Méphistophéla et la légende de Faust

Méphistophéla et la légende de Faust
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 635-663).



MÉPHISTOPHÉLA


ET


LA LÉGENDE DE FAUST.





M. Lumley, directeur du Théâtre de la Reine, à Londres, m’avait prié d’écrire un ballet pour la scène qu’il dirige ; c’est pour me conformer à son désir que j’ai composé le poème que voici, qui n’a pas été représenté, — d’abord parce que la saison pour laquelle on l’avait annoncé ayant été remplie par le fabuleux succès du rossignol suédois, toute autre exhibition à ce théâtre devenait superflue, — et puis parce que le maître de ballets, par esprit de corps de ballet sans doute, fit naître avec toute la malveillance imaginable des obstacles et des retards sans fin. Lorsque j’eus le plaisir de remettre à M. Lumley le manuscrit de mon poème, nous causâmes, tout en prenant le thé, de l’esprit de la légende de Faust et de la manière dont je l’avais conçue ; le spirituel impresario m’engagea alors à rédiger les principaux détails de notre conversation, afin d’en enrichir plus tard le libretto qu’il voulait offrir au public le soir de la représentation. C’est encore pour obéir à. cette invitation que j’ai écrit la lettre (qu’on lira plus loin) à M. Lumley sur le Faust historique comme sur le Faust mythique ; je n’ai donné dans cette lettre que des indications insuffisantes, et je ne puis me dispenser de résumer d’abord en peu de mots le résultat de mes recherches pour tout ce qui concerne l’origine et le développement de la légende, de la fable de Faust.

Ce n’est pas, à proprement parler, la légende de Théophile, sénéchal de l’évêque d’Adama en Sicile, mais un vieux drame angle-saxon sur cette légende, qui doit être considéré comme le fondement de la fable de Faust. Dans le poème de Théophile, poème en bas allemand que nous possédons encore, on remarque des archaïsmes saxons ou anglo-saxons, espèces de mots pétrifiés, de locutions fossiles, preuve certaine que ce poème n’est que l’imitation d’un original plus ancien perdu dans le cours des âges. Cet original doit avoir encore existé quelque temps après la conquête de l’Angleterre par les Normands, car il a été manifestement imité par le poète français Rutebeuf, et il a paru au théâtre sous la forme d’un mystère dont M. Charles Magnin a parlé avec détail, il y a sept ans environ, dans le Journal des Savans. Quand le poète anglais Marlowe écrivit son Faust, ce mystère du troubadour Rutebeuf ne lui fut pas inutile ; Marlowe emprunta la légende analogue du sorcier allemand à une vieille histoire de Faust déjà traduite en anglais, et il la revêtit de cette forme dramatique dont l’idée lui était suggérée par le mystère français, connu aussi en Angleterre. Le mystère de Théophile et le vieux livre populaire de Faust sont donc les deux élémens d’où est sorti le drame de Marlowe. Le héros de ce drame n’est plus, comme dans le mystère de Théophile, un personnage hardiment révolté contre les cieux, lequel, séduit par un magicien et pour s’assurer la jouissance des biens de la terre, vend son ame au diable, et doit enfin son salut à la grace de la mère de Dieu, qui va chercher le pacte fatal au fond de l’enfer. Le héros de la pièce est lui-même un magicien ; en lui comme dans le nécromant du livre de Faust se résument les traditions de tous les sorciers qui le précèdent, de tous ces sorciers dont if déploie la science devant les plus illustres compagnies ; et comme tout cela se passe sur un sol protestant, où ne peut marcher la mère de Dieu, la libératrice, — le diable, à la fin du drame, emporte impitoyablement le magicien. Les théâtres de marionnettes qui florissaient à Londres au temps de Shakspeare, et qui s’emparaient aussitôt de toute pièce applaudie sur les grands théâtres, ont dû certainement donner un Faust d’après le modèle de Marlowe, soit en parodiant le drame original d’une manière plus ou moins sérieuse, soit en le façonnant selon leurs besoins, soit même, ce qui est arrivé maintes fois, en le faisant retravailler par l’auteur en personne au point de vue de leur public. C’est ce Faust de marionnettes qui passa d’Angleterre sur le continent, traversa les Pays-Bas, visita en Allemagne les baraques de la foire, et là, traduit en un grossier patois et lesté de bouffonneries du cru, fit les délices des classes inférieures du peuple. Si différentes que soient ces versions, formées dans le cours des siècles par des improvisateurs, ce qu’il y avait d’essentiel pourtant ne subit pas d’altération notable, et c’est à une de ces comédies de marionnettes, jouée à Strasbourg dans quelque coin de rue en présence de Goethe, que le grand poète a emprunté la forme et le fond de son chef-d’œuvre. Cela est surtout visible dans la première édition, dans l’édition fragmentaire du Faust de Goethe ; on n’y trouve ni l’introduction, prise à Sacontala, ni le prologue, composé plus tard à l’imitation du livre de Job ; la simplicité des pièces de marionnettes y est à peine déguisée, et il n’y a aucune raison sérieuse de croire que l’auteur ait connu les vieux livres originaux de Spiess et de Widman.

Tel est le développement de la fable de Faust depuis le mystère de Théophile jusqu’à Goethe, à qui elle doit sa popularité actuelle. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra. Jacob, et Jacob engendra Juda, dans les mains duquel le sceptre restera éternellement. — Dans les lettres comme dans la vie, chaque fils a un père, mais ce père, on ne le connaît pas toujours, et souvent même, tout en le connaissant, on le renie.



ACTE PREMIER


Cabinet d’étude, vaste, voûté, mal éclairé. Style gothique. Le long des murs, des armoires garnies de vieux bouquins, d’instrumens astrologiques et alchimiques, tels que globes terrestre et céleste, configurations planétaires, fourneaux, cornues, tuyaux en verre ; préparations anatomiques, squelettes d’hommes et de bêtes, — et autre attirail hermétique.


Minuit sonne. Près d’une table couverte de livres et d’ustensiles de nécromancie, dans un fauteuil à haut dossier, est assis le docteur Faust. Il est absorbé dans ses méditations. Son costume est celui des docteurs allemands du XVIe siècle. Au bout de quelques instans, il se lève et se dirige d’un pas incertain vers une armoire où se trouve fixé par une chaîne un gros in-folio ; il ouvre la serrure, et dépose sur la table le lourd grimoire qu’il porte avec peine. Ce livre, c’est la Clé des Enfers. L’allure et les mouvemens du savant dénotent un singulier mélange de raideur et de courage, de gaucherie et d’orgueil doctoral. Après avoir allumé quelques flambeaux et tracé des cercles magiques sur le parquet, il ouvre le redoutable volume, et ses gestes expriment le frisson involontaire que lui cause la conjuration infernale. Le cabinet s’obscurcit, des éclairs le sillonnent, le tonnerre gronde, et, du plancher qui s’ouvre avec fracas, se dresse, flamboyant, un tigre rouge. Faust, à cet aspect, ne trahit pas le moindre effroi ; il va droit au monstre enflammé, et d’un regard de mépris semble lui donner l’ordre de disparaître. Aussitôt, en effet, l’apparition rentre sous terre. Évocation nouvelle, éclairs et tonnerre épouvantable ; du parquet béant s’élance un serpent monstrueux, qui se roule, s’agite, se plie et se replie avec rage, vomissant feu et flammes. Faust marche à lui avec dédain ; il hausse les épaules, il rit, il raille l’esprit de l’enfer, impuissant à se présenter sous une forme plus redoutable, et le serpent, à son tour, disparaît sous le sol. Le docteur accomplit de nouveau l’évocation avec un redoublement d’ardeur ; mais cette fois les ténèbres se dissipent tout à coup : des lumières sans nombre éclairent la salle ; au lieu des grondemens du tonnerre, c’est la plus joyeuse musique de danse qui se fait entendre, et de la terre entr’ouverte, comme d’une corbeille de fleurs, sort une danseuse en costume de ballet, une danseuse vêtue de gaze et de tricot, qui voltige çà et là en maintes pirouettes banales.

Faust paraît surpris d’abord que Méphistophélès, l’esprit évoqué, n’ait pu trouver une forme plus infernale que celle d’une danseuse ; il finit cependant par prendre goût à cette riante et gracieuse apparition, et, d’un air compassé, il lui fait une solennelle révérence. Méphistophélès ou, pour mieux dire, Méphistophéla, — c’est ainsi dorénavant que nous désignerons le malin devenu femme, — lui rend, en la parodiant, sa révérence empruntée, et se met à voltiger coquettement autour du grave docteur. Elle tient à la main une baguette magique, et tout ce que touche cette baguette se métamorphose aussitôt de la façon la plus divertissante, de telle sorte pourtant que la forme primitive ne disparaisse pas entièrement : les constellations planétaires se colorent d’une lumière intérieure, les avortons contenus dans les bocaux deviennent des oiseaux au plumage bariolé, les hiboux portent au bec des girandoles étincelantes ; on voit briller subitement sur les murailles maints objets splendides, des miroirs vénitiens, des bas-reliefs antiques, les œuvres d’art les plus variées, vrai chaos fantastique où éclate toutefois une magnificence inouie ; — c’est une immense, une prodigieuse arabesque. La belle Méphistophéla semble contracter un pacte d’alliance avec Faust ; cependant le docteur hésite, il se refuse encore à signer le parchemin qu’elle lui présente, l’engagement redoutable auquel il ne manque plus que son nom. Il exige qu’elle lui fasse voir les hauts dignitaires de l’empire infernal, et bientôt on voit sortir de terre les princes des ténèbres. Ce sont des monstres à têtes d’animaux, natures hybrides et fabuleuses, à la fois grotesques et terribles, la plupart avec la couronne sur la tête et le sceptre aux griffes. Faust leur est présenté par Méphistophéla, présentation à laquelle préside la plus rigoureuse étiquette. Les majestés infernales, d’un pas cérémonieux, commencent leur danse lourde et grossière ; mais Méphistophéla les frappe de sa baguette, les hideuses enveloppes tombent, et les monstres deviennent autant de gentilles danseuses, qui s’élancent en agitant leurs guirlandes de fleurs. Faust s’amuse de cette métamorphose, bien qu’il ne semble pas trouver parmi ces jolis diablotins de quoi satisfaire complètement son goût. Méphistophéla, qui devine sa pensée, fait jouer sa baguette, et, dans un miroir qui vient de paraître au mur, on aperçoit le portrait charmant d’une femme portant costume de cour et couronne ducale. À cette vue, transports d’admiration de la part de Faust. Il s’approche de la douce image avec l’expression de la tendresse la plus vive et du plus ardent désir. L’image, qui se meut et semble respirer, le repousse avec dédain ; il s’agenouille humblement devant elle ; vaine prière ! elle le repousse de nouveau, et ses gestes lui témoignent d’une manière plus significative encore un humiliant mépris.

