Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/09

Librairie Plon (1p. 153-174).



CHAPITRE IX


Le plan XVII. — Idées qui ont servi de base
au plan de concentration.


Après avoir rappelé dans quelle atmosphère nous vécûmes les années d'avant-guerre, je me propose maintenant de retracer la genèse du plan XVII.

Avant d'entamer des études pour fixer nos idées sur nos possibilités de manœuvre, je tins à faire étudier le terrain sur lequel les opérations pourraient éventuellement nous conduire.

Au printemps de 1912, je fis dans le grand-duché de Luxembourg et en Belgique méridionale des reconnaissances par deux officiers de l'état-major de l'armée, le lieutenant-colonel Duport et le commandant Barthélemy. Tous deux avaient mission d'étudier le terrain dans des hypothèses offensives précises. A cette époque, comme je l'ai dit plus haut, nous espérions encore pouvoir utiliser la Belgique pour nos opérations offensives. Bien que cette hypothèse ne se soit pas réalisée, ces reconnaissances ne furent pas inutiles. Elles me prouvèrent que la caractéristique de ces régions était une sorte de compartimentage présentant de sérieuses difficultés pour la conduite d'une action d'ensemble. Mais somme toute, ni le grand-duché, ni le Luxembourg belge ne se révélaient guère moins favorables que le nord de la France et la région de Charleroi parsemés d'agglomérations importantes, coupés de clôtures, qui rendaient difficiles le mouvement des armées. Le Grand-Duché et le Luxembourg belge me semblaient même, avec leurs zones couvertes, plutôt favorables à un parti ayant, comme nous, une infériorité sensible en artillerie lourde, mais une supériorité manifeste en artillerie de campagne.

Je dirai maintenant les idées qui m'ont servi à fixer mes décisions au point de vue de la concentration et à celui des opérations. Je le ferai sincérement, disant sans réticence toutes mes pensées d'alors, même lorsque les événements sont venus les infirmer.

Tout d'abord, nous croyions tous que la guerre serait courte. A cet égard, tout le monde s'est trompé : civils militaires, les stratèges, les diplomates, les économistes et les financiers. Foch n'avait-il pas écrit dans ses admirables Principes de la guerre : "Les armées que nous mettrons en mouvement seront des armées de civils arrachés à leurs familles. La guerre apportera la gêne avec elle ; la vie cessera ; d'où la conséquence que la guerre ne pourra durer longtemps." Dans la Conduite des grandes unités, rédigée par une commission que présidait le général Pau, on pouvait lire : "Dans la forme actuelle de la guerre, l'importance des masses mises en oeuvre, les difficultés de leur réapprovisionnement, l'interruption de la vie sociale et économique du pays, tout incite à rechercher une décision dans le plus bref délai possible, en vue de terminer promptement la lutte."

Chez les Allemands, même croyance.

Le général de Schlieffen, chef du grand état-major jusqu'en 1906, dans une série d'articles retentissants publiés en 1909, limitait la durée de la guerre à celle de la première bataille. Outre les arguments d'ordre économique, il indiquait les tendances pacifistes de la plupart des peuples européens comme un élément qui devait circonscrire rapidement la guerre dans le temps : "Dès le début d'une guerre malheureuse, disait-il, le gouvernement d'un pays devra compter avec un courant d'opinion qui le conduira à la paix."

Je laisse à d'autres plus qualifiés le soin facile de retrouver les écrits des hommes politiques, des financiers et des économistes, des opinions semblables à celles que je viens de citer.

Partant de cette idée que la guerre serait courte, il fallait tout faire pour livrer la bataille décisive qui, aux yeux de Schlieffen, devait commencer et clore la guerre, avec toutes ses forces. Si on pouvait discuter sur le fait que la première grande bataille terminerait la guerre, il était incontestable que des rencontres générales suivraient de très près l'achèvement des débarquements, et qu'aucun artifice de manœuvre ne serait capable de différer les premiers chocs : en particulier, le sacrifice de la couverture serait impuissant à les retarder.

Dès lors, toutes les forces mobilisées de première ligne devaient être mises à pied d'œuvre en temps voulu pour participer toutes ensemble à ces actions ; il ne pouvait plus être question de réserves éloignées transportées au cours des premiers engagements, d'après la tournure qu'ils prendraient.

Le principe essentiel qui m'a donc guidé a été celui-ci : "Aller à la bataille avec toutes mes forces."

La deuxième idée simple qui m'a guidé est la suivante : je voulais prendre l'initiative des opérations. Cette attitude devait, en premier lieu, éviter au territoire français de devenir le théâtre des premières batailles et de subir l'invasion ; elle nous permettrait de sauvegarder notre liberté d'action et d'éviter que nos manœuvres soient dès le début dominées par la volonté adverse ; par surcroît, elle était conforme, comme je l'ai dit au chapitre précédent, aux conventions militaires intervenues entre les états-majors français et russes.

