Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/I


LETTRES
DU
MARQUIS D’ARGENS,
SUR DIVERS SUJETS.

1740.


LETTRE I.



Vous croyez, monsieur, m’avoir fait une grande grace, en bornant les éclaircissemens que vous me demandez sur les différens peuples que j’ai vus, à deux seuls points. Je ne sais si vous avez réfléchi qu’ils emportent avec eux l’examen de plusieurs autres. Vous voulez, dites-vous, que je vous instruise de leur façon de penser sur la religion, et de l’état où sont chez eux les arts et les sciences. Quelque pénible que soit ce que vous exigez, vous avez trop d’empire sur mon cœur pour que je puisse vous le refuser. La sincérité, dont j’ai toujours fait gloire, vous sera garant de la vérité des faits que j’avancerai ; et, s’il en est quelqu’un qui vous paraisse douteux, vous verrez aisément, en approfondissant, que je ne l’ai écrit qu’après l’avoir mûrement examiné.

Je commencerai par les Italiens. Leur pays est le centre et la patrie des arts ; c’est chez eux que la peinture, la sculpture et l’architecture se sont dépouillées de cette barbarie dans laquelle les Goths et les Vandales les avaient plongées. La tranquillité dont les états du pape jouissaient avant Charles-Quint, avait favorisé l’avancement et pour ainsi dire la perfection des arts. La rapidité avec laquelle ils furent portés au plus haut degré est surprenante. Pierre Perugin, maître de Raphaël, avait lutté pendant un temps contre le mauvais goût ; mais n’ayant pas assez d’imagination ni de génie pour le surmonter entièrement, ses tableaux, où on voyait éclater des beautés inconnues jusqu’alors, étaient remplis de mille défauts. La peinture était chez lui dans son enfance[1]. Dix ou douze ans après, elle fut poussée par son écolier au point le plus parfait. Michel-Ange, aidé de l’antique, porta dans le même temps la sculpture au plus haut degré ; et Jean de la Porte, qui fut son maître dans cet art, était aussi éloigné de son élève que Pierre Perugin l’était de Raphaël. Ces deux grands hommes en formèrent un nombre d’autres, qui, quoique moins parfaits qu’eux, firent des ouvrages dignes de l’admiration de la postérité. L’Italie n’eut plus de ville considérable qui n’eût quelque habile peintre. Le Titien, les deux Carache, Jules-Romain, le Tintoret, Paul de Vérone, le Dominicain, le Corrège, vécurent tous à peu près dans le même temps. Cette quantité d’habiles gens garantit l’Italie de retomber dans l’ignorance des arts, lors de la guerre de Charles-Quint et de François ie, qui troublèrent ce pays, et du théâtre de la tranquillité en firent le théâtre du sang et du carnage pendant le cours de leurs règnes.

Il semblait que le nombre des peintres et des sculpteurs dût augmenter à proportion. Cependant trente ou quarante ans après ces grands hommes, à peine l’Italie en a-t-elle compté un ou deux par siècle. Elle a eu depuis cent ans le Guide et le Carlo Maratte dont les noms iront à la postérité. Le reste est aussi inconnu que le sont les derniers ouvrages de Rousseau[2], ou les tragédies de la Serre. Lorsque j’étais en Italie, je n’ai connu que Solimaine àNaples, et Trevisani à Rome, qui méritassent l’estime des connaisseurs. Le plus jeune des deux avait soixante-douze ans. Solimaine avait atteint au grand ; le Trevisani allait au gracieux, il dessinait correctement. Il y avait dans son coloris quelque chose de fade et de gris, défaut ordinaire de l’école romaine. Un peintre de portraits, nommé David, est au-dessous de bien de nos barbouilleurs de province[3] ; il passait cependant pour le plus supportable qu’il y eût à Rome. Jugez combien il était éloigné de Rigaud et de l’Argilière[4].

La sculpture a eu un sort pareil à la peinture. Michel-Ange eut plusieurs successeurs illustres ; un des plus fameux fut la Legarde. À la fin du siècle passé l’Italie avait encore des hommes célèbres dans cet art[5] ; le cavalier Bernin et Camillo Roscndli étaient de ce nombre ; actuellement il n’y a pas un sculpteur qui soit connu. Un pensionnaire de l’académie de France, habile quoique jeune, appelé Bouchardon, était ce qu’il y avait de mieux à Rome[6] ; M. le duc d’Anlin l’a fait revenir en France depuis peu de temps.

