Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/11

Librairie Plon (1p. 221-244).

DEUXIÈME PARTIE
1914
LA GUERRE DE MOUVEMENT




CHAPITRE PREMIER


Les dernières journées qui précédèrent la guerre.
24 juillet — 2 août 1914.


Dans la soirée du vendredi 24 juillet 1914, M. Messimy, redevenu depuis trois mois ministre de la Guerre, me fit appeler. Il paraissait préoccupé, et m'annonça que l'après-midi même l'ambassadeur d'Allemagne, M. de Schœn, avait lu à M. Bienvenu-Martin une note dans laquelle le gouvernement allemand approuvait entièrement l'ultimatum autrichien adressé à la Serbie. Cette note, marquant la volonté très nette de l'Allemagne d'appuyer Vienne, était jugée inquiétante par le gouvernement français et l'obligeait à prévoir, ajouta le ministre, que nous aurions peut-être à faire la guerre. L'habitude de songer continuellement à la préparation de la guerre me faisait considérer cette redoutable éventualité sans surprise. Aussi, répondis-je simplement : "Eh bien ! Monsieur le ministre, nous la ferons, s'il le faut." Il faut croire que mon attitude eut le don de calmer le ministre, car il vint à moi, sans dissimuler son émotion, me serra énergiquement la main et me dit : "Bravo !" Puis, tout deux, le plus tranquillement du monde, nous examinâmes les premières mesures qui seraient à prendre si la menace de guerre se précisait.

Ce qui rendait fort délicate notre situation, c'était l'absence du gouvernement : le Président de la République et le Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, étaient en effet en Russie. Il en résultait pour les membres du cabinet restés à Paris une lourde responsabilité.

Aussi suis-je obligé de dire qu'une certaine nervosité régna dans les sphères officielles pendant ces quelques jours.

Samedi 25 juillet. — C'est ainsi que le 25 juillet, à 22 heures, aussitôt que le ministre de la Guerre apprit la rupture des relations entre la Serbie et l'Autriche, il fut envoyer directement, et sans me consulter, par son chef de cabinet, le général Guillaumat, un télégramme donnant l'ordre de rappeler les généraux et les chefs de corps absents de leurs garnisons.

Dimanche 26 juillet. — Lorsque j'appris, le lendemain matin, cette décision du ministre, j'estimai nécessaire, afin de préciser mes responsabilités, de rappeler au ministre qu'il existait un document fixant par ordre chronologique les diverses mesures à prendre en cas de tension politique. Ce document avait été médité avec soin, établi dans le calme, en prenant la question dans son ensemble, afin de nous mettre à l'abri de toute improvisation nécessairement défectueuse. Aussi, lorsque avant le Conseil de cabinet qui se tint le 26 à 11 heures du matin aux Affaires étrangères, je fus reçu par le ministre de la Guerre, je me permis d'insister avec fermeté auprès de lui sur la nécessité de nous en remettre à l'exécution stricte des diverses mesures prévues dans les Annexes II et II bis à l'Instruction sur la préparation à la mobilisation[1]. M. Messimy voulut bien comprendre le sentiment qui me poussait à revendiquer ma part de responsabilité, et il admit de bonne grâce la nécessité de suivre l'ordre d'urgence du document dont je venais de lui rappeler l'existence. Et je puis dire que depuis ce moment, le ministre ne fit rien sans me consulter.

Pendant la nuit du 25 au 26 et dans la matinée du 26, d'inquiétantes nouvelles nous étaient parvenues. Nous avions, en particulier, appris que les officiers allemands en permission en Suisse avaient été rappelés télégraphiquement et que la garde des ouvrages d'art avait été mise en place sur tout le territoire de l'empire. Je demandai au ministre l'application de toutes premières mesures de précaution prévues, à savoir :

1° Surseoir aux déplacements de troupes projetés ;

2° Suspendre les autorisations d'absence pour les officiers et la troupe ;

3° Rappeler tous les officiers en permission ;

4° Rappeler tous les sous-officiers et soldats permissionnaires.

M. Messimy me quitta pour se rendre au Conseil de cabinet et y proposer l'adoption de ces mesures. Il en ressortit à midi et demi ; il me fit connaître aussitôt que le Conseil avait admis les trois premières mesures ; quant à la quatrième, le Conseil avait estimé qu'en raison du très grand nombre de permissionnaires de moisson qu'il y avait alors, et de l'émotion que leur rappel produirait dans tout le pays, il convenait d'attendre de savoir pertinemment si, comme il nous était signalé de Suisse, les Allemands avaient déjà adopté des mesures pareilles.

L'état-major de l'armée fit aussitôt partir les ordres d'exécutif relatifs aux trois premières mesures ; je fis en même temps rappeler d'urgence à Paris le général d'Amade, le commandant éventuel de l'armée des Alpes, et son état-major, alors en voyage d'études et d'inspection dans les Alpes. Les compagnies de chemin de fer et l'administration des chemins de fer de l'État reçurent dans la soirée un premier avis relatif aux dispositions à prendre. Le ministre de l'Intérieur fut en même temps prié de prendre certaines mesures de sûreté, et d'inviter les préfets à agir confidentiellement sur la presse afin d'obtenir d'elle le silence et la discrétion sur nos préparatifs militaires.

Lundi 27 juillet. —— Le lendemain 27 juillet, nous reçûmes une dépêche de notre attaché militaire à Vienne datée de la veille ; d'après ses informations, les 7 corps d'armée austro-hongrois les plus voisins de la Serbie et de la Roumanie paraissaient être totalement mobilisés ; en outre, ceux de Vienne et de Gratz l'étaient partiellement : au total, 23 divisions d'infanterie étaient prêtes à la guerre, sans que l'ordre de mobilisation ait été lancé. D'autre part, les milieux militaires austro-hongrois se vantaient de l'appui de l'Allemagne. Il semblait bien que nous nous engagions sur une pente qui devait infailliblement nous conduire à la guerre.

