Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/18

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE XV.

Avénement de Kléber au généralat. — Situation de l’armée. — Changemens qu’il opère. — Ses négociations avec le grand-visir. — Rupture des négociations. — Bataille d’Héliopolis. — Révolte et reprise du Caire. — Assassinat de Kléber.

En apprenant le départ de Bonaparte, l’armée ne put d’abord contenir son indignation ; mais d’autres sentimens succédèrent bientôt ; on regretta peu ce général qui, trop contrarié par les événemens, n’avait pu se populariser autant en Égypte qu’en Italie ; il y avait même, dans plusieurs occasions, mis trop à découvert son caractère essentiellement despotique. On le vit généralement avec plaisir remplacé par Kléber, qui jouissait de l’estime et de l’affection de l’armée entière. Kléber était sévère pour la discipline, mais bon pour le soldat ; il était actif, travailleur, et par ses talens naturels s’était élevé à la hauteur du capitaine et de l’homme d’état. Il était républicain, mais ennemi de la corruption et des factions ; il n’estimait pas Bonaparte, et n’avait en lui aucune confiance.

Comme dans les dernières conversations qu’il avait eues avec lui, et par d’autres données, il avait entrevu les projets de Bonaparte d’asservir la France, il expédia de suite au directeur Barras, le chevalier de Barras, son cousin, pour l’en prévenir ; mais le vaisseau qui le portait fut pris à la hauteur de l’île de Corse, et les avis de Kléber arrivèrent trop tard. Il estimait peu d’ailleurs Barras. Après le 18 brumaire, je lui ai entendu dire : « La France est enfin débarrassée ! »

Kléber aimait passionnément les femmes ; mais il ne s’en laissait pas dominer. C’était de lui que madame Tallien disait dans un cercle où des dames lui observaient qu’elle parlait toujours de Kléber : « Figurez-vous le dieu Mars ! » Il protégeait beaucoup en Égypte le général V****, à cause de sa femme avec laquelle il vivait secrètement ; mais il évitait avec soin le scandale.

Kléber fit son entrée au Caire le 30 août, et fut reconnu général en chef le lendemain, à la grande satisfaction de l’armée, et même des Turcs, qui en faisaient grand cas, et qui, appréciant beaucoup les avantages physiques, lui trouvaient une mine bien plus guerrière et bien plus imposante qu’à Bonaparte.

Kléber nomma le général Damas son chef d’état-major, et M. Baude, son secrétaire particulier.

Voulant d’abord diminuer les frais d’administration, il réduisit à huit le nombre des provinces qui formaient la division territoriale de l’Égypte, savoir : Thèbes, Miniéh, Gizéh, dont le chef-lieu était le Caire, le Charqiéh, Damiette et Mensourah, Garbié, Ménoufié et Alexandrie, qui comprenait aussi Rosette.

Passionné pour le bien-être de l’armée, il s’occupa aussi de l’amélioration des hôpitaux et des cantonnemens ; il vit avec douleur que le plus grand désordre régnait dans toutes les branches du service. Ferme dans la résolution de détruire les abus, il prit des renseignemens sur la fabrication du pain, et sur certaines malversations. Il apprend qu’un M. Martin, agent français à Rosette, a frappé une contribution illicite de 75,000 francs ; il le confond au milieu du divan de Rosette, et le fait fusiller après que la somme totale a été restituée aux habitans.

Il y avait dans l’armée un arriéré de douze millions, et on ne savait comment le combler. La lettre que Kléber écrivit à ce sujet au Directoire exécutif, sous la date du 26 septembre, et où il faisait connaître toute la difficulté de sa position, tomba au pouvoir des Anglais ; ils la rendirent publique, soit pour aigrir davantage Bonaparte et Kléber, qu’ils regardaient comme deux rivaux ; soit pour montrer à l’Europe, et surtout à la France, que notre armée ne pouvait plus tenir en Égypte. Ils en furent si persuadés eux-mêmes par la connaissance de cette fameuse lettre, qu’elle fut la cause peu de temps après de la rupture du traité d’El-Arich, entre Kléber et le grand-visir Joucef. Par ce traité, signé le 24 janvier, l’évacuation de l’Égypte était consentie et stipulée ; mais nous conservions tout l’honneur de nos armes. Déjà Kléber avait remis au grand-visir les places de Salahiéh, Cathiéh, Belbéis et Damiette, quand il reçut de lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise, une lettre qui sommait l’armée de mettre bas les armes, et de se rendre à discrétion. Kléber indigné, distribue dans les rangs cette lettre, et pour toute harangue ne dit que ces paroles : « Soldats ! on ne répond à de telles insolences que par la victoire ; préparez-vous à combattre. »

Toutefois le général, voulant tenter un dernier effort, écrivit au grand-visir, dont le quartier-général était à quatre lieues du Caire, une lettre, dont voici à peu près les termes :

« Au quartier-général du Caire, le 28 ventôse an 8.