J'étais également pénétré de cette idée qu'il était impossible de fixer longtemps à l'avance une manœuvre définitive à exécuter ; il faut en effet tenir compte de toutes les inconnues qui compliquaient le problème. Comme l'a dit lord Kitchener, notre politique stratégique devrait être opportuniste. Je l'ai affirmé devant la commission de Briey : "Le plan d'opérations ne peut être fait qu'en tenant compte des événements et des renseignements qui arrivent au cours des opérations. Ce n'est pas un immuable schéma qui sera appliqué quoi qu'il advienne ; on ne peut l'établir que quelques jours après la mobilisation, quand les choses se dessinent, car il ne peut prendre corps que peu à peu, d'après les renseignements, tant diplomatiques que militaires, qui parviennent à partir de la mobilisation. Or, il y avait dans notre situation politique trop d'inconnues, de même en ce qui concernait les plans allemands. L'essentiel, c'est d'avoir à ce moment ses troupes prêtes, réunies dans un dispositif qui permette toutes les solutions. La concentration était donc, à mon avis, à considérer comme un dispositif initial de nos forces en vue de la réalisation de tout plan d'opérations ; ce ne pouvait donc être un dispositif arrêté ne varietur. Il fallait une concentration suffisamment souple pour permettre toutes les manœuvres et combinaisons possibles, Celles-ci, bien entendu, devaient être méditées et préparées par le général en chef, car, en raison de la proximité et de la grandeur des masses en présence, il était nécessaire que le commandement ait préparé au moins dans ses grandes lignes sa manœuvre de façon à ne pas être pris au dépourvu, le but étant non d'atteindre des objectifs géographiques, mais de joindre l'ennemi dans des conditions déterminées. D'ailleurs, la période intensive des transports allemands ne commençant que le septième jour de la mobilisation, on ne pouvait compter recevoir avant le dixième ou le onzième jour au plus tôt des renseignements susceptibles de fournir une opération. Donc, à moins de vouloir rester dans une attitude défensive et d'en courir tous les dangers, nous étions dans la nécessité, sans attendre ces renseignements, d'arrêter un plan moyen avec des variantes suffisamment souples pour jouer au reçu de ces renseignements. Un plan d'opérations préconçu était également rendu impossible par l'inconnue que représentait pour nous la Belgique.

C'est pour toutes ces raisons qu'il n'y a jamais eu de plan d'opérations écrit. D'ailleurs, personne n'avait à m'en demander compte.

Le plan d'opérations est, en effet, essentiellement l'oeuvre personnelle du général en chef. Jamais aucun plan d'opérations n'a été établi par l'état-major de l'armée dont le travail se limite à la préparation de la concentration. Il est établi sous l'entière responsabilité du général en chef, sans qu'il soit possible de lui demander communication officielle en vue d'une discussion ou d'une approbation : toute tentative de ce genre constituerait une arme trop sérieuse entre les mains de ceux qui dénoncent les dangers de l'ingérence du gouvernement dans les opérations militaires. Les divers généralissimes avaient compris assez différemment cette responsabilité : certains, comme le général de Lacroix, avaient officieusement fait part de leurs intentions au Conseil supérieur de la guerre réuni ; d'autres, comme le général Trémeau, en avaient parlé directement aux seuls commandants d'armée ; d'autres enfin, comme le général Brugère, avaient refusé de s'expliquer à ce sujet.

Pour ma part, je considérais que cette méthode était préférable.

Je décidai donc de remettre aux premiers jours du conflit la décision de la manœuvre à faire : pas d'idée préconçue, autre qu'une volonté affirmée d'offensive toutes forces réunies, l'obligation d'attendre que les groupements européens se soient constitués, que les possibilités territoriales se soient établies, pour décider la manœuvre stratégique.

En somme, j'en étais réduit à une conception à posteriori opportuniste, pour reprendre le mot de Kitchener, basée sur les réalisations des premiers jours de guerre.

C'est pourquoi je suis fondé à affirmer que le plan d'opérations intégral n'a jamais été écrit. Bien plus, lorsque je signai la Directive n°1 dont j'aurai à parler plus loin, mes collaborateurs insistèrent vivement auprès de moi, pour que d'un mot, d'une phase, il fût indiqué que l'hypothèse envisagée dans cette Directive n'était pas la seule possible. Je m'y refusai, estimant que dans un tel document qui viendrait à la connaissance des Anglais, il ne pouvait être, sous quelque forme que ce soit, fait allusion à des manœuvres sur des territoires neutres.

Je décidai donc de borner nos études à la détermination d'une concentration susceptible de répondre à toutes les manœuvres possibles.

D'ailleurs, lorsqu'il s'agissait de déterminer la zone générale de concentration, il faut remarquer que la difficulté de placer commodément faute d'espace suffisant les masses considérables transportées à la frontière, les servitudes imposées par le tracé des voies ferrées, la disposition des ateliers de débarquement, avaient pour conséquence de restreindre entre des limites assez étroites l'amplitude des déformations qu'on pouvait faire subir à cette zone générale. D'ailleurs, les divers projets d'opérations qu'on pouvait envisager ne se différenciaient guère en ce qui concerne la réunion des armées que par les conditions du groupement et de la densité des forces à l'intérieur de cette zone.