Le pauvre docteur se tourne alors avec des regards supplians vers Méphistophéla, qui ne répond que par un haussement d’épaules moqueur. Elle agite sa baguette, la terre s’ouvre, et on en voit sortir jusqu’aux hanches un vilain singe, lequel cependant, sur un signe d’impatience de Méphistophéla, disparaît aussitôt pour reparaître un instant après sous la forme d’un beau et svelte danseur, qui s’élance d’un seul bond et se met à exécuter des entrechats vulgaires. Le danseur s’approche de la vivante image, et, aux complimens amoureux qu’il lui adresse avec une fade suffisance, la belle dame répond par le sourire le plus charmant ; elle lui tend les bras avec l’expression d’un langoureux désir, et s’épuise en démonstrations de tendresse. Faust, à cet aspect, est en proie à un désespoir mêlé de rage. Méphistophéla prend pitié de lui, et de sa baguette elle frappe l’heureux danseur, qui soudain, redevenu singe, rentre dans l’abîme, en laissant glisser à terre toute sa brillante défroque. À ce moment, Méphistophéla présente de nouveau son parchemin à Faust ; celui-ci, sans plus de résistance, s’ouvre une veine au bras, et signe de son sang le pacte fatal par lequel il renonce aux béatitudes éternelles de la vie céleste pour s’assurer les temporaires jouissances de ce monde. Il jette loin de lui le grave et honnête habit doctoral, et se pare des oripeaux maléfiques abandonnés par le danseur. Dans ce changement de costume, dont il s’acquitte avec une maladresse bouffonne, le corps de ballet de l’enfer lui vient gracieusement en aide.

Méphistophéla donne à Faust des leçons de danse, et lui enseigne toutes les ruses du métier, La gaucherie, la raideur du savant qui s’efforce d’imiter les pas élégans et légers de la danseuse, produisent maints contrastes d’un effet burlesque. Les diables-danseuses se mettent de la partie, et s’évertuent, chacune de son côté, à lui démontrer la règle par l’exemple ; elles se le jettent dans les bras l’une de l’autre, se l’arrachent, tournoient avec lui, le tiraillent, le harcèlent ; il tient bon néanmoins, et, grace à la puissance de l’amour, grace à la baguette enchantée qui lui assouplit les membres, le disciple en chorégraphie finit par passer maître. Il danse avec Méphistophéla un brillant pas de deux, et, à la grande joie de ses compagnes, il se lance avec elles dans les figures les plus ingénieusement embrouillées. Devenu désormais un virtuose, il ose enfin paraître en danseur devant la belle image du miroir magique, et celle-ci répond à sa flamme pirouettante par des gestes qui expriment aussi le plus brûlant amour. Faust continue de danser avec une ivresse croissante ; mais tout à coup Méphistophéla l’arrache aux enchantemens du miroir qu’elle fait disparaître d’un coup de baguette, et la haute école de chorégraphie classique recommence de plus belle.


ACTE DEUXIÈME


Vaste place devant un château qu’on aperçoit à droite. Sur la rampe, entourés d’officiers de la cour, de chevaliers et de dames, le duc et la duchesse sont assis sur deux trônes. Le duc est vieux et chétif ; la duchesse est une jeune femme dans tout l’éclat de sa luxuriante beauté. C’est tout-à-fait le portrait représenté par le miroir magique au premier acte. Il est remarquable qu’elle porte au pied gauche un soulier d’or.


Fête de cour. Grand luxe de décors. Représentation d’une pastorale dans le style du plus ancien rococo ; afféterie gracieuse et innocence galante. Cette doucereuse dansoterie arcadienne est interrompue par l’arrivée de Faust et de Méphistophéla, qui entrent en scène dans leur costume de danse, triomphalement escortés du corps de ballet infernal et au milieu de bruyantes fanfares. Tous deux, avec maintes pirouettes, font leur révérence au couple souverain. Surprise de Faust et de la duchesse ; l’un et l’autre, en s’examinant, semblent émus d’un tendre et mystérieux souvenir. Ils se reconnaissent et échangent des regards d’intelligence amoureuse. Le duc, de son côté, paraît agréer avec bienveillance les séduisans hommages de Méphistophéla. Un impétueux pas de deux dansé par elle et par Faust s’adresse surtout aux époux couronnés, et, tandis que le cortége infernal prend la place des danseurs, Méphistophéla vient cajoler le duc, et Faust conte fleurette à la duchesse. L’ardente passion de ces derniers a comme sa parodie dans la réserve affectée que Méphistophéla oppose ironiquement aux raides et anguleuses galanteries de son altesse sérénissime.

Enfin le duc, s’adressant au nécromancien baladin, lui demande un échantillon de sa magie blanche ; il désire voir David, roi de Juda et d’Israël, dansant devant l’arche sainte. Docile à cette volonté auguste, Faust saisit la baguette des mains de Méphistophéla, l’agité dans les airs en signe d’incantation évocatrice, et, de la terre qui s’ouvre, on voit sortir le groupe demandé. Sur un char traîné par les lévites apparaît l’arche sainte ; devant l’arche, le monarque hébreu dansant avec une gaieté folle et bouffonne, et grotesquement accoutré comme un roi de cartes ; derrière, les gardes royaux armés de lances et costumés en Juifs polonais : amples et longs cafetans de soie noire, têtes branlantes à barbes pointues, hauts bonnets de fourrure. Ces caricatures font spectateurs, le tour de la scène et disparaissent aux applaudissemens des spectateurs.

Encore un brillant pas de deux de Faust et de Méphistophéla. L’un et l’autre, redoublant d’agaceries, amorcent si bien le duc et la duchesse, que les deux époux, n’y résistant plus, quittent leurs trônes et prennent part à la danse du joyeux couple. Quadrille dramatique dans lequel Faust déploie toute son adresse pour enlacer la duchesse dans ses filets. À certain signe occulte qu’il découvre à son cou, il reconnaît en elle une sorcière ; il lui demande un rendez-vous au prochain sabbat. Effrayée, elle veut nier ; mais Faust désigne du doigt le soulier d’or, marque certaine qui révèle la domina, la fiancée en titre de Satan. D’un air pudibond, elle accorde enfin le rendez-vous. De leur côté, le duc et Méphistophéla font la contre-partie comique de cette scène, et bientôt les danseuses infernales viennent prendre la place de ces quatre personnages, qui se retirent en tête-à-tête.

Sur la demande du duc, Faust s’apprête à lui donner une nouvelle preuve de sa science magique. Il saisit la baguette et en frappe les danseuses. À l’instant même, elles redeviennent les monstres hideux qu’on a vus au premier acte, et de leurs évolutions gracieuses retombant avec lourdeur dans un balancement aussi grossier que baroque, les diables s’abîment sous la terre au milieu de flammes qui jaillissent. Applaudissemens frénétiques. Faust et Méphistophéla remercient par des saluts les très hauts et très puissans seigneurs, ainsi que le très honorable public.

Chacun des tours magiques fait éclater de plus belle la folle joie ; les quatre principaux personnages se précipitent encore dans l’arène, et la passion, pendant ce nouveau quadrille, prend des allures toujours plus hardies. Faust se jette aux pieds de la duchesse, qui répond à ses démonstrations amoureuses par une pantomime non moins compromettante, tandis que le duc est aux genoux de Méphistophéla. Tout à coup le duc, se retournant, aperçoit Faust agenouillé devant la duchesse : il se redresse, tire l’épée, et se précipite sur l’insolent magicien ; mais celui-ci s’arme rapidement de sa baguette, le frappe et lui fait jaillir du front un énorme bois de cerf, par les bouts duquel la duchesse le retient. Consternation des courtisans qui se jettent en désordre et l’épée à la main sur Faust et Méphistophéla. Le magicien brandit sa baguette ; des trompettes guerrières retentissent, et du fond de la scène s’avancent des rangées de chevaliers armés de pied en cap. Tandis que les courtisans effrayés se retournent pour faire face à l’ennemi, Faust et Méphistophéla s’envolent dans les airs sur deux coursiers noirs sortis du sein de la terre. Au même instant, les escadrons de chevaliers évoqués s’évanouissent comme une fantasmagorie.



ACTE TROISIÈME


Rendez-vous nocturne du sabbat des sorcières. Un plateau spacieux. De chaque côté des rangées d’arbres ; dans les branches, des lampions qui éclairent la scène d’une lueur lugubre. Au milieu, en guise d’autel, une espèce de piédestal sur lequel repose un gros bouc noir, à face humaine également noire, avec un cierge allumé entre les cornes. Dans le fond, sommets de montagnes, cimes disposées, en gradins et formant amphithéâtre. Sur les gradins gigantesques sont accroupies, assistant au spectacle, les notabilités infernales ; ce sont les démons qu’on a vus dans les actes précédens et qui prennent ici des proportions plus colossales encore. On aperçoit, juchés sur les arbres, des musiciens à figures d’oiseaux, munis d’instrumens à vent et à cordes, des formes les plus bizarres.


Déjà la scène est animée par des groupes de danseurs dont les costumes rappellent des époques et des pays étonnés de se trouver confondus, si bien que toute la réunion ressemble à un bal masqué. Plusieurs de ces personnages portent en effet des masques. Quelle que soit l’étrangeté baroque de la scène, aucune de ces figures ne doit blesser le sentiment du beau ; la répugnance que pourrait inspirer l’excès du grotesque est tempérée ici ou effacée par l’effet d’une magnificence féerique, par l’impression d’une réalité terrible. De temps en temps, on voit un couple amoureux, homme et femme, un cierge noir à la main, s’approcher de l’autel, se prosterner devant le bouc, et l’adorer selon le rite consacré. De tous côtés accourent des convives, sorciers et sorcières, traversant les airs sur des manches à balai, sur des fourches, sur des cuillers à pot, voire sur des loups et sur des chats. Ces nouveaux venus trouvent ici leurs poursuivans ou poursuivantes, et, la bienvenue donnée, se mêlent aux groupes qui gambadent. Son altesse sérénissime madame la duchesse n’est pas femme à manquer au rendez-vous : la voici qui vient sur une énorme chauve-souris. Elle est décolletée autant que possible, et son pied droit est chaussé du soulier d’or. Elle semble chercher quelqu’un avec impatience, elle l’aperçoit enfin : c’est Faust qui arrive avec Méphistophéla sur son coursier noir. Il porte un brillant costume de chevalier, et sa compagne, l’amazone étroite et serrée de la châtelaine allemande.

Faust et la duchesse se précipitent dans les bras l’un de l’autre, et leur folle ardeur amoureuse les entraîne dans une danse effrénée. Méphistophéla trouve aussi le bien-aimé qu’elle attendait, un gentilhomme grêle et sec, portant manteau noir, béret et plume de coq couleur de sang. Tandis que la danse du premier couple parcourt la gamme entière d’une passion vraie, quoique désordonnée, celle de Méphistophéla avec son partner, — singulier contraste, — n’est que l’expression lascive de la galanterie, du tendre mensonge, de la convoitise qui se persifle elle-même. Tous les quatre enfin, saisissant des flambeaux noirs, vont, selon la forme consacrée, présenter au bouc leur hommage respectueux, puis se réunissent au galop qui tourbillonne autour de l’autel. Une particularité de ce galop consiste dans la position que prennent les danseurs vis-à-vis les uns des autres : ils font leurs évolutions dos à dos, le visage tourné en dehors de la ronde.

Faust et la duchesse, en proie à leur ardeur frénétique, s’échappent de cette ronde infernale et se perdent derrière les arbres à droite de la scène. La ronde tire à sa fin ; de nouveaux convives, s’approchant de l’autel, célèbrent l’adoration du bouc ; il y a parmi eux des têtes couronnées et même de hauts dignitaires de l’église en habits pontificaux.

Pendant ce temps arrivent sur l’avant-scène nonnes et moines en grande foule. Leurs polkas extravagantes divertissent singulièrement les démons perchés sur les cimes, qui allongent leurs pattes crochues et applaudissent à tout rompre.

