Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/III



LETTRE III.



De mille aventures galantes que m’offre le Palais-Royal, je me contente d’en choisir une au deux des moins chargées d’incidens[1]. Je commence par la Campoursi, que vous connaissez. Son père montrait à jouer de la viole. Le joli minois de la Granier, c’était ainsi qu’on appelait sa fille, lui attirait un grand nombre d’écoliers. Parmi ces jeunes gens, il y en eut un qui sut mieux l’art de plaire que les autres ; il toucha le cœur de la jeune Granier. Le ciel ne l’avait pas douée d’un tempérament fort cruel ; elle aimait trop son amant pour le faire languir, il fut heureux. Son bonheur fut interrompu par le départ de sa maîtresse dont le père vint à mourir. Elle partit avec sa mère et une de ses sœurs pour aller à l’opéra de Marseille. L’éloignement eut bientôt effacé le souvenir de son amant ; mais son cœur était trop tendre pour rester sans occupation. Elle prit du goût pour un acteur appelé Galaudet, jeune homme d’une jolie figure. Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir de sa bonne fortuue. Il aima tout autant qu’il était aimé. Plaisirs secrets, jouissance parfaite, tout lui fut prodigué. Mais comme c’est le sort de l’amour de s’éteindre lorsqu’il n’a plus rien à désirer la Granier s’aperçut que les feux de Galaudet devenoient moins violens ; elle se flatta de les ranimer par un peu de jalousie et voulut lui donner un rival. Elle choisit un nommé Campoursi qui, touché des agaceries de sa nouvelle maîtresse, lui offrit de l’épouser. Elle y consentit d’autant plus aisément, que son amant quitta l’opéra dans ce temps-là pour aller à Lyon. Le mariage fut conclu aussitôt que proposé.

La Campoursi, c’est ainsi que je l’appellerai dorénavant, n’avait pas fait choix par goût de son époux ; aussi, dès le troisième jour de ses noces, elle lui donna pour collègue le comte de Vintimille.

Pendant un temps, elle se contenta d’un seul amant ; mais, Vintimille ayant été obligé d’aller pour quelques mois dans ses terres, le duc de Popoli passa, malheureusement pour lui, à Marseille ; il vit la Campoursi à l’opéra, elle lui plut ; les premières propositions se firent par une coiffeuse, et le marché fut conclu à vingt-cinq louis. Le duc soupa dès le soir même avec elle ; il fût si content de sa bonne fortune, qu’il ajouta vingt louis à ceux qu’il avait promis. Il lui fit présent d’un cachet d’or qu’il lui envoya le lendemain ; et la Campoursi, dans quinze jours de temps, ̃tira bien de son nouvel amant deux cents pistoles, ou en argent, ou en bijoux. Le duc étant parti pour l’Italie peu de jours après, l’opéra vint à Aix. La Campoursi y fit un nouvel amant appelé de Jouques, aussi aimable qu’il était facile à tromper : il ne languit pas davantage que ses prédécesseurs, et, dès le second jour, il fut le possesseur des charmes les plus secrets de sa maîtresse.

Elle avait avec elle une sœur qu’on appelait Toinon. Comme sa présence était quelquefois incommode, de Jouques résolut de lui trouver un amant qui l’occuperait, et empêcherait qu’elle ne lui fût à charge. Il choisit pour cet emploi un jeune conseiller au parlement, nommé Monvalon, qui accepta cette charge avec plaisir. La difficulté était de voir Toinon en liberté ; elle était toujours avec sa sœur qui ne la quittait que dans les momens où elle était avec son amant, et alors elle la remettait en garde à sa mère. La cause de ces soins redoublés pour Toinon consistait dans un prétendu pucelage, qu’on disait qu’elle avait, et, dont on exigeait cinquante louis. Monvalon n’était point en état de donner pareille somme, et il voulait pourtant trouver le moyen de se rendre heureux.

Pour y réussir, il s’avisa d’un plaisant expédient. Un jour que la Campoursi ne chantait point et qu’elle avait mené sa sœur avec elle à l’opéra : Tu devrais bien, dit Monvalon à de Jouques me rendre un service signalé si tu pouvais mener ta maîtresse dans quelque endroit, où tu l’occupasses assez gracieusement pour l’obliger à y passer une demi-heure, je prendrais ce temps-là pour obtenir les dernières faveurs de Toinon. Je t’entends, répondit de Jouques je vais proposer à la Campoursi de descendre dans sa toge, et je te promets, si elle y consent, de l’amuser de façon qu’elle ne pensera pas à sa sœur. Ce projet réussit ainsi que ces amans l’avaient projeté. La Campoursi auprès de qui de Jouques faisait des prodiges, s’applaudissait d’être seule avec lui ; elle ne se figurait pas qu’il y eût rien à craindre pour sa sœur, qu’elle avait laissée dans l’amphithéâtre.

