Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/V



LETTRE V.



L’histoire de Mariette vous aura laissé quelque chose de rude dans l’esprit. Celle des deux Gaumini l’adoucira. Vous connaissez la cadette qui chante dans les chœurs à Paris, et vous pouvez avoir vu l’aînée à Rouen et à Bordeaux. Il lui est arrivé à Toulouse une aventure assez plaisante.

Le baron de S… en était excessivement amoureux. Elle se figura qu’il l’aimait assez, pour pousser la folie jusqu’au point de l’épouser. Elle le proposa au baron, qui, surpris d’une extravagance pareille, ne put s’empêcher de lui dire ce qu’il pensait d’une telle proposition.

La Gaumini ne se rebuta point par le peu de réussite qu’avait eue une première tentative ; elle revint souvent à la charge, et le menaça de le quitter entièrement. Le baron qui l’aimait à l’excès, n’osait rompre avec elle ; il songeait à gagner du temps tant qu’il pouvait. Enfin fatigué de ses importunités, il eut recours à un stratagème des plus comiques.

Il avait un homme d’affaires, qui demeurait dans une de ses terres auprès de Toulouse. Il lui proposa de s’habiller en prêtre et de le marier avec sa maîtresse dans la chapelle du château. Le domestique consentit à tout ce que voulut son maître. Le baron, charmé de l’expédient, qu’il avait trouvé pour jouir en paix de sa maltresse, lui dit qu’il était résolu à l’épouser, mais qu’il fallait, par les égards, qu’il devait à sa famille, que ce mariage fût ignoré. Il ajouta qu’il avait gagné un prêtre, qui les épouserait dans une de ses terres.

La Gaumini, au comble de la joie, voulut partir sur-le-champ. Il n’y avait que deux lieues de Toulouse au château du baron. Ils y arrivèrent à l’entrée de la nuit. L’homme d’affaires s’était déjà masqué. Les amans passèrent dans la chapelle et reçurent la bénédiction nuptiale du prêtre, après quoi ils retournèrent à Toulouse.

La Gaumini resta un an dans la bonne foi. Mais le baron étant venu à se dégoûter, lui apprit l’état et le nom de celui qui les avoit mariés. Cette nouvelle la rendit furieuse. Elle vouloit porter ses plaintes au parlement. Les amis du baron lui conseillèrent de ne point laisser éclater cette affaire. Il donna cinq cents écus à la Gaumini, et le mariage fut rompu.

Elle alla ensuite à Lyon, où elle ruina un négociant. De là elle vint à Marseille ; mais n’ayant trouvé que des amans, qui ne suffisoient pas à la dépense qu’elle faisoit, elle alla à Rennes, où je crois qu’elle est encore.

Sa sœur, que vous voyez tous les jours dans les chœurs, à Paris, perdit son pucelage pour douze cerises, c’est d’elle-même que je le sais. Elle étoit fort jeune. Un homme, l’ayant emmenée dans sa chambre, sous prétexte de lui faire présent d’une corbeille de fruits, en eut les dernières faveurs ; et, comme il n’était ni amant ni discret, il fit venir un de ses amis, qui s’étoit caché dans une chambre prochaine, et qui fut aussi heureux que lui. Elle eut ensuite plusieurs amans, parmi lesquels elle aima à la fureur un comédien, nommé du Lac, dont elle eut un enfant. Ayant été obligée de le quitter, elle entra à l’opéra de Marseille ; de là, elle alla à Lyon, où elle resta quelque temps. Dans la suite, la Mariette trouva le moyen de la faire entrer dans les chœurs à Paris.