En ce qui nous concernait, il suffisait de continuer à faire appliquer les diverses mesures prévues, mais il importait de les prendre sans délai ; or, parmi celles-ci, le rappel des permissionnaires n'avait pu obtenir la veille l'assentiment du gouvernement. Ce fut seulement dans la soirée du 27, vers 18 heures, que je pus obtenir du ministre l'autorisation de prescrire télégraphiquement cette mesure dans les corps d'armée frontière et dans le gouvernement militaire de Paris ; vers minuit, la mesure fut étendue aux autres corps d'armée et à la division de Tunisie. Nous venions en effet d'apprendre que les garnisons d'Alsace-Lorraine étaient consignées et, détail caractéristique, que les "collections de guerre" avaient été distribuées dans ces garnisons.

Dans l'ordre des mesures prévues, il y en avait une d'un caractère spécial qui nécessitait une décisions gouvernementale : il s'agissait de savoir s'il y avait lieu de laisser groupées sous le commandement du résident général toutes les troupes du Maroc, tant occidental qu'oriental, ou bien d'en distraire les troupes des confins pour les rattacher au 19e corps d'armée, en vue de leur rapatriement sur le continent. M. Messimy soumit la question au Conseil des ministres qui décida que l'on prélèverait sur le Maroc et l'Algérie le maximum d'éléments combattants compatible avec la sécurité de nos possessions nord-africaines.

La tournure que prenaient les événements ne me laissait guère d'illusions : nous allions à la guerre et la Russie allait s'y trouver entraînée en même temps que nous. Ma première pensée fut donc de resserrer la liaison avec nos alliés, et je demandai au ministre que, par toutes les moyens possibles, on insistât auprès du gouvernement de Pétersbourg pour que les armées russes, conformément à nos conventions, prissent sans retard l'offensive en Prusse orientale, si le conflit se déchaînait. On sait l'importance de cette attitude offensive que nous avions demandée à nos alliés, et qu'ils nous avaient promise. Notre attaché militaire et, à ce qu'on me dit, notre ambassadeur furent priés de demander à l'État-Major russe si nous pouvions compter sur eux, en indiquait l'importance que nous attachions à leur offensive en combinaison avec la nôtre. La réponse à notre demande fut l'annonce, quand la guerre fut déclarée, du déclanchement de l'attaque russe.

Mardi 28 juillet. — Le grand souci du gouvernement français était alors de ne rien faire qui ne fût, pour ainsi dire, la réplique d'une mesure prise en Allemagne. Cette sorte de timidité était en grande partie le résultat de l'absence du chef de gouvernement. Cependant, sous la pression des circonstances, les mesures nécessaires furent prises petit à petit. C'est ainsi que fut donné dans la nuit du 27 au 28 l'ordre de rapatrier par voie de terre ou de fer les troupes des corps d'armée de l'intérieur absentes de leurs garnisons.

Dans la matinée du 28, nous apprîmes successivement que l'ordre de mobilisation avait été proclamé en Autriche, et que le premier jour de la mobilisation dans l'empire austro-hongrois était précisément le 28 juillet. Les renseignements transmis par l'attaché militaire français de Vienne nous furent confirmés par un télégramme envoyé de Saint-Pétersbourg à l'attaché militaire russe à Paris.

D'autre part, les renseignements de sources diverses confirmaient qu'on travaillait à l'armement de guerre des places de Metz et de Thionville, tout au moins sur la rive gauche de la Moselle (extension des réseaux de fil de fer, installation de batteries extérieures, répartition des approvisionnements, etc...)[2].

En même temps il était confirmé de divers côtés que les permissionnaires allemands avaient reçu l'ordre de rejoindre leur corps ; un certain nombre de réservistes avaient même été convoqués en Alsace-Lorraine.

Mais le renseignement le plus important était une dépêche de notre ambassadeur à Berlin, M. Cambon, datée du 21 juillet et communiquée avec un inexplicable retard au ministère de la Guerre : "Il m'a été assuré d'ailleurs, disait M. Cambon dans sa dépêche, que, dès maintenant, les avis préliminaires de mobilisation qui doivent mettre l'Allemagne dans une sorte de garde à vous pendant les périodes de tension, ont été adressés ici aux classes qui doivent les recevoir en pareil cas. C'est là une mesure à laquelle les Allemands, étant donné leurs habitudes, peuvent recouvrir sans s'exposer à des indiscrétions et sans émouvoir la population. Elle ne revêt pas un caractère sensationnel, et n'est pas forcément suivie de mobilisation effective, ainsi que nous l'avons déjà vu, mais elle n'en est pas moins significative.

On comprend toute l'importance de ce renseignement. Ainsi donc, depuis sept jours au moins, les Allemands appliquaient leur plan de mesures en cas de tension politique, sans que nous soyons arrivés à le savoir par nos moyens normaux d'investigation. De cette manière, nos adversaires pouvaient arriver à réaliser une mobilisation presque complète, étant donné que leurs corps d'armée étaient maintenus constamment à des effectifs voisins du pied de guerre. Nous étions donc en droit de redouter que, brusquement, sans déclaration de guerre, à la faveur des discussions diplomatiques, et profitant de leur avance, ils ne réalisant un coup de vive force contre nos positions avancées. On se rappelle que cette crainte avait été pour beaucoup dans la décision prise en France, quelques mois auparavant, de renforcer la couverture.