» Les propositions que j’ai reçues de la part de Votre Altesse n’offrent pas assez de garantie pour l’armée qui m’est confiée ; ainsi il a été résolu ce matin, au conseil de guerre, que ces propositions seraient rejetées, et que la ville du Caire resterait au pouvoir des Français.

» Les deux armées doivent, dès cet instant, se regarder en état de guerre. Il faut que Son Altesse soit demain à Belbéis ; les jours suivans, à Salahiéh, où je lui enverrai des vivres. »

Signé Kléber.

Sur le refus du grand-visir Joucef, de repasser les frontières de l’Égypte vers le désert, le général Kléber, dans la nuit du 19 au 20 mars, fit toutes ses dispositions pour lui livrer bataille. L’armée turque était au moins de soixante mille hommes, Turcs, Arabes, mameloucks ; et l’armée de Kléber était au plus de dix mille Français, mais pleins de courage et d’ardeur. Nous rencontrâmes l’avant-garde ottomane à une lieue du Caire, sur les ruines d’Héliopolis, aux villages d’El-Hanka et de Matariéh ; elle fut aussitôt renversée et mise en fuite par nos troupes. Les deux jours suivans virent la déroute complète de l’armée du visir, dont les riches dépouilles, les nombreux chameaux, presque toute l’artillerie, tombèrent en notre pouvoir, sans que nous ayons perdu plus de deux cents hommes. Les débris de l’armée ottomane s’enfoncèrent dans le désert ; les Turcs et les mameloucks périrent de faim, de soif, de misère, ou furent massacrés par les Arabes. Mais dès le premier jour de la bataille (le 20 mars), des nuées d’Ottomans avaient pénétré jusqu’au Caire, et en avaient soulevé la population.

Les premiers renforts de Turcs entrèrent dans la ville par Laccoupé. Aussitôt les habitans se révoltent et marchent sur la maison du général en chef, où le général Verdier était resté avec deux bataillons. Là, Verdier se défend pendant trois jours. Le général Kléber, après avoir battu le grand-visir, se hâte d’envoyer des forces au secours de la garnison du Caire. Le général Frian arrive le premier, attaque un corps de mameloucks sur la place El-Békiéh, mais il est obligé de faire sa retraite ; il apprend la difficulté qu’il y avait à pénétrer dans l’intérieur de la ville. Le faubourg de Boulac était aussi révolté. La citadelle du Caire faisait feu depuis plusieurs jours ; ses munitions commençaient à manquer.

Le général en chef arrive lui-même le 27 mars, avec deux autres divisions. Ses forces lui permettent de cerner la ville, ce qui est exécuté le 28, à quatre heures du matin.

Le Ier avril, une attaque bien conduite est ordonnée contre le Caire ; deux colonnes doivent le traverser obliquement, se réunir, et porter des secours à la citadelle. Une mine pratiquée à la maison dite Reynier, d’un bey, où logeaient les chefs des révoltés, réussit. Kléber jugeant le moment favorable, commande l’attaque à neuf heures du soir. Pendant toute la nuit on se bat. Dans la confusion et dans l’obscurité, nos troupes se battent entre elles dans les rues.

Vers le 18, le général Kléber fait sommer la ville de se rendre, et déclare qu’à son refus, elle sera livrée aux flammes.

Les Osmanlis consentent à traiter ; un traité est même conclu. Les troupes musulmanes se disposent à évacuer ; mais les habitans, craignant une vengeance terrible de notre part, reprochent aux janissaires leur lâcheté, leur défection. Des femmes et des enfans arrêtent au milieu des rues les soldats ; ils les conjurent de rester à leur poste, et de ne pas les abandonner. Des illuminations, des prières publiques sont ordonnées. On met toutes sortes de moyens en usage pour la défense de la ville ; le feu des assiégés recommence avec une plus grande vigueur. Le cuivre des mosquées est fondu pour faire des boulets. Un forgeron fait en une nuit un mortier pour nous lancer des bombes.

La ville du Caire s’est défendue ainsi, aux dépens du sang de ses habitans, pendant environ un mois. Enfin la famine commanda la fin de cette guerre horrible où les femmes jetaient par les fenêtres du plomb fondu et du soufre sur nos soldats.

Des députés de la ville et des Osmanlis se rendirent chez le général en chef, et lui demandèrent à capituler honorablement, sans quoi la ville subirait son sort.