Les effectifs mis en ligne hors de proportion avec le développement de la frontière franco-allemande, c'était sur une largeur correspondant à ce développement que devaient se concentrer les armées françaises. De toute évidence, la ligne de la Meuse en aval de Pagny et celle de la Moselle en amont de Toul jalonnées par nos grandes places fortes, protégées par nos troupes de couverture, devaient constituer le front naturel de notre concentration. Cette ligne me paraissait assez rapprochée de la frontière que nos armées ne perdissent pas le gain de temps réalisé dans la réunion des forces, et pour qu'une trop vaste étendue de territoire ne fût pas abandonnée à l'ennemi au cas où nous serions forcés d'adopter momentanément une attitude défensive.

A l'abri de cette barrière, nos armées pourraient effectuer leurs débarquements en toute sécurité, se grouper à la demande du plan d'opérations que j'aurais choisi, et se former ensuite soit pour recevoir l'ennemi, soit pour entamer des opérations offensives.

Cette solution me semblait favorable, car elle nous plaçait dans une position stratégique centrale, permettant l'offensive ou la défensive face à l'est, si l'ennemi débouchait directement d'Alsace-Lorraine ; elle nous permettait également d'agir face au nord dans le flanc gauche de l'ennemi, s'il marchait sur Paris en traverant la Belgique, et face au sud, dans son flanc droit, s'il passait par la Suisse. Ces positions de flanc qui empêchent l'ennemi de poursuivre droit devant lui sur un objectif géographique ou politique, l'obligent toujours à un changement de front difficile.

Un échelonnement de deux étapes environ appliqué aux éléments combattants des corps actifs devait permettre de satisfaire à la condition de réunion des forces, tout en assurant aux armées le jeu nécessaire à leur manœuvre. Le nombre de quais et des chantiers de débarquements était assez élevé sur nos lignes de transports pour permettre cet échelonnement. On en arrivait donc à admettre que, dans la partie centrale de la zone de concentration, les éléments combattants des corps devaient être maintenus en avant de la ligne générale marquée par Luxeuil, Neufchâteau, Saint-Dizier et le cours de l'Aisne jusqu'à Attigny.

Sur les flancs de la zone de concentration, la profondeur devait être plus considérable, pour nous permettre de faire face à la violation des territoires neutres, suisse ou belge. Si une diversion allemande devait se produire par la plaine suisse en vue de tourner Belfort, cette diversion serait forcément tardive ; nous pouvions donc nous contenter de réunir sur le flanc droit de la zone de concentration, entre la Saône et le Doubs, une armée composée de divisions de réserve susceptible de contenir l'ennemi en utilisant les escarpements du Jura, en défendant au besoin le cours moyen du Doubs et en s'appuyant aux places de Belfort et de Besançon. La région de Vesoul paraissait convenir pour la concentration de cette armée, parce que, placée à égale distance d'Épinal, de Belfort, et de Morteau, elle permettait à cette armée de suivre nos forces actives soit en Lorraine, soit en Alsace, dans le cas où les Allemands respecteraient la neutralité suisse.

Sur le flanc gauche de la zone de concentration, il paraissait qu'un échelonnement initial s'étendant jusqu'à la région entre Mézières et Hirson, répondrait à tous les besoins, sans qu'il soit nécessaire de dépasser cette dernière localité, en admettant, bien entendu, que la mission de former l'échelon extrême de notre gauche incomberait à l'armée anglaise. En effet, dans le cas d'opérations offensives en Belgique, se développant vers le nord jusqu'à Dinant, cet échelon de gauche pourrait atteindre la Meuse aux environs de cette ville en trois étapes aussi vite que s'il partait d'Avesnes ou de Maubeuge. Il serait également bien placé pour suivre le gros des armées si, l'ennemi refusant sa droite, notre offensive devait se maintenir au sud de la région difficile limitée par la ligne Paliseul, Saint-Hubert, Houffalize. Dans le cas où nous serions réduits provisoirement à la défensive stratégique, cette région me semblait encore convenable car, de là, notre gauche pourrait s'opposer efficacement à l'ennemi obligé, pour éviter l'obstacle de la forêt des Ardennes, de se rejetter soit sur Sedan, soit sur Dinant. Enfin, dans le cas où la neutralité belge serait respectée par le Allemands, cet échelon aurait à s'employer vers le Luxembourg. Il est vrai que dans ce cas les derniers éléments combattants se trouveraient à Hirson à quatre étapes environ des têtes de colonnes. Mais cet inconvénient n'avait pas une très grosse importance si l'on tient compte du chiffre élevé des effectifs mis en oeuvre et de la nécessité de rester toujours en mesure de parer à une manœuvre débordante de l'ennemi par le Luxembourg belge.

En ce qui concernait l'armée anglaise, vu l'impossibilité de prolonger les deux courants de transport qui lui étaient affectés, deux divisions seulement pourraient se concentrer entre Hirson et Mezières, les autres divisions débarquant entre Hirson, Avesnes et le Nouvion, la cavalerie et l'artillerie entre Landrecies et Maubeuge. Par suite, Hirson marquerait le centre de gravité de la zone de concentration anglaise. Cette situation de fait avait pour conséquence d'augmenter de deux étapes environ l'échelonnement en profondeur du dispositif général ; elle aggravait encore les inconvénients résultant du débarquement tardif des divisions anglaises, prêtes seulement à marcher le quinzième ou seizième jour ou peut-être même plus tard encore, si la date du début des mobilisations anglaise et française ne coïncidait pas. Aussi, tant que les conditions des transports britanniques n'auraient pas pu être améliorées, on ne pourrait guère compter sur l'intervention des forces anglaises dans les opérations initiales.

