Ménine - Scènes de la vie des Landes dans l’Armagnac noir

Ménine - Scènes de la vie des Landes dans l’Armagnac noir
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 17 (p. 307-341).
MÉNINE
SCÈNES DE LA VIE DES LANDES DANS L’ARMAGNAC NOIR.



I.

Presque au pied des Pyrénées, sur les confins du département du Gers et du département des Landes, se trouve une contrée nommée dans le pays l’Armagnac Noir, et qui a mérité longtemps cette sombre qualification. De grands bois peuplés de chênes contemporains des druides, des espaces considérables couverts de bruyères et de genêts épineux, une longue suite de collines s’étageant de façon à être couronnées par un vaste plateau, des marécages obstrués de roseaux et de broussailles, d’immenses étangs occupant les gorges de ces collines, des chemins creux impraticables aux chevaux pendant l’hiver, faisaient de cette contrée, il n’y a pas plus de quarante ans, comme une oasis de la barbarie au milieu d’un pays relativement civilisé.

Les habitans de ce coin de terre peu favorisé par la nature et par l’administration n’avaient pas eux-mêmes une trop bonne réputation. Que les hommes fussent robustes, intelligens et vaillans, que les filles fussent belles, avenantes et aimables, c’est ce dont tout le monde convenait ; mais les hommes avaient, dit-on, l’humeur batailleuse, aimaient un peu trop le bien d’autrui et les procès. Quant aux filles, Sbrigani les eût appelées des coquettes achevées. Il est juste de dire qu’une fois mariées elles devenaient généralement d’irréprochables mères de famille. Ces braves gens croyaient à leur curé et aux loups-garous, et ne connaissaient le gouvernement que par la conscription et l’impôt. Il ne faut pas croire qu’ils aimassent le gendarme et le percepteur ; cependant ils n’eussent jamais songé à se révolter contre ces représentans de l’autorité. Une buffleterie jaune eût suffi pour calmer une émeute dans une foire où fermentaient dix mille cerveaux méridionaux ; mais passer des écus rognés au percepteur et voler le cheval du gendarme, cela était regardé comme une excellente plaisanterie. On respectait la religion et on observait les commandemens de l’église, en ce sens que pour rien au monde on n’eut mangé une poule volée le vendredi, on la gardait pour le dimanche. On vénérait le curé, on le saluait profondément du plus loin qu’on l’apercevait ; mais si dans les veillées circulait un conte un peu gaillard, c’était à un curé qu’était sûrement réservé le principal rôle.

Leur patois, qu’ils ont conservé dans toute sa pureté, est un dialecte plus énergique que celui des villages voisins, et lorsque leur tête est échauffée par le vin du cru, si riche en alcool, ils racontent encore avec une verve éblouissante des histoires pleines de sel gaulois, ou rapportent leurs exploits en les exagérant avec une forfanterie toute gasconne. Malheureusement l’Armagnac Noir commence à perdre son caractère, les constructeurs maritimes sont venus éclaircir les forêts, les landes ont été défrichées et plantées de vignes qui donnent une eau-de-vie renommée, comme disent les dictionnaires de géographie ; les étangs et les marécages se sont changés en terres fertiles. Sur les routes macadamisées, on ne rencontre plus, comme autrefois dans les chemins boueux, le grand propriétaire terrier, moitié paysan, moitié monsieur, monté sur un petit cheval de sang arabe, et attrapé avec un filet dans les marais de Dax. Rien dans la civilisation actuelle ne peut donner une idée de ce petit potentat en béret et en houseaux, qui était roi chez lui comme le capitaine de vaisseau l’est à son bord. C’était le vrai père de famille du droit romain, maître absolu de ses valets et de ses enfans ; à la table qu’il présidait et autour de laquelle ils étaient tous rassemblés, un étranger n’eût pu distinguer ceux-ci de ceux-là. Pour trouver un type pareil, il faudrait aller chercher le gaucho au fond de son rancho de l’Amérique espagnole ; mais le ranchero français a disparu : il a lutté contre la civilisation, il a été vaincu. Il a longtemps maudit les chemins de grande, de moyenne, de petite communication, et il en est arrivé, lui ou ses descendans, à venir humblement et chapeau bas demander le moindre bout de route au conseil général ou à M. le préfet. Il a abandonné son ardent petit bidet des Landes pour le tilbury et le cheval normand, son vieux maïs pour la betterave ; il a échangé sa liberté contre le comfortable. L’écarteur, un autre type du pays, a aussi disparu ; l’industrialisme s’en est emparé. On l’a fait monter, lui et ses vaches, dans un wagon ; on l’a montré aux Parisiens, qui n’ont vu en lui qu’un comédien. L’ancien écarteur du bon vieux temps ne ménageait pas sa vie et ne faisait pas de sa hardiesse métier et marchandise. Ce n’était pas un artiste sûr de ses feintes et les ayant étudiées depuis longtemps avec l’animal qui lui sert de compère. C’était un forgeron, un tonnelier, un terrassier, jeune, vigoureux, bien découplé, qui pouvait dans l’arène, si la chance tournait contre lui, recevoir un coup de corne dans le corps et y laisser la vie. Mais quelle gloire s’il triomphait ! Pendant toute la saison des fêtes, les camarades de village l’escortaient partout où il y avait course, et si, pour se dérober à ces honneurs, il se cachait dans la foule, son nom mille fois répété le forçait à sortir de sa nonchalance et à prendre sa part de la gloire et des dangers.

L’écarteur n’existe plus. Le mendiant s’en va. Partout, sur les routes, se dressent des poteaux qui interdisent la mendicité. Toutes les villes importantes ont des dépôts. La charité n’est plus une vertu, c’est une mesure administrative ; mais le jour où la mendicité sera interdite, même au fond de nos campagnes, que deviendront nos ménagères ? Qui leur apprendra les nouvelles ? qui fera leurs commissions ? Comment savoir que le loup-garou de Noël a commencé à faire son apparition ? Quel courtier employer pour échanger entre elles de la graine de carotte hâtive contre de la graine de chou de Milan ? Dans les fermes et les métairies isolées, le mendiant du pays, le mendiant connu n’est pas un importun ; c’est une visite, une distraction. Il arrive, les chiens aboient. Il s’arrête au seuil de la porte, d’une voix nasillarde il récite le Pater et reçoit un morceau de pain, un peu de soupe s’il y en a, un verre de vin s’il fait chaud, après quoi il s’en va ou il reste, selon que cela vous agrée ; mais une fois le Pater dit et l’aumône reçue, il cesse d’être un suppliant que vous avez le droit de chasser : il devient votre égal. Il passera en revue les commérages du pays, parlera de la récolte, vous donnera en passant un conseil agricole s’il ne trouve pas vos terres cultivées à son gré, recommandera un domestique et vous priera de lui conserver les prochains habits que vous réformerez. Il faut être poli avec lui si on ne veut pas qu’il se fâche. « M. X… a dit que j’étais un vagabond, je ne reviendrai plus chez lui, » disait fièrement un vieux mendiant. C’était le père Francéson, un ancien tonnelier à moitié paralysé qui n’allait que dans cinq ou six maisons, et qui eût cru déroger s’il se fût adressé à d’autres portes. Il vivait chez son gendre, qui, ayant un peu de bien, eût préféré que son beau-père ne mendiât pas ; mais le vieillard s’était montré intraitable sur ce point. « Je ne vais que chez ceux qui me conviennent, me disait-il, et il n’y a pas de honte, car ils savent que j’ai travaillé tant que j’ai pu. Ma fille a six enfans, le champ est petit, et la vigne est souvent grêlée. Je ne veux pas rogner la portion des drôles[1]. Plus ils mangeront, plus ils deviendront beaux et plus tôt ils travailleront. »

Le père Francéson était fécond en saillies amusantes, et quand il rencontrait un chantier d’ouvriers, il plantait en terre son grand bâton ferré et se tenait derrière eux, raillant celui-ci, encourageant celui-là, et racontant l’histoire des vieilles familles du pays. Il faisait ainsi passer une heure ou deux, pendant lesquelles on ne s’apercevait pas que la terre était dure et le soleil ardent. Il vint nous trouver un jour dans les landes, au sommet du plateau du Catalan, qui domine une partie du département. Sur les bords de la lande qu’on fauchait passe une route qui va de Nogaro à Estang. Je causais avec lui, lorsque nous aperçûmes une voiture qui montait la côte. C’était une calèche élégante qui sortait évidemment des ateliers du meilleur carrossier de Toulouse ou de Bordeaux. Elle était attelée de deux magnifiques bais-bruns normands et conduite par un domestique en livrée.

Au fond de la calèche se trouvait une vieille dame vêtue de noir. Sa figure, pâle et intelligente, était encadrée par de longs bandeaux de cheveux blancs qui faisaient ressortir la vivacité de deux yeux noirs d’une beauté encore remarquable. À côté d’elle, une demoiselle rousse, simplement habillée, avait toutes les apparences d’une gouvernante anglaise. Ce qui rendait cette supposition probable, c’était la présence de deux enfans sur le devant de la calèche, deux petites filles dont l’aînée pouvait avoir dix ans, toutes deux blondes, charmantes et mises avec une élégance pleine de goût. Quand la voiture passa auprès de nous, la vieille dame se souleva un peu, et, saluant des yeux et de la tête, elle dit en patois : « Bonjour, Francéson. — Bonjour, Ménine, » répondit celui-ci.

La voiture continua sa route.

J’entendis autour de moi des ouvriers qui disaient : C’est Mme  de La Roumega. Quoique je n’eusse pas l’honneur de connaître cette dame, la plus grande propriétaire sans contredit de tout l’Armagnac, j’avais pensé que c’était elle ; mais ce qui m’avait étonné, c’était le ton délibéré et presque paternel que le mendiant avait pris en lui disant : Bonjour, Ménine.

— Vous connaissez Mme  de La Roumega ? lui dis-je.

— Sans doute, me répondit-il d’un ton légèrement narquois.

— Il y a longtemps ?

— Je mentirais, si je disais que je l’ai vue naître, mais j’ai assisté au mariage de son père et de sa mère. Je puis même dire que si elle se promène aujourd’hui en carrosse, c’est un peu à moi qu’elle le doit. Après tout, elle a acheté cet honneur assez cher pour que je ne le lui reproche pas.

Il était grand conteur de vieilles histoires et savait que je les aimais.

— Il y a une histoire ? lui demandai-je.

— Oui, dit-il, et il me raconta l’histoire de Mme  de La Roumega. Ce ne fut d’abord qu’un résumé ; mais, voyant qu’elle m’intéressait vivement, chaque fois qu’il me rencontrait, il y revenait et m’en rapportait un nouvel épisode. C’est ainsi que j’ai pu composer le récit qu’on va lire.

Ménine, me dit-il, naquit dans une maison que vous connaissez bien, car on en voit encore les ruines sur les hauteurs du Catalan, auprès des communaux de Panjas. Sa mère, qui avait été une jolie fille dans son temps, avait employé sa jeunesse à se faire une mauvaise réputation pour ses vieux jours. Son père, qui se nommait Laroque, ne valait pas beaucoup mieux. C’était un charpentier, à ce qu’on disait, mais nul ne se souvenait de l’avoir vu travailler. Je l’ai connu écarteur dans les courses de taureaux, sonneur dans les foires et les veillées, contrebandier, puis, il faut bien le dire, un peu voleur. Ce n’est pas qu’il arrêtât les gens sur le chemin du roi, mais nul mieux que lui ne savait vider un poulailler. Quand il y avait passé, le renard pouvait y venir, il s’en retournait le ventre creux ; bon homme au demeurant, mais aimant trop à boire. Quand vint la grande réquisition de 1792, il partit comme les autres, il se battit même en Espagne ; mais il se fit une affaire avec son capitaine, déserta et vint se réfugier dans le pays, espérant s’y cacher plus aisément.

À cette époque, la belle Catinon (c’est ainsi que s’appelait la mère de Ménine), avait fait construire dans les landes une cabane en terre et en bois, où elle se livrait à bien des métiers que n’aimait pas la gendarmerie. Beaucoup de gens prétendaient qu’elle tenait une auberge pour le diable, un bureau de poste pour la foire de minuit (le sabbat), car on la considérait comme sorcière. Le fait est que cette cabane était un entrepôt de contrebande et un refuge pour les contrebandiers, les réfractaires et les émigrés. Laroque venait souvent s’y chauffer la nuit. Il sut inspirer à la belle Catinon une telle passion qu’elle congédia les autres galans et qu’elle se maria avec lui. Ce fait est contesté par beaucoup de gens dans le pays, mais je n’en saurais douter, attendu que j’ai été témoin du mariage.