Jusque-là, nous n'avions pris que des mesures de précaution pour ainsi dire passives. Or, maintenant, la nécessité s'imposait de mettre en place notre dispositif de couverture. Je fis valoir au ministre que la sécurité du pays nous imposait de prendre cette mesure sans retard. M. Messimy estima que nous n'avions pas encore d'indices assez nets pour motiver une telle mesure ; il pensait qu'elle serait interprétée en France et à l'étranger comme une manifestation belliqueuse susceptible d'envenimer les conversations diplomatiques ; par surcroît cette mesure lui parut si grave qu'il décida de la réserver et d'attendre, pour prendre une décision, le retour des deux présidents.

Mercredi 29 juillet. — Attendus dans la matinée du 22, M. Poincaré et M. Viviani n'arrivèrent à la gare du Nord qu'à 13h30. Ce fut au Conseil des ministres tenu à l'Élysée de 17 heures et demie à 19 heures que la question de la couverture fut examinée. Sur la proposition de M. Messimy, le gouvernement décida d'attendre encore quelques heures. Mais l'illusion que certains nourrissaient encore de voir les choses tourner d'une façon favorable ne devait plus être de longue durée. En effet, dans la nuit même, M. Isvolsky vint annoncer à M. Viviani que M. Sazonoff avait reçu le même jour, vers 15 heures, notification de la décision allemande de mobiliser ses forces armées, si la Russie ne cessait pas ses préparatifs militaires. D'ailleurs, un télégramme envoyé par notre ambassadeur de Saint-Pétersbourg venait, peu de temps après, confirmer cette nouvelle, en ajoutant que le gouvernement russe s'était décidé à ordonner la mobilisation des treize corps d'armée destinés à opérer contre l'Autriche.

Ainsi, malgré la continuation des négociations diplomatiques, il était évident, pour quiconque n'était pas prévenu, que la situation prenait subitement un caractère très grave. Aussi, dès la réception de ces nouvelles, le président du Conseil, les ministres de la Guerre et de la Marine se rendirent à l'Élysée, pour étudier en Conseil "les mesures que la France prendrait si l'Allemagne mobilisait à son tour".

Pour moi, il me paraissait extrêmement dangereux de temporiser ainsi ; la guerre me semblait maintenant inévitable : nous avions appris dans cette journée du 29 que les transports de concentration autrichiens commenceraient le 30 juillet, et que la marche en avant de l'armée austro-hongroise se produirait vraisemblablement das le courant de la semaine suivante ; d'autre part les corps d'armée stationnés en Bohême (8e et 9e corps) étaient en pleine mobilisation.

En Allemagne, la série des mesures réglementaires de tension politique continuait de se dérouler : des dispositions de couverture étaient prises sur toute la frontière d'Alsace et de Lorraine, les voies ferrées étaient gardées militairement aux abords des gares et des ouvrages d'art depuis le 28 au soir ; des réquisitions importantes de farine avait été faites à Metz et à Strasbourg, les ordres de rappels individuels des réservistes se multipliaient. Rien, cependant, ne laissait encore supposer qu'une classe entière ait été rappelée ; mais des renseignements de source sûre faisaient craindre qu'on ne procédât face à la Russie, à une sorte de mobilisation secrète.

Il suffisait de connaître l'esprit méthodique des Allemands pour comprendre que toutes ces mesures qui faisaient partie du plan à appliquer en cas de tension politique conduisaient fatalement l'empire allemand vers cette guerre que Guillaume II annonçait au roi Albert en novembre 1913. Qu'on imagine avec quelle anxiété, convaincu que la guerre était imminente, je suivais les préparatifs de nos adversaires éventuels, ceux de nos alliés, le développement des événements, le groupement des forces, et les moindres indices qui nous parvenaient.

Mon anxiété se tournait plus que jamais vers la Belgique. Quelle serait ton attitude ? Le roi Albert a donné trop de preuves de sa loyauté à la cause alliée pour qu'il ne soit pas possible de dire aujourd'hui que, par ses attaches de famille et sa forme d'esprit, on pouvait craindre de la voir se tourner vers nos ennemis. D'autre part, le puissant parti catholique belge était germanophile. L'influence de ce parti pouvait avoir sur la décision du gouvernement belge un poids considérable. Ce sera l'éternel honneur du roi d'avoir si parfaitement traduit les aspirations de son peuple, en se rangeant à nos côtés. Il n'en reste pas mois qu'à cette date du 29 juillet, nous ne savions encore rien des intentions belges. Cependant, nous apprenions que tous les permissionnaires avaient été rappelés, qu'on continuait à armer les forts de l'Escaut et que la mise en état de défense d'Anvers était poussée activement. D'autre part, on ne signalait aucune activité spéciale ni à Namur, ni à Liége.

D'Angleterre, nous apprenions par une lettre de notre attaché militaire que le War Office n'avait encore pris aucune mesure à la date du 26 ; les troupes étaient toujours dans les camps et la Home Fleet était maintenue à Portland, où les manœuvres navales venaient de se terminer.

En Italie, il ne semblait pas que l'armée navale eût pris aucune disposition particulière ; par contre, les troupes absentes de leurs garnisons avaient reçu l'ordre d'y rentrer ; en outre, le bruit commençait à courir du rappel des deux dernières classes.

