Lemerre (p. 17-33).


II

DYNASTIE BLANCHE



A rrivons à des époques plus modernes. D’un chat rapporté de La Havane par Mlle Aïta de la Peñuela, jeune artiste espagnole dont les études d’angoras blancs ont orné et ornent encore les devantures des marchands d’estampes, nous vint un petit chat, mignon au possible, qui ressemblait à ces houppes de cygne qu’on trempe dans la poudre de riz. À cause de sa blancheur immaculée il reçut le nom de Pierrot qui, lorsqu’il fut devenu grand, s’allongea en celui de Don-Pierrot-de-Navarre, infiniment plus majestueux, et qui sentait la grandesse. Don Pierrot, comme tous les animaux dont on s’occupe et que l’on gâte, devint d’une amabilité charmante. Il participait à la vie de la maison avec ce bonheur que les chats trouvent dans l’intimité du foyer. Assis à sa place habituelle, tout près du feu, il avait vraiment l’air de comprendre les conversations et de s’y intéresser. Il suivait des yeux les interlocuteurs, poussant de temps à autre de petits cris, comme s’il eût voulu faire des objections et donner, lui aussi, son avis sur la littérature, sujet ordinaire des entretiens. Il aimait beaucoup les livres, et quand il en trouvait un ouvert sur une table, il se couchait dessus, regardait attentivement la page et tournait les feuillets avec ses griffes ; puis il finissait par s’endormir, comme s’il eût, en effet, lu un roman à la mode. Dès que nous prenions la plume, il sautait sur notre pupitre et regardait d’un air d’attention profonde le bec de fer semer de pattes de mouches le champ de papier, faisant un mouvement de tête à chaque retour de ligne. Quelquefois il essayait de prendre part à notre travail et tâchait de nous retirer la plume de la main, sans doute pour écrire à son tour, car c’était un chat esthétique comme le chat Murr d’Hoffmann ; et nous le soupçonnons fort d’avoir griffonné des mémoires, la nuit, dans quelque gouttière, à la lueur de ses prunelles phosphoriques. Malheureusement ces élucubrations sont perdues.

Don-Pierrot-de-Navarre ne se couchait pas que nous fussions rentré. Il nous attendait au dedans de la porte et, dès notre premier pas dans l’antichambre, il se frottait à nos jambes en faisant le gros dos, avec un ronron amical et joyeux. Puis il se mettait à marcher devant nous, nous précédant comme un page, et, pour peu que nous l’en eussions prié, il nous eût tenu le bougeoir. Il nous conduisait ainsi à la chambre à coucher, attendait que nous fussions déshabillé, puis il sautait sur notre lit, nous prenait le col entre ses pattes, nous poussait le nez avec le sien, nous léchait de sa petite langue rose, âpre comme une lime, en poussant de petits cris inarticulés, exprimant de la façon la plus claire sa satisfaction de nous revoir. Puis, quand ses tendresses étaient calmées et l’heure du sommeil venue, il se perchait sur le dossier de la couchette et dormait là en équilibre, comme un oiseau sur la branche. Dès que nous étions éveillé, il venait s’allonger près de nous jusqu’à l’heure de notre lever.

Minuit était l’heure que nous ne devions pas dépasser pour rentrer à la maison. Pierrot avait là-dessus des idées de concierge. Dans ce temps-là nous avions formé, entre amis, une petite réunion du soir qui s’appelait « la Société des quatre chandelles », le luminaire du lieu étant composé, en effet, de quatre chandelles fichées dans des flambeaux d’argent et placées aux quatre coins de la table. Quelquefois la conversation s’animait tellement qu’il nous arrivait d’oublier l’heure, au risque, comme Cendrillon, de voir notre carrosse changé en écorce de potiron et notre cocher en maître rat. Pierrot nous attendit deux ou trois fois jusqu’à deux heures du matin ; mais, à la longue, notre conduite lui déplut, et il alla se coucher sans nous. Cette protestation muette contre notre innocent désordre nous toucha, et nous revînmes désormais régulièrement à minuit. Mais Pierrot nous tint longtemps rancune ; il voulut voir si ce n’était pas un faux repentir ; mais quand il fut convaincu de la sincérité de notre conversion, il daigna nous rendre ses bonnes grâces et reprit son poste nocturne dans l’antichambre.