Il y avait alors dans les environs un vieux prêtre qui n’avait voulu ni prêter serment, ni émigrer, encore moins se laisser guillotiner à Auch ou déporter à Cayenne. Pendant les plus mauvais jours de la révolution, il s’était tenu caché dans les cantons perdus de l’Armagnac. Il baptisait, mariait, enterrait, confessait, et ne manquait jamais de dire la messe le dimanche, que ce fût dans une grange ou dans un cellier, au fond d’un bois ou d’une marnière, peu lui importait ; moi-même je lui ai servi souvent de messager pour avertir ses paroissiens, car, vous pouvez le penser, on ne sonnait pas la messe alors. Le bonhomme, quand il se sentait traqué de trop près, allait se réfugier chez Catinon. J’ai bien des fois fumé ma pipe au coin du feu avec ce brave curé, et je le vois encore avec sa barbe longue, sa soutane déchirée et ses grosses bottes garnies d’éperons. Il était un peu goutteux et grand mangeur, mais c’était un cœur de lion. Il s’en alla un jour à Nogaro, à la barbe de Dartigouët, le représentant, donner la communion à un pauvre malade qui l’avait fait appeler. Un soir il fit à Catinon et à Laroque un petit sermon sur le désordre au milieu duquel ils vivaient. Laroque répondit qu’il désirait épouser Catinon, et qu’il en avait parlé au maire de Panjas. Celui-ci lui avait répondu : — Mon ami, je veux bien te marier ; mais j’ai reçu l’ordre de te faire arrêter, et si l’on s’aperçoit que tu as comparu devant moi sans que je t’aie fait mettre en prison, je me ferai une mauvaise affaire avec le district.

— Bah ! bah ! dit le curé, le maire, le district, tout cela sent la révolution ; autant vaudrait se marier au saut du bâton, comme font les bohémiens, ou devant le bouc, comme au sabbat. Je te parle d’un bon mariage devant notre sainte mère l’église, mariage que nous ferons quand tu le voudras, ce soir même, si cela te convient.

— Non pas, répondit Laroque, je tiens à faire une noce. Je veux inviter ma famille, mes amis, mes voisins et le maire lui-même. Soyez prêt dans huit jours. Quant à toi, Francéson, me dit-il, je te prends pour donzelon (garçon d’honneur), et tu verras une belle noce.

Il tint sa promesse. La veille du mariage, on voyait pendus aux solives de la cabane trois lièvres, une douzaine de perdrix, autant de poules ou de chapons, un mouton et un pain de sucre ! Une barrique de vin et une jarre de vieil armagnac complétaient ces provisions qui n’avaient pas coûté un sou à leurs possesseurs. Les unes étaient dues à la discrétion de la lune, qui était à son dernier quartier, le reste à la libéralité de propriétaires et de commerçans qui, voyageant souvent la nuit par les chemins creux, désiraient se concilier la bienveillance de notre nobi (le marié).

Ce fut une noce fort gaie. À huit heures du soir, le curé les maria devant la cheminée où flambait un beau feu de sarmens et d’épis de maïs. Il n’y avait qu’une douzaine d’invités, mais bien choisis. Le maire, un fin gourmand, qui savait que Catinon était bonne cuisinière, n’eut garde de manquer à l’invitation. La mariée avait pour donzelles (demoiselles d’honneur) deux des plus jolies filles du pays, Janine et Cataline, la vieille Cataline qui est aveugle et qui vient mendier ici. C’était une belle fille alors, vaillante comme le feu et portant un sac de blé sans broncher ! Il y avait aussi Pierrille, le meilleur sonneur, qui savait jouer trois airs sur la vielle, et quelques braconniers, bons enfans, francs buveurs et chantant comme des rossignols.

Quand nous eûmes couché les mariés, les filles se mirent à danser avec nous autres, le maire joua à la bourre avec le curé, et nous nous disposions à passer ainsi le temps jusqu’au jour, lorsque mon frère Cadiche, que j’avais mis en sentinelle, vint nous dire que les gendarmes arrivaient. La noce avait fait du bruit dans le pays, et les gens du district n’auraient pas été fâchés d’arrêter du même coup le curé et le déserteur ; mais c’était un fier homme que Laroque. Quand il entendit parler des gendarmes, il ne se dérangea pas, il demanda seulement où ils étaient. On lui dit qu’ils venaient par le chemin de Salles.

— Ont-ils passé l’étang ? demanda-t-il.

— Non.

— Ils sont à cheval ?

— Oui.

— Alors tout va bien, car en ce moment ils doivent être embourbés.

Il ne se trompait pas. Cadiche, renvoyé à son poste, vint nous rapporter que les gendarmes s’étaient enfoncés jusqu’à la selle dans l’eau et dans la fange, et qu’ils ne pouvaient s’en tirer. Nous nous mîmes à rire ; mais le curé se levant : Mes amis, dit-il, il ne faut pas laisser pourrir deux chrétiens dans un pareil bourbier ; les sangsues les saigneraient à blanc, et les chouettes leur tireraient les yeux. Ôtons-les d’embarras et invitons-les à boire. — Nous prîmes des chandelles de résine et des barres de bois, et nous allâmes à l’étang. Les gendarmes, qui n’avaient plus figure humaine, ne nous demandèrent pas nos papiers, et se montrèrent pleins de complaisance pour se laisser tirer de là. Quand ils entendirent parler d’un bon feu et d’une soupière d’eau-de-vie brûlée, ils nous suivirent. On mit trois faix de sarmens dans la cheminée et l’on recommença à souper. En voyant les gendarmes en bonne humeur, le curé s’écria : « Ce n’est pas tout, il faut porter la rôtie aux mariés ! » Nous fîmes une belle soupe avec du vin blanc, du pain, du sucre et toutes les épices que nous pûmes trouver dans la maison, et le brigadier, qui était du nord, entra dans une telle gaieté en voyant ce ragoût qu’il déclara vouloir le servir lui-même. Il le porta en effet aux mariés qui le remercièrent en riant, comme bien vous pensez, après quoi nous nous remîmes à boire jusqu’à l’aube. Nous les aidâmes à étriller leurs chevaux qui en avaient grand besoin, et ils partirent en annonçant qu’ils reviendraient dans deux ou trois jours. Les gendarmes savaient vivre alors, et ceux-ci ne voulaient pas troubler la lune de miel.

Les meilleures plaisanteries n’ont qu’un temps. Laroque fut obligé de se cacher sérieusement, et un soir qu’il avait fait galoper les gendarmes, il alla se réfugier au milieu des roseaux d’un étang. On était en automne, il plut toute la nuit ; il rentra morfondu dans sa mauvaise cabane. La fièvre le prit ; au bout de peu de jours, il mourut, laissant sa femme chargée d’un enfant. Quelques mois après leur mariage, Gatinon avait mis au monde une petite fille qu’on appela Ménine. Elle eut une rude enfance, la pauvre petite ; elle ne mangea pas toujours assez de pâte de maïs pour apaiser sa faim, et reçut de sa mère plus de coups que de baisers. Après la mort de son mari, la Gatinon devint tout à fait une mauvaise femme. Elle trempait la soupe aux contrebandiers et aux voleurs, et allait, dit-on, au sabbat. Elle ne s’en cachait pas et racontait les belles danses qu’elle avait menées avec le vieux Satan. Vous en croirez ce que vous voudrez. Je dois cependant vous avouer que lorsqu’elle faisait ces récits, elle était généralement ivre, car elle s’était donnée au vin, et quand elle était dans cet état, elle frappait impitoyablement la pauvre petite Ménine. Aussitôt que l’enfant put marcher, elle lui mit une paire de besaces autour du cou et l’envoya mendier. La petite rentrait le soir avec quelques livres de pain que la mère vendait le plus souvent pour acheter du vin.

Quant à moi, à cette époque, je n’étais pas un mendiant, je travaillais ; mais après une grande gelée, le travail venant à manquer, je m’en allai du côté de Bordeaux chercher de l’ouvrage. Au bout de quatre ans, je revins dans le pays. C’était vers le milieu de novembre, il commençait à faire froid. En passant dans les landes du Catalan, j’aperçus dans un petit bois de chênes noirs trois enfans qui se chauffaient à un feu de broussailles et de feuilles sèches. Une douzaine de brebis maigres et deux beaux porcs cherchaient leur vie çà et là. Le groupe se composait de deux jeunes garçons et d’une petite fille, tous trois misérablement vêtus. La petite fille était encore plus déguenillée que les autres ; elle n’avait que quelques haillons sur le corps. Debout, auprès des garçons accroupis, elle attisait le feu avec un grand bâton de châtaignier. En même temps elle chantait d’une voix très douce une vieille complainte, et ses compagnons étaient si attentifs que les brebis et les moutons eussent pu s’envoler sans que leurs maîtres eussent daigné s’occuper de cette étrange fuite. Je m’arrêtai pour l’écouter, et, en la regardant, il me sembla que je l’avais déjà vue. Elle avait des cheveux noirs longs et mal peignés qui retombaient en mèches épaisses sur ses pauvres petites épaules presque découvertes et bleuies parle froid. Son teint était hâlé, mais ses yeux brillaient comme deux diamans noirs. Elle avait sur sa figure un air de bonne humeur qui vous attirait à elle, et ma première pensée, en la voyant, fut (Dieu me le pardonne) assez méchante. « En voilà une, me dis-je, qui, si elle peut devenir fille, ne fera pas languir les galans… » Quand elle eut fini de chanter, je m’écriai : « Eh ! drôles, que faites-vous ? les porcs vont au maïs ! » Les deux garçons se levèrent effrayés ; mais, voyant que je les trompais, ils se rassurèrent et me répondirent : « Nous écoutons la petite sorcière. » La jeune fille leur donna quelques coups de son bâton, et ils se mirent à rire. J’allais leur demander d’où ils étaient, lorsqu’un nouveau personnage apparut tout à coup.

Une vieille dame à cheval, ou plutôt le spectre d’une vieille dame sur un spectre de cheval, se montra dans le chemin creux qui bordait la lande. C’était une dame, bien que son bonnet, qui avait eu son jour de propreté, eût depuis longtemps passé du blanc au roux, et du roux au noir ; il était assez bon du reste pour la tête qu’il recouvrait. Un petit châle rouge, une robe crasseuse en indienne, un tablier bleu à larges poches, faisaient d’elle une espèce d’épouvantail à effrayer les corbeaux dans la saison des fèves. Elle était assise sur un bât de meunier, et éperonnait son cheval à l’aide d’un parapluie de cotonnade. Son cheval était d’une maigreur effrayante. Je le vois encore ce pauvre alezan brûlé, avec ses hanches saillantes, ses côtes à jour, ses grappes et ses éparvins. Il marchait la tête entre les jambes, et sa longue crinière blanche lui tombait sur les yeux. Elle sauta lestement de cheval, escalada le tertre, et courut sus aux drôles en brandissant son parapluie. Légère comme un oiseau, en deux bonds la petite fut auprès de moi. L’un des garçons se sauva dans le bois, mais l’autre se mit en devoir de rassembler ses brebis, et c’est lui qui supporta tout le poids de la bourrasque. La dame le poursuivait en l’appelant voleur, fainéant, gourmand ! L’enfant jetait des cris lamentables ; mais, étant parvenu à mettre une distance honnête entre lui et le parapluie, il disparut derrière une haie d’épines noires. La vieille dame sonda du regard l’épaisseur des broussailles, et, persuadée qu’elle ne trouverait pas l’autre délinquant, elle grommela quelques menaces, me regarda de travers, puis avec une grande agilité se remit d’un saut sur son cheval, qui pendant cette alerte paissait tranquillement l’herbe du chemin. Ayant aperçu la petite fille, elle lui fit une horrible grimace : « Ah ! c’est toi, fille du diable, dit-elle ; si jamais tu reviens au château, je te ferai manger par les chiens. » Après cet adieu, elle dépensa le reste de sa fureur contre les flancs de son cheval, qui s’était de nouveau attablé au revers d’un fossé, et s’en alla majestueusement.