Dans l’idée que vous vous êtes faite, vous croyez sans doute que tous les peintres d’Italie étaient des Raphaël, ou du moins que le moindre surpassait de beaucoup nos Français ; il est vrai qu’ils sont éloignés de la perfection de ceux qui sont morts, mais ils sont au-dessus de ceux qui vivent.

Rigaud et l’Argilière n’ont eu pour le portrait que le Titien qu’on puisse leur opposer. Le Carie Maratte, dans ses derniers temps, en a peint quelques-uns : on voit qu’ils sortent d’une habile main ; cependant ils n’effacent pas les nôtres, et on peut donner la préférence à ceux de Rigaud et de l’Argilière, sans craindre de passer pour injuste ou pour prévenu en faveur de sa patrie. Nous avons autant d’avantage pour l’histoire que pour le portrait ; le Moine, Case, Vanlo, sont au-dessus des peintres qui se trouvent aujourd’hui en Italie.

Vous me demanderez sans doute quelle est la raison de ces changemens, et comment ces fameuses écoles de Rome, de Boulogne, de Venise, ont pu cesser tout à coup. Je vous répondrai qu’il en est des grands hommes qui excellent dans les arts comme de ces feux aériens, qui ne paraissent que dans certaines saisons, ou comme de ces prodiges qui ne sont produits que dans une longue suite de siècles. Il est aussi difficile à la nature de former un homme tel que Michel-Ange ou Raphaël, qu’il est rare qu’elle enfante souvent des Virgile et des Horace. Pour produire des chefs-d’œuvre dans les arts et dans les sciences, ce n’est point assez que l’exemple des grands hommes, le loisir de travailler, l’application assidue ; il faut encore un génie supérieur ; il faut que le Ciel, en nous créant, ait mis en nous une disposition naturelle pour aller à la perfection que ne donne point l’étude la plus pénible et la plus longue.

Si vous examinez les arts en France, vous connaîtrez aisément la vérité de ce que je vous dis. Francois ier les amena d’Italie dans son royaume ; ils y parurent comme une fleur brillante qu’un même jour voit éclore et flétrir ; les guerres civiles qui survinrent pendant cinq ou six règnes, les firent gémir dans l’obscurité. Ils commencèrent à reparaître sous Henri iv. Le cardinal de Richelieu, le restaurateur, le père, le protecteur des sciences et des arts, prépara par les bienfaits, dont il encouragea les hommes médiocres qui vivaient de son temps, cette foule de peintres illustres, de sculpteurs et d’architectes habiles, qui vécurent sous le siècle de Louis xiv. Ce fut alors qu’on vit le Poussin, le Sueur, Jouvenel, le Brun, Girardon, le Gros, Puget, rivaux des Carrache, des Guide, et des Bernin, moins loués qu’eux, peut-être aussi louables. Voilà le temps où les beaux-arts ont été chez nous dans leur plus haut degré ; on peut remarquer leur naissance sous Henri iv, et leur enfance sous le cardinal de Richelieu. Si on avait pu les perpétuer dans leur degré de perfection, Louis xiv l’aurait fait par l’aisance, le soulagement, les commodités, qu’il leur avait procurés dans son royaume. Cependant les académies de peinture et de sculpture, enrichies des plus belles figures moulées sur les antiques, et ornées des tableaux des plus célèbres peintres ; les jeunes gens en qui on reconnaît de la disposition entretenus à Rome aux dépens du roi ; les pensions accordées à ceux qui se distinguaient par leur savoir, tout cela n’a pu empêcher que les arts n’aient infiniment tombé en France depuis vingt ans. Ceux qui passent pour y exceller aujourd’hui sont au-dessous de leurs maîtres et bien inférieurs au Poussin et à Jouvenel[7] ; ils ont pourtant des avantages que les autres n’avaient pas. Avant M. le Brun, il fallait qu’un peintre et qu’un sculpteur allassent chercher bien loin, et avec des peines infinies, ce que la grandeur et la magnificence de Louis xiv a rendu commun dans son royaume.

Avouez donc que les ouvrages des grands hommes, le loisir de travailler, l’espérance même des honneurs ne peuvent élever quelqu’un jusqu’au degré où le génie seul a droit de conduire ceux qu’il veut distinguer des autres.