Faust reparaît avec la duchesse : ses traits sont bouleversés ; il se détourne avec dégoût de sa belle amie, qui, les cheveux en désordre, le poursuit de ses voluptueuses caresses. Il lui exprime, par des gestes faciles à comprendre, la satiété, l’aversion même qui a succédé à son amour. C’est en vain qu’elle se précipite à ses genoux, il la repousse avec horreur. En ce moment paraissent trois nègres vêtus en hérauts d’armes et blasonnés de boucs noirs : ils apportent à la duchesse l’ordre de se rendre immédiatement près de Satan, son seigneur et maître, et, comme elle hésite, ils l’entraînent de force. On voit alors, au fond du théâtre, le bouc descendre de son piédestal, et, après quelques bizarres démonstrations de courtoisie, exécuter avec elle un menuet. Pas grave, mesuré, cérémonieux. Les traits du bouc expriment la tristesse d’un ange déclin et le profond ennui d’un prince blasé ; ceux de la duchesse, un violent désespoir. La danse terminée, le bouc reprend place sur son piédestal. Les dames qui ont assisté à ce spectacle s’approchent de la duchesse avec force génuflexions et révérences, puis l’entraînent avec elles. Faust est resté sur l’avant-scène, et, pendant qu’il regarde le menuet, Méphistophéla revient prendre place à ses côtés. Il signale la duchesse à sa compagne avec un mouvement de répugnance, et semble lui faire au sujet de cette femme quelque confidence horrible. Il manifeste son profond dégoût pour tout ce monde absurde qui grimace autour de lui, pour ce fatras gothique où il ne reconnaît qu’une immonde et brutale parodie de l’ascétisme spiritualiste, — parodie qui n’a pas même le mérite d’être plus amusante que l’original. Il se sent le besoin d’une autre atmosphère, d’un air plus serein, plus pur ; il aspire à la beauté harmonieuse de l’ancienne Grèce, aux nobles et généreux types du monde homérique, cette printanière adolescence du genre humain. Méphistophéla comprend son désir, et, touchant la terre, de sa baguette, en fait surgir l’image de la fameuse Hélène de Sparte, belle vision aérienne aussitôt évanouie qu’apparue. Le docteur Faust, qui, en véritable érudit allemand, avait toujours idolâtré l’idéal antique, vient d’entrevoir la plus belle héroïne de ses rêves savans. Un noble enthousiasme brille dans ses yeux, l’impatience le saisit. Sur un signe de Méphistophéla, les coursiers magiques se présentent et les enlèvent tous deux. En ce moment, la duchesse rentre en scène ; à la vue de son bien-aimé qui vient de s’enfuir, elle devient folle de désespoir et tombe évanouie. Des monstres goguenards la ramassent et la promènent triomphalement avec maintes facéties grossières.

Nouvelle ronde satanique, interrompue tout à coup par les sons persans d’une petite cloche et le choral des orgues, sacrilège parodie de la musique religieuse. Rassemblement général autour de l’autel ; les flammes en jaillissent ; consumé par le feu, le bouc éclate et disparaît avec fracas. Quelque temps encore après la chute du rideau, on entend retentir les chants impies, les chants à la fois grotesques et terribles de la messe de Satan.



ACTE QUATRIÈME


Une île de l’archipel. À gauche, un bras de mer dont l’émeraude étincelante contraste agréablement avec le bleu de turquoise de la voûte céleste. Paysage idéal baigné dans une atmosphère lumineuse. Végétation et architecture aussi grecques, aussi belles que les rêvait jadis le chantre de l’odyssée. Cyprès, buissons de lauriers, à l’ombre desquels reposent de blanches statues. Plantes dignes des contrées de la fable dans de grands vases de marbre ; arbres ornés de guirlandes ; cascades cristallines ; à droite, un temple de Vénus Aphrodite, dont la statue brille derrière les colonnades, et tout cela animé par une verte et fleurissante race d’hommes, adolescens en blancs habits de fête, jeunes filles en légères tuniques de nymphes, la tête couronnée de roses ou de myrtes. Tout ici respire la sérénité du génie grec, la paix et l’ambroisie des dieux, le calme antique. Rien ne rappelle ce nébuleux supernaturalisme, cette mystique exaltation voluptueuse ou maladive, cette extase de l’esprit qui veut se délivrer des liens du corps et cherche au monde au-delà de cette terre ; partout une félicité réelle, plastique, sans le moindre mélange de regrets rétrospectifs ou de prétentieuses et vides aspirations.


La reine de cette île, c’est Hélène, la fille de Sparte, la plus noble beauté qu’ait glorifiée la poésie. À la tête des femmes de sa cour, elle conduit la danse exécutée dans le temple de Vénus. Danse et attitudes, tout est mesuré, chaste, solennel, tout est en harmonie avec la beauté des lieux. C’est au sein de ce monde idéal que Faust et Méphistophéla, fendant les airs avec leurs noirs coursiers, font une subite irruption. Tous deux semblent délivrés d’un lourd cauchemar, d’un absurde malaise, d’une folie pitoyable, tous deux se récréent à la vue du beau et de la dignité vraie du monde primitif. La reine, dansant avec ses compagnes, s’avance amicalement à leur rencontre ; elle leur offre des alimens dans des vases d’une précieuse ciselure, et les invite à demeurer avec elle en cette île fortunée. Faust et Méphistophéla, par des pas de danse pleins de gaieté, répondent à ce gracieux accueil, et tous, formant une marche de fête, se rendent au temple de Vénus, où les deux étrangers dépouillent leur romantique accoutrement moyen-âge pour revêtir un costume grec à la fois simple et splendide. Revenus ensuite sur l’avant-scène, ils y exécutent à trois une pantomime mythologique.

Faust et Hélène prennent place sur un trône à droite de la scène, tandis que Méphistophéla, le thyrse et le tambourin à la main, se livre, comme une bacchante, à des évolutions fougueuses. Les suivantes d’Hélène, entraînées par l’exemple, arrachent de leurs fronts les couronnes de roses et de myrtes ; elles entrelacent des feuilles de vigne dans leurs nattes, qui se dénouent, et, agitant le thyrse sacré, la chevelure flottante, elles s’abandonnent aux mêmes transports. Alors les adolescens, armés de boucliers et de lances, fondent sur ces filles prises de divine folie, les mettent en fuite, et dans un combat simulé exécutent une de ces danses guerrières si complaisamment décrites par les anciens.

Une scène d’humour païen doit trouver place dans cette pastorale héroïque des amours chevauchant sur des cygnes accourent, armés de lances et de flèches, et leurs danses simulent aussi des combats. Brusque interruption de ce gracieux spectacle par l’arrivée de la duchesse magicienne, qui s’abat à travers les airs sur son énorme chauve-souris. Effroi des petits cavaliers, qui se précipitent sur leurs cygnes et s’envolent. La duchesse s’élance comme une furie devant le trône où sont tranquillement assis Faust et Hélène. Elle semble adresser à l’infidèle sorcier de sanglans reproches, et d’atroces menaces à la reine. Méphistophéla, qui observe cette scène avec une maligne satisfaction, reprend sa danse de bacchante, à laquelle se joignent les suivantes de la reine, et leur joie frénétique forme un insolent contraste avec la colère de la duchesse. Furieuse alors, et cédant aux emportemens de sa rage, celle-ci brandit la baguette magique qu’elle tient à la main, et l’on devine qu’elle accompagne ce mouvement de malédictions horribles. Le ciel s’obscurcit, des éclairs brillent, le tonnerre gronde, l’ouragan siffle, la mer soulevée par la tempête bondit en vagues écumeuses, et l’île entière, avec tout ce qu’elle renferme, subit d’effroyables métamorphoses. Tout semble frappé de mort : les arbres sont desséchés et sans feuilles ; le temple n’est plus qu’une ruine ; les statues jonchent le sol de leurs débris ; semblable à un squelette décharné, la belle Hélène, enveloppée d’un linceul, est assise à côté de Faust. Les danseuses aussi sont transformées en spectres osseux ; couvertes de capuchons de toile blanche qui retombent jusqu’à mi-corps et laissent à nu les cuisses hideusement amaigries, elles sont telles qu’on représente les Lémures. Ainsi défigurées, elles n’en continuent pas moins leur danse joyeuse, sans paraître se douter du maléfice qui vient de les frapper. Faust, irrité de voir tout son bonheur anéanti par la vengeance d’une sorcière jalouse, s’élance du trône l’épée nue et la plonge dans le sein de la duchesse.

Méphistophéla, qui a évoqué ses coursiers noirs, semble agitée d’une pensée inquiète ; elle presse Faust de se remettre en route et disparaît avec lui dans les airs. Insensiblement, la mer a monté ; elle dévore tout, choses et hommes. Seules, les Lémures ne remarquent rien de ce qui se passe, et leur danse continue au son du joyeux tambourin jusqu’à ce que les flots atteignent leurs têtes, et que l’île entière soit submergée. Au-dessus des vagues fouettées par la tempête, là haut, au sein de l’espace, on aperçoit Faust et Méphistophéla chevauchant sur leurs noires montures.



ACTE CINQUIÈME


Vaste place devant une cathédrale, dont on aperçoit le portail gothique au fond de la scène. Des deux côtés de la place, bordure de tilleuls proprement taillés. Sous les arbres de gauche, groupes de bourgeois attablés, faisant bonne chère et vidant leurs chopines. Costumes des Pays-Bas au XVe siècle. Plus loin, des arbalétriers tirant à l’oiseau sur un papegai fixé au haut d’une longue perche. Partout, réjouissances et divertissemens d’une kermesse : boutiques, baraques, marionnettes, ménétriers, arlequins et groupes en goguette. Au milieu de la scène, une pelouse où dansent les notables de l’endroit.


L’oiseau est abattu, et l’heureux tireur, roi de la fête, fait sa tournée triomphale. C’est un gros brasseur, la tête couverte d’une énorme couronne garnie de grelots, la poitrine et le dos chamarrés de plaques d’argent ; ainsi accoutré, il se prélasse avec une vanité béate, et, à chaque pas, à chaque mouvement, fait résonner le cliquetis de sa royale parure. Des tambours et des fifres conduisent le cortége ; après eux marche le porte-bannière, espèce de magot aux jambes courtes, qui agite de la façon la plus drôle un drapeau gigantesque ; puis vient sa majesté, suivie cérémonieusement de tout le corps des arbalétriers. L’épais bourguemestre et sa non moins volumineuse moitié, attablés sous les tilleuls avec leur fille, reçoivent le respectueux salut de la bannière et du cortége qui défile ; la jeune fille, vierge aux tresses blondes de l’école flamande, effleurant de ses lèvres la coupe d’honneur, la présente au roi de la fête.