La petite la regarda partir en serrant fortement son bâton. « Ses chiens,… ses chiens ! dit-elle, ils ne sont pas si méchans qu’elle ; ils aboient, ils ne mordent pas. » Elle monta ensuite sur le tertre, et se mit à crier : « Janouet ! Janouet ! la dame est partie, bonsoir ! » Janouet sortit d’une touffe de fougères : « Eh donc ! fit-il, pourquoi t’en vas-tu ? — La tournée n’est pas finie, répondit-elle, et la maman attend. Elle n’est pas bien douce non plus. »

Janouet pouvait avoir huit ans. Son béret troué laissait échapper au sommet une mèche de cheveux blonds en guise de plumet. Il n’avait ni culotte, ni bas, ni souliers, mais probablement une chemise et une sorte de robe en drap, trouée partout où elle n’était pas tachée. Il laissa partir la petite mendiante en poussant un soupir, et celle-ci m’accompagna en me regardant avec curiosité.

— D’où es-tu ? lui dis-je.

— Oh ! moi ! répondit-elle, je suis la fille de la Catinon.

— Elle demeure toujours dans la lande ?

— Oui.

— J’ai beaucoup connu ton père.

— Oh ! moi ! dit-elle, je n’ai pas connu le pauvre papa. La maman est bien malade. Elle ne peut plus manger. M. le curé vient la voir, c’est signe qu’elle n’ira pas loin.

— On dit qu’elle te bat, ta mère ?

— Ce n’est pas elle, c’est le vin. Quand la maman a trop bu, elle ne me reconnaît plus. Elle battrait aussi bien un chien ; elle n’y met pas de malice.

— Et quand elle sera morte, que feras-tu ?

— Je demanderai mon pain, et, quand je serai grande, je m’en irai à Bordeaux ou à Toulouse, où l’on dit que les filles sont bien heureuses. Elles boivent et mangent tant qu’elles veulent, et elles ne font rien.

— Oui, mais ce sont de mauvais sujets ; ne vaudrait-il pas mieux travailler ?

— Travailler, oui ; j’aimerais mieux travailler. Si vous connaissez quelque propriétaire qui ait besoin d’une pastoure (bergère), adressez-moi à lui. Je sais filer, dit-elle avec orgueil, je sais faire la miche,… je sais,… je ne sais pas grand’chose, j’apprendrai ; mais qui voudrait de moi ? Je suis la fille d’une sorcière. Cependant M. le curé veut me faire faire la première communion, et ensuite les autres drôles voudront peut-être deviser avec moi.

L’enfant se tut alors et devint triste. Je voulus changer la conversation. — Tu n’as pas peur, lui dis-je, que la dame te fasse manger par les chiens ?

— La dame du château ! elle est bien méchante, mais je n’ai pas peur de ses chiens. Janouet les emmène quelquefois avec lui, et ils me connaissent.

— Janouet est le pâtre de la dame ?

— Non, c’est son fils. Il sera bien riche ; ils ont je ne sais combien de métairies, La moitié du pays leur appartient, et la dame a dans le fournil deux barriques pleines d’écus de six livres !

— Et on fait garder les porcs à Janouet ?

— Oh ! pas toujours. On a renvoyé le dernier pâtre parce qu’il mangeait trop, et, en attendant qu’il en vienne un autre, Janouet garde les porcs du château.

Tout en causant, nous arrivâmes au chemin de Panjas, et je la quittai.

À quelque temps de là, un dimanche après vêpres, j’entendis dire sur la place que la sorcière du Catalan allait mourir. Personne ne la plaignait, et on se félicitait de cette mort comme d’un bonheur pour le pays. Cette nouvelle me rendit triste ; je pensai à toutes les bonnes soirées que j’avais passées dans cette cabane ; je songeai aussi à la petite Ménine, et, quoiqu’il fît un temps effroyable, je me dirigeai du côté des landes. Les chemins étaient changés en bourbiers ; une pluie froide chassée par un vent de mer me fouettait le visage ; la campagne était déserte. Je marchais d’un bon pas, car la nuit commençait à tomber ; enfin j’arrivai sur le plateau auprès de la cabane. J’hésitai pendant quelques instans à entrer. Un n’entendait aucun bruit ; j’eus peur d’être arrivé trop tard. Une partie de la muraille de terre était tombée ; il ne restait plus qu’une maigre charpente, le squelette de la maison. Le petit jardin était en friche. Les orties et la mauve l’encombraient. Aucune fumée ne sortait de la cheminée en ruine. Je frappai à la porte, une voix enfantine cria : Entrez. Je vis alors une chose lamentable : la chambre, ouverte à tous les vents, était complètement nue. La pluie avait changé le sol en bourbier, et à la place du foyer il y avait une mare d’eau pluviale. Dans un grand lit boiteux et sans rideaux, une créature humaine achevait son agonie. Je ne voyais pas sa figure, cachée dans la paille ; mais ses mains maigres remuaient cette paille et cherchaient à l’amasser autour d’elle. Sur ses pieds, il y avait un monceau de haillons, au milieu desquels brillaient les yeux de la petite. — La maman a froid, me dit-elle quand elle me vit entrer, je lui chauffe les pieds.

— Et tu es toute seule ? lui dis-je. — Elle me répondit qu’une voisine était allée chercher M. le curé.

Une femme entra alors. Elle tenait à la main une chandelle, une bouteille de vin rouge et un morceau de pain blanc. Dans nos campagnes, le vin rouge et le pain blanc sont des objets de grand luxe. On les offre à ceux qui quittent ce monde, surtout aux plus pauvres, afin qu’ils ne partent pas sans avoir goûté aux jouissances de la vie. La femme, qui était vieille, regarda la mourante et haussa les épaules. Elle avait vu bien des agonies, et savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Elle fit un signe à la petite, qui sauta du lit. Elles prirent les épaules de la mourante et essayèrent de la soulever, mais elles tentèrent en vain de lui faire avaler un peu de pain trempé dans le vin rouge.

En ce moment, nous entendîmes une clochette. Le vieux curé (celui qui l’avait mariée) arriva, accompagné d’un enfant, tous deux crottés, mouillés, transis de froid. Il s’approcha de la malade ; lui aussi, il haussa les épaules. Il tira de sa poche une petite fiole, et frotta les tempes de Gatinon ; mais elle ne bougea pas. « Elle ne pourra pas se confesser, » dit-il. Alors il se mit à genoux sur la terre humide, et nous nous agenouillâmes auprès de lui. Il pria en latin, le clerc disait amen, et nous répétions amen. Il se leva ensuite et donna l’extrême-onction à la mourante. Comme il lui mettait l’huile sur le front, elle fit un grand bond et tomba du lit : elle était morte. Il pria encore quelque temps, et nous priâmes avec lui, tous les quatre à genoux. Quand nous nous relevâmes, nous vîmes Méuine qui mangeait le pain trempé dans le vin resté dans l’écuelle.

Si j’avais été marié, et si j’avais eu une maison, j’aurais pris la petite avec moi ; mais je travaillais tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et je logeais à l’auberge. Une voisine la recueillit, celle qui avait assisté la mourante dans ses derniers momens. Elle n’était pas riche : c’était une pauvre veuve qui avait une vigne et quelques quartiers de terre ; elle filait pendant toute l’année, et son fils unique Blasion menait paître une douzaine de brebis, le plus souvent chez les autres. Le curé habilla la petite, car l’époque approchait où elle allait faire sa première communion. Quand elle voyait trop de misère dans la maison qui l’avait reçue, elle reprenait son ancien métier et allait demander son pain. La veuve, que je rencontrai un jour, me dit : « Si les temps n’étaient pas si durs et le maïs si cher, je garderais bien Ménine avec moi. C’est un cœur brave et vaillant, elle se mettrait au feu pour moi et pour mon fils. Elle est grande et bien formée pour son âge ; elle pourrait entrer servante dans quelque maison. Il y a tant de gens riches : pour eux, une bouche de plus ou de moins n’est pas une charge, et son travail paierait bien sa nourriture. J’ai toujours peur que ces bohémiens qui passent ne l’enlèvent. Elle est éveillée et chante comme un oiseau ; mais elle est sans cesse par les chemins, il lui arrivera quelque malheur. Vous qui travaillez au château, vous devriez dire à la dame de la prendre à son service. Elle est un peu dure, mais c’est ce qu’il faut pour une jeune fille qui a toujours vagabondé. »

En effet, je travaillais au château à cette époque, et j’étais assez bien avec la vieille dame, qui réellement n’était pas tendre. On a beaucoup parlé de cette famille et de l’origine de son immense fortune. Arrêtez le premier paysan que vous rencontrerez, il vous racontera l’histoire des mandagots[2] du vieux Soulès, le père de Janouet. C’étaient deux chats noirs qu’il nourrissait de viande de boucherie ; ils dansaient toute la journée, n’attrapaient pas de souris, mais ils lui apportaient chaque soir deux louis de vingt-quatre livres. Il devint ainsi le plus riche de la contrée, et quand arriva la révolution, il acheta les biens du comte de La Roumega, qui fut guillotiné à Toulouse. Quand il se vit opulent, il négligea les mandagots, qui l’étouffèrent pendant une nuit de carnaval.

Mon père, qui connaissait le vieux Soulès, et qui fréquentait sa maison, m’a souvent dit qu’il n’y avait jamais vu de chats noirs et encore moins de viande de boucherie, car Soulès vendait tout ce qu’il pouvait vendre, et ne se nourrissait que de pain de maïs. Il était propriétaire d’un assez joli bien qui, bon an, mal an, pouvait produire deux ou trois cents sacs de grains et une trentaine de pièces d’eau-de-vie. Les étoiles le matin, la lune le soir, le voyaient travaillant comme un mercenaire, se donnant à peine le temps de dormir et de manger. Il trouvait difficilement des valets : entrer chez lui, autant aurait valu entrer au bagne. Beaucoup de besogne, du mauvais pain et de la piquette, tel était l’ordinaire de la maison. Le maître ne la quittait que pour aller aux foires et marchés, où il spéculait heureusement sur les chevaux et sur les bœufs. De temps en temps, on le voyait revenir avec une valise gonflée d’écus. Ce que cet argent devenait ensuite, nul ne le savait ; il ne dépensait ni ne prêtait un denier : il se contentait de faire une petite usure, assez fructueuse cependant, à l’aide du grain qu’il avançait aux propriétaires gênés. Lorsque la révolution éclata, il acheta pour fort peu de chose tous les biens nationaux qui se trouvèrent à vendre, entre autres le château et le domaine de La Roumega. Pour en arriver là, il avait eu besoin d’employer quelques manœuvres, car en l’an iii de la république nous vîmes arriver au château un citoyen et une citoyenne qui n’étaient beaux ni l’un ni l’autre. Le citoyen était une espèce de monsieur petit, maigre, mal tourné, se donnant des airs de muscadin. On eût dit un frater ou un régent. Il portait un grand chapeau à trois cornes avec une grande cocarde, un habit couleur de cannelle et des bas tricolores. Il était d’humeur plaisante et buvait volontiers un coup de trop, après quoi il chantait ou le Ça ira ou l’Alleluia, et vous appelait tantôt citoyens et tantôt très chers frères. La citoyenne qu’il appelait sa sœur était d’une tout autre humeur : grande, sèche, sérieuse, pour ne pas dire revêche, elle n’avait jamais mot en bouche, s’occupait du ménage le matin, et tricotait pendant le reste du jour. Un mois après son arrivée au château, elle épousa Soulès, alors âgé de cinquante ans. Ils n’étaient jeunes ni l’un ni l’autre, car elle avait au moins quarante ans. En les voyant si riches, les gens du pays commençaient à les traiter avec respect ; mais quelques frondeurs disaient tout bas que bien mal acquis ne profite jamais. Il arriva un événement qui donna raison à ces derniers : un matin, les gendarmes se présentèrent au château pour arrêter Soulès et son beau-frère. Celui-ci, qui apparemment ne se sentait pas la conscience bien nette, monta dans sa chambre et se tira un coup de pistolet au milieu du front. On mena Soulès à Auch. Le bruit courut qu’on allait lui faire son procès comme accapareur, et qu’il serait condamné. La frayeur et le mauvais air de la prison l’enlevèrent en quelques jours. Sa veuve supporta ce malheur avec une grande impassibilité, et peu de mois après la mort de son mari elle mit au monde un enfant, ce petit Janouet que j’avais rencontré dans la lande le jour de mon retour.

Obligée d’administrer seule cette immense fortune territoriale, qui se composait de plusieurs milliers d’hectares, la dame de La Roumega (on commençait à lui donner ce nom dans le pays) ne parut pas effrayée. La majeure partie du domaine se composait de métairies, il s’agissait seulement de surveiller les métayers ; en proie à une défiance continuelle, elle avait le génie de l’espionnage. Pour les terres qu’elle gardait sous sa main, son système était bien simple et pouvait se résumer ainsi : demander à la terre tout ce qu’elle pouvait donner et lui rendre le moins possible.