Telles furent les considérations qui déterminèrent ke tracé général de la zone de concentration, dans le cas où nous pourrions exécuter les opérations de la mobilisation et des transports stratégiques conformément à nos prévisions.

Il était certain qu'un retard important dans la mobilisation, ou une série d'accidents survenant pendant la période des transports sur les lignes de concentration, modifieraient profondément le problème ; dans ce cas, la zone de concentration des armées des armées devrait être reculée, et nous serions obligés de revenir au projet de défensive stratégique auquel répondait le système fortifié que le général Séré de Rivière avait construit. La couverture, renforcée autant que possible par la cavalerie et par des divisions hâtives ; défendrait alors la ligne des places et retarderait l'ennemi dans sa traversée de la Meuse et de la Moselle ; nos armées attendraient l'ennemi au débouché des trouées ménagées dans notre système fortifié, prêtes à l'attaque à la fois de front et sur les flans. Dans ce cas, la concentration des forces françaises s'effectuerait en arrière du front général Aisne-Ornain-Faucilles ; la concentration de l'armée anglaise, tout comme celle de l'armée de réserve pourraient n'être pas modifiées, ce qui aurait pour résultat de nous procurer éventuellement une base de contre-offensive en équerre.


La zone générale de concentration étant ainsi largement déterminée, il s'agissait de régler à l'intérieur de cette zone la disposition générale des forces, de façon à permettre à l'état-major de l'armée de préparer la concentration. J'insiste sur le fait que, dans mon esprit, il ne pouvait s'agir d'un dispositif établi ne varietur, se déclenchant automatiquement. En 1866, Moltke avait modifié à plusieurs reprises sans plan d'opérations et son plan de concentration ; en 1870, il avait varianté deux fois ses débarquements. Napoléon lui-même, réalisant par voie de terre sa concentration, avait eu le temps de donner progressivement à la "réunion de l'armée" la forme définitive correspondant à la manœuvre envisagée. Or, nos réseaux de chemins de fer avaient, en 1912, acquis assez de souplesse pour qu'il fût possible au cours même de la concentration de modifier le groupement et la répartition des forces.

Il s'agissait, pour donner un point d'appui aux études préparatoires de l'état-major de l'armée, de lui donner un plan de répartition moyen de nos forces à l'intérieur de la zone de concentration définie comme je viens de la dire. Je devais pour cela faire intervenir dans une première étude les divers plans d'opérations qui me semblaient compatibles avec la situation.

Les projets réalisables se classaient tout naturellement en deux catégories : projets d'offensive stratégique, ou projets de défensive stratégique. Dans chaque catégorie, il convenait de distinguer le cas où les armées belligérantes respecteraient la neutralité de la Belgique, et celui où elles développeraient leurs moyens d'action à travers le Luxembourg belge.

Pour résoudre le problème qui consistait à adapter le plan aux circonstances, je me suis basé sur les idées suivantes :

Comme la manœuvre stratégique d'un groupe d'armées comporte toujours une opération principale et des opérations subordonnées, c'était la nature et la portée de l'opération principale à mener dans chaque cas qui devait me permettre de différencier les projets entre eux ; il me semblait possible de déterminer les zones de groupement des armées dans une forme assez générale pour servir de base à toutes les solutions de manœuvre, me réservant par le jeu des réserves de renforces ou d'élargir celle des actions prévues destinée dans ma pensée à devenir l'opération principale. Ainsi donc je considérais que par le seul choix du point d'application des forces réservées à l'une ou à l'autre des actions possibles, il me serait loisible de donner à la manœuvre, le moment venu, l'envergure et la forme qui me paraîtraient convenables. En raison de l'incertitude de la situation, je ne voyais que cette manière de résoudre le problème.

Or, par suite de la division de la zone frontière en compartiments séparés les uns des autres par des obstacles importants, notre offensive, aussitôt qu'elle pénétrait sur le sol ennemi, se trouverait cantonnée dans des régions étroitement limitées, où nos armées ne pourrait développer qu'une partie de leurs moyens d'action. Dans l'hypothèse où la neutralité de la Belgique serait respectée, nous étions conduits à attaquer par les seuls couloirs de Sarrebourg, de Château-Salins et de Luxembourg, qui mesuraient respectivement 15, 30 et 25 kilomètres de large. Une offensive en Alsace, menant à une impasse, ne pouvait avoir pour objet qu'une opération conduite avec des forces relativement faibles. Nous devions attaquer par toutes les parties libres de notre frontière de Lorraine, tant pour utiliser à plein l'espace restreint dont nous disposerions, que pour fixer l'ennemi sur tout son front et le maintenir dans l'incertitude sur la direction de notre effort décisif.

Il s'agissait alors de choisir, entre les cinq couloirs par lesquels se canaliseraient nos attaques, ceux où nous devrions pousser nos efforts jusqu'à la rupture du dispositif de bataille ennemi. C'est en arrière du plus important de ces couloirs que devraient être échelonnées les forces chargées d'appuyer les troupes de première ligne, d'étayer leurs flancs et de compléter leur succès.