Des trompettes retentissent. Sur un haut chariot orné de feuillage, et attelé de deux chevaux noirs, entre le savantissime docteur Faust, revêtu d’un habit écarlate à broderies dorées. L’attelage est conduit par Méphistophéla, qui porte aussi un brillant costume charlatanesque : rubans, plumage, oripeaux de toute sorte. Elle s’avance, la trompette à la main ; de temps en temps elle sonne une fanfare, ou bien elle allèche la foule en dansant une réclame. Du haut de son chariot, autour duquel s’empressent les curieux, le prodigieux docteur débite, argent comptant, poudres et liqueurs de toute nature. Faust opère, à vue d’œil, des cures merveilleuses sur de misérables estropiés, qui le quittent en parfait état et se mettent à gambader de joie. Il finit par descendre de son véhicule, et distribue à la foule des fioles contenant un miraculeux élixir : il suffit d’en prendre quelques gouttes pour être aussitôt guéri de tout mal et ressentir une folle ardeur de danse. Le roi des arbalétriers, après avoir avalé tout le contenu de sa fiole, subit la magique influence ; il s’empare de Méphistophéla et danse avec elle un pas de deux. Le bourguemestre et sa femme, également excités par la vertu motrice du breuvage enchanté, exécutent, clopin chopant, la vieille danse de leurs grands-pères.

Tandis que le public entier cède au vertige qui l’a saisi, au tourbillon qui l’emporte, Faust s’est approché de la fille du bourguemestre. Touché de sa candeur, de sa chaste beauté, il lui déclare son amour ; ses gestes sont pleins d’une douceur mélancolique et presque craintive ; il indique l’église voisine et demande la main de la jeune fille ; il s’adresse aussi aux parens, qui viennent de se rasseoir tout essoufflés, et réitère sa demande ; il est accueilli avec bienveillance, et la naïve enfant, d’un air timide, finit par accorder elle-même son consentement. Parés de bouquets de fleurs, les fiancés préludent à l’hymen par d’honnêtes danses bourgeoises. Le docteur va trouver enfin dans les joies modestes d’une vie cachée la félicité domestique, qui seule satisfait l’ame. Loin de lui les doutes philosophiques et les amères voluptés de l’orgueil ! Il rayonne de bonheur, il reluit comme un coq doré sur le clocher d’une élise.

La procession nuptiale se forme avec pompe, et le cortége va se diriger vers la cathédrale, quand tout à coup Méphistophéla s’avance vers Faust, et par ses gestes, par son rire moqueur, l’arrache à ses rêves d’églogue. Elle semble lui ordonner de la suivre sans retard ; il s’y refuse et lui oppose sa colère. Consternation générale. L’épouvante s’accroît, lorsque, sur un signe cabalistique de Méphistophéla, les ténèbres de la nuit remplacent le jour, et un orage effroyable éclate. Tout fuit, tout va chercher un asile dans l’église, où commencent à retentir le bruit des cloches et les harmonies des orgues, voix suaves et religieuses, dramatique contraste avec le spectacle infernal qui remplit la scène de tonnerre et d’éclairs. Faust a voulu chercher aussi un refuge dans la cathédrale ; mais une affreuse main noire, sortie des entrailles de la terre, l’a retenu, tandis que Méphistophéla, triomphante et avec une insultante joie, tire de son corset le parchemin fatal que le docteur a signé de son sang. Elle lui montre que le temps fixé par le contrat s’est écoulé, et que désormais corps et ame il appartient à l’enfer. Vaines objections de la part du malheureux ! vaines doléances ! supplications inutiles ! la femme-satan danse autour de lui avec d’outrageantes grimaces. La terre s’entr’ouvre, et de l’abîme sortent les princes de l’enfer, les monstres portant sceptre et couronne ; ils dansent autour de Faust leur ronde infernale et accablent le damné de leurs ricanemens hideux. Enfin Méphistophéla, transformée en un serpent horrible, l’enlace et l’étouffe dans ses féroces étreintes. Tandis que le groupe entier s’abîme au milieu des flammes et disparaît sous terre, on entend retentir du fond de la cathédrale le son des cloches et le chant des orgues. — grave avertissement, pieuse et chrétienne exhortation à la prière.


À LUNLEY, ESQUIRE, DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE LA REINE, À LONDRES.


Dear Sir !


J’ai éprouvé plus d’une fois une hésitation facile à comprendre au moment de traiter sous la forme du ballet un sujet qui a inspiré au grand Wolfgang Goethe le plus important de ses chefs-d’œuvre. C’est déjà une témérité assez effrayante qu’une joule contre un tel poète, fût-ce avec des moyens de même nature ; combien plus périlleuse est l’entreprise, si les armes sont inégales ! Il avait, le glorieux maître, pour équiper ses pensées, tout l’arsenal des arts de la parole ; il avait sous la main tous les trésors de la langue maternelle, de cette langue si riche en sons intimes, profonds, en harmonies primitives et sorties du sein même de l’ame ; il possédait cette symphonie magique dont les notes, brisées à travers le cours des âges, rendent comme un écho dans sa poésie, et tiennent merveilleusement éveillée l’imagination du lecteur. Et moi, pauvre que je suis, quelles sont mes ressources ? Ce que je pense et ce que je sens, par quels moyens d’expression puis-je le mettre en lumière ? Je n’ai qu’un maigre libretto où j’indique le plus sommairement possible la pantomime des danseurs, des danseuses, avec la musique et les décors tels à peu près que mon esprit se les représente. Et pourtant, sous cette forme incomplète du ballet, j’ai osé composer un poème de Faust ; j’ai osé, souffrant et malade, lutter avec le grand Wolfgang Goethe, avec un maître qui déjà m’avait ravi d’avance la fraîche primeur du sujet, et qui avait pu consacrer à son œuvre toute une longue et brillante existence, semblable à celle des dieux de l’Olympe !

Il m’a fallu, bien à regret sans doute, respecter les exigences de mon cadre ; dans ces limites toutefois j’ai fait ce que homme de bonne volonté pouvait faire ; j’ai aspiré à un genre de mérite dont Goethe ne saurait se prévaloir. On regrette de ne pas trouver dans son Faust ce fidèle souci de la tradition réelle, ce respect religieux de l’esprit de la légende, en un mot cette piété d’artiste que l’illustre sceptique du XVIIIe siècle (Goethe l’a été jusqu’à la fin de sa vie) ne pouvait ni sentir ni comprendre. Aussi s’est-il rendu coupable de certains remaniemens arbitraires, aussi blâmables au point de vue de l’art qu’au point de vue historique, et dont le poète, finalement, a dû lui-même porter la peine. Oui, c’est ce manque de respect envers la tradition qui est la source des défauts de son poème ; c’est pour s’être écarté de la pieuse ordonnance de la légende, telle qu’elle était sortie des profondeurs de la conscience populaire, qu’il lui a été impossible de mener à bonne fin son ouvrage, d’après un plan nouveau dont l’incrédulité est la base. Voilà pourquoi le Faust n’a jamais été terminé, à moins qu’on ne veuille considérer le second Faust, cette œuvre caduque, née quarante ans après, comme le couronnement d’un tel poème. Dans cette deuxième partie, Goethe délivre le nécromant des griffes du diable ; au lieu de le précipiter dans les enfers, il le fait triomphalement monter au ciel entouré d’une ronde de petits anges, de petits amours catholiques, et le terrible pacte infernal qui tant de fois avait fait dresser les cheveux de nos ancêtres finit comme une farce frivole, — j’allais dire, hélas ! comme un ballet.

Mon ballet, à moi, contient tout ce qu’il y a d’essentiel dans la vieille histoire de Faust : tout en réunissant dans un faisceau dramatique les élémens de la légende, j’ai religieusement suivi la tradition jusqu’en ses moindres détails, je l’ai suivie telle que je l’ai trouvée dans ces livres populaires qui se débitent à nos foires, telle que je l’ai vue représentée, tout enfant, par les marionnettes ambulantes.

Ces livres populaires dont je viens de parler ne sont pas tous parfaitement d’accord : ce sont, pour la plupart, des compilations extraites de deux ouvrages fort anciens sur la vie de Faust, lesquels, avec les grimoires intitulés Clé des Enfers, forment les principales sources de notre sujet. Le plus ancien de ces deux ouvrages a paru à Francfort, en 1587, chez l’imprimeur Jean Spiess, qui pourrait bien aussi en être l’auteur, bien que, dans une dédicace à ses patrons, il affirme en avoir reçu le manuscrit d’un sien ami, résidant à Spire. Il y a dans ce Faust de Francfort une conception bien plus poétique, bien plus profonde, une bien autre intelligence du symbole que dans le second Faust publié à Hambourg, en 1599, par George-Rodolphe Widman. C’est ce dernier cependant qui s’est le plus répandu, peut-être parce qu’il est assaisonné d’admonitions homélitiques, et qu’il fait parade d’une pédantesque érudition. De ces deux livres, celui qui valait le mieux a succombé et est presque tombé dans l’oubli. Tous deux ont, du reste, une même tendance pieuse, tous deux sont composés dans les intentions les plus sages et pour détourner les chrétiens de toute alliance avec le diable. Quant à ces Clés des Enfers, troisième source que j’ai indiquée, ce sont des formules pour l’évocation des esprits, rédigées les unes en latin, les autres en allemand, et attribuées au docteur Faust lui-même. Elles offrent des variétés bizarres et sont répandues sous différens titres. La plus fameuse de ces Clés s’appelle l’Esprit de la Mer ; on ne prononçait qu’en frémissant ce titre redoutable, et le manuscrit était attaché avec une chaîne de fer dans les bibliothèques des cloîtres. Toutefois, par suite d’une téméraire indiscrétion, le livre fut publié, en 1692, à Amsterdam, chez Holbek, rue du Pont-aux-Choux (Kohlsteg).

Les livres populaires issus des sources que nous venons de rappeler mettaient aussi à contribution un autre ouvrage non moins merveilleux sur le famulus du docteur Faust, Christophe Wagner, dont les aventures et les facéties ont été plus d’une fois attribuées à son illustre maître. L’auteur, qui publia son livre en 1594, et d’après un original espagnol, à ce qu’il prétend, se nomme Tholeth Schotus. Si cet ouvrage est réellement traduit de l’espagnol, ce dont je doute, ce serait un indice qui pourrait expliquer l’étrange conformité de la légende de Faust avec celle de don Juan.

