquisition de la connaissance médiate, et explique comment l’intelligence arrive aux principes immédiats fondamentaux, sans lesquels elle ne peut être, et sans lesquels la démonstration ne saurait exister.

Depuis Aristote, la Topique ne fait plus partie de la logique, elle a été comprise dans la rhétorique. Aristote s’y propose de trouver une méthode qui mette en état de raisonner sur toute espèce de sujet, en partant de données probables, et qui apprenne à ne pas se contredire dans le cours de la discussion. Le traité des Réfutations des sophistes est le complément de la Topique : il expose les liens sophistiques et les moyens de les combattre, et il enseigne à donner des solutions vraies et loyales.

Après l’exposition la plus consciencieuse et la plus explicite de l’Organon, M. Barthélemy Saint-Hilaire trace une théorie de la connaissance d’après Aristote ; c’est un bon aperçu du péripatétisme, dans lequel l’auteur s’est attaché à montrer que l’Organon n’était pas du tout isolé, et se rattachait à un système plus vaste. À ce point où nous en sommes du Mémoire, nous savons tout ce qui concerne la logique même d’Aristote, tant dans ses détails que dans ses rapports avec les autres parties du péripatétisme. Maintenant nous arrivons à une démonstration historique d’une haute importance, à savoir qu’avant Aristote il n’y avait pas de logique, et qu’après lui, il n’y a que la sienne, éclaircie, mais non point étendue. Cette démonstration, qui occupe dans l’ouvrage de M. Barthélemy Saint-Hilaire plus de deux cents pages, se fait lire avec le plus vif intérêt, et prouve les connaissances de l’auteur dans l’histoire de la philosophie. Au surplus, c’était l’avis d’Aristote qu’avant lui il n’y avait pas de logique, car il dit expressément à la fin de l’Organon : « Pour la rhétorique, on s’en était occupé dès long-temps, et l’on avait produit beaucoup de travaux. Pour la science du raisonnement, au contraire, nous n’avions rien d’antérieur à nos propres recherches, qui nous ont coûté tant de peine et un temps si long. Si vous reconnaissez que cette science, où tout était ainsi à faire dès la base, n’est pas demeurée trop en arrière des autres sciences, accrues par de successifs labeurs, il ne vous reste à votre tour, ainsi qu’à tous ceux qui viendront à connaître ce traité, qu’à montrer de l’indulgence pour les lacunes de ce travail, et de la reconnaissance pour toutes les découvertes qui y ont été faites. » Qui n’admirerait ce noble orgueil du génie et la mâle franchise avec laquelle Aristote avertit la postérité de la gloire qu’elle lui doit !

La logique existe donc par le fait du maître d’Alexandre. Les stoïciens adoptent la syllogistique tout entière. Les commentateurs grecs et latins s’attachent, pour les expliquer et quelquefois les dénaturer, aux textes péripatéticiens. La logique d’Aristote domine dans les écoles païennes dès la fin du IIe siècle, et c’est elle que l’antiquité transmet au monde moderne. Le christianisme la trouva partout en vigueur, et subit Aristote comme inévitable, en même temps qu’il faisait de Platon presque un père de l’église. Quant aux sectateurs de Mahomet, les premières traductions arabes furent faites sur une traduction syriaque écrite par Jacques d’Edesse au milieu du VIIe siècle, et à partir de ce moment, la logique fut appliquée à la théologie du Coran, comme ailleurs à la Bible et à l’Évangile. La scolastique n’est à vrai dire qu’un long commentaire d’Aristote dont l’église tantôt ignore, tantôt combat la portée, et qui s’impose à l’Europe par l’autorité de l’Université de Paris. À la fin du XIIIe siècle, Aristote était le maître du monde moderne ; le XIVe fut le triomphe d’une subtilité de formes qui ne s’étendit pas moins sur le mysticisme chrétien que sur la scolastique elle-même, et M. Barthélemy Saint-Hilaire n’a pas tort de penser que la logique nuisit beaucoup moins à la théologie que la théologie ne nuisit à la logique. La renaissance du platonisme précipita la décadence de la scolastique ; Luther se mit à détester Aristote non moins que le pape, et sans Mélanchton, le protestantisme rompait avec la pensée péripatéticienne. À Paris, Ramus publia deux ouvrages contre la logique du Stagyrite, qui, par une coïncidence bizarre, essuyait les mêmes assauts que le catholicisme.