Peut-être dans le moment que je vous écris, il est quelqu’un de ces génies heureux, qui se développe ; et, dans cinq ou six ans d’ici, nous pourrons voir les ouvrages de quelque Romain, ou Vénitien, auprès de qui ceux de nos Français d’aujourd’hui paraitront fort inférieurs.

Les arts auront en Italie un avantage pour former de grands hommes beaucoup plus tôt qu’en France. Les égards qu’on a pour ceux qui s’y distinguent, et les honneurs qu’on leur rend, sont des appas plus séduisans que les récompenses pécuniaires dont on paie le mérite chez nous.

En France, Rigaud est estimé de quelques connaisseurs. Cinq ou six seigneurs de la cour, et quelques gens de condition, auront pour lui des égards. Le reste du royaume ne distingue pas un peintre d’un cordonnier, ni un sculpteur d’un savetier. Un provincial dont le nom se terminera en ac et dont tout le mérite est de chasser, de jurer Dieu, et de battre des paysans, se croirait déshonoré s’il savait toucher une palette, ou un pinceau[8]. En Italie, au contraire, il est peu de gens qui ne sachent dessiner assez pour pouvoir se connaître en tableaux. On ne rougit point dans ce pays de savoir s’occuper agréablement ; l’ignorance profonde paraît aussi ridicule aux seigneurs romains, que la fureur des seize quartiers, dans un homme qui meurt de faim, paraît absurde aux Anglais, et aux Hollandais. Ne croyez pas que je veuille vous dire que les arts soient universellement méprisés en France ; je sais qu’ils y fleurissent encore : mais vous m’avouerez aussi qu’ils sont bien déchus de ce qu’ils étaient sous Louis xiv et sous le duc d’Orléans. Il faut espérer que la fin de nos guerres les ranimera plus que jamais.

    la sculpture et les arts mécaniques ; il fut employé par plusieurs papes et par plusieurs souverains ; la reine Christine alla lui rendre visite. On l’appela en France en 1665, pour travailler au dessin du Louvre ; il s’en retourna avec ene forte pension du Louis xiv. Il entreprit ensuite la statue équestre du roi ; c’est celle que l’on voit à Versailles, près la pièce d’eau. On lui remit pour ce travail un bloc de marbre superbe ; il y travailla pendant quinze ans ; mais, à cause du peu de ressemblance de cette statue avec le roi, on la métamorphosa en Curtius, romain qui se dévoua à sa patrie, en se jetant dans un abîme, d’après le conseil des Augures de Rome. Le cavalier Bernini est mort à Rome, en 1680, âgé de quatre-vingt-deux ans.