Faust a-t-il réellement existé ? Comme maint autre faiseur de miracles, Faust a été réduit à l’état de simple mythe. Il lui est arrivé pis encore : les Polonais, les infortunés Polonais l’ont réclamé comme leur compatriote, et ils soutiennent qu’aujourd’hui encore il est connu chez eux sous le nom de Twardowski. Il est vrai, les recherches les plus récentes le prouvent, que Faust a étudié la magie à l’université de Cracovie, où cette science, chose singulière, était librement et publiquement enseignée ; il est vrai aussi que les Polonais de ce temps-là étaient de grands sorciers, ce qu’ils ne sont plus aujourd’hui ; mais notre docteur Johannes Faustus est une nature si consciencieuse, si vraie, si profonde, si naïve, si altérée de l’essence des choses et même si érudite jusque dans la sensualité, que ce ne peut être qu’une fable ou un Allemand. Cependant il n’y a pas à douter de son existence, les personnes les plus dignes de foi nous donnent des renseignemens sur lui : par exemple, Johannes Wierus, l’auteur du fameux livre sur les sorciers ; puis Philippe Mélanchton, le frère d’armes de Luther ; enfin l’abbé Trithein, un grand savant qui s’occupait aussi de pratiques occultes, et qui, par pure jalousie peut-être, soit dit en passant, a cherché à décrier Faust en faisant du docteur un charlatan vulgaire. D’après ces témoignages de Wierus et de Mélanchton, Faust était né à Kundlingen, petite ville de la Souabe. Je dois faire observer ici que les livres fondamentaux dont je parlais tout à l’heure ne sont pas d’accord sur ce point. À en croire le vieil ouvrage publié à Francfort, Faust serait né à Rod, près de Weimar, d’une famille de paysans. Dans la version de Hambourg par Widman, il est dit au contraire : « Faust est originaire du comté d’Anhalt, et ses parens, qui étaient de pieux paysans, habitaient la marche de Soltwedel. »

C’est une erreur très répandue dans le peuple que celle qui identifie Faust le magicien et Faust l’inventeur de l’imprimerie, erreur bien expressive et qui renferme un sens profond : le peuple a identifié ces deux personnages, parce qu’il sentait confusément que la direction intellectuelle, dont les magiciens étaient le symbole, avait trouvé dans l’imprimerie son plus terrible instrument de propagande. Cette direction intellectuelle n’est autre chose que la pensée même dans son opposition à l’aveugle credo du moyen-âge, à cette foi qui tremblait devant toutes les autorités du ciel et de la terre, à cette foi qui comptait sur les dédommagemens de là-haut en échange des privations d’ici-bas, à cette foi du charbonnier enfin, telle que la commandait l’église. Faust commence à penser ; sa raison impie se révolte contre la sainte croyance de ses pères ; il se refuse à errer plus long-temps dans les ténèbres et à croupir dans l’indigence ; il aspire à la science, aux pompes terrestres, aux voluptés mondaines : il veut savoir, pouvoir, jouir ; — pour nous servir enfin des termes symboliques du moyen âge, sa chute s’accomplit. Rebelle à Dieu, il renonce à la béatitude éternelle ; il sacrifie à Satan et à ses pompes terrestres. Cette révolte et la doctrine qui en est l’ame, l’imprimerie a si miraculeusement servi à les propager dans le monde, qu’elles se sont emparées peu à peu non seulement des esprits d’élite, mais de toute la masse des populations ; c’est pour cela peut-être que cette légende de Faust a un attrait si mystérieux pour nos contemporains ; c’est parce qu’ils y voient représentée, et avec la clarté la plus naïve, la lutte dans laquelle ils sont engagés eux-mêmes : cette lutte des temps modernes où se trouvent face à face la religion et la science, l’autorité et la discussion, la foi et la raison humaine, l’humble résignation à toutes les souffrances et la soif effrénée des joies de ce monde ; lutte à mort, au bout de laquelle nous finirons par tomber dans les griffes du diable, à l’instar de ce pauvre docteur Faust, natif du comté d’Anhalt ou de Kundlingen, en Souabe.

Oui, notre magicien est souvent confondu avec l’imprimeur ; cela se voit surtout dans les jeux de marionnettes, qui placent toujours le héros à Mayence, tandis que les livres populaires lui assignent pour domicile la ville de Wittenberg. Et une chose bien remarquable encore, c’est qu’ici la demeure de Faust, Wittenberg, se trouve être en même temps le berceau et le laboratoire du protestantisme.

Ces jeux de marionnettes dont je parle n’avaient jamais été imprimés ; il y a très peu de temps seulement qu’un ouvrage de cette nature, rédigé sur les copies manuscrites, vient d’être publié par un de mes amis, M. Charles Simrock. Cet ami, avec lequel j’ai suivi, à l’université de Bonn, les cours d’archéologie et de prosodie allemandes de Guillaume Schlegel, tout en vidant mainte chope de bon vin du Rhin, se perfectionna de la sorte dans les sciences subsidiaires, qui plus tard, pour la publication de l’ancien jeu de marionnettes, lui furent d’une si notable utilité. La manière dont il a complété les lacunes et choisi les variantes témoigne d’une grande connaissance des traditions et en fait un travail méritoire ; quant au parti qu’il a su tirer du personnage bouffon, cela prouve qu’il a fait, et probablement aussi en suivant ce même cours de Guillaume Schlegel, d’excellentes études sur les polichinelles allemands. Comme la pièce s’ouvre bien ! Quel excellent monologue que celui de Faust, lorsque, relégué dans la solitude de son cabinet d’études et entouré de ses bouquins, il s’écrie :


« Voilà donc ce que j’ai gagné par ma science ! En tout lieu, on se moque de moi. J’ai fouillé tous les livres d’un bout à l’autre, sans pouvoir y découvrir la pierre philosophale. Jurisprudence, médecine, études vaines ! Il ne me reste de salut que dans l’art de la nécromancie. À quoi m’a servi la théologie ? Qui me donnera le prix de mes veilles ? Je n’ai plus sur le corps que des haillons, et tant de dettes avec cela, que je ne sais plus à quel saint me vouer. Il faut que j’aie recours à l’enfer pour plonger dans les profondeurs cachées de la nature ; mais, pour évoquer les esprits, apprenons d’abord la magie. »


La scène qui suit contient les motifs les plus poétiques et les plus émouvans, des motifs dignes de la haute tragédie, et qui certainement sont empruntés à d’anciens poèmes dramatiques. Au premier rang, parmi ces poèmes, nous citerons le Faust de Marlowe, œuvre de génie, qui a servi de modèle aux jeux de marionnettes, tant pour le sujet que pour la forme. Ce Faust aura été imité par d’autres auteurs contemporains, et des fragmens de ces pièces auront passé ainsi dans les théâtres de marionnettes. Il est à présumer aussi que ces comédies anglaises ont été traduites en allemand et représentées par les troupes ambulantes qui jouaient aussi les plus beaux drames de Shakspeare. Il reste à peine quelques vestiges du répertoire de ces troupes ; si les versions allemandes, qui ne furent jamais imprimées, n’ont pas entièrement disparu, elles ne se sont conservées que sur les petits théâtres ou dans le bagage des troupes foraines du dernier rang.

C’est ainsi que je me rappelle avoir vu deux fois la vie de Faust représentée par quelques-uns de ces artistes vagabonds, non pas d’après des ouvrages modernes, mais probablement d’après des fragmens d’anciens drames disparus depuis long-temps. Je vis jouer la première de ces pièces, il y a vingt-cinq ans, sur les tréteaux d’un petit théâtre du Hamburger-Berg, faubourg qui sépare Hambourg d’Allona. Les démons y apparaissaient tous enveloppés de longs draps gris. À la question de Faust : Êtes-vous mâles ou femelles ? Ils répondaient : Nous n’avons point de sexe. Faust demande à voir leur forme cachée sous ce linceul gris ; ils répondent : « Nous n’avons point de forme à nous ; nous empruntons à ton gré la figure sous laquelle tu désires nous voir ; nous aurons constamment la forme de ta pensée. » Le pacte réglé, convention qui lui assure la science et la jouissance de toutes choses, Faust s’enquiert d’abord de la nature du ciel et de l’enfer, et de la description qui lui en est faite il conclut qu’il doit faire trop froid au ciel, trop chaud en enfer, et que la température de notre bonne terre d’ici-bas est certainement la meilleure. Il s’élance à la recherche du bonheur ; il triomphe des plus belles femmes par la vertu de son anneau magique, qui fait de son possesseur une fleur de jeunesse, de beauté et de grace, enfin le plus brillant des chevaliers. Après bien des années passées au sein de la débauche et de l’orgie, il est engagé dans une intrigue amoureuse avec la signera Lucrezia, la plus fameuse courtisane de Venise ; mais bientôt il abandonne traîtreusement sa belle et s’embarque pour Athènes, où la fille du duc s’éprend de lui et veut l’épouser. Dans son désespoir, la pauvre Lucrèce demande secours aux puissances infernales pour se venger de l’infidèle. Le diable lui confie un secret : tout l’éclat dont Faust est entouré disparaîtra avec l’anneau qu’il porte à l’index. Lucrèce, déguisée en pèlerin, s’embarque pour Athènes et arrive à la cour au moment même où Faust, paré d’un costume magnifique, va présenter la main à la princesse pour la conduire à l’autel ; mais le pèlerin, la femme jalouse et altérée de vengeance, arrache subitement l’anneau magique, et soudain le jeune et brillant chevalier n’est plus qu’un affreux vieillard, visage ridé, bouche sans dents ; à la place de sa belle chevelure dorée, on ne voit plus qu’un pauvre crâne où brillent quelques rares cheveux blancs. Le brillant costume tombe comme un feuillage desséché, et l’on aperçoit un corps courbé par l’âge, que recouvrent de misérables haillons. Cependant le magicien, dépouillé de son talisman, ne se doute pas du changement qui vient de s’opérer, ou plutôt il ne sait pas que son corps et ses vêtemens révèlent désormais le ravage qu’ont exercé sur lui vingt ans de débauche, ravage horrible qu’un prestige infernal a su dérober long-temps aux yeux des hommes sous une magnificence trompeuse. L’infortuné ne sait pas pourquoi les courtisans s’éloignent avec dégoût, pourquoi la princesse s’écrie : Otez de ma vue ce vieux mendiant ! Mais Lucrèce, toujours déguisée, lui présente avec une joie maligne un miroir dans lequel, à sa grande confusion, il reconnaît le personnage qu’il joue. Il est chassé à coups de pied comme un animal immonde, et jeté à la porte par les valets.

C’est dans un petit endroit du Hanovre, à l’époque d’un marché aux chevaux, que je vis représenter l’autre drame de ce genre. Un petit théâtre en charpente avait été élevé sur une pelouse, et, bien que l’on jouât en plein jour, la scène de l’évocation n’en fut pas moins d’un effet saisissant. Le démon ne s’y nommait pas Méphistophélès, mais Astaroth, nom qui, dans l’origine, était peut-être le même que celui d’Astarté, quoique les livres occultes sur la magie donnent ce nom d’Astarté à la femme d’Astaroth. Cette Astarté, dans les livres dont je parle, est représentée la tête armée de deux cornes disposées en croissant. Déjà les Phéniciens lui vouaient un culte comme déesse de la lune, et c’est pour cela que les anciens Hébreux, qui prenaient pour des démons toutes les divinités de leurs voisins, la considérèrent comme une puissance diabolique. Salomon cependant, le sage roi Salomon, lui rendait un culte en secret, et lord Byron l’a célébrée dans son Faust, qu’il a intitulé Manfred. Dans la comédie de marionnettes publiée par Simrock, le livre qui induit Faust en maléfice est désigné sous ce titre : Clavis Astarti de magica. Pour en revenir à cette comédie que j’ai vue jouée dans le Hanovre, le docteur Faust, avant de recourir à l’évocation infernale, se plaint de l’état déplorable où l’a réduit la misère ; il est condamné à courir toujours à pied, et la vachère même lui refuserait un baiser. Aussi veut-il se donner au diable pour avoir un cheval et une belle princesse. Le diable évoqué apparaît successivement sous la forme de divers animaux, tels que le cochon, le boeuf, le singe, et Faust le congédie à chaque fois. « Il faut, dit-il, que tu sois plus terrible que cela pour m’inspirer de l’épouvante. » Le diable alors se présente sous la forme d’un lion qui rugit, quœrens quem devorat. Ce n’est pas encore assez de terreur pour l’intrépide nécromancien. L’animal, serrant la queue, rentre dans les coulisses. Il en sort bientôt un serpent colossal ; mais Faust ne bronche pas. « Tu n’es ni assez hideux, ni assez terrible, » lui dit-il. Le démon se retire encore tout confus, et bientôt on le voit reparaître sous forme humaine et rayonnant de beauté ; un manteau rouge le couvre. Faust, étonné, lui exprime sa surprise, sur quoi le manteau rouge lui répond : « Il n’est rien d’aussi hideux, rien d’aussi effroyable que l’homme ; en lui grognent, sifflent, rugissent les féroces instincts de tous les animaux ; sale comme le porc, brutal comme le boeuf, ridicule comme le singe, furieux comme le lion, venimeux comme le serpent, l’homme est le résumé de la race animale tout entière. »