Lorsque je me présentai chez elle, je vis l’intérieur du château pour la première fois. Il y avait bien des années qu’il n’avait pas été habité par son propriétaire lorsqu’il changea de maîtres. Un régisseur y demeurait seul avec sa famille et quelques valets. Son état de délabrement me surprit. C’était un immense bâtiment carré construit en briques, flanqué de quatre tours. Trois de ces tours s’étaient en partie écroulées. Des chênes et des sureaux avaient pris racine dans leurs décombres, et des ronces vigoureuses les entouraient de tous côtés. D’une partie des fossés on avait fait un jardin ; le reste, abandonné aux roseaux, servait d’asile à une nuée de grenouilles qui, pendant les nuits d’été, assourdissaient les environs. Sur la face méridionale, on avait plaqué une grande maison construite avec les débris du château ; elle communiquait avec la tour restée en bon état et transformée en grange.

Cette habitation était située au milieu d’un bois de chênes vieux comme le monde, qui lui donnait un air sombre et sinistre. À deux cents pas du château se trouvait un immense étang dont les berges étaient couvertes de broussailles où se cachaient pendant le jour des bandes de loups qui, la nuit, désolaient le pays.

Quand je me présentai, je trouvai la vieille dame assise au coin d’une grande cheminée où brûlait un maigre feu d’épines noires et d’épis de maïs. À la crémaillère pendait un vieux chaudron qui chantait modérément. Une grosse servante filait auprès d’elle, et Janouet, trônant sur la boîte à sel, faisait avec une quenouille hors de service des dessins sur la cendre. Une chandelle de résine éclairait ces personnages, et permettait d’apercevoir dans l’ombre deux bouviers qui attendaient patiemment une pitance dont ils connaissaient la qualité. En me voyant entrer, la dame me jeta un regard plein de ressentiment. C’était avec douleur qu’elle introduisait une nouvelle bouche dans la maison ; mais l’année s’annonçait bien, les vignes étaient couvertes de raisin, il fallait préparer la vaisselle vinaire. Elle m’examina de la tête aux pieds, essayant de jauger ma capacité. Le résultat de cet examen ne me fut pas très favorable. Elle commença par dire qu’elle n’aimait pas les fainéans ni les gourmands. J’avais habité les villes où l’on prend des habitudes d’oisiveté et de délicatesse qui ne lui plaisaient pas. Si l’ordinaire de la maison ne me convenait pas, je pouvais tourner les talons. Avec de l’argent, on trouvait toujours des ouvriers. Les temps étaient durs ; les denrées ne se vendaient pas. On ne récoltait que pour le collecteur. Enfin elle me fit part de ses conditions. Elle m’offrait vingt écus et deux chemises de grosse étoupe. Nous bataillâmes longtemps, et, moyennant une petite augmentation, j’eus l’honneur de devenir le tonnelier du château.

Je pus alors étudier à mon aise le caractère extraordinaire de cette femme. Il fallait qu’elle eût été bien pauvre dans sa jeunesse, car au milieu d’une opulence considérable elle semblait toujours tourmentée par la crainte de manquer de pain. Je trouvai dans le chaix plus de deux cents pièces d’eau-de-vie entassées ; mais la moitié du liquide s’était échappée des fûts, abandonnés à eux-mêmes. Des quantités énormes de blé étaient livrées dans le grenier à la voracité des rats et des charançons. Il y avait là pour plus de cent mille francs de denrées qu’elle ne pouvait se décider à vendre, parce que l’année précédente un marchand, par une banqueroute, lui avait fait perdre quelques milliers d’écus. Elle avait des forêts immenses où les chênes périssaient de vieillesse, et elle allait glaner elle-même au milieu des haies quelques misérables morceaux de bois qui, joints aux épis de maïs, constituaient le plus clair de notre feu pendant l’hiver. À trois heures du matin, en toute saison, elle était levée, réveillait ses valets, grondait sa servante, allait çà et là, comme une âme en peine, attendant avec impatience l’apparition de l’aube. Elle se hissait alors sur son fameux alezan et parcourait ses landes, ses bois, ses métairies. Elle allait ensuite se placer derrière les ouvriers, les regardant d’un œil féroce s’ils s’écartaient une minute, et haussant les épaules quand elle les entendait rire et chanter. Elle ne les quittait que pour donner un coup d’œil à la soupe que Jeanneton, la grosse servante, ne préparait qu’en tremblant, car c’étaient des tempêtes terribles si les haricots choisis n’étaient pas de toute la pile les plus moisis, les plus creux et les plus écornés par les rats. Elle faisait elle-même les portions et nous examinait en silence et fixement pendant que nous mangions. Il fallait avoir un bon appétit pour que ce pain si durement reproché ne s’arrêtât pas dans la gorge.

J’étais parvenu à mettre le chaix du château en ordre, je ne mangeais pas extraordinairement, je ne courtisais pas la servante, j’avais gagné les bonnes grâces de la vieille dame, qui venait quelquefois, les jours de pluie, tricoter auprès de moi pendant que je rabattais les futailles ; mais mon plus grand ami, c’était Janouet. Le pauvre enfant avait alors près de douze ans. Fort et bien découplé pour son âge, il était sérieux et apathique. Comment avec une pareille mère un enfant eût-il pu devenir gai et expansif ? Quand il m’entendait chanter, il accourait auprès de moi, se blottissait dans un coin et marquait la mesure avec sa tête. Dans ses jours de grande hardiesse, il jouait avec mes outils, m’interrogeait sur les villes que j’avais parcourues, s’ébahissant à toutes les splendeurs que je lui dépeignais. Sa mère lui inspirait une terreur indicible, et il tremblait de tous ses membres lorsque, pendant nos conversations, elle apparaissait sur le seuil de la porte. Au commencement de l’hiver, on l’envoyait à l’école du village ; pendant l’été, il gardait les porcs comme le fils d’un simple métayer. Il passait une partie de ses journées dans les bois, mais il ne se liait pas avec les petits pasteurs des brebis. Il ne leur inspirait pas la même terreur que leur inspirait la vieille dame ; ils le gourmaient quelquefois, et les jeunes pastoures éveillées se moquaient de son air taciturne et endormi. En un mot, c’était une pauvre créature abrutie par la dureté et l’avarice de la mère, et qui, malgré son immense fortune, était digne de pitié, même pour un misérable comme moi.

Les choses étaient en cet état lorsque la grosse Jeanneton, qui avait amassé cinquante écus, jugeant qu’elle avait fait son temps de galère, songea à se marier ; il fallut la remplacer. La vieille dame hésita pendant quelque temps ; elle avait particulièrement horreur des personnes de son sexe. Elle me demanda si je ne saurais pas l’aider à faire la soupe et à soigner la volaille. Je déclinai l’honneur de ces importantes fonctions, et je parlai de la petite Ménine. En entendant prononcer ce nom, la vieille dame se cabra : « La fille d’une sorcière ! s’écria-t-elle, je ne veux pas d’une pareille engeance dans ma maison. » Cette tête de fer croyait aux sorciers. Quand on lui parlait d’un grand loup blanc qui hantait les bois du château, elle tremblait. Si un de ses bœufs était malade, elle ne mandait pas le vétérinaire, elle faisait dire un évangile. Elle avait dans une armoire des vieux cierges consacrés qu’elle allumait la nuit quand les chouettes poussaient leurs gémissemens, ou quand les loups de l’étang, sur la piste de quelque proie, donnaient de la gorge de façon à faire dresser les cheveux sur la tête. L’avarice cependant plaida la cause de la pauvre Ménine. L’enfant se contenterait de sa nourriture, de quelques chemises, de vieux habits ; elle serait facile à conduire ; d’ailleurs elle pouvait n’être pas sorcière. La vieille dame me dit de la lui amener.

Le marché fut bien vite conclu. Il tardait à la pauvre fille d’avoir un abri et du pain assuré. Peut-être, comme elle était jolie et grande pour son âge, avait-elle appris déjà les dangers de sa position. Quand elle entra dans la maison, ce fut comme un rayon de soleil au milieu de ces figures froides et tristes. Elle était naturellement hardie, cette pauvre fille des grands chemins, et la vieille dame ne lui faisait pas peur. Elle tenait toujours fixés sur sa maîtresse ses deux grands yeux vifs et intelligens pour prévenir les ordres qu’on allait lui donner ; l’ordre reçu, elle partait, sautant, dansant, chantant, ne reculant devant aucune besogne, mettant son honneur à être utile et à faire bien ce qu’elle faisait. À peine installée dans la maison depuis quelques jours, elle la connaissait comme si elle y fût née, et elle abattait tant de besogne que la vieille dame n’avait plus à s’occuper que de ses bas. Cette activité et cette intelligence l’effrayèrent. Elle crut voir dans tout cela l’intervention du diable. Il y avait des momens où la petite lui inspirait une véritable terreur, et elle demeura quelque temps avant d’oser déployer vis-à-vis de sa servante le caractère acariâtre dont la nature l’avait douée ; mais bientôt le naturel prit le dessus, et elle se mit à la quereller. Il fut défendu à la pauvre enfant de chanter, de rire, de causer avec nous, et même de nous regarder. La vieille dame entreprit de lui enseigner la modestie. Il y avait dans un coin de la cuisine un fragment de miroir devant lequel la jeune fille perdait tous les jours quelques minutes à lisser ses beaux cheveux noirs et à les arranger coquettement sous un vieux mouchoir de coton jaune. Elle fut surprise un jour qu’elle se souriait doucement à elle-même. La vieille dame cassa le miroir. Un autre jour, elle avait planté au coin d’un carré de choux quelques pieds de basilic. Cette herbe odorante a un grand attrait pour nos filles de campagne, qui en ont toujours quelque brin à leur corsage. La vieille dame, ayant aperçu cette plantation d’agrément qui déshonorait ses légumes, prit une bêche et saccagea le pauvre petit parterre. Cette fois la patience fut sur le point d’échapper à Ménine. Elle croisa hardiment son regard franc et naïf avec le regard haineux et méchant de la vieille. Elle ferma les mains convulsivement ; mais toute cette grande colère s’en alla dans un soupir : « Il faut savoir souffrir quand on est chez les autres, » dit-elle, et elle s’en alla.

Cette patience irritait encore la mégère. Comme les méchantes fées, elle prenait plaisir à la surcharger de travail et à lui donner des tâches impossibles. C’était en vain. La vaillante jeune fille se piquait au jeu, et accomplissait comme par enchantement tous les ordres qu’on lui donnait. On la faisait veiller jusqu’à onze heures du soir, lever à trois heures du matin, piocher, bêcher, brouetter, battre au fléau, et chaque matin elle semblait plus fraîche, plus grande, plus forte. La santé, la vigueur, la gaieté, débordaient de cette riche nature. Voyant que tout réussissait à Ménine, la vieille dame revint à ses premières idées de sorcellerie. Une chose l’effrayait surtout, c’est que par momens elle ressentait une sorte de tendresse pour cette pauvre fille, qui l’aimait malgré toutes ses duretés. Elle avait peur d’être sous le pouvoir d’un charme.

Le charme agissait bien plus franchement sur Janouet. Ménine était pour lui une ancienne connaissance. C’était avec elle qu’il avait passé ses meilleures journées dans les landes du Catalan. Il l’admirait depuis longtemps, et il ne croyait pas qu’il existât au monde quelque chose de plus beau que la petite sorcière. Il ne pouvait se passer d’elle ; quand il ne la voyait pas, il était inquiet ; il la suivait partout comme un chien. Ils s’aimaient tous deux, mais d’une façon différente. La drôle, qui était un peu plus âgée que Janouet, et qui savait l’empire qu’elle exerçait sur lui, le traitait un peu comme un enfant. Janouet l’aimait d’un tout autre amour. Ses sentimens affectueux, longtemps refoulés, avaient fait explosion. Il ne comprenait pas la vie sans Ménine, et elle lui était aussi nécessaire que l’air qu’il respirait. Sous l’influence de cette fille, son caractère changea. Il devint plus gai, plus expansif ; son intelligence même parut se développer, et à seize ans il n’était pas beaucoup plus bête que les fils des métayers voisins. Il est vrai qu’il n’était pas beaucoup plus instruit qu’eux. Il savait lire tant bien que mal, mais sa main, paresseuse à écrire, aimait mieux tracer un sillon qu’une page d’écriture. Ce fut alors que le curé intervint avec quelques grands messieurs du pays. On fit observer à Mme  de La Roumega que son fils devait être un jour un des plus grands propriétaires de la contrée, et qu’il n’était pas convenable de le laisser dans un pareil état d’ignorance. On lui persuada à grand’peine de l’envoyer dans un collége. Elle y consentit enfin, mais en prenant ses précautions pour que cette éducation lui coûtât le moins cher possible.