Cependant, la perspective de la guerre, malgré les précautions prises pour ne pas alarmer l'opinion, commençait à se faire sentir dans le pays. Je n'en veux pour preuve que la démarche accomplie au ministère de la Guerre, dans cette journée du 29, par M. Deviès, chef de service au Creusot. Il vint, au nom de M. Schneider, faire la communication suivante : "Le Creusot a du matériel d'artillerie prêt à être immédiatement expédié pour diverses puissances (Serbie, Italie, Roumanie, Grèce, Pérou) ; nous désirons savoir si nous devons retarder la livraison de ces matériels ou l'accélérer, ou même si le gouvernement français n'aurait pas le désir de réquisitionner tout ou partie de ce matériel. Il désire également donner des indications sur tous les établissements qu'il peut mettre à la disposition de la guerre. M. Schneider, rentrant à Paris le soir même, se mettra dès demain à la disposition du général Joffre."

Jeudi 30 juillet. — Le 30 juillet au matin, M. Schneider se présenta en effet dans le cabinet du ministre, où je me trouvais. Je me souviens que dans le courant de la conversation, je dis au directeur du Creusot : "Des canons nous seront, en effet, très utiles ; mais, avant tout, nous avons besoin de munitions. Il faut que les usines métallurgiques se mettent à l'oeuvre immédiatement." J'eus, d'ailleurs, l'impression que mon appel ne produisit pas d'effets immédiats. J'aurai l'occasion de revenir sur cette question importante dans un chapitre ultérieur de ces souvenirs.

La nuit du 29 au 30 juillet nous apporta des renseignements confirmant nettement nos prévisions en ce qui concernait nettement nos prévisions en ce qui concernait la préparation des Allemands à la guerre. D'une part, le renforcement de la couverture était certain : à Fontoy, à Moyeuvre, à Saint-Privat, à Verneville et Gorze, à Novéant et à Delme, à Château-Salins et à Dieuze, au sud de Sarrebourg, dans les vallées de la Bruche et d'Oderen, on nous signalait que les positions étaient occupées et renforcées par des travaux de campagne ; des patrouilles étaient poussées jusqu'à la frontière ; dans toutes les places de la frontière, les divers travaux complémentaires de mobilisation étaient commencés : déboisement, construction de batteries, plantation de réseaux de fil de fer ; en arrière, des troupes étaient venues renforcer dans la journée du 29 les garnisons de Cologne, Trèves, Sarrebourg et Strasbourg ; les gares étaient occupées militairement, les bureaux télégraphiques renforcés, les routes conduisant en France étaient barrées, les voyageurs étaient soigneusement interrogés, les automobiles ne circulaient qu'avec des permis.

En somme, nous suivions pas à pas, dans l'ordre même où nous le connaissions, le déroulement des mesures de précaution que les Allemands avaient prévues dans un rapport parvenu à notre connaissance. Nous ne pouvions donc douter, en ce qui nous concernait, de la suite fatale de ces préparatifs. Ce fut cette certitude que les Allemands, avec leur esprit méthodique, appliquaient point par point leur programme, qui me donna la conviction de la guerre inévitable, et me montra la nécessité de nous y préparer nous-mêmes sans retard.

Or, en face de cette situation menaçante, nous n'avions pratiquement réalisé aucune mesure de défense, puisque la mise en place de la couverture n'avait pas encore été accordée par le gouvernement. Lorsque je vis M. Messimy dans la matinée du 30, j'insistai à nouveau sur la nécessité absolue pour le gouvernement de prendre cette décision. Il se rendit au Conseil des ministres où il fit part à ses collègues de mon insistance. La séance fut fort longue ; après plusieurs heures de délibération, le ministre me fit connaître que, par crainte de desservir la cause de la paix, le Conseil avait autorisé la mise en place des troupes de couverture avec les réserves suivantes : seules feraient mouvement les unités pouvant se rendre sur leur emplacement par voie de terre ; aucun mouvement pas chemin de fer n'était autorisé. Aucune convocation de réservistes ne devait être faite pour le moment ; on ne devait pas avoir recours aux réquisitions ; c'est par achats à l'amiable que l'armée pourrait se procurer les chevaux de complément qui lui étaient nécessaires. Enfin, les troupes de couverture devaient être maintenues à 10 kilomètres de la frontière pour empêcher tout contact entre patrouilles allemandes et françaises.

Lorsque le ministre m'eut communiqué ces décisions, je m'élevai vivement contre la non-convocation des réservistes et contre la limitation de la couverture aux seules troupes faisant mouvement par voie de terre ; je lui représentai que cette demi-mesure était insuffisante pour nous mettre à l'abri d'un coup de force dirigé contre notre frontière. En ce qui concernait la réserve des 10 kilomètres, je fis peu d'objections, me rendant compte des raisons qui l'avaient motivée, estimant d'ailleurs que cette mesure n'était pas de nature à compromettre ni notre mobilisation, ni les opérations ultérieures. Mes objections furent sans effet ; la décision avait été prise en Conseil des ministres ; M. Messimy ne pouvait revenir sur elle de sa propre autorité. Tout ce que je pus obtenir fut que les troupes à embarquer seraient rapprochées des gares. En outre, je fis observer que l'obligation de nous retirer à 10 kilomètres de la frontière était trop rigide, et j'obtins l'autorisation de dessiner moi-même la ligne à ne pas dépasser.

Ce fut vers 17 heures que le ministre signa l'ordre de mise en place de la couverture adressée aux 2e, 6e, 7e, 20e et 21e corps d'armée, peu de temps d'ailleurs après qu'il eut appris du préfet de Nancy la violation de la frontière à Xures.

Après plusieurs retouches, l'ordre envoyé fut ainsi conçu :

"Exécutez mesures préparatoires aux opérations n°24 exercice mobilisation garnisons extrême frontière visées par Annexe II à Instruction 15 février 1909 ;

"Cette mesure s'appliquera également à toutes les garnisons de votre corps d'armée.