J’ai été vivement frappé de l’analogie de cette vieille tirade de comédie avec un des principes fondamentaux de la moderne philosophie de la nature, telle surtout qu’elle a été développée par Oken. — Le pacte conclu, Astaroth propose à Faust plusieurs femmes dont il lui vante la beauté : Judith, par exemple. « Je ne veux pas de coupeuse de tête, répond Faust. — Veux-tu Cléopâtre ? lui demande l’esprit. — Pas plus que l’autre, dit Faust ; elle est trop prodigue, trop dissipatrice, puisqu’elle a pu ruiner jusqu’au riche Marc-Antoine ; elle dévore des perles. Eh bien ! reprend en souriant le malin esprit, je te recommande la belle Hélène de Sparte ; avec elle, ajoute-t-il d’un ton ironique, tu pourras converser en grec. »

Le savant docteur est ravi de la proposition ; il réclame ensuite du démon des charmes corporels et des vêtemens magnifiques qui lui permettent de lutter victorieusement avec le chevalier Pâris ; de plus, il lui faut un cheval pour aller sur l’heure à Troie. Son vœu s’accomplit ; ils sortent alors tous les deux, et reparaissent en dehors des tréteaux montés sur de brillans coursiers. Ils se dépouillent de leurs manteaux, et on les voit l’un et l’autre, vêtus du costume bigarré des écuyers-baladins, étincelans d’oripeaux et de paillettes, exécuter sur leurs chevaux les plus étonnans tours de force. Les faces rubicondes des maquignons hanovriens en étaient tout ébahies, ces braves gens applaudissaient à coups redoublés sur leurs culottes de peau jaune, claque foudroyante, et telle qu’à aucun théâtre je n’en ai depuis lors entendu de pareille. C’est qu’Astaroth était vraiment ravissante sur son cheval ; c’était une svelte et jolie fille avec les plus grands yeux noirs qui soient sortis de l’enfer. Faust aussi avait bonne mine dans son brillant costume, et c’était un cavalier bien supérieur, veuillez le croire, à tous les docteurs que j’aie jamais vus chevaucher en Allemagne. Tous deux, partant au grand galop, firent le tour de la scène, où l’on apercevait dès-lors la ville de Troie, et, au sommet de ses remparts, la fameuse Hélène de Sparte.

L’apparition de la belle Hélène dans la légende de Faust a une signification importante. Elle caractérise l’époque de la légende, et nous en révèle la pensée la plus intime. Cet idéal éternel de la beauté et des graces, cette Hélène grecque, que nous voyons un beau matin s’installer en maîtresse dans la maison du docteur Faust à Wittenberg, n’est autre que l’antique Grèce elle-même, l’hélénisme conjuré par des incantations magiques et surgissant soudain au cœur de l’Allemagne. Le prodigieux livre qui contenait les plus puissantes de ces formules évocatrices, c’était Homère ; Homère, la vraie, la grande clé des enfers, qui séduisit, qui ensorcela et Faust et un si grand nombre de ses contemporains. Faust, le Faust historique, aussi bien que celui de la légende, fut un de ces humanistes dont l’enthousiasme propagea en Allemagne la science et l’art des Grecs. Le siège de cette propagande alors était Rome, Rome où les prélats les plus éminens relevaient les autels des anciennes divinités, Rome où le pape lui-même leur vouait un culte particulier, cumulant, à l’instar de Constantin, son prédécesseur, l’office de grand pontife du paganisme et la dignité de chef suprême de l’église chrétienne. C’était l’époque de la résurrection du monde antique ; disons mieux, en nous servant du terme usité, c’était l’époque de la renaissance. Cette renaissance put fleurir et régner en Italie bien plus facilement qu’en Allemagne ; chez nous, en effet, elle rencontra en face d’elle la résurrection de l’esprit juif, la renaissance évangélique, qui, produite vers le même temps par Luther et sa traduction des Écritures, déployait avec ardeur son fanatisme iconoclaste. Chose singulière, les deux grands livres de l’humanité qu’on avait vus, il y a une douzaine de siècles, s’acharner au combat, puis, comme exténués d’efforts, disparaître de l’arène pendant tout le moyen-âge, Homère et la Bible, on les voit, au début du XVIe siècle, se reprendre corps à corps dans une lutte nouvelle ! Si j’ai dit plus haut que la révolte du réalisme, du sensualisme, c’est-à-dire du besoin des jouissances de la vie terrestre contre l’ascétisme spiritualiste de la religion chrétienne, constitue l’essence même et l’idée de la légende de Faust, je ferai observer ici que cette tendance sensualiste et réaliste des penseurs de l’époque a dû se manifester subitement à l’aspect des monumens de l’art antique, à l’étude d’Homère, et notamment des œuvres originales de Platon et d’Aristote. Faust, — c’est la tradition qui le rapporte expressément, — s’était si bien identifié avec ces deux derniers philosophes, que si un jour, disait-il, ils venaient à se perdre, il se faisait fort de les rétablir de mémoire, comme Esdras refit la loi du Seigneur. Faust, toujours selon la tradition, s’était si bien épris d’Homère, qu’il faisait apparaître en personne aux yeux des étudians qui suivaient son cours sur ce poète les héros de la guerre de Troie. Une autre fois, il évoqua, pour l’amusement de ses convives, cette belle Hélène, que plus tard il exigea du diable pour lui-même, et qu’il garda, — la plus ancienne histoire de Faust nous l’apprend, — jusqu’à sa malheureuse fin. Widman omet ces diverses circonstances, et s’exprime ainsi :


« Je ne cacherai point au lecteur chrétien que j’ai trouvé en cet endroit telles aventures de la vie de Faust que des considérations de piété chrétienne m’empêchent de relater dans toute leur étendue, comme quoi le diable, pour le détourner du mariage, l’enlaça dans son infernal et abominable réseau de paillardise, et lui adjoignit pour concubine la fameuse Hélène, sortie des enfers, laquelle, en premier lieu, lui mit au monde un effroyable monstre, puis un fils du nom de Juste. »


Voici maintenant, dans la plus ancienne des histoires de Faust, les deux passages qui se rapportent à la belle Hélène :


« A la Quasimodo, lesdits étudians reparurent inopinément dans la demeure de Faust pour y souper avec lui, apportant avec eux manger et boire, lesquels étudians étaient d’aimables convives. Venant le vin à faire le tour de la table, la conversation tomba sur la beauté des femmes, de telle sorte que l’un d’entre eux se prit à dire que, de toutes les femmes, il n’en était aucune qu’il eût si grand désir de voir comme la belle Hélène de Grèce, à cause de laquelle avait péri la magnifique ville de Troie, devant être une fleur de beauté celle qui tant de fois fut enlevée, et à l’intention de laquelle si redoutable levée de boucliers avait eu lieu. — Puisque tant êtes avide de ce spectacle, dit Faust, et que vous voulez absolument voir cette reine Hélène, épouse de Ménélas, fille de Tyndare et de Léda, sœur de Castor et de Pollux, laquelle est dite avoir été la plus belle femme de toute la Grèce, je veux bien vous la présenter, afin que son esprit en personne vous donne une image de la forme et figure qu’elle avait de son vivant, ainsi que j’ai fait déjà de l’empereur Alexandre-le-Grand et de sa femme, à la requête de l’empereur Charles-Quint. — Sur ce, le docteur Faust leur défendit à tous de parler, de se lever de table et d’embrasser celle qu’il allait amener, et disparut par la porte. Bientôt on le vit rentrer, et derrière lui la reine Hélène, tellement belle que les étudians ne savaient plus s’ils étaient en leur bon sens, et en perdaient la tête, tant ils étaient pris de confusion et de violente ardeur. Cette Hélène leur apparut dans une précieuse robe de pourpre noire ; ses cheveux étaient dénoués, si splendides qu’ils brillaient comme de l’or, et si longs qu’ils pendaient jusqu’à ses jarrets ; ses beaux yeux étaient noirs comme le charbon ; elle avait une physionomie charmante, une petite tête ronde, les lèvres semblables à des cerises, la bouche mignonne, le cou blanc comme celui d’un cygne, des joues de rose, par-dessus tout le visage beau et luisant ; enfin elle était grande, droite et admirablement svelte. En somme, pas le moindre petit défaut à trouver sur elle. Ses regards hardis et malins furetaient par toute la chambre, de telle sorte que les étudians se sentirent pris pour elle d’un violent amour. L’envie toutefois leur en passa bientôt, car ils la considéraient comme un esprit, et Hélène sortit de la salle avec le docteur Faust. Après avoir vu ce que je viens de relater, les étudians prièrent le docteur d’acquiescer à leur demande et de faire revenir le lendemain cette apparition, voulant amener avec eux un peintre qui pût prendre sa ressemblance, ce que Faust leur refusa, disant qu’il ne pouvait à tous temps évoquer cet esprit. Il leur promit cependant de leur en donner une image qu’ils pourraient faire copier, ce qui eut lieu effectivement, et les peintres l’envoyèrent plus tard dans toutes les contrées, car c’était une admirable image de femme. Quant à cette image que possédait Faust, on n’a jamais su qui la lui avait faite.

« Pour les étudians, s’étant couchés dans leurs lits, ils ne purent, à cause de cette figure et de ces formes qu’ils avaient vues, fermer l’œil de toute la nuit. Par où l’on voit que le diable fascine souvent les hommes et les brûle de concupiscence, afin de les induire en paillardise, dont ensuite ils ne peuvent plus sortir. »

Et plus loin encore, dans ce même livre, on rencontre ces paroles :

« Afin donc de pouvoir donner libre cours à ses désirs charnels, le misérable Faust, se réveillant à minuit, se ressouvint de la belle Hélène de Grèce, laquelle jadis il avait fait voir aux étudians un dimanche de la Quasimodo, et requit de son esprit, le lendemain matin, de la lui amener pour concubine, ce qui advint ; et cette Hélène était de forme accomplie et d’une grande beauté et aménité de figure, semblable à celle qu’il avait fait voir aux étudians. À cette vue, il se sentit le cœur si violemment épris, qu’il la courtisa, la prit à lui et la garda toujours dans sa couche ; et il ressentait pour elle si grand attachement, qu’il ne pouvait la quitter un seul instant ; elle devint grosse dans la dernière année, et mit au monde un fils à la grande satisfaction de Faust, qui le nomma Juste Faust. Cet enfant lui révéla beaucoup de choses futures, qui devaient s’accomplir dans tous les pays du monde ; mais, à la mort de Faust, la mère et l’enfant disparurent avec lui. »

La plupart des livres populaires sur Faust ayant été tirés de l’ouvrage de Widman, l’épisode de la belle Hélène y est peu développé, et le sens profond qu’il renferme a pu facilement échapper. Goethe lui-même, dans son premier Faust, n’avait pas remarqué cette féconde indication, en admettant qu’à cette époque il ait déjà connu les livres populaires, et que les jeux de marionnettes n’aient pas été la source unique à laquelle il ait puisé. Ce fut seulement quarante années plus tard, dans la seconde partie de son drame, qu’il mit en scène l’épisode de la belle Hélène, et il faut avouer qu’il le traita con amore. C’est certainement ce qu’il y a de mieux, ou, à vrai dire, c’est la seule chose qui soit bonne dans cette seconde partie du Faust : forêt d’allégories, labyrinthe obscur qui, s’éclaircissant soudain, découvre à nos yeux, sur un piédestal de bas-reliefs mythologiques, ce sublime marbre grec, cette statue divinement païenne, dont l’aspect subit inonde l’ame de joie et de lumière. C’est la plus précieuse sculpture qui soit jamais sortie de l’atelier du maître, et on a peine à croire que la main d’un vieillard ait pu ciseler un morceau si parfait. Du reste, c’est l’œuvre d’un talent calme et réfléchi bien plutôt que le produit spontané de l’imagination, car l’imagination, chez Goethe, n’éclate jamais trop hardiment, et c’est une ressemblance de plus qui le rapproche de ses maîtres, de ses parens, j’allais dire de ses compatriotes, les Grecs. Les Grecs aussi étaient doués du sens exquis des formes et de l’harmonie, bien plus que de la plénitude débordante de l’imagination créatrice ; tranchons le mot, prononçons la grande hérésie : ils étaient plus artistes que poètes.