On l’envoya à Pau, et je fus chargé de le conduire chez une veuve qui, moyennant vingt pistoles par an, devait le loger et le nourrir. À la vérité, Mme  de La Roumega fournissait la graisse nécessaire à la soupe et devait envoyer trois sacs de blé et deux sacs de milloc par an ; il y avait aussi une redevance de chapons et de volailles que je ne me rappelle plus bien. Après avoir assuré ainsi la nourriture du corps, elle me chargea, avec toute la mauvaise grâce possible, de payer la rétribution due au lycée dont Janouet devait suivre les cours ; ce ne fut pas sans protester que tout cela était autant d’argent perdu. Janouet pleura fort quand il partit ; ce n’était pas sa mère ni le château qu’il regrettait, mais bien Ménine qui, elle aussi, avait le cœur très gros.

Ce fut après son départ que Blasion entra au château comme bouvier. Blasion était le jeune garçon qui gardait les brebis dans la lande, lorsque je rencontrai Ménine pour la première fois ; c’était le fils de cette veuve qui avait recueilli l’orpheline après la mort de Catinon. Il était d’une année plus âgé que la drôle, grand, bien tourné, laborieux, honnête envers ses supérieurs, mais un peu froid avec ses camarades. Il ne me fut pas difficile de m’apercevoir que celui-là aussi aimait Ménine, et que celle-ci ne décourageait pas cet amour, quoique avec Blasion elle se comportât tout autrement qu’avec Janouet. Autant elle était familière et presque tendre avec celui-ci, autant elle se montrait réservée avec l’autre ; on voyait cependant qu’elle prenait plaisir à le voir et à causer avec lui, et c’était toujours ensemble qu’ils revenaient de la messe le dimanche. Je la plaisantai un jour sur son nouveau galant et lui demandai quand ils comptaient faire la noce. Je croyais l’embarrasser et la troubler, car les filles nient volontiers ces sortes de liaisons ; Ménine, bien que rougissant un peu, se mit à rire. Nous essayâmes aussi de tourmenter Blasion à ce sujet, mais nous ne le trouvâmes pas d’aussi bonne composition : il nous répondit d’un ton rogue que ce qui se passait entre lui et Ménine ne nous regardait pas, et qu’il n’y en avait pas un seul de nous qui valut assez pour oser songer à elle.

Pendant qu’on lui prenait ainsi le cœur de sa belle, Janouet était à Pau. Ce qu’il y faisait, nous ne l’avons jamais bien su. Ce qui est certain, c’est qu’il n’étudiait pas. Tous les ans, j’allais lui porter de l’argent et des provisions ; il me recevait le plus souvent dans des auberges et dans des cafés, en compagnie de faux messieurs qui paraissaient mener une vie assez gaie. Ses dépenses excédaient évidemment de beaucoup les sommes que sa mère lui envoyait, et nous ne sûmes que bien plus tard comment il faisait pour se procurer de l’argent.
II.

Un matin, à l’approche des vendanges, Janouet revint au château ; au grand déplaisir de la vieille dame, il ne revint pas seul ; il était accompagné par une espèce de monsieur qui se présenta lui-même sans façon comme un invité de son fils. Quelque vilaine que fût Mme  de La Roumega, elle n’osa pas mettre le nouveau venu à la porte ; mais elle lui prédit qu’il ferait maigre chère, prédiction qui n’étonna personne. L’ami de Janouet pouvait avoir quarante ans. Il était de moyenne taille, quoique bâti comme un Hercule ; ses épaules et ses mains étaient celles d’un géant ; sa figure n’annonçait rien de bon ; un grand nez béarnais et deux petits yeux, toujours en mouvement, donnaient à sa physionomie quelque chose de repoussant. Ses vêtemens n’étaient pas faits pour lui concilier la sympathie de la vieille dame. Un chapeau de castor, une chemise à jabot d’une couleur douteuse, un habit bleu, un gilet chamois, un pantalon gris et des bottes à revers composaient son équipement ; tout cela était en assez mauvais état. Il portait sur l’épaule un long bâton en cœur de chêne, vrai gourdin de voleur, au bout duquel pendait un mince paquet noué dans un superbe foulard des Indes. Une paire de fleurets et une boîte à violon complétaient son bagage. Il se nommait Saint-Jean. Janouet l’avait connu à Pau, où, comme je l’ai dit, il voyait assez mauvaise compagnie.

L’étranger fut, de la part de nos paysans, l’objet d’une foule de conjectures. Était-ce un monsieur ? était-ce un artisan ? était-ce un paysan ? On ne savait trop que décider. C’était un monsieur, car il savait lire, écrire et parler français ; c’était un artisan, car il maniait le marteau et la varlope aussi bien que le premier forgeron ou le premier charpentier du pays. Ce pouvait bien être un paysan, car personne mieux que lui ne s’entendait à panser les bœufs et à faire marcher Martin et Boué, Millet et Mascaret[3]. Il jouait du violon et chantait, non-seulement les rondes du pays, mais une foule de chansons inconnues, si douces et si agréables qu’elles affolaient toutes les filles. Il dansait aussi des danses dont le nom n’avait jamais pénétré dans nos déserts, la valse, la hongroise, la gavotte, et il les enseignait volontiers à qui voulait les apprendre, ce que lui pardonnait M. le curé, attendu que Saint-Jean chantait au lutrin de façon à faire descendre les anges du ciel. Les garçons du pays lui pardonnaient moins aisément ; ils l’appelaient le comédien du château, ce qui est une grande insulte dans un pays où, en fait de comédiens, nous ne connaissons que les saltimbanques.

Son caractère était excellent. Il paraissait habitué à considérer tous les événemens de la vie sous leur bon côté et à ne prendre que ce qui lui convenait dans les paroles bonnes ou mauvaises qu’on lui adressait. Il se montrait pour Janouet bon, affectueux, presque tendre. Il lui donnait quelques leçons de violon et d’écriture, car Janouet avait toujours la main un peu lourde, mais il paraissait tenir par-dessus tout à lui apprendre l’escrime, prétendant que c’était une science excellente quand il s’agissait de dégourdir un jeune homme et de lui enlever la niaise timidité du paysan. Or la timidité était toujours le grand défaut de Janouet. Lorsqu’il revit Ménine pour la première fois, il devint rouge et confus, et au lieu de l’embrasser, comme il en avait certainement l’intention, il ne put que balbutier un bonjour dont la moitié lui resta dans la gorge. La drôle ne parut nullement émue ; elle répondit de sa voix un peu cavalière : « Bonjour, Janouet et la compagnie. » La compagnie, c’était Saint-Jean, qui la regarda fixement ; sans se laisser déconcerter, elle lui rendit regard pour regard, et fut la dernière à quitter la partie. Quant à Blasion, ce fut avec terreur qu’il vit arriver Janouet et son ami. Il ne douta pas qu’ils vinssent tout exprès pour lui enlever le cœur de Ménine. En conséquence, et sans demander aucune explication, il se mit à fuir avec acharnement la pauvre fille et à pleurer du matin au soir en piquant ses bœufs, car il appartenait à cette classe d’amoureux mélancoliques qui font de l’amour une chose lugubre et aiment à se tourmenter.

Cependant il faut reconnaître que son amour ne s’alarmait pas tout à fait à tort. Janouet avait confié à Saint-Jean qu’il était amoureux de Ménine, et celui-ci paraissait disposé à servir par tous les moyens possibles la passion de son ami. Bien souvent, alors qu’ils ne me croyaient pas si proche, je l’entendis gourmander Janouet au sujet de sa timidité, et essayer de lui donner un peu de courage. Celui-ci se mettait en campagne, fier comme un Espagnol, cherchant partout Ménine, et quand il l’avait trouvée, il commençait à trembler, sa langue demeurait épaisse, il poussait des soupirs ridicules. La drôle, qui voyait bien où le bât le blessait, se mettait à rire, ce qui déconcertait encore plus le pauvre garçon.

Saint-Jean, voyant que son élève ne faisait nul progrès et que, chaque fois qu’il l’envoyait au combat, Ménine le lui renvoyait toujours plus en déroute, résolut d’aborder lui-même la jeune fille et de lui faire entendre raison. Il la rejoignit dans le bois un jour qu’elle allait à la fontaine, et, après avoir causé avec elle de choses et d’autres : « Ménine, lui dit-il, vous n’êtes pas raisonnable. Vous savez à merveille que Janouet vous aime, et vous ne faites pas de lui plus de cas que s’il était le dernier des mendians ; cependant c’est votre maître. Il est jeune et tout aussi beau qu’un autre. Pourquoi n’avez-vous aucune pitié de lui ? pourquoi le laissez-vous souffrir ainsi ? Vous me direz que M. le curé vous recommande d’être sage ; mais votre sagesse vous fera-t-elle trouver un mari ? Quel est le propriétaire qui voudra épouser une mendiante, fille de mendiante, si vaillante, si sage et si belle qu’elle soit ? Vous restez sage, et pour qui ? Pour un rustre qui vous fera travailler du matin au soir dans les fanges de l’hiver et dans la fournaise de l’été ; encore n’êtes-vous pas sûre de n’être pas battue. Au bout de deux ou trois ans, vous serez maigre, laide, brûlée par le soleil, déformée par les enfans, inquiète sans cesse du pain du lendemain. N’est-ce pas là une belle destinée ! Ne vaudrait-il pas mieux guérir mon pauvre Janouet ? C’est un cœur d’or. Qu’est-ce que cela lui coûtera, quand la mère sera morte, de prendre une métairie et de la mettre dans votre tablier ? Une de plus, une de moins, il n’en sera ni plus riche, ni plus pauvre, et vous aurez des champs, des prés, des landes, des vignes, une maison. Tous les galans des environs vous courtiseront ; il en viendra même de la ville ! Vous n’aurez qu’à vous baisser pour en prendre un. Qu’avez-vous à craindre ? Janouet vous aime trop pour vous causer du chagrin, et son plus grand bonheur sera de vous donner tout ce qui vous conviendra. N’est-ce pas une pitié de voir la plus jolie fille de Panjas ainsi vêtue ! Quand vous aurez une robe de coton rayée et un mouchoir de soie, pensez-vous qu’il y en ait une seule qui se puisse comparer à vous ? Je ne vous demande pas de me répondre oui ou non, mais pensez à ce que je vous ai dit. »

Ménine ne se fâcha pas en entendant le discours. Elle remercia, en riant, le monsieur du bien qu’il lui voulait, lui demanda s’il avait une maîtresse et lui proposa d’intercéder pour lui auprès d’elle. Le soir, elle vint me raconter tout. Elle avait le cœur triste. Depuis plus d’un mois, Blasion ne lui avait pas adressé la parole, « Il est maigre, dit-elle, il est pâle, il est jaloux, il croit que j’écoute Janouet. Qui sait ? peut-être croit-il que j’écoute le comédien. Il se fait bien du mal, il m’en fait beaucoup. Tant pis pour lui, s’il est fou ! Certainement je ne courrai pas après lui. » Et elle se mit à pleurer.