L'attaque principale pouvait se proposer de réaliser la séparation définitive des forces ennemies agissant en Alsace de celles qui opéraient en Lorraine. Dans ce cas, nous aurions à pousser à fond notre offensive sur les deux directions de Sarrebourg et de Château-Salins avec, comme objectif général, Sarreguemines.

L'opération principale pouvait également avoir pour but d'enserrer les forces ennemies réunies dans la région de Metz, de les rejeter dans le camp retranché et de chercher à les y investir. Dans ce cas, nous aurions à conduire une double offensive par le Luxembourg au nord, par le couloir de Château-Salins au sud, ces deux actions étant liées entre elles par une opération qui amorcerait le blocus du groupe fortifié Metz-Thionville.

Dans le premier projet, nos deux offensives, bien que séparées à l'origine par la région des étangs, étaient intimement liées l'une à l'autre. Dirigées toutes deux sur le point de soudure des armées allemandes d'Alsace et de Lorraine, elles agiraient en concordance sur un point faible du dispositif ennemi et pourraient produire une rupture de ce dispositif. Si l'affaire réussissait, les Allemands ne pourraient plus se reformer que dans la vallée du Rhin. Mais, par contre, au cours de cette opération nos forces seraient menacées d'être prises en flanc par des attaques débouchatn à la fois, selon tout probabilité, de Metz et de la région Molsheim-Strasbourg ; pénétrant comme un coin à l'intérieur du dispositif ennemi, nous irions en quelque sorte au-devant de l'enveloppement. Il était donc indispensable, à mesure que notre progression se développerait en territoire allemand, de couvrir nos flancs menacés par des forces de plus en plus importantes. En somme, les risques de cette manœuvre étaient élevés, tandis que les résultats paraissaient devoir être difficilement décisifs, puisque, en cas de succès, nous pouvions espèrer tout au plus rejeter la masse principale des armées allemandes de Lorraine vers le Rhin et l'Allemagne du Nord, c'est-à-dire sur ses lignes naturelles de retraite.

Dans le projet d'offensive conjuguée par Château-Salins et le Luxembourg, l'effort principal porterait à la fois sur le centre et sur une aile de l'ennemi. Ce dernier ne pourrait agir contre le flanc de notre offensive du Nord, qu'en violant la neutralité belge ; mais, s'il s'y décidait, nous serions en droit, à notre tour, de développer comme lui nos moyens d'action dans le Luxembourg belge par simple extension de notre dispositif, dont la gauche serait au début, comme on vient de le voir, fortement étoffée et échelonnée largement en profondeur. Si notre attaque d'aile par le grand-duché aboutissait à un succès, une partie des armées allemandes de Lorraine pourrait être enfermée dans Metz, et l'exploitation de notre victiore par le Nord nous conduirait sur les lignes de retraite de ces armées et nos permettrait de les rejeter sur l'Allemagne du Sud.

Cependant, je ne dissimulais pas que ce projet n'allait pas sans présenter des inconvénients sérieux. Tout d'abord, l'impossibilité de déployer vers le Nord des forces importantes sans violer le territoire belge, nous obligeait à chercher la décision par la combinaison de deux attaques qui allaient se trouver séparées par la zone fortifiée de Metz-Thionville ; en fait, c'étaient deux actions distinctes entre lesquelles la concordance serait difficile à établir. En second lieu, le débouché en Luxembourg pouvait être très ardu, et il risquait en tout cas d'être long, si l'adversaire occupait une position de barrage enveloppante. Retardant notre offensive au Nord, les Allemands pourraient agir avec le gros de leurs forces contre l'armée débouchant sur Château-Salins et Faulquemont en prêtant son flanc droit aux attaques ennemies parties de la région de Sarrebourg. Enfin, un succès des forces allemandes débouchant des Vosges et de Sarrebourg sur notre droite, en direction de la trouée de la Moselle, aurait pour conséquence de nous placer dans une situation difficile, puisque la masse principale de nos armées serait exposée à se voir coupée par l'ennemi du reste de la France.

Comme on le voit, les avantages et les inconvénients de ces deux projets de manœuvre semblaient se balancer.

Il convenait encore de déterminer sommairement les opérations subordonnées, communes aux deux projets. Ces opérations pouvaient se définir ainsi :

1° Blocus du front ouest de la région fortifiée Metz-Thionville et du front sud de Metz entre la Moselle et la Seille ;

2° Protection du flanc gauche de l'ensemble de notre dispositif contre une attaque venant de Belgique ;

3° Protection du flanc droit contre les forces allemandes d'Alsace et, éventuellement, contre les corps qui, violant le territoire suisse, chercheraient à faire une diversion dans la région au sud de Belfort.

Dans l'hypothèse de l'offensive par Sarrebourg et Château-Salins, en direction général de Sarreguemines, notre attaque par Luxembourg serait une opération subordonnée ayant pour objet d'attirer vers le Nord la masse centrale de Metz et de maintenir les forces ennemies de Prusse rhénane pour les empêcher de descendre en Lorraine. Inversement, dans l'hypothèse où l'opération principale serait basée sur l'offensive par Château-Salins et le Luxembourg, l'attaque sur le couloir de Sarrebourg aurait pour but de fixer l'ennemi et d'empêcher les forces d'Alsace de passer en Lorraine.