Conquérir l’amitié d’un chat est chose difficile. C’est une bête philosophique, rangée, tranquille, tenant à ses habitudes, amie de l’ordre et de la propreté, et qui ne place pas ses affections à l’étourdie : il veut bien être votre ami, si vous en êtes digne, mais non pas votre esclave. Dans sa tendresse il garde son libre arbitre, et il ne fera pas pour vous ce qu’il juge déraisonnable ; mais une fois qu’il s’est donné à vous, quelle confiance absolue, quelle fidélité d’affection ! Il se fait le compagnon de vos heures de solitude, de mélancolie & de travail. Il reste des soirées entières sur votre genou, filant son rouet, heureux d’être avec vous et délaissant la compagnie des animaux de son espèce. En vain des miaulements retentissent sur le toit, l’appelant à une de ces soirées de chats où le thé est remplacé par du jus de hareng-saur, il ne se laisse pas tenter et prolonge avec vous sa veillée. Si vous le posez à terre, il regrimpe bien vite à sa place avec une sorte de roucoulement qui est comme un doux reproche. Quelquefois, posé devant vous, il vous regarde avec des yeux si fondus, si moelleux, si caressants et si humains, qu’on en est presque effrayé ; car il est impossible de supposer que la pensée en soit absente.

Don-Pierrot-de-Navarre eut une compagne de même race, et non moins blanche que lui. Tout ce que nous avons entassé de comparaisons neigeuses dans la Symphonie en blanc majeur ne suffirait pas à donner une idée de ce pelage immaculé, qui eût fait paraître jaune la fourrure de l’hermine. On la nomma Séraphita, en mémoire du roman swedenborgien de Balzac. Jamais l’héroïne de cette légende merveilleuse, lorsqu’elle escaladait avec Minna les cimes couvertes de neiges du Falberg, ne rayonna d’une blancheur plus pure. Séraphita avait un caractère rêveur et contemplatif. Elle restait de longues heures immobile sur un coussin, ne dormant pas, et suivant des yeux, avec une intensité extrême d’attention, des spectacles invisibles pour les simples mortels. Les caresses lui étaient agréables ; mais elle les rendait d’une manière très-réservée, et seulement à des gens qu’elle favorisait de son estime, difficilement accordée. Le luxe lui plaisait, et c’était toujours sur le fauteuil le plus frais, sur le morceau d’étoffe le plus propre à faire ressortir son duvet de cygne, qu’on était sûr de la trouver. Sa toilette lui prenait un temps énorme ; sa fourrure était lissée soigneusement tous les matins. Elle se débarbouillait avec sa patte ; et chaque poil de sa toison, brossé avec sa langue rose, reluisait comme de l’argent neuf. Quand on la touchait, elle effaçait tout de suite les traces du contact, ne pouvant souffrir d’être ébouriffée. Son élégance, sa distinction éveillaient une idée d’aristocratie ; et, dans sa race, elle était au moins duchesse. Elle raffolait des parfums, plongeait son nez dans les bouquets, mordillait, avec de petits spasmes de plaisir, les mouchoirs imprégnés d’odeur ; se promenait sur la toilette parmi les flacons d’essence, flairant les bouchons ; et, si on l’eût laissé faire, elle se fût volontiers mis de la poudre de riz. Telle était Séraphita ; et jamais chatte ne justifia mieux un nom plus poétique.

À peu près vers cette époque, deux de ces prétendus matelots qui vendent des couvertures bariolées, des mouchoirs en fibre d’ananas et autres denrées exotiques, passèrent par notre rue de Longchamps. Ils avaient dans une petite cage deux rats blancs de Norvége avec des yeux roses les plus jolis du monde. En ce temps-là, nous avions le goût des animaux blancs ; et jusqu’à notre poulailler était peuplé de poules exclusivement blanches. Nous achetâmes les deux rats ; et on leur construisit une grande cage avec des escaliers intérieurs menant aux différents étages, des mangeoires, des chambres à coucher, des trapèzes pour la gymnastique. Ils étaient là, certes, plus à l’aise et plus heureux que le rat de La Fontaine dans son fromage de Hollande.