Après ces indications, vous comprendrez facilement que j’aie consacré à la belle Hélène un acte entier de mon ballet. L’île que je lui ai assignée pour résidence n’est pas, du reste, de mon invention. Depuis long-temps elle a été découverte par les Grecs, et, au dire des auteurs de l’antiquité, selon Pausanias et Pline notamment, elle était située dans le Pont-Euxin, à peu près à l’embouchure du Danube ; le temple d’Achille qui s’y trouvait lui avait valu le nom d’Achillée. C’est là que, sortis du tombeau, résidaient le vaillant Pélide et les autres illustrations de la guerre de Troie, dont la belle Hélène était la plus brillante. L’héroïsme et la beauté, il est vrai, périssent prématurément ici-bas, à la grande joie de la vile multitude et de la médiocrité : c’est leur sort ; mais des poètes généreux les arrachent à la tombe et les transportent dans quelque île fortunée, séjour d’un printemps éternel, où ni les roses ni les cœurs ne se flétrissent.

J’ai cédé peut-être à un mouvement d’humeur en parlant, comme je l’ai fait, de la seconde partie de Faust ; en revanche, je n’ai pas de termes pour rendre ce que j’éprouve devant l’admirable conception de la belle Hélène. Ici le poète est resté fidèle à cette tradition dont il s’est écarté si souvent, — je ne cesserai de lui en faire le reproche. C’est ce pauvre diable de Méphistophélès qui a surtout à se plaindre. Le Méphistophélès de Goethe n’a absolument rien de commun avec le vrai Méphistophélès, comme l’appellent les vieux livres populaires. Ceci confirme l’opinion que j’ai déjà émise ; Goethe ne connaissait pas ces livres populaires quand il écrivit son premier Faust. S’il les eût connus, il n’eût pas affublé l’esprit malin d’un masque si sale et si bouffon. Méphistophélès n’est pas un misérable va-nu-pieds de l’enfer, c’est un esprit subtil, comme il le dit lui-même, un démon de haut parage, un noble démon très haut placé dans la hiérarchie souterraine ; en un mot, c’est un homme d’état du gouvernement infernal et un de ces hommes d’état dont on fait les chanceliers de l’empire. Aussi ai-je cru devoir lui prêter une forme qui répondit à sa dignité. De tous temps, ce fut sous la figure d’une jolie femme que le diable aima à se présenter aux hommes, et nous voyons dans le premier livre sur Faust, publié à Leipzig, que ce fut aussi sous cette forme que Méphistophélès venait allécher le pauvre docteur, lorsque le malheureux se laissait aller à de pieux scrupules. Voici les naïves paroles du vieux livre « Quand Faust était seul et voulait se livrer à la méditation des saintes Écritures, le diable se parait de la forme d’une belle femme, allait à lui, l’embrassait, et il n’était sorte d’agacerie qu’il ne lui fit, de telle manière que le savant docteur oubliait incontinent et jetait au vent la parole de Dieu, continuant ainsi d’aller à mal. »

En faisant paraître le diable et ses compagnons sous la forme de danseurs, je suis plus fidèle que vous ne pensez à la tradition légendaire. Qu’il y ait eu déjà, du temps du docteur Faust, des corps de ballet composés de démons, ce n’est point, veuillez le croire, une fiction de votre très dévoué ami ; c’est un fait attesté par des passages de la Vie de Christophe Wagner, qui fut le serviteur et le disciple de Faust. Au seizième chapitre de ce vieux livre, il est rapporté que ce grand pécheur donna à Vienne un somptueux festin qu’embellissaient des diables déguisés en femmes et pourvus d’instrumens à cordes, avec lesquels ils exécutaient une musique délicieuse, tandis que d’autres se livraient à toutes sortes de danses bizarres et impudiques. En cette occasion, ils dansèrent également sous la forme de singes. « Bientôt, est-il dit, arrivèrent douze singes, lesquels formèrent une ronde et se mirent à danser des ballets français, tels qu’on a coutume de les danser présentement en Italie, en France et en Allemagne, et ils sautèrent et pirouettèrent fort agréablement, ce dont les spectateurs furent grandement ébahis. Le démon Auerhahn (coq des bruyères), esprit familier de Wagner, ne se présentait guère sous une autre forme que celle d’un singe. À proprement parler, on le voit débuter par le rôle de singe dansant. « Lorsque Wagner l’évoqua, raconte le biographe, Auerhahn prit la figure d’un singe, et se mit à sautiller en haut et en bas, dansant la gaillarde et autres danses lubriques ; puis il frappait du tympanon, jouait de la flûte traversière et donnait de la trompe, comme s’il y eût eu une centaine de musiciens avec lui. »

Ici, je ne puis résister à la tentation de vous expliquer le sens qu’attachait à ces mots « danser la gaillarde » le biographe du nécromancien. Dans un ouvrage de Jean Prétorius, publié à Leipzig en 1668, on trouve, outre des renseignemens sur le Blocksberg, une singulière remarque sur la gaillarde, qui est présentée comme une invention du diable. Voici les graves expressions dont se sert l’auteur :

« La nouvelle volte gaillarde a été apportée d’Italie en France par les magiciens ; outre que ce tourbillonnement est plein de gestes malhonnêtes, abominables et de mouvemens impudiques, on peut affirmer qu’elle est la source de beaucoup de malheurs, de meurtres et d’avortemens ; ce qu’une police bien instituée devrait prendre en considération et défendre avec sévérité. Et vu que la ville de Genève, par-dessus toutes autres villes, a en horreur la danse, il est advenu que Satan, s’étant emparé d’une jeune fille de l’endroit, la dressa à faire jouer certaine baguette de fer, si bien que tous ceux qu’elle touchait se mettaient aussitôt en branle et dansaient la gaillarde. Et cette fille honnissait les juges et les défiait de pouvoir la mettre à mort, et oncques n’a eu repentance de son damnable maléfice. »

Cette citation montre d’abord ce que c’est que la gaillarde et prouve ensuite que le diable favorise l’art de la danse en vue de donner scandale aux dévots. Aller jusqu’à forcer au moyen d’une baguette magique, la pieuse ville de Genève, cette Jérusalem moderne, à se mettre en branle, c’est bien là, il faut l’avouer, le comble de l’abomination ! Imaginez-vous en effet tous ces petits saints genevois, ces béats horlogers, ces élus du Seigneur, ces vertueuses institutrices, ces raides prédicans et maîtres d’école, se lançant soudain dans le tourbillon de la gaillarde. Le fait paraît certain, car je me souviens de l’avoir trouvé aussi constaté dans la Démonomanie de Bodin, et il me prend souvent l’envie d’en composer un ballet sous ce titre : le Bal de Genève.

Le diable, comme vous voyez, est un maître danseur, et il ne faut pas s’étonner de le voir se présenter au très honorable public sous la forme séduisante d’une danseuse. Une autre métamorphose, moins naturelle, mais qui renferme un sens plus profond, est encore indiquée dans cette ancienne histoire de Faust : c’est la transformation de Méphistophélès en cheval ailé, transportant Faust au gré de ses désirs en tous lieux et en tous pays. Ici, l’esprit malin représente non-seulement la rapidité de la pensée de l’homme, mais encore la puissance de la poésie, vrai Pégase qui, dans le plus court délai, met en la possession de celui qui le monte toutes les magnificences et toutes les jouissances de la terre. En un clin d’œil, il transporte Faust à Constantinople, et cela en droite ligne au beau milieu du sérail du Grand-Turc, où l’heureux mortel, pris par les odalisques étonnées pour le dieu Mahomet, se divertit divinement. Plus tard, Faust entre à Rome ; il va droit au Vatican, où, invisible qu’il est, il se joue du saint-père, et d’un tour de main escamote à son nez, afin de les savourer lui-même, les mets succulens et les boissons exquises qu’on sert à sa sainteté. Parfois il part d’un éclat de rire, et le pape, qui se croit seul, est saisi de frayeur. Ici, comme partout d’ailleurs dans la légende de Faust, on croit percer une vive animosité contre la papauté et l’église catholique. Sous ce rapport, nous trouvons significatif l’ordre formel donné par Faust à Méphistophélès, après les premières évocations, de ne plus lui apparaître dorénavant, quand il l’appellerait, que sous le froc d’un franciscain. C’est dans cet habit monacal que nous le montrent les vieux livres populaires (et non les marionnettes), alors surtout que Méphistophélès discute avec Faust sur les mystères de la religion chrétienne. On sent que le souffle de l’époque, l’esprit de la réformation, a passé par là.

Méphistophélès non-seulement n’a point de forme réelle, mais il n’est pas devenu populaire non plus sous une forme déterminée, comme d’autres héros des livres populaires ; tels que Till Eulenspiegel, par exemple, ce rire personnifié dans la figure carrée d’un compagnon-ouvrier, ou bien comme le Juif errant à longue barbe séculaire, dont les poils blanchis par le temps semblent trahir par leur pointe noire une nouvelle sève rajeunissante. Il n’a pas non plus de forme déterminée dans les livres de magie ; qui cependant en donnent une à d’autres esprits. Aziabel, par exemple, y est constamment représenté comme un petit enfant, et le démon Marbuel, selon les termes exprès de ces livres, sous la figure d’un enfant de dix ans.

J’abandonne, soit dit en passant, à la décision des machinistes le choix du véhicule qui transportera dans les airs Faust et son compagnon infernal ; ils choisiront à leur gré ou les deux chevaux ou le grand manteau magique : ce dernier est plus populaire ; mais, pour les sorcières qui se rendent au sabbat, il faudra bien les faire chevaucher à califourchon, soit sur un monstre, soit sur quelque ustensile de ménage.