"Jusqu'à nouvel ordre, et sauf cas attaque brusquée, aucun appel de réservistes ne devra être fait.

"Les troupes devant faire mouvement de couverture par voie ferrée se tiendront prêtes à embarquer. Les troupes faisant mouvement par voie de terre gagneront sans délai emplacements prévus en cas d'attaque brusquée. Toutefois, pour des raisons diplomatiques, il est indispensable qu'aucun incident ne se produise de notre fait. En conséquence, aucun éléments ni aucune patrouille ne devra, sous aucun prétexte, approcher de la frontière, ni dépasser la ligne Hussigny exclu, Mercy-le-Haut, Murville, Mainville, Anoux, Lubey, Abbeville, Labry, Jarny, Friauville, Brainville, Hannonville-au-Passage, Sponville, Xonville, Dampvitoux, Rambercourt-sur-Mad, Villcey-sur-Trey, Pont-à-Mousson, Atton, Sainte-Geneviève, Lixières, Mont-Toulon, Mont-Saint-Jean, La Rochette, Grand-Mont d'Amance, La Neuvelotte, Remereville, Bauzemont, la Neuville-aux-Bois, Blemerey, Domèvre, Bremeuil, Allarmont, Moussey, Scnones, Saint-Jean d'Ormont, Neuvillers-sur-Fave, Laveline, Fraize, Grand-Valtin, Longemer, la Bresse, Cornimont, Bussang, Saint-Maurice, Ballon de Servance, Giromagny, Etuefont Haut, Saint-Germain, Fontenelle et Charmois."

Les renseignements reçus dans l'après-midi du 30 ne firent que confirmer ceux que nous possédions déjà concernant la mise en place de la couverture allemande. Nous apprîmes en même temps le départ de Kiel vers l'Est de la flotte allemande. D'Autriche, nous apprenions que, depuis le 28 juillet, la mobilisation de 8 corps d'armée était en plein développement et que les premiers transports de concentration devaient commencer le 30. De Belgique, on nous confirmait que les permissionnaires avaient été rappelés et qu'on ne s'occupait surtout de la mise en état de défense d'Anvers sans qu'aucune activité fût signalée ni à Namur ni à Liége ; enfin, les trois dernières classes semblaient devoir être rappelées. D'Italie, on nous faisait connaître que l'esprit de la nation semblait opposé à une intervention militaire aux côtés de l'Autriche, et que les derniers événements avaient, au contraire, amené un mouvement marqué en notre faveur. Quatre classes de réservistes étaient rappelées pour le 1er août.

En somme, le 30, en comparant les mesures prises en France et celles que nous savions déjà réalisées en Allemagne (ce qui constituait un minimum), nous constations que, si en France et en Allemagne les permissionnaires et les troupes absentes de leurs garnisons avaient été rappelés, si les ouvrages d'art étaient dans les deux pays à l'abri d'un attentat, par contre l'Allemagne avait pris une forte avance par les mesures suivantes :

Dispositions de couverture renforcée des VIIIe, XVIe, XXIe et XVe corps d'armée ;

Installation à proximité de la frontière de troupes de couverture occupées à l'exécution de travaux de fortification de campagne, et installation de batteries ;

Armement des places de la frontière, déboisements, construction de batteries intermédiaires et extérieurs, réseaux de fil de fer, répartition des munitions, renforcement en matériel ;

Rappel de réservistes par convocation individuelle ;

Rappel des réservistes des classes 1903 à 1911, demeurant à l'étranger ;

Convocation des officiers de réserve ;

Gares occupées militairement ;

Routes de France barrées et gardées.

Les chances de guerre me paraissaient maintenant si nombreuses, que je décidai de constituer, sans plus attendre, le noyau de mon futur grand quartier général, et, en particulier, de réunir les officiers du Bureau des opérations ; de cette façon, ils pourraient suivre les événements dès leur origine. Ce fut donc le 30 juillet que je convoquai les officiers qui devaient en faire partie, et ce fut le lendemain 31, dans la Salle des Maréchaux du ministère de la Guerre, qu'il commença de fonctionner. Le général Berthelot, Aide-Major chargé des opérations, avait sous ses ordres le colonel Pont et un certain nombre d'officiers parmi lesquels Maurin, Brécard, Fétizon, Bel, Alexandre et Buat.

Vendredi 31 juillet. — Toute la matinée du 31 fut consacrée à un long Conseil des ministres, qui dura de 9 heures à midi ; il n'y fut question que des mesures financières envisagées en vue des graves événements que l'on voyait se rapprocher.

Cependant, il était manifeste que les négociations tournaient définitivement mal, et j'étais anxieux de voir enfin la couverture tout entière en place, en attendant la mobilisation totale qui ne pouvait plus tarder. Je savais que M. Viviani hésitait toujours ; par contre, M. Poincaré paraissait plus résolu à prendre ces décisions nécessaires.

Or, vers 14 heures, nous apprîmes la nouvelle de l'ultimatum adressé le 29 juillet dans l'après-midi par l'Allemagne à la Russie.

Dans ces conditions, mon devoir était de mettre nettement le gouvernement en face de ses responsabilités. Je rédigeai donc une note qui faisait été des derniers renseignements reçus ; je remis cette note à 15 h. 30 au ministre de la Guerre au moment où il partait pour le Conseil des ministres, en le priant d'en donner connaissance au Conseil ; cette note était conçue :

"Les mesures prises jusqu'ici suivent de loin les mesures analogues prises par les Allemands, surtout depuis quarante-huit heures.