  1. Pierre Perugin naquit à Pérouse, d’où lui est venu son nom. On dit de lui qu’il était fort avare, qu’il portait toujours avec lui sa cassette, qu’elle lui fut un jour enlevée, et que le chagrin qu’il en eut le fit mourir en 1524, âgé de soixante-dix-huit ans. Michel-Ange était de l’ancienne maison des comtes de Canosse ; son père se nommait Buonari Simoni. Il naquit dans le pays d’Avezzo en 1474 : il fut nourri aux environs de Florence par la femme d’un sculpteur ; ce qui lui faisait dire qu’il avait sucé, en naissant, le lait de la sculpture. Ses plus beaux morceaux en ce genre sont à Florence dans la chapelle des ducs, et à Rome dans l’Église de Saint-Pierre-aux-Liens. Son chef-d’œuvre de peinture est le Jugement univereel. Michel-Ange est mort à Rome en 1564, âgé de quatre-vingt-dix ans. Le Titien naquit en 1477 dans le Frioul Vénitien ; Il a vécu près d’un siècle dans l’opulence, et recherché de tout le monde. Charles-Quint lui a fait faire trois fois son portrait ; et il disait, à cette occasion, qu’il avais reçu trois fois l’immortalité des mains de Titien. Henri iii, lorsqu’il passa à Venise, alla rendre visite à ce peintre. Il mourut en 1576 âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans. Augnstin et Annibal Carache étaient frères et natifs de Bologne. Ils y établirent avec Louis Carache leur cousin, une célèbre école. Annibal mourut, en 1603, des suites de la tristesse que lui causa l’ingratitude du cardinal Fernèse, dont il peignit la galerie, qui est un chef-d’œuvre. Augustin naquit en 1557 et mourut en 1605 : il était non seulement peintre, mais excellent graveur. Il a laissé un fils naturel connu sous le nom d’Antoine Carache mais qui mourut jeune, donnant déjà de grandes espérances. Jules Romain était élève de Raphaël ; il a excellé dans tous les genres. On cite sa Gigantomachie, ou Guerre des Géans, comme son plus bel ouvrage. Il est mort à Mantoue en 1546, âgé de cinquante-quatre ans. – Le Tintoret, dont le véritable nom était Jacques Robasti, fut ainsi nommé, parce qu’il était fils d’un teinturier. Il a fait beaucoup d’ouvrages, tous d’un grand mérite. Il est mort à Venise, l’an 1594, âgé de quatre-vingt-deux ans. — Paule Véronèse ou de Vérone, était fils d’un sculpteur ; ce grand peintre mourut à Venise, où il s’était établi, en 1588, âgé de cinquante-huit ans. – Le Dominicain ; son nom de famille était Dominico Zampiery, il vainquit par le travail la pesanteur d’esprit qu’il reçut en naissant, il était plein d’enthousiasme pour son art dans lequel il se distingua éminemment : le Poussin faisait le plus grand cas du Dominicain. Il est mort en 1641, âgé de soixante ans. — Le Corrège naquit en 1494 selon les uns, et 1475 suivant d’autres. Il était de Corrège, ville du Modenois il a peint des vierges et des enfans, et excellait dans cette partie ; il est mort d’une pleurésie à quarante ans. – Le Guide, distingué par la grandeur, la noblesse, le goût, la délicatesse de ses tableaux naquit à Bologne en 1575 et mourut en 1642. Il était grand joueur ; et les tourmens attachés à cette passion abrégèrent ses jours. – Carlo Marate était de la Marche d’Ancône : il naquit à Cameranoen 1635 ; c’était un des plus gracieux peintres de son temps : il est mort en 1713, âgé de quatre-vingt-huit ans.
  2. C’est de Jean-Baptiste Rousseau, que l’on a appelé le Pindare Français, qu’il s’agit ici : cet homme célèbre naquit en 1671 ; son père était maître cordonnier à Paris. M. de Bonrepeaux, ambassadeur de France en Danemarck, se l’attacha en 1680. Le maréchal de Tallard en fit son secrétaire, lorsqu’il passa à Londres. Ce fut dans cette ville qu’il vit l’aimable et généreux Saint-Evremond, un des hommes qui ont le mieux au l’art de vivre heureux et long-temps. Il accueillit le jeune Rousseau. Il revint en France et préféra l’étude et la société des Muses aux places lucratives qui lui furent offertes par MM. Rouillé et Chamillart. On connaît la ténébreuse affaire de quelques couplets pleins de fiel et de grossièreté qui le força de quitter la France ; il trouva auprès du comte de Luc, notre ambassadeur en Suisse, des secours et de la consolation ; c’était le temps où les grands seigneurs aimaient et attiraient près d’eux les gens de lettres, sans éprouver de basse jalousie ou craindre une sotte rivalité. Rousseau ne fut pas moins chéri du prince Eugène, qui l’emmena à Vienne ; enfin ne pouvant rentrer en France, il se retira à Bruxelles, où il mourut en 1741.
  3. On pense bien que ce David n’a aucun rapport avec le David d’aujourd’hui, un des plus grands peintres de la France.
  4. Hyacinthe Rigaud, né à Perpignan en 1663, mort en 1743 ; c’était un très-bon peintre en portraits, il approchait de Vandick. La ville de Perpignan lui décerna le rang de noble pour reconnaître ses talens.
  5. Jean Bernini, ordinairement nommé le cavalier Berninou Bernini, naquit à Naples, et se distingua dans
  6. Bouchardon né en 1698, a été un des plus grands sculpteurs de son temps ; il étudia sous Couston et remporta le prix à l’Académie en 1722 ; il y fut reçu à son retour d’italie, et nommé sculpteur du roi. Il mourut à soixante-quatre ans, en 1762. C’était un homme plein de douceur, de talent, de bonté il avait des mœurs simples, un jugement excellent, un sens droit. Ses ouvrages l’ont immortalisé.
  7. Le maquis à’Argens écrivait ceci vers 1740.
  8. Il y a de l’exagération dans ce reproche les anciens seigneurs français, les gens aisés, avaient le goût des beaux arts ; un petit nombre seulement conservaient les mœurs grossières dont parle l’auteur.