Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/03

Librairie Plon (1p. 50-68).



CHAPITRE III


La préparation des budgets de la guerre.


Sans doute, le nombre a une importance primordiale dans la guerre ; mais, en dehors des conditions de direction et d'exécution, l'organisation matérielle est un facteur qui croît au fur et à mesure des progrès de la science.

Il s'agissait de donner à l'armée la puissance matérielle correspondant aux possibilités de nos finances. En acceptant les fonctions de chef d'état-major général, je pressentais à quelles sortes de difficultés j'allais me heurter dans ce dernier ordre d'idées. En effet, durant les deux années où j'avais été directeur du génie au ministère, j'avais pu mesurer combien il était difficile d'aboutir à des résultats et d'obtenir les crédits nécessaires. Sans doute, il est exact que la Chambre n'a pas refusé les crédits qu'on lui demandait pour la défense nationale, mais il faut savoir ce qui se passait dans les coulisses et de quelle manière se faisaient les demandes de crédit.

Il ne me semble pas sans intérêt de noter ici mes souvenirs de cette époque : ils peuvent servir à préciser cette question sur laquelle on a souvent discuté et à montrer qu'il serait injuste de faire retomber sur les services de la guerre la responsabilité de notre médiocre préparation ; ils feront mieux comprendre, en outre, l'état insuffisant où se trouvait matériellement l'armée en 1911.

En janvier 1904, en arrivant à la direction du génie je trouvai, en ce qui concernait la fortification, un programme détaillé en cours d'exécution, qui avait été arrêté en 1900 par la haute commission des places fortes pour la remise en valeur des quatre grandes forteresses de l'Est. Ce programme, approuvé le 1er juin 1990 par le ministre de la Guerre, prévoyait pour l'exécution des travaux une dépense atteignant en chiffres ronds 90 millions. Jusqu'à mon arrivée au ministère, les crédits ouverts annuellement étaient restés d'une telle insuffisance qu'un délai de vingt années eût été nécessaire pour l'exécution complète du programme. C'était un délai inadmissible, puisqu'il ne devait pas, selon tout vraisemblance, permettre l'achèvement de ce programme avant qu'il ne fût démodé. En 1903 et 1904, par exemple, une somme de 3 800 000 francs avait été seulement attribuée à la frontière de l'Est ; ces crédits avaient été presque en totalité consacrés à Verdun et à Toul, Épinal et Belfort n'étant dotées que de sommes insignifiantes (100 000 francs en moyenne par an pour chacune de ces deux places).

Si bien que lorsque j'eus en février 1904 à présenter mes propositions pour l'établissement du budget de 1905, je tins à faire ressortir, dans les développements mis à l'appui de mon projet de budget les graves inconvénients de cette situation Je disais :

Il serait essentiel que ces travaux fussent poursuivis avec une grande activité. Or, ils n'ont pu jusqu'ici être entrepris, faute de crédits suffisants, qu'à Verdun et à Toul, malgré l'intérêt primordial qu'il y aurait à les mettre également à exécution à Épinal et à Belfort, ces places étant non moins menacées que les premières. Dans ces conditions, on ne doit pas se dissimuler qu'il sera nécessaire, à bref délai, de consacrer à ces travaux de crédits budgétaires beaucoup plus élevés, si l'on ne veut pas s'exposer à laisser ces places dans un état d'infériorité manifeste pendant un délai presque indéterminé. On ne peut songer à consacrer au total plus de dix à douze années à l'exécution complète du programme, ce qui conduirait à y affecter à partir de 1906 un crédit de 10 millions environ. Ce crédit n'a d'ailleurs rien d'exagéré si l'on considère que l'Allemagne a consacré aux travaux de fortifications pendant les dernières années les sommes ci-après : 45 millions en 1899 et 1900 ; 22 800 000 francs en 1901 et 20 900 000 francs en 1902.