"Ils continuent. Non contents d'avoir mis en place les éléments de couverture sur toute la frontière, les gros des VIIIe, XVIe, XXIe, XVe et XIVe corps ont été réunis à proximité de la frontière ; d'autre part, des mouvements de troupes par voie ferrée, venant des territoires des XIe et XVIIIe corps, semblaient indiquer un renforcement de la couverture.

"Des appels de réservistes ont eu lieu, et des achats et réquisitions de chevaux se produisent un peu partout.

"En l'état actuel, il ne nous est plus possible de procéder à l'application de nouvelles mesures de détail autres que celles déjà ordonnées, sans apporter un trouble profond das les dispositions prévues pour les troupes de couverture et la mobilisation, notamment en ce qui concerne le service des chemins de fer. Si l'état de tension continue, et si les Allemands, sous le couvert de conversations diplomatiques, continuent l'application de leur plan de mobilisation dont ils poursuivent l'exécution en évitant d'en prononcer le nom, il est absolument nécessaire que le gouvernement sache qu'à partir de ce soir, tout retard de vingt-quatre heures, apporté à la convocation des réservistes et à l'envoi du télégramme de couverture, se traduira par un recul de notre dispositif de concentration, c'est-à-dire par l'abandon initial d'une partie de notre territoire, soit de 15 à 20 kilomètres par jour de retard.

"Le commandant en chef ne saurait accepter cette responsabilité."

En même temps que je remettais cette note, j'insistai vivement auprès du ministre : je lui démontrai la répercussion que tout retard dans les premiers transports de couverture devait fatalement amener dans les transports de concentration ; je lui rappelai que tous nos renseignements concordaient pour montrer que les troupes allemandes de l'intérieur affluaient sans arrêt vers la frontière, que les employés allemands des gares de la frontière française étaient rappelés, que les automobiles passant de France en Allemagne étaient arrêtées et saisies, que les communications téléphoniques à travers la frontière étaient supprimées, que les voies ferrées étaient occupées à Pagny, Avricourt et Montreux-Vieux et les locomotives françaises saisies. Le ministre reconnut que l'ordre de mise en route de la couverture ne pouvait plus que se rendre à l'évidence. Je réunis aussitôt les chefs des bureaux intéressés par cette mesure, et je leur donnai mes instructions. En particulier, tous les services des chemins de fer devaient être avertis immédiatement d'avoir à procéder à la formation des trains et à leur envoi aux points d'embarquement. Le Conseil des ministres se réunit à 17 heures et prit connaissance de ma note. Cette fois, M. Viviani l'approuva. Il était à ce moment 17 h. 15. Cependant, le Conseil des ministres prit la décision de ne donner encore qu'une demi-satisfaction à mes demandes : si je fus enfin autorisé à lancer le télégramme destiné à mettre en place la couverture, on me refusa l'autorisation de rappeler les réservistes. Quoi qu'il en soit, il était 17 h. 40 exactement lorsque fut expédié le télégramme : "Faites partir troupes de couverture. L'heure initiale est fixée à 21 heures." J'avoue que je ressentis un grand soulagement à ce moment.

Il était temps. Peu après que le télégramme fut parti, l'ambassadeur d'Allemagne, M. de Schœn, se présentait au Quai d'Orsay et annonçait à M. Viviani que l'empereur avait décidé le jour même à midi de déclarer l'état de danger de guerre. En outre, il annonçait la mobilisation générale de la Russie, et demandait quelle serait l'attitude de la France en cas de conflit entre l'Allemagne et la Russie.

En apprenant ces graves nouvelles, j'insistai derechef auprès du ministre de la Guerre pour que la décision de la mobilisation générale fût prise immédiatement. Elle me paraissait urgente. M. Messimy me promit d'insister auprès du Conseil qui se réunit dans la soirée.

En effet, à 21 heures un nouveau Conseil des ministres — le troisième de la journée — se réunit. Pendant qu'il avait lieu, on apprit l'assassinat de Jaurès. Ce monstrueux attentat fit redouter des troubles, et je reçus aussitôt l'ordre du gouvernement de contremander l'embarquement de la brigade de cuirassiers de Paris. La première division de cavalerie, à laquelle cette brigade appartenait, s'embarqua donc pour la frontière avec deux brigades seulement. Le lendemain, grâce à la sagesse de la population, on acquit la certitude que l'ordre ne serait pas troublé : l'approche du danger avait refait l'union de tous les Français. Il fut, en conséquence, décidé que la brigade de cuirassiers s'embarquerait le 2 août pour rejoindre sa division de cavalerie.

Quand à la question qui me préoccupait, celle de l'ordre de mobilisation générale, il était maintenant trop tard pour que le premier jour pût être fixé avant le 2 août minuit. Le Conseil des ministres résolut donc d'attendre encore quelques heures, tout en me donnant l'assurance que, si aucune amélioration ne se produisait dans la situation, l'ordre serait donné avant 16 heures, limite extrême permettant de transmettre dans la soirée jusque dans les plus lointaines communes, et d'en assurer l'exécution dès le lendemain matin. J'obtins l'autorisation du ministre d'envoyer un ordre préparatoire à touts les corps d'armée, qui partit le 1er août à une heure du matin, ainsi conçu : "Vraisemblablement, l'ordre de mobilisation sera lancé aujourd'hui 1er août dans l'après-midi. Faites procéder immédiatement à toutes opérations intérieures de nature à faciliter mobilisation."