Cependant cette cadette s’occupait aussi gracieusement que son aînée. À peine Monvalon avait jugé que son ami retenait l’argus de Toinon, qu’il était sorti avec elle de la salle de la comédie et, dans le premier détour de la rue, il était entré dans une maison qu’il connaissait, et où il trouva toute l’aisance dont il avait besoin pour l’expédition qu’il allait faire. Comme il craignait que de Jouques ne retînt pas la Campoursi assez long-temps, il fut obligé de se contenter, dans moins de demi-heure, de donner trois seules marques de sa tendresse à Toinon, qui, malgré le soi-disant pucelage et la demande des cinquante louis, lui parut n’être point novice dans pareil cas ; il arriva assez à temps pour que la Campoursi, qui était encore entre les bras de Jouques, qui s’était surpassé, ne pût avoir aucun soupçon.

Quelque temps après cette aventure, il en arriva une à de Jouques, qui ne lui fut pas aussi agréable. Le duc de Popoli était revenu d’Italie ; il passa par Aix et voulut voir la Campoursi. Ayant su qu’elle avait un amant en titre, il lui fit proposer un rendez-vous secret. La dame lui avait trop d’obligation pour lui refuser cette bagatelle ; il ne fut différé que jusqu’à neuf heures du soir. Le duc se rendit à cette heure chez elle. De Jouques ignorait parfaitement ce qui se passait. Sa maîtresse lui avait dit qu’elle se trouvait incommodée, et qu’elle se coucherait de fort bonne heure ; il l’avait cru pieusement et s’était retiré. Le hasard lui fit rencontrer le marquis d’* qui le mena avec Monvalon souper chez la Catalane dont il était amoureux, et qui logeait dans la même maison que la Campoursi.

Sur la fin du repas, Monvalon s’étant levé de table, descendit dans la cour pour quelques nécessités. En passant devant la chambre de la Campoursi il aperçut un homme assis sur les pieds de son lit, et la servante qui portait un consommé. Surpris de la vision, il remonta chez la Catalane, et dit à de Jouques : Je crois, mon ami, que la dame de tes pensées se doit trouver mieux ; car j’ai vu un homme, en habit galonné avec un point d’Espagne en or, qui lui faisait avaler un bouillon. De Jouques crut d’abord qu’il plaisantait ; mais l’habit galonné d’un point d’Espagne en or ayant frappé la Catalane : Je parie, dit-elle, que c’est le duc de Popoli. Je ne sais, continua Monvalon, si c’est un duc ou un marquis ; mais je sais bien que, si c’est un médecin, son déshabillé n’a rien de lugubre.

De Jouques voulut descendre pour voir ce dont il était question : on lui fit comprendre combien serait sot le personnage qu’il jouerait, et que ce qu’il y avait de mieux pour lui était d’avaler la pilule. Je vais voir, dit la Catalane, si c’est le duc de Popoli ; et si sa porte n’est plus entr’ouverte nous attendrons qu’il sorte ; nous n’avons qu’à descendre dans la salle sans faire du bruit. Ce parti fut jugé le plus sage ; ils n’attendirent pas long-temps à être éclaircis. Il était deux heures après minuit ; et le duc qui, selon toutes les apparences, avait bu la moitié du bouillon qu’on avait porté à la Campoursi, n’ayant pas jugé qu’il eût assez rétabli ses forces pour travailler jusques au jour, sortit une demi-heure après. La Catalane le reconnut, Monvalon en rit, et de Jouques en resta pétrifié.

Comme son air embarrassé augmentait les plaisanteries qu’on lui faisait : Vous avez tort, dit-il, de croire que je sois sensible autant que vous vous le figurez à cette aventure ; la manière dont je la prendrai vous désabusera. Il tint parole. Le lendemain il fut le premier à en badiner, et vécut toujours avec sa maîtresse, comme s’il ne s’était passé rien du tout. Son système était qu’il fallait que chacun fît son métier, et qu’un homme qui aimait une fille de l’opéra devait savoir qu’elle ne faisait pas vœu de chasteté.