Blasion détestait surtout Saint-Jean, qui était encore plus détesté par une autre personne du château, par la vieille dame. Elle trouvait que cet étranger s’était installé bien cavalièrement chez elle. Elle désirait le mettre dehors, mais tous les mauvais procédés avaient échoué contre le sang-froid imperturbable de Saint-Jean. Elle essaya de le chasser par la famine ; cette ruse de guerre tourna contre elle. Quand les deux amis s’aperçurent que chaque jour la soupe devenait moins grasse, les légumes plus véreux, le vin plus pâle et le pain plus noir, ils allèrent dresser leur tente dans les métairies environnantes, où ils firent main basse sur les agneaux, les canards, les poules et les dindons, éventrèrent les barriques de provisions et dîmèrent d’avance sur les légumes frais. Aussi fallait-il voir la colère de la vieille dame. Lorsqu’elle allait dans ses métairies compter sa volaille et son bétail, elle trouvait chaque jour de nouveaux déficits motivés par des visites de Janouet et du comédien. Ils ne s’en tinrent pas Là, ils se dégoûtèrent de la cuisine rustique ; ils commencèrent à aller vivre dans les auberges, à Nogaro, à Mander, à Estang. Ils passaient la nuit à jouer, et rentraient au château quand les bouviers commençaient à joindre leurs bœufs. La vieille dame était fort irritée de cette conduite et faisait serment de ne jamais payer les aubergistes ; ceux-ci s’inquiétaient peu de la mauvaise humeur de la mère. Le fils approchait de sa majorité. À cette époque, il devait se trouver à la tête d’une fortune considérable, et, pour attirer dans leurs filets une semblable proie, ils ne craignaient pas de faire crédit au jeune héritier. D’ailleurs les charançons et les rats avaient trouvé dans Saint-Jean un rude concurrent, et, grâce à ses expédiens, le blé et les denrées de toute espèce sortaient pendant la nuit du château. La vieille dame voyait avec terreur cette voie de désordre où Janouet était entré. L’époque de sa majorité approchait ; elle sentait qu’elle n’avait aucune influence sur lui, et elle pouvait prédire le moment où cette immense fortune allait se fondre dans la débauche. Ces idées n’étaient pas faites pour adoucir un caractère acariâtre, et comme il fallait qu’elle déchargeât sa mauvaise humeur sur quelqu’un, c’était sur la pauvre Ménine que tout retombait.

Pauvre Ménine ! Elle aussi avait une rude croix à porter ! Janouet la poursuivait partout. Sa passion n’était pas bavarde, mais on voyait que chaque jour elle devenait plus ardente. Au milieu de cette solitude, elle se sentait guettée sans cesse par lui. Quand elle allait dans le bois ou même seulement dans le jardin, elle voyait les yeux de Janouet briller à travers les broussailles ; elle entendait sa respiration étranglée derrière les haies. Il se livrait un combat terrible dans cette âme timide, il ne fallait qu’un moment pour que la brutalité triomphât. La nuit, elle était réveillée en sursaut par des saccades imprimées à sa porte qu’elle verrouillait tant bien que mal ; elle entendait des pierres qui tombaient du mur, et la lucarne de sa chambrette, illuminée par la lune, devenait tout d’un coup obscure ; elle entendait des imprécations étouffées, et il lui semblait qu’on riait au bas de la fenêtre et que celui qui riait était Saint-Jean. Ce n’était pas tout. Blasion se montrait de plus en plus intraitable, et, entre deux amoureux de cette trempe, la bouderie devait être éternelle. Elle était trop fière pour lui demander une explication et il était trop timide pour en provoquer une : elle lui parlait doucement et cherchait par des prévenances à fléchir cette humeur sauvage ; mais il conservait un silence superbe et employait les détours les plus ingénieux pour lui répondre par des monosyllabes. Pour rien au monde il ne l’eût regardée en face, et nous eussions pu croire que, tout en demeurant sous le même toit, il était resté des mois entiers sans la voir, si nous ne l’eussions surpris montant dans un gros chêne où il se tenait perché pendant des heures entières, la regardant travailler dans le jardin. Un soir pourtant il sortit de son mutisme. Nous étions tous quatre au coin du feu. « Maîtresse, dit-il à la vieille dame, il va bientôt falloir me donner mes gages, car je tire au sort dans un mois. » En effet, il avait vingt et un ans, et on était au commencement de 1812. « Je vais tirer au sort, continua-t-il, et l’on va faire de moi ce qu’on a fait des autres ; on va m’envoyer en Espagne, où les curés me pendront, me crucifieront, m’arracheront le cœur, me brûleront à petit feu, comme ils ont fait à Pierrille, à Lagoanère et au forgeron.

— Bah ! lui dis-je, il ne faut pas voir les choses en noir. Il y en a qui reviennent, et c’est un mauvais moyen pour se tirer d’affaire que de s’effrayer d’avance.

— Qui vous dit que je m’effraie ? s’écria-t-il avec emphase, et si cela me convient d’être tué par les Espagnols ! Ma mère est morte ; personne ne me regrettera. Quant à moi, je ne regretterai personne, excepté mes pauvres bœufs, ce pauvre Millet surtout, qui ne sait pas manger tout seul. »

Ménine ne souffla mot et continua de filer.

La vieille dame supputait tout bas ce qu’elle pouvait devoir à Blasion et surtout ce qu’elle pourrait lui retenir sur ses gages. Après quelques momens de silence, il se leva, alluma la chandelle de résine et s’écria avec exaltation : « Oui, ils les pendent, ils les crucifient, ils leur arrachent le cœur, ils les brûlent tout vivans ; mais je n’ai pas peur d’eux, moi. »

Quelques semaines après, Blasion tira au sort et amena un mauvais numéro (il n’y en avait pas beaucoup de bons à cette époque) ; il fut incorporé dans un régiment de ligne qui faisait partie du corps du maréchal Suchet. Janouet et Saint-Jean, qui l’aimaient, voulurent fêter son départ, et la vieille dame, bon gré, mal gré, fut obligée de consentir à ce banquet d’adieu. Le pauvre Blasion ne mangea pas, mais il but beaucoup et surtout parla avec une verve intarissable. Comme le disait Saint-Jean, il se décarêma de six mois de silence. Il jura d’embrocher tous les moines espagnols et de séduire toutes les Catalanes. L’heure du départ sonna et vint calmer cette exaltation. Il prit son paquet qu’il mit au bout d’un bâton, il embrassa Janouet, Saint-Jean et la vieille dame, et quand il arriva à Ménine, il eut bien envie de passer fièrement devant elle ; mais le courage lui manqua.

— Vous pouvez bien m’embrasser, dit-il en baissant les yeux, puisque je ne reviendrai pas.

— Blasion, répondit-elle, vous avez un bien méchant caractère. Revenez, et vous verrez que vous vous êtes trompé. Revenez, je vous attendrai.

— Tu m’attendras ? s’écria-t-il, et il semblait à moitié fou ; tu m’attendras ! Oui, oui, je reviendrai.

Le château devint triste après le départ de Blasion. Le bouvier qui le remplaça était un jeune garçon plein de gaieté, qui chantait du matin au soir ; mais la joie de la maison, Ménine, était devenue pensive et grave. Elle regrettait Blasion, elle avait peur de Saint-Jean, elle plaignait Janouet. Celui-ci, comprenant qu’elle ne se laisserait ni acheter ni intimider, essaya un autre moyen. Un matin il vint la trouver dans la cuisine, et sans s’inquiéter si les portes étaient ouvertes : — Ménine, dit-il, veux— tu de moi pour galant ?

— Non, dit-elle en essayant de sourire, vous savez bien que je ne veux pas de galant.

— Cependant tu as bien voulu que Blasion fût ton galant.

— Celui-là sera mon mari.

— Moi aussi, je veux être ton mari.

— Non, dit-elle, vous êtes trop riche ; la dame ne voudrait pas.

— Je suis mon maître…

— Non, non, dit-elle en l’interrompant, c’est impossible. Ne parlons pas de cela.

— Oh ! tu ne m’aimes pas, et tu aimes Blasion. Rappelle-toi le temps où tous trois nous étions enfans et où nous gardions les troupeaux dans les landes : tu m’aimais autant que lui alors. Qu’ai-je fait pour que tu ne m’aimes plus ?

— Rien, dit-elle ; je vous aime toujours bien, mais je ne veux pas de vous pour mari. Vous devez épouser une demoiselle, laissez-moi où je suis, cela vaudra mieux pour tous deux. Vous me permettrez de glaner un peu de bois mort dans vos forêts ; vous ne me tourmenterez pas, si mes brebis s’écartent dans vos landes. Voilà tout ce que je vous demande, et nous resterons amis.

Ces mots avaient été prononcés d’une voix calme et ferme. Janouet laconnaissait, il savait qu’elle était inébranlable dans ses résolutions.

— Ménine, s’écria-t-il, tu me tues !

— Non, dit-elle, on ne meurt pas d’amour à notre âge… Mais je veux vous prouver que je suis votre amie. N’écoutez pas trop ce Saint-Jean, c’est un mauvais homme : il vous fera faire des folies.

— Et moi je veux l’écouter, dit-il ; il n’y a que lui qui m’aime. Je veux faire toutes les folies qu’il me conseillera de faire, et s’il arrive des malheurs, c’est toi qui en seras cause.

En effet, il quitta le château le lendemain, et commença à remplir le pays du bruit de ses aventures. Il semblait qu’il cherchât à s’étourdir en se livrant à des débauches de toute nature. Saint-Jean n’était que trop disposé à l’aider à se distraire de cette façon. On n’entendit plus parler que de vaisselles cassées dans les auberges, de filles mises à mal, de grosses sommes perdues au jeu, de chevaux fourbus dans des courses insensées. Les gens du pays, qui avaient d’abord pris contre la mère le parti du fils, commençaient à secouer la tête en disant : « Cela finira mal ! » En revenant de la foire de Saint-Justin dans les Landes, les gens d’Armagnac racontaient que Saint-Jean et Janouet avaient perdu cinq cents louis au baccarat. La vieille dame eut alors des inquiétudes mortelles : elle vit toutes ses forêts coupées à blanc. Puis on entendit vaguement dire qu’ils étaient allés à Bordeaux, à Bagnères, à Bayonne, qu’ils y jouaient et qu’ils y menaient grand train. Un jour, nous les vîmes arriver montés sur deux chevaux andaloux superbes. Ils étaient vêtus comme des princes et couverts de bijoux. Ils restèrent trois ou quatre jours dans le pays pour se faire admirer, et ils repartirent. Un mois après, ils revinrent dans un tout autre équipage : ils arrivèrent à pied, mal vêtus et pendant la nuit. Ils semblaient inquiets, et surveillaient les chemins qui conduisent au château. Au bout d’une semaine, ils reprirent leur volée, et pendant quelque temps on n’entendit plus parler d’eux.

Pendant ces courtes apparitions, Janouet parla peu à Ménine. Lorsqu’il revint si glorieux, il lui donna un beau mouchoir de soie, et comme elle le remerciait, il se retourna brusquement en la priant d’aller au diable ou partout ailleurs, attendu qu’il n’aimait pas les remerciemens. Pour ne pas l’irriter davantage, la jeune fille garda le mouchoir ; mais ses yeux devinrent brillans, et quelque effort qu’elle fît pour retenir ses larmes, elle fut obligée de laisser voir qu’elle pleurait.

Ce fut à cette époque que je découvris dans sa conduite un mystère qui me donna beaucoup à penser pendant quelques jours. Je me levais le plus souvent avec l’aube, et deux ou trois fois il m’arriva de surprendre Ménine qui revenait du bois, rouge, essoufflée, comme fatiguée par une course rapide. Une nuit, je l’entendis entrer dans le chaix, et le lendemain matin je me convainquis qu’on avait tiré du vin pendant la nuit. D’un autre côté, la vieille dame devenait plus grondeuse que jamais, prétendant que l’on mangeait trop de pain.

J’eus bientôt l’explication de cette énigme. Ménine comprit que je la soupçonnais, et comme cette franche nature avait en horreur les situations fausses, elle me dit un matin : — Blasion voudrait bien vous voir.

— Blasion !

— Oui, le mal du pays l’a pris, et il a déserté. Il est caché dans une coume derrière le marquesalat.

— Et toutes les nuits vous lui portez à manger ?

— Oui.

— Ménine, lui dis-je gravement, prenez garde !… Vous l’aimez beaucoup !

— Lui ? répondit-elle en riant de son rire charmant, — et ce fut la dernière fois que je l’entendis rire, — lui, le pauvre garçon ! Je voudrais le tenir dans ma chambre depuis le soir jusqu’au matin, et lui faire tricoter des bas sans qu’il retirât les yeux de son ouvrage.

J’allai voir Blasion, qui me raconta son histoire. Elle était bien simple. Lors de son départ, les derniers mots de Ménine lui avaient causé un remords inexprimable. Il se reprochait sa dureté, et, incapable de supporter l’idée d’être tué et de ne la revoir jamais, il avait déserté. Après des peines et des dangers infinis, il était parvenu à regagner Panjas. Je l’engageai à quitter cette coume, où il était exposé au mauvais temps, et à se cacher dans la fenière, où nul ne soupçonnerait sa présence. J’étais destiné à éprouver de nouvelles surprises. Le soir, quand je montai dans la fenière, au lieu d’un fugitif, j’en trouvai trois. Janouet et Saint-Jean étaient revenus joindre Blasion. Ils avaient les traits amaigris, la barbe longue, et leurs habits dans le plus piteux état. Saint-Jean paraissait à moitié mort de faim, mais il était resté le même. Je n’en pus rien tirer, pendant qu’il dévorait le souper de Blasion, sinon qu’ils avaient la mauvaise chance, et que la gendarmerie était une institution bien ennuyeuse. Janouet avait le bras droit entouré de lambeaux de toile ensanglantés ; il ne mangeait pas, il se plaignait de la fièvre.