Ainsi donc, ces deux projets aboutissaient à prévoir une offensive sur chacun des trois couloirs, et, par suite, la constitution des trois armées, celles des ailes comprenant en outre des éléments importants — fractions d'armée — chargés de la protection des flancs ; le blocs du front ouest de la région fortifiée Metz-Thionville devait, en raison de son importance, être confié à une armée disposant d'un groupe de divisions de réserve. Le blocus du front sud de Metz entre Moselle et la Seille intéressant spécialement l'armée chargée de l'offensive par Château-Salins, incomberait à une armée à laquelle on attribuerait pour cet objet un groupe de divisions de réserve. Enfin, une armée serait réservée pour renforcer soit l'offensive sur Château-Salins, soit celle sur Luxembourg suivant la décision qui serait prise. Enfin, les troupes d'Afrique, les garnisons alpines, les divisions provisoirement gardées à l'intérieur, constitueraient une dernière réserve à employer suivant les circonstances particulières au moment où elles pourraient entrer en ligne.

Dans ces conditions, la répartition de nos forces pouvait s'envisager de la manière suivante :


Une armée de 4 corps chargée de l'offensive sur Sarrebourg et de la couverture du flanc droit ;

Une armée de 4 corps renforcée d'un groupe de divisions de réserve, chargée de l'offensive sur Château-Salins et du blocus de Metz entre la Moselle et la Seille ;

Une armée de 6 corps chargée de l'offensive par le Luxembourg et la couverture du flanc gauche ;

Une armée de 2 corps et d'un groupe de divisions de réserve chargée du blocus du front ouest de Metz.

En réserve :

Une armée de 3 corps dans la région de Metz-Verdun prête à appuyer l'opération principale d'après le projet adopté ;

Une armée de 3 divisions derrière l'aile droite prête, soit à renforcer la protection du flanc droit en se portant sur les Vosges ou en Alsace, soit à faire face à une diversion allemande dans le Jura ;

Une armée de 4 ou 5 divisions derrière l'aile gauche prête, soit à renforcer l'action principale par le Luxembourg, soit à parer à une mouvement débordant de l'ennemi par la Belgique, soit à renforcer la 3e armée par exemple pour le blocus de Thionville.

En dernier lieu, l'armée anglaise échelonnée en arrière de notre gauche couvrirait notre flanc, où se tiendrait prête à étendre notre action vers le Nord en passant éventuellement par la Belgique.


Les zones de concentration des diverses armées furent délimitées de la manière suivante :


L'armée du Nord devrait s'étendre au sud jusqu'à la ligne Spincourt-Varennes ;

L'armée destinée à l'investissement de Metz-Thionville jusqu'à la ligne Toul-Dieulouard ;

L'armée de Nancy, jusqu'à Manonviller-Bayon ;

L'armée d'Épinal au sud de cette ligne, jusqu'à Belfort ;

L'armée d'appui de droite s'organiserait dans la région de Vesoul ; l'armée d'appui d'aile gauche, en arrière de l'armée du Nord ; enfin, l'armée de réserve dans la région de Bar-le-Duc.


La deuxième hypothèse à envisager était celle où il nous serait possible de développer notre manœuvre par la Belgique. Sans rappeler ici tous les avantages que cette manœuvre nous procurerait, il ne faut pas perdre de vue que le président du Conseil avait admis qu'une intervention de nos armées au delà de la frontière neutre pourrait être justifiée par une menace positive d'invasion allemande en Belgique, et dans le cas où nous aurions acquis la certitude du consentement des Anglais. Il était donc légitime pour moi d'envisager le cas où une entente avec l'Angleterre s'établissant à ce sujet dès les premiers jours de la guerre, nous pourrions appliquer un projet d'opérations basé sur la violation de la neutralité belge.

Je me rendais compte, d'ailleurs, que l'agrément de l'Angleterre étant problématique et soumis à des considérations politiques, il était impossible de faire reposer à priori un plan d'offensive stratégique sur des éventualités qui pouvaient fort bien ne jamais se produire.

Si séduisant au premier abord, au point de vue militaire, que fût basé un plan reposant sur une offensive en Belgique, ce projet comportait des risques considérables. Tout d'abord, l'intervention des forces belges contre le flanc gauche de nos armées serait particulièrement dangereuse si les Belges venaient à lier leurs opérations à celles d'une masse allemande s'avançant à notre rencontre à travers le Luxembourg belge. Il est vrai que nous pouvions escompter, dans cette éventualité, l'arrivée en temps opportun des contingents britanniques qui pareraient à cette menace.