Deux jours après cette aventure, il en arriva une à peu près semblable à Monvalon. Il avait, à force d’y penser, trouvé le secret de voir sa maîtresse en particulier. L’endroit qu’il avait choisi n’était pas à la vérité bien charmant ; mais enfin l’amour lui en rendait l’odeur moins désagréable. Le frère de de Jouques, appelé d’Arbaud, officier des galères, qui venait souvent chez la Campoursi, s’aperçut du manège de Toinon.

Il avait une fort belle bague, dont elle avait envie. Il lui proposa de la troquer pour un des rendez-vous qu’elle donnait à son amant. Le parti fut accepté après maintes minauderies. Monvalon se trouvant pressé de quelque nécessité fut fort étonné de voir la porte des lieux secrets fermée et d’y entendre un bruit qu’il était coutumier d’y causer ; la curiosité l’ayant porté à regarder par la serrure, quelle fut sa surprise d’y voir d’Arbaud avec sa maîtresse, qui ne s’amusaient pas à perdre le temps en discours frivoles ! Il fit un tapage enragé à la porte. Ah ! de par tous les diables, disait-il, vous paierez les cinquante louis, M. d’Arbaud ; il ne sera pas dit que vous veniez dépuceler gratis d’honnêtes filles de l’opéra. Les amans furent obligés d’ouvrir la porte. Toinon eut recours aux larmes ; d’Arbaud paraissait honteux du cas : Ho, ho, disait Monvalon, et qui a appris à M. d’Arbaud les plaisirs qu’on goûte dans ces retraites odoriférantes ? Je croyais être le seul à qui le chemin en fût connu ; puisqu’il n’en est point ainsi, je lui cède tous mes droits : allez, vivez en paix tous les deux, croissez et multipliez ; je ne vous troublerai plus dorénavant. Il leur tint parole, car il quitta Toinon dès ce moment.

Quelque temps après, l’opéra retourna à Marseille ; et Vintimille étant arrivé de ses terres, de Jouques comprit qu’il allait être sacrifié à l’ancien amant ; il se retira, et prit lui-même son congé. Vintimille se remit avec la Campoursi ; mais ils ne restèrent pas longtemps ensemble. Il avait appris une partie de la conduite de sa maîtresse, et des gens charitables prirent le soin de ne pas lui laisser ignorer le reste. Ils se brouillèrent ; et Vintimille s’étant attaché ailleurs, la Campoursi partit pour l’opéra de Lyon.

En y arrivant, elle y trouva Galaudet, cet acteur de l’opéra, qu’elle avait aimé autrefois ; ses feux se rallumèrent ; elle ne put le voir sans sentir qu’il lui était toujours cher. L’absence avait aussi réveillé l’amour de son amant : ils s’aimèrent de nouveau ; mais il leur arriva une étrange catastrophe, quelque temps après le renouvellement de leur connaissance. Ils se plaignirent tous deux que l’amour leur avait prodigué des fruits, dont les fleurs se sèment dans les temples de Cythère. Ils s’accusèrent mutuellement de l’altération de leur santé. Les chirurgiens, qui se mêlèrent du cas, leur certifièrent en forme que leur maladie était certaine. Galaudet fit un éclat infini ; il prétendit que sa maîtresse seule pouvait lui avoir fait présent du bijou dont il était possesseur. La Campoursi jura devant le corps des filles de l’opéra, auquel présidait la Mariette, qu’elle n’avait vu que lui, et qu’elle ne doutait point qu’il ne fût cause de l’état douloureux où elle était. Ce procès n’ayant pu être plaidé sans que le public en fut informé, la Campoursi quitta Lyon, et fut à Paris quelque temps à chercher pratique. Comme elle est fort jolie, elle n’eut pas de peine à trouver. Le comte de M… fut quelque temps sur son compte. Elle a passé de lui au comte de S… F…, et est entrée depuis à l’opéra de Paris, par le crédit de sa bonne amie la Mariette.



  1. L’auteur dit le Palais-Royal, parce qu’au temps où il écrivait, l’Opéra était au Palais-Royal.

    La Campoursi était une actrice de l’opéra, plus connue par ses intrigues et son libertinage que par son talent. Les filles d’opéra ont toujours été regardées, et non sans cause, comme des filles ; avec cette différence que les premières joignent à tous les désordres de l’inconduite de celle-ci une insolence et un manège d’intrigues qui rendent leurs sociétés le tombeau des plaisirs, de la fortune et de la jeunesse des malheureux qui les fréquentent ; elles sont à la galanterie ce que sont les maisons de jeux à la passion de jouer ; au lieu d’y trouver à se satisfaire, on n’y rencontre que des regrets, la rage de se perdre, et l’impuissance d’y résister.