Ces gentilles bêtes dont on a, nous ne savons pourquoi, une horreur puérile, s’apprivoisèrent bientôt de la façon la plus étonnante, lorsqu’elles furent certaines qu’on ne leur voulait point de mal. Elles se laissaient caresser comme des chats, et, vous prenant le doigt entre leurs petites mains roses d’une délicatesse idéale, vous léchaient amicalement. On les lâchait ordinairement à la fin des repas ; elles vous montaient sur les bras, sur les épaules, sur la tête, entraient et ressortaient par les manches des robes de chambre et des vestons, avec une adresse et une agilité singulières. Tous ces exercices, exécutés très-gracieusement, avaient pour but d’obtenir la permission de fourrager les restes du dessert ; on les posait alors sur la table ; en un clin d’œil le rat et la rate avaient déménagé les noix, les noisettes, les raisins secs et les morceaux de sucre. Rien n’était plus amusant à voir que leur air empressé et furtif, et que leur mine attrapée quand ils arrivaient au bord de la nappe ; mais on leur tendait une planchette aboutissant à leur cage, et ils emmagasinaient leurs richesses dans leur garde-manger. Le couple se multiplia rapidement ; et de nombreuses familles d’une égale blancheur descendirent et montèrent les petites échelles de la cage. Nous nous vîmes donc à la tête d’une trentaine de rats tellement privés que, lorsqu’il faisait froid, ils se fourraient dans nos poches pour avoir chaud et s’y tenaient tranquilles. Quelquefois nous faisions ouvrir les portes de cette Ratopolis, et, montant au dernier étage de notre maison, nous faisions entendre un petit sifflement bien connu de nos élèves. Alors les rats, qui franchissent difficilement des marches d’escalier, se hissaient par un balustre, empoignaient la rampe, et, se suivant à la file avec un équilibre acrobatique, gravissaient ce chemin étroit que parfois les écoliers descendent à califourchon, et venaient nous retrouver, en poussant de petits cris et en manifestant la joie la plus vive. Maintenant, il faut avouer un béotisme de notre part : à force d’entendre dire que la queue des rats ressemblait à un ver rouge et déparait la gentillesse de l’animal, nous choisîmes une de nos jeunes bestioles et nous lui coupâmes avec une pelle rouge cet appendice tant critiqué. Le petit rat supporta très bien l’opération, se développa heureusement et devint un maître rat à moustaches ; mais, quoique allégé du prolongement caudal, il était bien moins agile que ses camarades ; il ne se risquait à la gymnastique qu’avec prudence et tombait souvent. Dans les ascensions le long de la rampe, il était toujours le dernier. Il avait l’air de tâter la corde comme un danseur sans balancier. Nous comprîmes alors de quelle utilité la queue était aux rats ; elle leur sert à se tenir en équilibre lorsqu’ils courent le long des corniches et des saillies étroites. Ils la portent à droite ou à gauche pour se faire contre-poids alors qu’ils penchent d’un côté ou d’un autre. De là ce perpétuel frétillement qui semble sans cause. Mais quand on observe attentivement la nature, on voit qu’elle ne fait rien de superflu, et qu’il faut mettre beaucoup de réserve à la corriger.

Vous vous demandez sans doute comment des chats et des rats, espèces si antipathiques et dont l’une sert de proie à l’autre, pouvaient vivre ensemble ? Ils s’accordaient le mieux du monde. Les chats faisaient patte de velours aux rats, qui avaient déposé toute méfiance. Jamais il n’y eut perfidie de la part des félins, et les rongeurs n’eurent pas à regretter un seul de leurs camarades. Don-Pierrot-de-Navarre avait pour eux l’amitié la plus tendre. Il se couchait près de leur cage et les regardait jouer des heures entières. Et quand, par hasard, la porte de la chambre était fermée, il grattait et miaulait doucement pour se faire ouvrir et rejoindre ses petits amis blancs, qui, souvent, venaient dormir tout près de lui. Séraphita, plus dédaigneuse et à qui l’odeur des rats, trop fortement musquée, ne plaisait pas, ne prenait point part à leurs jeux, mais elle ne leur faisait jamais de mal et les laissait tranquillement passer devant elle sans allonger sa griffe.

La fin de ces rats fut singulière. Un jour d’été lourd, orageux, où le thermomètre était près d’atteindre les quarante degrés du Sénégal, on avait placé leur cage dans le jardin sous une tonnelle festonnée de vigne, car ils semblaient souffrir beaucoup de la chaleur. La tempête éclata avec éclairs, pluie, tonnerre et rafales. Les grands peupliers du bord de la rivière se courbaient comme des joncs ; et, armé d’un parapluie que le vent retournait, nous nous préparions à aller chercher nos rats, lorsqu’un éclair éblouissant, qui semblait ouvrir les profondeurs du ciel, nous arrêta sur la première marche qui descend de la terrasse au parterre.

Un coup de foudre épouvantable, plus fort que la détonation de cent pièces d’artillerie, suivit l’éclair presque instantanément, et la commotion fut si violente que nous fûmes à demi renversé.

L’orage se calma un peu après cette terrible explosion ; mais, ayant gagné la tonnelle, nous trouvâmes les trente-deux rats, les pattes en l’air, foudroyés du même coup.

Les fils de fer de leur cage avaient sans doute attiré et conduit le fluide électrique.

Ainsi moururent, tous ensemble, comme ils avaient vécu, les trente-deux rats de Norvége, mort enviable, rarement accordée par le destin !