La situation serait pour nous plus fâcheuse encore si les Allemands, refusant complètement leur aile droite, nous obligeait à parcourir de longs espaces avant de livrer bataille. Nos adversaires se placeraient ainsi hors d'atteinte des forces anglaises qui ne pourraient pas s'engager dans la région de Trèves avant le vingt-sixième jour de la mobilisation anglaise ; cette situation nous ferait perdre un temps précieux que les Allemands pourraient mettre à profit pour attaquer vigoureusement nos armées de Lorraine. S'ils réussissaient à battre notre droite dans la région de Nancy et au sud, alors que nos armées de Belgique, donnant au début dans le vide, n'auraient encore obtenu aucun résultat, ils nous placeraient dans une situation critique qui présenterait quelque analogie avec celle du mois de septembre 1870. Dans tout projet d'offensive basé sur une invasion immédiate de la Belgique, cette considération essentielle ne devait pas être perdue de vue ; il est évident qu'une armée française d'aile gauche, se portant de la région de Mézières dans la direction générale de Marche-Malmédy pour attaquer des forces allemandes débarquées au sud d'Aix-la-Chapelle, pourrait avoir, en cours de route, à modifier son orientation, si l'ennemi venait à se dérober vers l'Eifel au nord de Trèves. En admettant que cette armée se mît en mouvement le douzième jour de la mobilisation et ne recontrât sur sa route aucun obstacle, elle n'atteindrait la Kill vers Gerolstein et Killbourg que le vingt-deuxième ou le vingt-troisième jour, c'est-à-dire à une date postérieure d'une semaine au début des opérations en Lorraine en Woëvre ; et cette date devrait être sensiblement retardée si des arrière-gardes ennemies opposaient à nos colonnes des résistances successives dans la région de l'Ardenne particulièrement favorable à la guerre de chicane. Cet exemple montre combien il était important, dans une telle hypothèse de manœuvre, de ne pas perdre de temps, et de n'étendre qu'à bon escient notre dispositif vers le Nord, au début des opérations. C'étaient les mesures prises par les Allemands pendant la concentration qui nous indiqueraient les limites qu'il conviendrait de donner à cette extension. Si la concentration allemande s'effectuait surtout en Lorraine, nous aurions intérêt à ne prendre au début sur le territoire belge que l'espace nécessaire pour faciliter notre mouvement dans la direction générale de Trèves, tout en nous ménageant la possibilité de gagner du terrain vers le Nord si les circonstances l'exigeaient.

Ainsi, nos études faisaient apparaître les difficultés auxquelles se heurterait la mise en application d'un plan d'offensive par la Belgique. Il fallait en retenir qu'une extrême précision serait nécessaire dans la conduite de la manœuvre stratégique, pour éviter que le déplacement de nos armées de gauche n'ait lieu soit trop tôt soit trop tard.

En tenant compte des particularités de la région à parcourir, il me semblait que l'objet essentiel d'une offensive par la Belgique était d'atteindre pour la détruire plus facilement en passant au nord du système fortifié Metz-Thionville la masse des armées ennemies dont le débarquement s'effectuerait dans le triangle Metz-Thionville-Trèves.

Suivant les renseignements du moment et d'après l'extension vers le Nord des forces allemandes, l'opération principale devait donc consister pour le groupe d'armées de Belgique à effectuer une marche soit sur Luxembourg, soit sur Saint-With, la gauche étant appuyée à l'Ardenne belge. En cas de succès, l'ennemi serait rejeté dans l'Eifel, tandis qu'une partie de nos forces, passant la Moselle en amont de Thionville, pourrait prendre en flanc et à revers les armées allemandes de Lorraine.

Si, au contraire, nos adversaires refusaient leur aile droite et dirigeaient leurs masses sur la Lorraine, nos armées du Nord couperaient au plus court en direction de Trèves, forceraient la Moselle en aval de Thionville et prendraient en flanc le plus tôt possible le gros des forces allemandes. Des opérations subordonnées devraient faciliter l'opération principale : les unes auraient pour but de couvrir les flancs des armées françaises de Belgique, les autres de maintenir l'ennemi en Lorraine et dans les Vosges. Ces opérations comprendraient : au nord de la ligne Nancy-Toul, l'investissement du front ouest du camp retranché de Metz pour empêcher l'ennemi de faire irruption en Woëvre, le blocus étroit des ouvrages de Thionville sur la rive gauche de la Moselle, la couverture du flanc gauche des armées françaises par l'occupation de l'Ardenne belge puis par l'action du corps de débarquement anglais qui, suivant le circonstances, pourrait marcher soit par Dinant sur Verviers, soit par Neufchâteau et Bastogne en échelon derrière notre gauche. Au sud de la ligne Nancy-Toul, les effectifs devraient être assez largement calculés pour empêcher l'ennemi de déboucher entre Épinal et Toul. J'envisageais pour cette partie de nos forces une attitude décisive. Toutefois, si les Allemands n'attaquaient pas eux-mêmes en Lorraine, elles se porteraient en avant pour fixer l'ennemi et attirer ses réserves.

Pour remplir ces diverses missions, j'envisageais la répartition suivante de nos armées :


Un groupe principal, "groupe de Belgique", pour l'offensive au nord de Thionville ;

Un groupe secondaire, "groupe de Lorraine", pour maintenir l'ennemi au sud de la ligne de Nancy-Toul ;

Une armée centrale reliant les deux groupes et chargée d'investir le front ouest du camp retranché de Metz.