Le lendemain matin, Ménine, avertie par moi, monta dans la fenière, et pansa Janouet, qui ne voulut pas dire dans quelles circonstances il avait été blessé. Ce fut une semaine bien dure pour la vieille dame, qui vit son pain disparaître, comme si les fées s’en fussent mêlées. Elle commençait à espionner Ménine d’un œil méchant et sournois ; mais la drôle était fine, et ne put être prise en flagrant délit. Au bout de huit jours, un de nos hôtes disparut. C’était Blasion. Son ancienne maladie l’avait repris. Il était redevenu jaloux. Ménine, oubliant le passé, s’était montrée affectueuse et dévouée envers Janouet. Elle avait essayé de guérir cette âme et ce corps brisés, et, pour arriver à son but, elle avait peut-être laissé reprendre trop d’espérance à son malade.

Blasion partit un soir, déclarant qu’il allait se livrer aux gendarmes, qu’il serait fusillé le lendemain matin, ce qui ferait certainement rire Ménine. Le lendemain et bien des jours se passèrent sans qu’on entendît dire que Blasion eût été fusillé. Janouet reprenait des forces, et Saint-Jean paraissait impatient de partir. Il sortait quelquefois, et causait souvent avec moi. La conversation roulait ordinairement sur les habitudes des riches propriétaires et des négocians du pays. Un jour, il me demanda si ce n’était pas le premier de chaque mois que le percepteur de Casaubon allait faire son versement à Condom, s’il ne passait pas par le chemin de Bourrouillon, s’il n’était pas ordinairement monté sur un cheval navarrais très ombrageux, et enfin s’il avait des pistolets. J’aurais pu le satisfaire sur tous les points, car j’avais été au service du percepteur ; mais je répondis d’une façon évasive, excepté au sujet des pistolets. J’affirmai que les pistolets étaient chargés, et que le percepteur, ancien militaire, saurait s’en servir au besoin. La vérité était que le brave homme avait l’habitude de mettre dans une de ses fontes une fiole d’eau-de-vie et dans l’autre ses rasoirs et son bonnet de nuit. Je fus inquiet néanmoins en voyant Saint-Jean renseigné d’une façon suffisante. Il savait évidemment que c’était la nuit suivante que le percepteur allait opérer son versement. Mes soupçons s’augmentèrent quand je le vis prendre dans la chambre aux outils un volant, espèce de serpe tranchante fixée au bout d’un bâton, arme très meurtrière dont se servent les brigands du pays. Il s’en alla ensuite dans le bois, et revint avec un bâton en châtaignier qui ressemblait fort à une massue. Je n’eus plus de doute alors, un crime allait se commettre, Janouet était perdu.

Je savais qu’il ne m’écouterait pas, qu’il n’écouterait pas sa mère. Il n’y avait qu’une seule personne au monde qui pût l’arracher à ce danger. C’était Ménine. J’allai la trouver, et je lui fis part de mes craintes ; elle m’écouta, et me répondit d’une voix triste : « Je n’ai plus d’influence sur Janouet, et si je veux la reprendre, cela peut me coûter cher. » Je la suppliai au nom de la vieille dame qui l’avait retirée de la misère de ne rien épargner pour sauver Janouet. « J’essaierai, » dit-elle.

Il était temps qu’elle intervînt ; la nuit tombait. J’aperçus Saint-Jean et Janouet qui se glissaient hors de la fenière et prenaient le chemin du bois. Ménine les suivit. Que se passa-t-il alors ? C’est ce que je ne sus que quelques heures plus tard. La nuit fut affreuse. Il pleuvait, il grêlait, il ventait. C’était une véritable tempête. On heurta à la porte du château. J’attendis quelque temps, croyant que Ménine allait ouvrir ; mais, ne l’entendant pas descendre, et ayant remarqué que c’était à l’aide d’un fourreau de sabre qu’on heurtait, je me hâtai d’aller ouvrir. La vieille m’avait devancé, et je la trouvai avec deux gendarmes. L’un d’eux s’excusa poliment sur son apparition à une heure indue ; mais il demanda qu’on allumât une chandelle, et déclara qu’il allait faire une perquisition. Tout le portait à croire, disait-il, que les assassins du percepteur de Casaubon devaient se trouver au château. La vieille dame fut stupéfaite et ne songea pas à demander des détails. Elle appela Ménine. Celle-ci était pâle comme un spectre, et tremblait. Le brigadier me fit {{tiret|quel|ques) {{tiret2|quel|ques) questions pour la forme ; il me connaissait. — Ce n’est pas toi que nous cherchons, me dit-il ; c’est Saint-Jean et un autre ; tu sais qui je veux dire. Indique-nous où ils sont.

Je protestai de mon ignorance.

— Bien, dit le brigadier, tu manges le pain de la maison, je savais que tu te tairais.

Il interrogea ensuite Ménine, qui répondit, elle aussi, qu’elle ignorait ce qu’on voulait lui dire ; mais sa pâleur et le tremblement de tous ses membres n’eussent pas échappé à un enfant, ils étaient décisifs pour un brigadier de gendarmerie.

— Où couche cette fille ? demanda-t-il.

— Là, répondit la vieille dame en montrant une chambre en face de la sienne.

Le brigadier prit la chandelle de résine, et ouvrit la porte. Derrière des hardes appendues au mur deux jambes d’homme étaient parfaitement visibles.

— En voici un, dit le brigadier.

Janouet se montra ; il était habillé. La vieille dame fit une exclamation d’étonnement qui eût été risible dans tout autre moment. Ensuite elle se répandit en imprécations contre le dévergondage des jeunes servantes en général, et de Ménine en particulier. Elle ne se doutait pas du danger que courait son fils.

— Où avez-vous passé la nuit ? dit le brigadier à Janouet.

— Ici, répondit Ménine d’une voix que je ne lui connaissais pas.

— Ma chère, vous vous pressez trop de l’avouer pour que cela soit vrai, dit le gendarme ; du reste, nous allons savoir la vérité. Les assassins ne pouvaient avoir cinq minutes d’avance sur nous. Ils n’ont pas eu le temps de se déshabiller ; ils doivent être trempés. Approchez, jeune homme.

Les habits de Janouet étaient parfaitement secs. On chercha vainement sur lui des traces de sang. Le brigadier déclara qu’il pouvait se faire qu’il se fût trompé. Il fit des perquisitions inutiles dans le château. Il emmena néanmoins Janouet, en cherchant toutefois à le rassurer. — Nous nous sommes trompés de piste, dit-il, du moins je l’espère.

Le lendemain, nous sûmes ce qui s’était passé pendant la nuit. Le percepteur avait été assassiné dans les landes, non loin de Casaubon. Un coup de volant lui avait ouvert le crâne, de nombreux coups de massue l’avaient achevé. On retrouva auprès du cadavre le volant et la massue ensanglantés ; mais les assassins ignoraient que les gendarmes accompagnaient cette fois le percepteur. Ils étaient à deux cents pas en arrière, parce que la sangle d’un des deux chevaux s’était détachée. Ils entendirent le cri poussé par leur compagnon de voyage, et arrivèrent à temps pour sauver la valise et donner la chasse aux assassins. Le brigadier connaissait la présence de Saint-Jean dans le pays, et comme ce personnage lui était suspect, il pensa qu’il pourrait bien être l’auteur de l’assassinat.

On fit une battue dans la campagne au milieu d’une lande qui depuis dix ans n’avait pas été coupée. On y trouva Saint-Jean et Blasion, tous deux à moitié morts de froid et couverts de sang. Blasion avoua tout sans se faire prier, et demanda qu’on le conduisît immédiatement à l’échafaud. Il était dans un grand état d’exaltation. « Je n’en voulais ni au percepteur, ni à son argent, disait-il, je ne suis pas un voleur ; mais je souffrais trop. Elle répondra de mon corps et de mon âme devant Dieu. » Ces paroles, qui étaient des divagations pour tous, avait un sens pour moi. J’ai toujours cru que Saint-Jean, voyant que Janouet, retenu par Ménine, lui manquait de parole, était allé trouver Blasion dans les bois, et lui avait raconté ce qui retenait Janouet au château. Blasion, rendu fou par la jalousie, s’était laissé entraîner par Saint-Jean, et, n’ayant plus la tête à lui, commit le crime qui lui coûta la vie.

Comme vous le pensez bien, cette affaire lit grand bruit dans la contrée. Saint-Jean surtout eut le privilège d’exciter la curiosité publique. Tous les assassinats récens et anciens furent exhumés. On voulut voir en lui un chef de brigands. Pendant longtemps, on chanta dans les foires une complainte sur ses aventures. Le fait est qu’avant et après le procès, on ne sut que peu de chose sur ce personnage. Il avait servi dans les gardes françaises, et s’était trouvé à Paris à l’époque des plus mauvaises journées de la révolution. Quelques histoires racontées par lui autorisaient à penser qu’il avait eu un grade dans l’armée de Charette. Enfin des documens transmis au procureur impérial prouvèrent qu’il avait fait partie des bandes de chauffeurs dans le nord. Son attachement pour Janouet s’expliquait surtout par la sécurité qu’il trouvait dans le vieux château, perdu dans un pays sauvage.

III.

Quand les gendarmes eurent emmené Janouet, la vieille dame n’attendit pas même qu’il fît jour pour renvoyer Ménine, et vous pouvez imaginer de quelles injures elle assaillit la pauvre fille, qui ne lui répondit pas une seule parole. Toute sa fierté avait disparu, elle marchait la tête basse et n’osait lever les yeux sur nous. Elle fit un misérable paquet de ses hardes, et par la porte entre-bâillée se glissa hors de la maison sans jeter un regard derrière elle. Elle ne réclama même pas les gages qui lui étaient dus. Comme l’aube commençait à poindre, je la trouvai à quelques pas du château abritée sous un hangar, droite et immobile comme une statue. Toute son attention semblait concentrée sur la pluie, qui tombait avec violence. Je m’approchai d’elle, et, souriant tristement, elle me dit : — Eh bien ! me voilà encore sur les grands chemins. — La croyant désespérée, j’essayai de lui rendre un peu de courage ; mais, repoussant toute pitié : — Je suis jeune, dit-elle avec énergie, j’ai de bons bras, je saurai gagner mon pain. — Cette énergie devait être mise à une rude épreuve.

Dans la première maison où elle se présenta, la maîtresse l’arrêta au seuil. — Va-t’en ! lui dit-on, va-t’en, mendiante et fille de sorcière, va retrouver les voleurs, tes amans ! Nous ne voulons pas ici de mains sanglantes ! — Et comme elle ne s’en allait pas assez vite au gré de la maîtresse, celle-ci appela ses chiens et les excita contre la suppliante. C’est ainsi qu’elle fut accueillie dans deux autres maisons. Tous ceux qui la rencontraient détournaient la tête. N’ayant pu trouver un asile, mourant de faim, elle se dirigea le soir vers la cabane où sa mère était morte. Le toit s’était effondré, la charpente et les murs, en partie écroulés, disparaissaient sous les herbes et sous les broussailles ; mais elle retrouva la pierre du foyer, où elle s’assit. Le froid et la peur des loups la tinrent éveillée. — Je passai une nuit bien dure, dit-elle plus tard ; on m’avait appris pendant la journée l’arrestation de Blasion. J’avais tout deviné. En voulant sauver l’un, j’avais perdu l’autre.