Kléber les fit monter sur sa terrasse, et leur montrant la ville de Boulac que les flammes dévoraient, il leur dit : « Voyez cette belle horreur ; ainsi sera demain la ville du Caire, si vous ne vous soumettez à mes armes. Je jure, au nom du Prophète, que la religion sera respectée, ainsi que les habitans du Caire qui ont fait leur devoir en s’armant pour la religion ; nul habitant ne sera inquiété.

» La ville paiera seulement douze millions en contributions pour les dépenses qu’elle m’a occasionées. Les troupes du grand-seigneur se retireront au quartier-général du grand-visir, à Gaza. »

C’est ainsi que cette ville célèbre retourna sous la puissance de la France, le 25 avril. On élève à 40,000 le nombre des habitans morts pendant le siége. Nous y avons perdu 1200 hommes ; le général de division Béliard y a été blessé. Le général Almeras l’a été également. Le colonel Donzelot, officier du génie du plus grand mérite, a été tué à la prise de Boulac ; c’est le général Almeras qui a livré cette dernière ville aux flammes et au pillage.

Les principaux habitans du Caire suivirent la retraite des Osmanlis vers la Syrie.

La ville fut forcée de payer sa contribution de guerre. Kléber disait : Des coups de bâton sous la plante des pieds, ou de l’argent.

Le général en chef, après avoir défait l’armée du grand-visir et repris le Caire, s’occupa de rechercher tous les moyens qui pourraient nous reconsolider en Égypte. Il était dû neuf mois de solde à l’armée. On a vu que le général avait ordonné, pour punition de la révolte, une contribution de guerre de douze millions pour la ville du Caire seulement ; il ordonna en outre qu’on frapperait d’une contribution extraordinaire de douze cent mille francs les villes de Damiette et Tanta, pour avoir brûlé en effigie les généraux Bonaparte et Kléber, pendant notre absence.

Vers le 10 mai, le général Kléber marcha sur Ramaniéh avec une partie de l’armée. Le capitan-pacha était sur la côte d’Égypte, et menaçait d’un débarquement.

Le 18, le général en chef laissa le commandement des troupes au général Verdier, et remonta le Nil jusqu’à Gizéh (ville à une lieue du Caire, sur la rive gauche). Nous y avions notre établissement d’artillerie. Kléber y établit son quartier-général, sa maison du Caire ayant beaucoup souffert pendant le siége.

Le 14 juin, le général étant monté à cheval avec son escorte, alla demander à déjeuner à son chef d’état-major, qui occupait au Caire une maison attenante au quartier-général ; ses aides-de-camp étaient avec lui ; et avec sa jovialité accoutumée, il plaisanta l’aide-de-camp Delewaud, ci-devant page du roi de Prusse. À son arrivée, il avait fait demander M. Portain, architecte, membre de l’Institut ; et l’ayant pris à part, il le conduisit dans le jardin de sa maison. Sa garde resta à la porte. Le général s’entretint des réparations à faire, et de la somme nécessaire pour cet objet ; après, il se promena sur la galerie qui donne sur la place El-Békiéh. Un petit homme, mal vêtu, maigre, décharné, s’avance vers lui, en faisant les salamalecs d’usage ; soir air de misère intéresse le général ; il pense que cet homme avait souffert pendant le dernier siége ; il le laisse approcher. (M. Portain était à quelques pas, regardant une façade de la maison.) Soliman-el-Agialpi s’incline pour lui baiser la main ; en se relevant, il lui porte un coup de poignard, qui lui traverse l’oreillette du cœur. Le général tombe, et crie à la garde ; l’assassin attaque M. Portain, qui reçoit plusieurs blessures, et tombe sans connaissance ; il revient achever le général en chef, et cherche ensuite à se cacher dans le jardin. On l’arrête le poignard à la main ; il est conduit chez le général de division Menou ; on procède à son interrogatoire. Le commissaire-ordonnateur Sartelon est nommé président de la commission destinée à juger l’assassin et ses complices.

La générale bat, les troupes se tiennent en défense, les mèches sont allumées à la citadelle.

Le général de division Menou, se trouvant le plus ancien en grade, prit le commandement de l’armée ; il fit tirer le canon de demi-heure en demi-heure, depuis l’instant que le général en chef avait cessé de vivre.

Le lendemain, il adressa à l’armée la proclamation suivante :

Abdalah-Jacques Menou, général de division, commandant provisoirement l’armée d’Orient.