Le génie de Bacon s’ajoutant à l’audace de Ramus, la réaction contre Aristote fut complète. Remarquons en passant que par un juste retour M. de Maistre a traité Bacon comme Bacon a traité Aristote. Il faut être juste dans le monde de l’intelligence, car on y laisse sa mémoire et ses œuvres pour répondre de ses opinions et de ses arrêts. Le chapitre que M. Barthélemy Saint-Hilaire a consacré aux diverses tentatives de réforme en logique, depuis Ramus jusqu’à nos jours, renferme des appréciations pleines de justesse sur Descartes, Gassendi, la logique de Port-Royal, Leibnitz, Locke, Condillac et Reid. La conclusion naturelle de cette enquête historique se trouvait dans les travaux de Kant et de Hegel. L’auteur du Mémoire a très bien compris comment, pour le philosophe de Berlin, la logique et l’ontologie ne sont qu’une même chose, et comment le système de Hegel ne détruit pas l’Organon mais l’absorbe et le transforme. Peut-être seulement les expressions qu’il emploie vers la fin de son excursion historique ne concordent pas avec celles dont il s’est servi en la commençant ; car il avait annoncé que la logique d’Aristote n’avait jamais été étendue, mais seulement éclaircie, et il finit par écrire que les travaux de Hegel l’ont agrandie. Mais la contradiction est plutôt dans les mots que dans le fond des choses, et n’ébranle pas cette conclusion que la logique est restée en substance ce que l’avait faite Aristote.

Nous avons sous les yeux quelques autres essais sur le péripatétisme, qu’il ne serait pas équitable de passer sous silence, quoiqu’ils ne puissent être mis sur la même ligne que les travaux de MM. Ravaisson, Michelet et Barthélemy Saint-Hilaire ; ce sont des thèses de jeunes docteurs de l’Université de Paris. La thèse de M. Vacherot sur la théorie des premiers principes selon Aristote ; deux morceaux de M. Jacques, le premier sur Aristote considéré comme historien de la philosophie, le second sur la critique qu’a faite le Stagyrite du système de Platon, une thèse de M. Martin sur la poétique d’Aristote, témoignent tant de l’aptitude de leurs rédacteurs que des fortes études qui se font à Paris pour l’histoire de la philosophie et pour la connaissance du péripatétisme.

Il n’est pas inutile que Paris, au XIXe siècle, renoue avec Aristote, et il importe que le péripatétisme occupe de nouveau l’esprit français. Nous n’avons au surplus ici qu’à invoquer nos souvenirs ; nous pourrions sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, et dans des recoins du quartier latin, éveiller des échos qui nous renverraient les paroles des grands docteurs du XIIe et du XIIIe siècle. Paris a toujours été la ville de la pensée ; toujours aussi il a été l’objet de l’enthousiasme des uns et de la fureur des autres. Des contemporains d’Abailard ont écrit que l’Égypte, Athènes doivent céder la priorité à Paris où on accourt de toutes parts puiser la sagesse terrestre et céleste. Mais aussi d’autres s’écriaient : Ô Paris, ô source de tout mal, ô flèche de l’enfer ! Ne croirions-nous pas assister aux propres débats de notre siècle où l’apothéose et la malédiction s’entrechoquent dans l’air ! C’est une gloire vivace que celle qui, à huit cents ans de distance, retrouve les mêmes louanges et les mêmes injures.