Samedi 1er août. — La situation était maintenant si grave qu'il ne semblait plus possible que les choses pussent s'arranger. Il était donc indispensable maintenant de mobiliser l'armée, c'est-à-dire de rappeler les réservistes. Je jugeai nécessaire de mettre le gouvernement au courant de la situation et de lui faire connaître les responsabilités qu'il encourrait en retardant l'appel des réservistes. Je rédigeai, en conséquence, une deuxième note que je remis le 1er août à 9 heures du matin au ministre pour lui exposer l'état de la question :

"Les graves inconvénients signalés hier en ce qui concerne le retard apporté au départ des troupes de couverture se font jour avec plus de valeur encore, si l'on retarde encore l'ordre de mobilisation générale. Les préparatifs allemands continuent, en effet, suivant un plan établi dont nous connaissons les bases, d'après un rapport parvenu entre nos mains et établi par le Grand État-Major allemand. Il est dit notamment "que l'on pourra procéder sur simple avis et sans attendre l'ordre de mobilisation, à une mobilisation discrète du personnel et du matériel de complément, par convocation de réservistes et par achat ou réquisition de chevaux, de manière à pouvoir commencer les transports de guerre des corps d'armée de l'intérieur dès réception de l'ordre de mobilisation ; que la préparation discrète de la mobilisation, les dispositions prises pour la convocation, les transports, les mesures de sécurité (publication de la loi sur les réquisitions avant le commencement de la mobilisation) et l'exécution rapide des transports stratégiques, nous assurent des avantages qu'il sera difficile aux armées des autres nations de réaliser dans la même mesure ; que le but vers lequel il faut tendre est de prendre l'offensive avec une grande supériorité dès les premiers jours ; les dispositions arrêtées dans ce sens permettent d'espérer que l'offensive peut être prise aussitôt la concentration complète de l'armée du Bas-Rhin. Un ultimatum à brève échéance, que doit suivre immédiatement l'invasion, justifiera suffisamment notre action au point de vue du droit des gens... etc.

"Tout cela se préciser d'après les renseignements reçus :

"Cinq classes de réservistes sont convoquées pour le 2 août au plus tard ; les réquisitions et achats de chevaux ont commencé dès le 30 juillet, peut-être avant.

"On peut donc dire que le 4 août, même sans ordre de mobilisation, l'armée allemande sera entièrement mobilisée, réalisant déjà sur la nôtre une avance de quarante-huit heures et peut-être de trois jours."

En remettant cette note au ministre, je lui montrai un fois de plus l'impérieuse nécessité de décréter la mobilisation. Chez nous, en effet, la mobilisation ne peut se faire petit à petit, sournoisement pour ainsi dire, comme chez les Allemands : elle se faisait tout d'un bloc. En quittant le ministre, je lui rappelai le dernier délai pour donner l'ordre de mobilisation générale expirerait à 4 heures du soir. En me donnant l'assurance qu'il serait mon interprète ardent auprès du gouvernement, M. Messimy partit pour se rendre au Conseil des ministres.

Cette réunion dura jusqu'à midi. Pendant qu'elle se tenait, on apprit que le gouvernement italien avait décidé de garder la neutralité en cas de conflit, en restant fidèle à convention secrète Prinetti-Delcassé de 1902. Aussitôt que cette nouvelle importante me parvint, c'est-à-dire vers 10 heures du matin, je fis envoyer aux 14e et 15e corps d'armée des instructions complémentaires leur prescrivant que, si la mobilisation générale était ordonnée, les troupes de couverture du sud-est resteraient dans leurs lieux de mobilisation, prêtes à être embarquées pour le nord-est.

Ce fut également pendant ce Conseil que M. Viviani alla recevoir l'ambassadeur d'Allemagne qui devançait le rendez-vous demandé par lui la veille. Lorsqu'il revint prendre sa place parmi ses collègues, M. Viviani ne cacha pas que malgré les vagues assurances données par M. de Schœn, il se rangeait à mon avis, et était prêt, en présence des dangereux préparatifs allemands, à signer l'ordre de mobilisation générale. Toutefois, pour conserver jusqu'à la dernière minute la possibilité d'un arrangement, le président du Conseil demanda au ministre de la Guerre de garder cet ordre entre ses mains jusqu'à l'extrême limite de temps qui permettrait de fixer au 2 août minuit le premier jour de la mobilisation.

L'ordre fut signé de MM. Poincaré, Viviani, Augagneur et Messimy et confié à ce dernier.

A 15 h. 30, l'heure fatale étant arrivée, j'envoyai le général Ebener le chercher. A 15 h. 55, les télégrammes préparés étaient déposés au bureau central des postes et télégraphes de la rue de Grenelle et expédiés immédiatement dans toute la France : "Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août."

Peu de temps après, je communiquai l'ordre de mobilisation au 4e bureau, pour qu'il fût immédiatement transmis aux Commissions de réseau.

Presque aussitôt après, par un scrupule de conscience sans doute, le ministre me demanda de rappeler l'interdiction formelle pour tous les détachements de dépasser la ligne que j'avais fixée le 30 juillet. Le soir même, vers 10 heures, sur la demande expresse du Président de la République[3], la même recommandation fut faite à nouveau sous la forme la plus impérative ; il y avait spécifié que quiconque franchirait cette ligne serait passible du Conseil de guerre. Il s'agissait, en effet, de ne donner aux Anglais aucun prétexte pour nous dérober leur collaboration.

Dans ce Conseil tenu dans la matinée du 1er août, une question de la plus haute importance avait été soulevée. Il s'agissait de l'attitude que nous aurions à tenir vis-à-vis de la Belgique, dans l'hypothèse de la guerre. L'assurance que nous respecterions la neutralité belge avait été donnée le 31 juillet dans l'après-midi par notre ministre à Bruxelles à M. Davignon, ministre des Affaires étrangères belge. Avisé de cette déclaration par M. Messimy, je fis remarquer à ce dernier que celle-ci était trop absolue et qu'il y aurait lieu de réserver le cas où cette neutralité ne serait pas respectée par l'Allemagne. Le Conseil reconnut le bien-fondé de cette observation et donna l'ordre, le 1er août, au ministre de France, M. Klobukowski, de déclarer au gouvernement belge que si le gouvernement français entendant respecter la neutralité belge, la France, pour assurer sa propre défense, pourrait être amenée à modifier son attitude, dans le cas où la neutralité belge ne serait pas respectée par une autre puissance.

