Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 145

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 452-454).


CXLV

Le programme


Il fallait donc fonder un journal. Je rédigeai le programme, qui était une application politique de l’Humanitisme. Seulement, comme Quincas Borba n’avait pas encore publié son livre, qu’il retouchait d’année en année, nous résolûmes de n’y faire aucune allusion. Quincas Borba exigea seulement une déclaration autographe et secrète où je reconnaissais que certains principes nouveaux appliqués à la politique étaient tirés de son œuvre encore inédite.

C’était un superbe programme. J’y promettais de sauver la société, de détruire les abus, de défendre les principes libéraux et conservateurs. J’y faisais un appel au commerce et à l’agriculture. J’y citais Guizot et Ledru-Rollin, et je finissais par cette menace que Quincas Borba trouva mesquine et locale : « La nouvelle doctrine que nous professons renversera inévitablement le ministère. » Je confesse que, dans les circonstances politiques d’alors, le programme me sembla un chef-d’œuvre. Je fis comprendre à Quincas Borba que la menace de la fin, loin d’être mesquine, était saturée du plus pur Humanitisme, et il se rendit à mes raisons. Car enfin, l’Humanitisme ne comporte aucune exclusion : les guerres de Napoléon et un combat de chèvres présentent la même sublimité, à cela près que les soldats de Napoléon avaient la notion de la mort, notion qui échappe aux chèvres, en apparence du moins. Or je ne faisais qu’appliquer aux circonstances notre formule philosophique : Humanitas voulait substituer Humanitas pour la plus grande consolation d’Humanitas.

— Tu es mon disciple bien-aimé, mon calife ! s’écria Quincas Borba avec un accent de tendresse que je ne lui connaissais pas. Je puis dire comme le grand Mahomet : « Si le soleil et la lune venaient à l’encontre de mes idées, je ne reculerais pas. » Crois bien, mon cher Braz Cubas, qu’elles contiennent la vérité éternelle antérieure aux mondes et postérieure aux siècles.