La partie logique du péripatétisme est irrévocablement acquise à l’humanité qui avait débuté par le raisonnement instinctif, et pour laquelle Aristote s’est donné la peine de construire scientifiquement la logique. Sans y songer, nous vivons aujourd’hui sur les bases qu’il a posées, et nous appliquons à la nature et à l’histoire l’éternel syllogisme. La logique, une fois introduite dans le monde chrétien, a dissous le moyen-âge : les emportemens de quelques pères de l’église, d’Épiphane, de Grégoire de Nazianze et, plus tard, de Lactance et de Sidoine Apollinaire, étaient prophétiques. Le plus illustre des catholiques, saint Bernard, avait sondé l’abîme, quand il se glorifiait de ne rien comprendre aux arguties d’Aristote, et cependant il était tellement impossible d’échapper à la logique, qu’au milieu du XIIIe siècle, le légat romain, chargé de reformer l’Université de Paris, autorisait formellement l’étude de l’Organon, en défendant les autres ouvrages d’Aristote. Mais les logiciens ne se montrèrent pas reconnaissans ; ils travaillèrent à la ruine de la théologie. Il y a dans l’Enfer du Dante un passage admirablement propre à faire comprendre la terrible puissance de la logique au moyen-âge, car les grands poètes sont aussi de véridiques historiens. Au vingt-septième chant, Alighieri rencontre, subissant les flammes éternelles, Guido de Montefeltro, qui lui explique que son crime est d’avoir donné de coupables conseils au pape Boniface VIII, ce fléau des vrais chrétiens. Quand je mourus, dit Guido, saint François, dont j’avais embrassé la règle, vint me réclamer ; mais un des chérubins de l’enfer lui disputa mon ame, en lui prouvant, par un argument en forme, qu’elle devait lui appartenir ; il m’emporta en m’apostrophant de cette effroyable ironie :

« Tu non pensavi ch’io loico fossi ! »
« Tu ne pensais pas que je fusse logicien ! »

Il est donc vrai qu’au moyen-âge, la logique fut une arme diabolique, puisque le diable était logicien !

Au dessus de la logique s’élève la métaphysique, c’est-à-dire au-dessus du raisonnement la raison. C’est la science première de l’homme, du monde et de Dieu. Nous pensons que, dans cette haute sphère, les directions imprimées par Aristote seront utiles, tant à notre siècle qu’à ceux qui le suivront. Si Platon a concouru à la formation littéraire et philosophique du christianisme, Aristote sera pour quelque chose dans les tendances religieuses de l’avenir.

Puisque la science tend à transformer le monde, il est nécessaire que l’homme qui a le plus avant pénétré dans l’idée même de la science, dans lequel elle s’est le mieux incarnée, qui a été le plus puissant organe de l’autorité absolue de la pensée, qui a si bien compris la vie de l’homme et de Dieu, en disant que l’être n’est réellement que dans l’individu, et que l’individu n’est ce qu’il est qu’à la condition de l’unité ; il est nécessaire que cet homme n’ait pas encore épuisé son influence sur le genre humain.

L’ame d’Aristote anime l’Europe scientifique ; Paris et Berlin se la partagent pour la transformer et l’agrandir encore. C’est entre la France et l’Allemagne que s’agiteront les destinées philosophiques et religieuses de l’Occident.

La métaphysique et la religion sont deux manières de concevoir et d’exprimer les mêmes idées fondamentales, et Aristote a écrit expressément que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes[2]. La métaphysique et la religion procèdent toutes deux par divination idéale, par hypothèse ; mais il y a cette différence que la métaphysique convie l’humanité à l’examen de ses hypothèses, car la science implique la liberté, tandis que, jusqu’à présent, les religions positives ont appelé crimes la critique, le doute et le dissentiment.

Les religions positives ont droit au plus profond respect ; elles expriment à un certain degré quelques idées et quelques sentimens du genre humain, et aussi elles sont la loi de fait des sociétés. Depuis trois siècles, les conditions de leur existence ont changé ; car il leur faut vivre en face de la liberté de la pensée. Il est désirable que les religions positives aient de plus en plus le sentiment de cette situation nouvelle, parce qu’alors elles travailleront elles-mêmes à se modifier pour se maintenir, et s’épargneront ainsi les cruels avertissemens du temps, qui, suivant l’expression d’un poète, vieillit tout[3].


Lerminier.
  1. Revue des Deux Mondes du 15 août 1837, tom. IX, pag. 585, Politique d’Aristote.
  2. Livre Ier de la Métaphysique, chap. II.
  3. Ἀλλ’ἐϰδιδάσϰει πάθ’ὁ γηράσϰων χρόνος ; Prométhée d’Eschyle.