D'autre part, la question du respect de la neutralité luxembourgeoise venait aussi se poser dans cette même journée du 1er août. En effet, M. Eyschen, ministre d'État à Luxembourg, demandait au gouvernement français une assurance de neutralité semblable à celle qui avait été donnée à la Belgique. Le gouvernement français répondit sur-le-champ qu'il entendait respecter la neutralité du Grand-Duché. Cependant, la violation de cette neutralité par l'Allemagne était de nature à obliger la France à s'inspirer désormais du seul souci de sa défense et de ses intérêts.

Ainsi, le 1er août au soir, à l'instant où allait commencer notre mobilisation générale, il nous était interdit de prendre pour la concentration de nos armées aucune mesure qui pût laisser croire à une intention de notre part de violer les territoires belges et luxembourgeois. Toutefois, dans le cas où les Allemands viendraient à violer eux-mêmes ces deux neutralités, et sous la réserve que le gouvernement français nous y autoriserait alors, nous devions nous mettre en mesure d'utiliser ces nouveaux champs de bataille.

Donc, l'incertitude la plus absolue planait à ce moment sur nos possibilités. Il nous suffisait donc, pour l'instant, de laisser se dérouler les premiers transports prévus dans notre plan qui correspondait justement à l'hypothèse de la non-violation de la Belgique du Luxembourg. D'ailleurs, les premiers transports de concentration ne devant commencer que le 6 août, il restait encore quatre jours pleins avant de prendre la décision de varianter la concentration et de remonter vers le nord l'aide gauche de notre dispositif.

Telles étaient mes dispositions d'esprit dans cette soirée du 1er août où nous apprîmes successivement que l'Italie avait déclaré à l'ambassadeur d'Allemagne qu'elle ne pourrait participer à la guerre, si elle survenait, en raison du caractère agressif qu'elle revêtait du fait de l'Allemagne et de l'Autriche, puis vers 23 heures, la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie.

C'est à ce moment que je pris connaissance de la lettre dans laquelle le général Lanrezac m'exposait la manière dont il envisageait l'exécution de la mission qui lui était confiée en cas de guerre. Au milieu des événements de cette importante journée, cette lettre m'apparut hors de propos ; en effet, il était prématuré de discuter avec l'un des commandants d'armée d'une situation stratégique encore mal précisée. Après avoir admis comme probable l'éventualité où l'aile droite allemande serait orientée vers Sedan, le général Lanrezac étudiait le cas où celle-ci marcherait sur Givet et plus au nord. Dans ce cas, "il est clair, disait-il, qu'une fois la 5e armée engagée dans la direction de Neufchâteau, elle ne pourrait parer à cette dernière éventualité qui n'est envisagée ici que pour mémoire."

Il faut remarquer que dans ce mémoire écrit par le général Lanrezac le 31 juillet, il n'était fait état ni des forces anglaises, ni des forces belges. En outre, on sait que si je n'avais pas cru devoir communiquer par écrit aux commandants d'armée les diverses formes qui pourraient prendre notre manœuvre stratégique, celles-ci n'en avaient pas moins fait l'objet d'études approfondies. En particulier, dans l'hypothèse envisagée par le général Lanrezac, on se rappelle que la manœuvre devait consister à faire tête aux colonnes ennemies dans la région à l'est d'Hirson et de Maubeuge, tandis que, par une marche menée vers le nord à travers le Luxembourg belge, nous porterions un coup dans le dispositif de l'ennemi, en menaçant les communications de son aile droite. Mais il était encore trop tôt pour prendre une décision : le groupement des alliances n'était pas encore précisé. Si nous pouvions espérer le concours anglais, nous n'en étions pas encore certains, et seule la non-coopération de l'armée britannique pouvait être de nature à nous faire étendre notre gauche vers le nord.

La lettre du général Lanrezac, qui visait sans doute à attirer mon attention sur une question dont l'importance ne m'avait pas échappé, demeura donc sans réponse.

  1. Cette instruction, en date du 15 février 1909, avait été remise à jour le 4 avril 1914.
  2. Nous savions que le plan de mobilisation allemand spécifiait qu'en cas de tension politique, la livraison de toutes les expéditions était subordonnée à l'autorisation des commandants de corps d'armée ou de stations maritimes, que le transport de certaines denrées était suspendu et en particulier celui des vivres, munitions, combustibles pour autos, etc... Or, nous sûmes de source certaine que, dès le 26 juillet, les transports des céréales à destination de la Suisse avait été interrompus par ordre du gouvernement ; de semblables mesures avaient été prises lors de la tension politique de 1911. Les transports de céréales remontant le Rhin à destination de la Suisse avaient été arrêtés.

    Nous avions donc la preuve que le gouvernement allemand avait mis en application les mesures prévues en cas de tension politique visant les restrictions de la libre circulation des marchandises, de même qu'il avait appliqué celles concernant le refoulement du matériel de chemin de fer, le rappel des permissionnaires et des troupes en mouvement.
  3. Il était, en effet, revenu aux oreilles du président qu'un escadron de uhlans et un escadron de chasseurs à cheval s'étaient trouvés nez à nez dans le secteur du 20e corps.