Soldats ! un horrible attentat vient de vous enlever un général que vous respectiez et chérissiez. Je vous dénonce, je dénonce au monde entier le chef de cette armée de barbares que vous avez détruits dans la plaine de Mathariéh et de Tripoli. C’est lui qui, de concert avec son aga des janissaires, a mis le poignard à la main de Soliman-el-Agialpi, qui, par le plus noir des attentats, vient de nous enlever celui dont la mémoire doit être chère à tout bon Français. Soldats ! Kléber, en dix jours de temps, a dissipé cette nuée de barbares qui venait fondre sur l’Égypte ; Kléber, par les réglemens les plus sages, avait diminué un grand nombre de dilapidations, inévitables dans les grandes administrations ; Kléber avait payé l’arriéré, et mis la solde au courant. Il s’occupait d’un plan de restauration générale. Soldats ! le plus bel hommage que vous puissiez rendre à la mémoire du brave Kléber, est de vous résigner vous-même à cette discipline qui fait la force des armées : c’est de vous rappeler sans cesse que vous êtes républicains, et que partout vous devez donner l’exemple de la discipline, de la moralité, comme vous donnez celui de l’intrépidité et de l’audace dans les combats. Obéissance aux chefs de tous les grades ; nous sommes républicains, ayons-en les vertus ! Soldats ! l’ancienneté de grade m’a porté provisoirement au commandement de l’armée ; je n’ai à vous offrir que mon zèle et mon attachement inviolable à la république. J’invoquerai le génie de Bonaparte, et les mânes du brave Kléber ; et marchant à votre tête, nous travaillerons tous de concert pour les intérêts de la république.

Abdalah-Jacques MENOU.

L’assassin déclara que son père, marchand de beurre, était en prison à Alep ; que le grand-visir avait demandé quelqu’un pour aller assassiner le commandant des Chrétiens en Égypte, et qu’il serait accordé les grâces du Prophète au fidèle qui se présenterait pour commettre cette belle action. Soliman se présenta : l’aga des janissaires lui remit le poignard avec lequel il a consommé le crime, et trente pièces d’argent pour faire son voyage ; il lui avait donné de plus un dromadaire. Soliman déclara en outre que le grand-visir avait ordonné de faire sortir son père de prison s’il réussissait dans son entreprise. Parti de Gaza, il avait suivi sa victime pendant trente-deux jours. Il déclara aussi qu’il avait fait part de son projet à deux cheiks de la grande mosquée du Caire.

Le 17 juin, l’armée prit les armes, et alla se ranger en bataille sur la place El-Békiéh ; tous les corps civils et militaires se rendirent près du général en chef Menou. Une décharge générale d’artillerie annonça le départ du convoi pour la Ferme d’Ibrahim-Bey ; le corps du général Kléber était dans un cercueil de plomb, couvert d’un drap de velours parsemé de larmes d’argent. Le cercueil était sur un char traîné par six chevaux richement enharnachés. La maison du général Kléber suivait le cercueil ; l’assassin et ses complices étaient à la suite, avec leur jugement affiché sur leur dos. Le cortége se rendit au lieu destiné à recevoir les dépouilles mortelles de Kléber. Le citoyen Fournier, membre de l’Institut d’Égypte, prononça un discours analogue à la circonstance, et fit l’analyse de la vie militaire du général : « Je vous prends à témoin, dit-il, ô vous, brave cavalerie, qui accourûtes sur les montagnes de Koraïm pour le défendre ; eh bien ! cette vie que vous lui avez si bien conservée, il vient de la perdre par une trop grande confiance qui le porta à quitter ses armes, et à s’éloigner de ses gardes. Quel est celui de vous qui n’aurait aspiré à la gloire de se jeter entre lui et son assassin ! »

On vit des soldats s’avancer religieusement ; d’autres jeter des couronnes de laurier sur la tombe. Jamais général n’eut l’amour universel de ses soldats comme lui. On peut dire que s’il eût quelques ennemis pendant sa vie, à sa mort tous le regrettèrent. Kléber avait l’air majestueux ; il était terrible dans les combats, et clément après la victoire. L’armée ne l’a point oublié. Son souvenir fut bien réveillé au débarquement des Anglais, au mois de mars suivant ; chaque soldat disait : « Si Kléber était à notre tête, messieurs les Anglais viendraient boire un coup… »

Mais sans lui, l’armée ne pouvait plus rien faire de grand. Son corps a été ramené en France ; au déterrement, l’armée française, l’armée anglaise, et l’armée du suprême-visir et du capitan-pacha, exécutèrent une décharge générale d’artillerie ; des barques canonnières anglaises escortèrent la djerme qui porta les restes de Kléber à bord du vaisseau le Duc d’Yorck, qui vint débarquer à Marseille.