Dans ma pensée, le groupe principal devait comprendre deux armées assez fortement constituées pour être en mesure de fournir les détachements nécessaires à la protection des flancs :

L'une de ces armées, formée de 6 coups et un groupe de divisions de réserve destinées à marcher offensivement sur Saint-With ou sur Trèves ;

Une seconde armée forte de 5 corps (et éventuellement 2 divisions de réserve) destinée à opérer soit sur Thionville, soit plus au nord entre Luxembourg et Thionville, sa droite bloquant Thionville.

En raison de l'étendue du front entre Nancy et Belfort, j'étais conduit à diviser le groupe de Lorraine également en deux armées, l'une de 3 corps et 3 divisions de réserve maintenant l'ennemi entre Nancy et la ligne Château-Manonviller ; l'autre de 4 corps opérant au sud de cette ligne jusqu'aux Vosges ; j'envisageais, en outre, un groupe de 3 divisions de réserve rassemblé initialement dans la région de Vesoul en couverture du flanc droit de nos armées. Quand à l'armée centrale, elle pourrait comprendre 2 corps d'armée et un groupe de 3 divisions de réserve, et serait destiné au blocus du front ouest de Metz. L'armée britannique aurait, dans tous les cas, à opérer de concert et en liaison étroite avec le groupe des armées françaises de Belgique. Enfin, les troupes d'Afrique et la division des troupes alpines formeraient une réserve générale que je pourrais utiliser, suivant les circonstances, à renforcer le groupe de Belgique ou celui de Lorraine.

Après avoir déterminé le rôle général de nos forces dans cette hypothèse et leur groupement, j'avais encore à fixer les zones de concentration de ces divers groupements pour permettre à l'état-major de l'armée de préparer le travail de concentration.

Au groupe des armées de Belgique, j'assignai comme front de concentration le cours de la Meuse depuis Mézières jusqu'au sud de Verdun ; au groupe de Lorraine, la ligne de la Basse-Meurthe et des hauteurs entre la Moselle et la Mortagne, la droite aux Hautes-Vosges ; enfin, l'armée centrale devraient s'avancer le plus en avant possible pour commencer sans retard l'investissement de Metz.


Telles furent les directives générales sur lesquelles je demandai à l'état-major de l'armée de travailler.

Ces études m'avaient fait voir toute l'importance du massif fortifié Metz-Thionville. Dans l'hypothèse où nous serions obligés de ne pas violer la Belgique, il serait le principal danger pour notre offensive de Lorraine ; dans le cas où nous pourrions passer par la Belgique, cette région fortifiée permettrait aux Allemands de faire glisser de Lorraine vers l'Eifel des forces de soutien ; dans tous les cas, assise sur les deux rives de la Moselle et pénétrant comme un coin en terre française, elle favorisait l'offesnive allemande, qu'il s'agisse d'offensive partielle et brusquée au début des hostilités ou d'offensive générale une fois la concentration assurée.

Aussi bien, me paraissait-il indispensable de rechercher les moyens permettant de limiter la puissance offensive de ce massif fortifié. La solution me parut être de jet, dès les premiers jours de la mobilisation, en avant de notre frontière militaire marquée par les Hauts-de-Meuse, une sorte de place du moment que l'ennemi, sortant de la région messine, ne puisse en aucun cas négliger.

De même j'estimais que, dans le cas où nous respecterions la neutralité belge, et où, comme on l'a vu, une offensive en Lorraine serait nécessaire, notre système fortifié, malgré sa veleur défensive, ne répondait plus à ces exigences offensives. Si nous n'avions pas eu d'autre prétention que celle d'attendre les Allemands à la sortie des trouées volontairement ménagées dans ce système en vue de canaliser l'invasion, les barrages des Hauts-de-Meuse et de la chaîne des Ballons auraient encore été susceptibles de rendre les mêmes services qu'à l'époque où le général Séré de Rivière les avait conçus. Mais nos places du Nord-Est devaient maintenant favoriser le départ offensif de nos armées destinées à attaquer en Lorraine, en leur ouvrant tous les débouchés utiles. Or, sauf peut-être aux abords de Verdun, et dans la région d'Épinal, notre système fortifié n'était pas susceptible de jouer un rôle analogue à celui que les Allemands attribuaient au groupe Metz-Thionville. A ce point de vue, la substitution de Toul à Nancy comme musoir sud de la ligne des Hauts-de-Meuse avait été, à mon avis, particulièrement regrettable : enfoncée entre les forêts de Haye et de la Reine, Toul ne nous assurait la possession d'aucun débouché important, et si les Allemands parvenaient à s'installer sur les Couronnés de Nancy, nous serions probablement obligés d'ouvrir la campagne par de difficiles et coûteuses opérations pour reprendre la ligne de la Meuse.

Or, pour des raisons budgétaires évidentes, il eût été chimérique de projeter des modifications profondes à notre organisation : je prescrivais donc l'étude d'organisations défensives du moment, en particulier autour de Nancy et dans la région d'Hattonchâtel, combinées avec elles que j'envisageais pour faire échec à la puissance offensive de Metz.

Il était évident que toutes ces organisations ne pourraient être réalisées à temps que si elles avaient fait, dès le temps de paix, l'objet d'une reconnaissance détaillée et d'une minutieuse préparation.