La monture ordinaire d’une sorcière allemande est un manche à balai, recouvert du même onguent merveilleux dont elle s’est enduit tout le corps auparavant. Quand son galant infernal vient la prendre, il se place devant, et elle derrière, pour l’ascension aérienne. La sorcière française profère, pendant l’acte de l’onction, les paroles suivantes : Emen Hétan ! Emen Hétan ! La sorcière allemande, qui s’échappe de la cheminée chevauchant sur son manche à balai, se sert de la formule sacramentelle : Du bas en haut, sans toucher ! Elles savent s’arranger de manière à rencontrer bonne compagnie dans les airs, et on les voit ainsi arriver au sabbat par pelotons plus ou moins fournis. Comme les sorcières, ainsi que les fées, ont une profonde horreur pour le son des cloches chrétiennes, il leur arrive assez souvent, en passant près d’un clocher d’église, d’en enlever la cloche et de la précipiter avec un rire effrayant dans quelque marais qui se trouve sur leur route. Ce méfait constitue un chef d’accusation dans les procès criminels intentés aux sorcières, et c’est à bon droit que le dicton français, conseille la fuite immédiate à quiconque se verrait « accusé d’avoir volé les cloches de Notre-Dame. »

Quant au lieu où les sorciers et sorcières se réunissent pour célébrer leur sabbat, qu’ils nomment leur convention ou leur diète, les croyances populaires présentent des versions très différentes. Toutefois, d’après les déclarations concordantes d’un grand nombre de sorcières, déclarations provoquées par la torture et dès-lors dignes de foi, ainsi que sur le témoignage des Remigius, des Godelmanus, des Wierus, des Bodin et même des De Lancre, je me suis déterminé pour une cime de montagne entourée d’arbres, telle qu’elle se trouve décrite au troisième acte de mon ballet. En Allemagne, c’est le Blocksberg, point central du Hartz, qui passe pour être l’endroit où s’assemblaient jadis et où s’assemblent encore les sorcières. Cependant ce ne sont pas seulement les sorcières de l’Allemagne qui y accourent, il y vient aussi des sorcières d’autres pays, et non-seulement des sorcières vivantes, mais d’anciennes pécheresses mortes depuis long-temps, lesquelles, semblables aux willis, ne jouissent point du repos de la tombe, tourmentées qu’elles sont du besoin de danser. C’est ce qui explique la grande diversité de costumes de tous les pays et de tous les temps, qui se fait remarquer au sabbat. Les dames de haut parage, pour s’y trouver moins gênées, paraissent presque toujours masquées. Les sorciers, qui s’y rencontrent en si grand nombre, sont assez souvent des personnages qui, dans la vie ordinaire, affectent avec un certain succès la conduite la plus conforme aux règles de la morale et aux lois de la religion. Pour ce qui concerne les démons, qui remplissent auprès des sorcières les fonctions d’amoureux, ils appartiennent à tous les degrés de la société infernale, de sorte qu’une vieille cuisinière ou vachère devra se contenter d’un pauvre diable de basse condition et mal léché, tandis que les riches bourgeoises, les grandes dames, auront à leur disposition les plus magnifiques hobereaux de l’enfer, des démons à queues fines et à manières courtoises, enfin des diables comme il faut. Le costume de ces gentilshommes infernaux est le plus souvent l’ancien costume de cour espagnol, ou tout noir ou d’un blanc vif et cru ; à leur béret se balance l’indispensable plume de coq, rouge comme le sang ; mais, si bien prise que semble leur taille, si élégant que paraisse leur costume au premier coup d’œil, il leur manque toujours, chose bizarre, un certain finished, et ils trahissent bientôt par leur allure un défaut d’harmonie qui blesse la vue et l’ouïe. Ils ont, par exemple, trop ou trop peu d’embonpoint ; ils ont la face ou trop pâle ou trop rubiconde ; ils ont le nez un peu trop court ou un peu trop long, et parfois on voit inopinément surgir des doigts en griffes d’oiseaux, voire un pied de cheval. Ils n’ont point cependant cette odeur de soufre que répand autour d’elle la canaille des diablotins de bas étage, les ramoneurs, fumistes et chauffeurs de l’enfer, et autre menu fretin affecté aux pauvres femmes du peuple ; mais une infirmité fâcheuse, commune à tous les diables, dont se plaignent les sorcières de tous rangs et de toutes conditions, comme on le voit par les procès-verbaux de leur interrogatoire judiciaire, cette infirmité désespérante des démons, c’est le froid glacial de leurs étreintes amoureuses.

Lucifer, par la disgrace de Dieu roi des ténèbres, préside la diète des sorcières sous la forme d’un bouc noir, à face humaine de même couleur, avec un flambeau entre ses deux cornes. Sa majesté se trouve placée au centre de l’assemblée, sur un haut piédestal ou une table en pierre ; sa mine est sérieuse et mélancolique, et trahit le plus profond ennui. Les sorciers et sorcières réunis, ces vassaux de l’enfer, et les autres diables rendent hommage à leur suzerain en s’agenouillant devant lui par couples, des flambeaux à la main, et en déposant sur son postérieur le baiser nommé hommagium ; mais cette manifestation révérencieuse semble ne l’émouvoir que médiocrement : il demeure mélancolique et taciturne pendant la folle ronde qu’engage autour de lui cette société si mélangée. Cette ronde est la fameuse danse des sorciers que les danseurs exécutent dos à dos, et dans laquelle, ayant tous la face en dehors, ils ne se voient pas les uns les autres. C’était vraisemblablement par un motif de prudence qu’ils en agissaient ainsi ; on ne voulait pas que les sorciers, si quelques-uns d’entre eux étaient l’objet d’une poursuite judiciaire, pussent être amenés par la torture à dénoncer leurs compagnons. C’est cette crainte des dénonciations qui décide les femmes de haute condition à paraître masquées au rendez-vous. Beaucoup de sorcières dansent en chemise, d’autres même se dispensent de ce vêtement ; il y en a qui dansent les bras arrondis en cerceau ou bien un bras en l’air, d’autres encore brandissent leur balai, poussant en signe d’allégresse les cris de : Har ! Har ! har ! Sabbat ! sabbat ! Une chute pendant la danse est de mauvais augure ; la sorcière vient-elle à perdre un soulier dans le tumulte de ces ébats, c’est un signe certain qu’elle goûtera du bûcher avant l’expiration de l’année courante.

L’orchestre qui fait mouvoir cette société bruyante se compose ou d’esprits infernaux de forme grotesque, ou de ménétriers vagabonds pris au hasard sur les grands chemins. On choisit de préférence les râcleurs de violon et les joueurs de flûte aveugles pour éviter le trouble que causerait leur effroi à la vue des horreurs du sabbat. Une scène affreuse surtout est l’affiliation des novices à la société maudite, cérémonie par laquelle les affiliées sont initiées aux mystères les plus épouvantables. La novice y consomme pour ainsi dire les épousailles avec l’enfer, et le diable, le sombre époux, lui assignant un nom particulier, un nom d’amour, applique, en gage d’alliance à la nouvelle mariée, un signe secret, souvenir indélébile de sa tendresse. Cette marque est tellement cachée, que, dans les procès intentés aux sorcières, les juges d’instruction ne la découvraient souvent qu’après les recherches les plus minutieuses. Le prince des enfers possède parmi les sorcières du sabbat une élue de son choix, favorite officielle qui porte le titre d’archisposa ou archifiancée. Son costume de bal est des plus simples et ne consiste qu’en un soulier d’or, ce qui lui a valu le nom de « la dame au soulier d’or. » C’est une grande et belle femme, presque colossale, car le diable n’est pas seulement connaisseur en belles formes comme un véritable artiste qu’il est, mais il est surtout grand amateur de matière charnelle, et plus il y a de chair, pense-t-il, plus le péché est gros. Dans son raffinement de turpitude et pour doubler la valeur du crime, il se garde de prendre pour archifiancée une jeune personne qui n’a pas encore contracté des devoirs conjugaux c’est toujours une femme mariée qu’il choisit, joignant ainsi à la simple fornication le délit plus grave de l’adultère. L’archifiancée en outre doit être excellente danseuse, et il est arrivé qu’on a vu à des sabbats d’une solennité extraordinaire l’auguste bouc descendre de son piédestal pour exécuter en personne, avec sa favorite officielle, une danse des plus singulières, « mais que, par un scrupule de conscience tout chrétien, » comme dirait le vieux Widman, je me garderai bien de décrire. Je me contenterai de dire ici que c’est une antique danse nationale de Gomorrhe, dont les traditions, échappées avec les filles de Loth à la destruction de cette ville maudite, se sont conservées jusqu’à nos jours telles que moi-même, grace à mes recherches savantes, j’ai pu les découvrir dans quelques bals publics de Paris.

À en croire certains auteurs, le grand bouc aurait coutume aussi de présider avec son archifiancée au banquet solennel qui clôt les jeux du sabbat. Les mets et la vaisselle, tout ce qu’on sert à ce festin est ce qu’il y a de plus précieux ; mais il serait inutile d’en rien soustraire, car le lendemain, en y regardant de près, au lieu de la timbale d’or, on ne trouverait plus qu’un méchant pot de terre, et, au lieu du gâteau, de la fiente de vache. Un trait caractéristique de ce singulier festin, c’est que le sel y manque complètement. Les chants dont se divertissent les convives ne sont que d’ignobles invectives contre le ciel, beuglées, piaillées par des voix glapissantes, sur les mélodies des cantiques chrétiens. Les cérémonies les plus vénérables de la religion, les choses saintes, y sont singées avec force bouffonneries. Le sacrilège est complet. Ainsi du baptême, où des crapauds, des hérissons et des rats sont tenus sur les fonts selon les rites de l’église, tandis que parrains et marraines grimacent des mines dévotes et cafardes ; en guise d’eau baptismale, on s’y sert d’un affreux liquide, à savoir de l’urine du diable. Le signe de croix n’y est pas épargné : les sorcières se signent en sens contraire et de la main gauche, celles de langue romane accompagnant le signe de ces mots : In nomine Patrica Aragueaco, Petrica, agora, agora, Valentia, jouando goure gaits goustia ! c’est-à-dire : « Au nom de Patrice, de Petrice d’Aragon, à cette heure, à cette heure, Valence, toute notre misère a fini ! » Le précepte divin de l’amour et du pardon y est conspué par le bouc infernal, lequel, en dernier lieu, se lève, et, d’une voix de tonnerre, s’écrie : « Vengez-vous ! vengez-vous ! sinon vous mourrez ! » C’est la formule sacramentelle de la clôture, le Ite missa est de la diète des sorcières, qui finit, comme un feu d’artifice, par un terrible bouquet de blasphèmes, c’est-à-dire par une parodie de l’acte le plus sublime de la passion de notre divin Rédempteur. L’antéchrist alors se pose en victime et va se sacrifier, lui aussi, non pour le salut de l’humanité, mais en vue de sa perdition. Le sacrifice impie se consomme au milieu des flammes qui sifflent ; le bouc est consumé, et les sorcières s’empressent de recueillir une poignée de ses cendres, qui leur serviront à la fabrication de nouveaux maléfices. Cette cérémonie termine la fête ; le chant du coq a résonné, et la fraîcheur du matin commence à se faire sentir à ces dames, qui s’en retournent chez elles comme elles sont venues, mais plus vite. Mainte d’entre elles vient reprendre sa place dans le lit de son époux ronflant, qui ne s’est nullement aperçu de l’équipée de sa chère moitié, dont un simulacre en bois peint était couché à ses côtés pendant la durée du sabbat.

Et moi aussi, cher ami, je vais me coucher, car j’ai dû passer une partie de la nuit à coordonner toutes ces folles notes dont vous désirez l’envoi.


HENRI HEINE.