Le lendemain, elle quitta cette ruine et résolut de s’éloigner de la commune, espérant rencontrer un accueil moins rude chez des inconnus, mais elle s’aperçut que partout son histoire l’avait précédée. Toutes les portes se fermaient devant elle, et vers le soir il lui fallut de nouveau se diriger vers son gîte délabré. Le courage commençait à lui manquer, et, lasse de ne rencontrer que des visages ennemis, elle prit les chemins les plus déserts. Après avoir traversé des landes et des marécages et côtoyé un long étang, elle arriva près d’une maison qui n’était guère moins en ruine que la maison du Catalan. Des champs en friche l’entouraient, des enfans en guenilles se roulaient devant la porte, deux bœufs décharnés paissaient sur le chemin quelques brins d’herbe desséchée. La misère était dans cette maison. Le maître, vieillard paralytique, avait un fils et une bru, tous deux dans la force de l’âge et capables de cultiver le petit bien ; mais, depuis près d’un an, la fièvre des marais s’était jetée sur eux, et, vaincus par la maladie, ils étaient étendus sur un grabat. Les enfans, livrés à eux-mêmes, erraient çà et là, mendiant leur pain dans les métairies et se nourrissant le plus souvent de racines volées dans les champs. La charité peu active des paysans ne songeait pas à aller secourir cette pauvre famille, qui se mourait de faim, comme si elle eût été abandonnée dans une île déserte. Ménine s’arrêta un instant, questionna les enfans, et, les voyant si misérables, elle pensa qu’elle trouverait là, sinon du pain, du moins un abri ; elle entra et offrit ses services. Les deux fiévreux, éloignés du monde, ignoraient ce qui s’était passé au château. C’était une bonne fortune inespérée pour eux d’avoir dans la maison une fille vigoureuse et intelligente qui consentait à les soigner et à cultiver les champs. Ils accueillirent la demande, sans trop comprendre ce qui poussait cette jeune fille à accomplir cet acte de charité.

Pendant que Ménine se cachait dans la partie la plus déserte de Panjas, Janouet se cachait dans le château de La Roumega. Les aveux de Blasion et de Saint-Jean, la déclaration du brigadier, ne permettaient pas de douter de l’innocence de Janouet. Il était revenu auprès de la vieille dame, qui n’avait pas tué le veau gras en l’honneur de ce retour. Lorsqu’elle vit rentrer son fils, cette étrange femme ne manifesta ni joie ni colère, elle continua à tricoter. Janouet alla s’asseoir auprès du feu. Des étrangers eussent pensé qu’il revenait d’une courte promenade. Le souper fut silencieux, et la mère et le fils allèrent se coucher sans avoir échangé une seule parole. Le lendemain, Janouet parut inquiet. Il regardait sans cesse du côté de la porte comme s’il eût espéré voir entrer quelqu’un. Enfin, ne pouvant vaincre son inquiétude, il vint me trouver dans le chaix et me demanda où était Ménine. Je lui dis que sa mère l’avait chassée ; alors il cacha sa figure avec ses mains et se mit à pleurer. Au milieu de ses sanglots, il me conjura de faire des recherches et de lui indiquer où elle s’était réfugiée. « Ma mère ne consentira jamais à la reprendre, me dit-il ; mais là où Ménine ira, j’irai ; je me ferai valet s’il le faut, je ne puis vivre sans elle. » La jeune fille s’était si bien cachée que je fus longtemps avant de savoir où elle s’était retirée. Quelques méchantes langues avaient répandu le bruit qu’elle était allée à Bordeaux ; aussi Janouet, désespérant de la revoir jamais, tomba dans un abattement profond qui devait détruire pour toujours sa raison et sa santé. Cette nature robuste dépourvue d’intelligence avait toujours eu besoin qu’une volonté étrangère vînt lui donner une force d’impulsion. La drôle d’abord et Saint-Jean ensuite avaient exercé sur lui chacun une influence différente, mais qui l’avait arraché à sa torpeur. Livré à lui-même, il ne sut que faire de la vie qui débordait en lui. Sa mère eût pu le sauver ; mais cette âme étroite ne pouvait pardonner à son fils l’indépendance qu’il avait montrée dans les derniers temps. Heureuse de cette prostration qui consacrait son pouvoir absolu, elle ne lui adressait la parole que pour lui reprocher ses fautes passées et faire des allusions grossières à la peine qui attendait Saint-Jean et Blasion. Nos paysans, qui trouvent souvent le mot juste, disaient qu’elle le traitait comme un excommunié, et ils avaient raison.

Quelques mois après son retour, il y eut un grand scandale à Panjas. Saint-Jean et Blasion, condamnés à mort par la cour d’assises, avaient subi leur peine à Auch. Le dimanche qui suivit cette exécution, le curé crut devoir prendre texte de cette lugubre circonstance pour effrayer les plus endurcis de ses paroissiens. La vieille dame et Janouet étaient à leurs bancs, et bien des regards se tournèrent vers eux pendant le sermon. Dans un coin de l’église, qui est vaste, ayant servi autrefois de chapelle aux bénédictins, derrière un pilier, il y avait une femme si entièrement enveloppée dans une capule noire qu’on n’apercevait que ses mains qui égrenaient le chapelet. Au moment où le prêtre, pour émouvoir la sensibilité un peu dure de ses auditeurs, s’appesantissait sur les détails du supplice, cette femme poussa un long gémissement et tomba sur les dalles. Des voisines s’empressèrent autour d’elle, et quand elles l’eurent débarrassée de sa capule, elles reconnurent Ménine. On la transporta dans le cimetière qui entoure l’église, et le sermon continua. À la sortie de vêpres, tous les habitans de la ville et de la campagne firent cercle autour d’elle ; mais loin d’avoir pour cette malheureuse fille les sentimens de pitié que son état réclamait, s’excitant les uns les autres, ils commencèrent à se moquer d’elle et de sa capule, qui dans les campagnes est un grand signe de deuil. Ils dirent qu’elle portait celui de Blasion, et l’appelèrent la veuve du supplicié. Quelques-uns proposèrent d’aller chercher des chaînes de fer, des coutres de charrue et des portes de four pour lui donner un charivari. D’autres, plus méchans encore, rappelant que la mère de Ménine était une sorcière, crièrent qu’il fallait en détruire la graine et proposèrent de la jeter dans une mare, et ils firent si bien que les deux femmes qui étaient venues au secours de Ménine commencèrent à s’effrayer et la laissèrent seule sur le gazon du cimetière. Janouet arriva alors. Il eut un moment d’énergie. Il rompit le cercle qui s’était formé autour de Ménine et marcha droit à elle ; mais sa mère, qui le suivait, le prit par le bras et l’emmena avec elle, à la grande risée des assistans, qui n’eurent pas, eux non plus, trop à se louer de la vieille dame, car, tout en conduisant triomphalement Janouet, elle les traita de lâches et de fainéans, leur reprochant de s’acharner tous contre une jeune fille. Ménine fut délivrée par le curé, qui lui donna asile dans son presbytère, et qui la fit ensuite reconduire par sa servante.

Ceux qui connaissaient Janouet et sa faiblesse furent eux-mêmes étonnés de la docilité qu’il avait montrée en suivant sa mère. Le pauvre Janouet n’était plus que l’ombre de lui-même. Il était en proie à une maladie plus dangereuse encore chez le paysan que chez les gens de la ville. Suivant l’expression énergique du pays, il « s’était chargé l’ennui », il avait le dégoût de la vie. Il voulait toujours être seul ; il restait pendant tout le jour dans les bois et dans les landes, ne mangeait que du bout des dents et dormait à peine. Sa faiblesse était devenue excessive, et, pour la combattre, il avait recours à l’eau-de-vie. La mort, qui s’était cachée jusque-là, commençait alors à se montrer sur son visage décomposé, et tous ceux qui le voyaient annonçaient qu’il n’irait pas loin. La vieille dame assistait impassible à cette destruction. Le seul effort qu’elle fit pour guérir Janouet, ce fut de l’exhorter rudement à manger, prétendant qu’il refusait de manger par fainéantise. Elle fit dire aussi quelques messes, se figurant que Ménine avait jeté un sort sur son fils. Le fait est qu’elle ne le croyait pas aussi malade qu’il l’était en réalité.

Des symptômes d’une autre nature ne tardèrent pas à l’éclairer sur l’état de Janouet. Son immense fortune devait revenir à des parens paternels, pauvres et demeurant dans le pays. L’approche de cette opulente succession les mit en émoi. Ils consultèrent des avocats, fouillèrent les archives des notaires et des communes, et commencèrent à mettre leurs papiers en règle. Quelques-uns poussèrent une reconnaissance dans les métairies qui devaient leur appartenir, les arpentèrent dans tous les sens, et prirent un avancement d’hoirie en y faisant paître leur bétail. Bientôt leurs têtes gasconnes s’échauffèrent et ils bravèrent en face la vieille dame, disant hautement que la Toussaint ne se passerait pas sans qu’ils la missent à la porte. L’assurance des héritiers lui ouvrit les yeux, et elle commença à s’inquiéter sérieusement. Elle fit venir les plus grands médecins du pays, et le curé fut appelé à la consultation. Tous furent d’un avis unanime. Il y avait là une maladie morale, arrivée à un tel degré d’intensité, qu’elle n’admettait qu’un seul remède. Il fallait marier Janouet avec Ménine ou le voir mourir. La vieille dame hésita ; mais l’outrecuidance des héritiers vint au secours de Janouet. Deux d’entre eux s’étaient battus un dimanche pour une prairie que chacun voulait avoir dans son lot. Le lendemain, Mme  de La Roumega me chargea d’aller chercher Ménine. Je la trouvai dans la pauvre métairie ; elle était en train de joindre une paire de bœufs. Les enfans, gais et bien portans, sautaient autour d’elle et lui faisaient fête. Elle était plus maigre, plus hâlée que lorsqu’elle était au château, mais elle était fort belle encore. Je lui exposai quel était l’objet de ma visite. L’annonce de cette fortune inespérée ne la troubla pas ; elle resta calme et sérieuse et me répondit qu’elle préférait demeurer où elle était. Grâce à elle, ses hôtes commençaient à sortir de la misère ; elle était aimée dans ce désert. Là au moins, elle n’avait à redouter aucune avanie ; elle voulait y vivre toujours. « Les habitans de Panjas ont eu raison en prétendant que je portais le deuil de Blasion, dit-elle, c’est moi qui suis la cause de sa mort ; je suis sa veuve, je lui resterai fidèle. » Il fallut appeler à mon aide le curé de Panjas. Nous lui dépeignîmes le triste état où se trouvait Janouet, et je la déterminai en lui disant : « Allons, Ménine, il faut le sauver encore une fois. » Les pauvres gens qui l’avaient accueillie pleurèrent en la voyant partir, et elle pleurait aussi.

La noce se lit sans bruit. Ce mariage parut un instant rendre la vie et l’intelligence à Janouet, mais c’était la dernière lueur d’une lampe qui s’éteint. Il mourut au bout d’un an, laissant pour héritière une petite fille d’une constitution si frêle que sa vie semblait tenir à un souffle.

Tant que la vieille dame vécut, elle resta dame et maîtresse, affectant d’oublier le mariage qui avait fait entrer Ménine dans sa famille, et la traitant plutôt comme une servante que comme une bru ; mais lorsqu’elle fut morte, Ménine commença à administrer de façon à étonner les plus habiles. Jeune encore, d’une beauté incontestée, elle se montra si réservée que la calomnie elle-même n’osa pas attaquer ses mœurs. Sous l’influence de son intelligente administration, ces terres que l’avarice et la routine avaient rendues improductives donnèrent des revenus considérables. Elle dessécha les étangs, défricha les landes, mit les bois en coupes réglées, perça des routes, et à la place de la vieille ruine fit construire un superbe château.

Bientôt on oublia la petite mendiante, la servante calomniée ; elle devint pour tous Mme  de La Roumega. Elle maria sa fille, parfaitement élevée, à M. de Casquille, un membre du conseil général. Son gendre et sa fille passent la plus grande partie de leur temps à Paris ; elle seule administre la propriété et surveille l’éducation de ses deux petites-filles. Elle est respectée et aimée de tous, parce qu’elle est vraiment charitable.

— Et comment se fait-il, lui dis-je, qu’elle vous laisse mendier votre pain ?

— Oh ! répondit-il, peu de temps après le mariage de Ménine avec Janouet, je me brouillai avec la vieille dame, et je m’éloignai du pays. Je restai longtemps absent. Quand je revins, Ménine était devenue une grande dame ; je n’avais pas besoin d’elle, et je ne jugeai pas à propos de renouveler connaissance. Chaque fois que je vais au château, elle se montre très généreuse pour moi. Elle fait travailler mon gendre et ma fille ; mais nous n’aimons pas à nous rencontrer, nous nous souvenons trop de Blasion.

Eugène Ducom.
  1. Dans le bassin de la Garonne et de l’Adour, le mot drôle a une acception toute particulière : il est des deux genres et signifie jeune garçon ou jeune fille. Il ne se prend pas en mauvaise part.
  2. Le mandagot est un animal envoyé par le diable pour enrichir ceux qui se donnent à lui. On le trouve la nuit de Noël généralement, à l’embranchement de quatre chemins, auprès de la croix.
  3. Nom des bœufs dans le midi.