Quoi qu’il en soit, tenant compte de la situation budgétaire, je ne demandai pour 1905 qu’un crédit de 4 700 000 francs, sensiblement égal à celui qui avait été ouvert pour cet objet sur le budget de 1902. Cette somme paraissait un minimum indispensable pour continuer les travaux dont la plupart étaient engagés par des marchés en cours ; tout ralentissement des chantiers aurait constitué une fausse manœuvre préjudiciable aux intérêts du Trésor. Malgré sa modicité, cette demande d’augmentation ne fut pas admise : une note de la direction du contrôle en date du 23 mars 1904 me fit en effet connaître que le ministre avait décidé de réduire les demandes aux chiffres du budget voté pour 1904, c’est-à-dire à 3 800 000 francs pour les quatre grandes places de l’Est. Ainsi mes demandes se trouvèrent étouffées dans l’œuf sans même que le Parlement en fût saisi.

La situation cependant me parut tellement critique que lorsque M. Berteaux remplaça au ministère le général André, démissionnaire, je crus devoir en octobre 1904 saisir le nouveau ministre de la question par une note qui avait d’ailleurs reçu la pleine approbation de l’état-major de l’armée : je reprenais les arguments développés lors de la préparation du budget de 1905, et j’insistais de la façon la plus pressante pour que les crédits destinés à la réalisation du programme de 1900 fussent très notablement accrus, de façon à assurer, dans un délai admissible, la pleine exécution du programme dans les quatre plus grandes places de l’Est. Cette demande n’eut encore aucun résultat.

Au début de 1905, je présentais mes nouvelles propositions pour le budget de 1906, en demandant un relèvement de 8 millions sur le crédit de 3 800 000 francs alloué en 1905. Je faisais ressortir que les travaux déjà exécutés permettaient de préciser le chiffre des dépenses restant à faire au 1er janvier 1906 et de les fixer ainsi qu’il suit :

Verdun 
11 500 000 francs.
Toul 
19 900 000
Épinal 
19 600 000
Belfort 
23 000 000
Soit au total 
74 000 000 francs.

Je considérais comme indispensable de réduire à six années à partir de 1906, la durée d'exécution de ces travaux ce qui impliquait une allocation annuelle de 12 millions environ ; je demandais donc que le crédit fût porté à 11 800 000 francs ainsi réparti :

Verdun............. 3 500 000 francs.
Toul.................. 4 000 000 ——
Épinal............... 2 150 000 ——
Belfort.............. 2 150 000 ——

Ces propositions furent, une fois de plus, rejetées. Une note de la direction du contrôle, en date du 5 juillet 1905, me fit connaître "qu'en présence des conditions imposées par le ministre des finances pour équilibrer le budget général de l'exercice 1906, le ministre avait dû renoncer à introduire das le projet de budget toutes les augmentations demandées par les différents services au titre de la troisième section, c'est-à-dire des dépenses extraordinaires. La dotation des chapitres avait donc été maintenue aux chiffres suivants : "Chapitre 90. Fortifications : Frontière de l'Est : 3 800 000 francs".

Or, cette fin de non-recevoir prend une saveur particulière, si on la rapproche de la situation que créait, à ce moment, la tension résultant de la question du Maroc dans nos rapports avec l'Allemagne. C'est, en effet, en mars 1905, qu'avait eu lieu la visite sensationnelle de l'empereur Guillaume II à Tanger, visite dont la conséquence direction avait été la démission obligée en juin 1905 de M. Delcasse, ministre des Affaires étrangères du cabinet Rouvier. La tension était telle à cette date que le ministre avait convoqué au ministère, les 23 et 24 juin, les chefs du génie des quatre grandes places de l'Est pour examiner avec moi les mesures à prendre d'urgence, en vue de remédier, dans la mesure du possible, aux défauts de ces places résultant du retard apporté à l'exécution du programme 1900.

Cependant, à la fin de ce même mois de juillet, c'est-à-dire quelques jours après la réception de la note du Contrôle, la nécessité était reconnue par le gouvernement d'adopter les dispositions exceptionnelles que commandait la gravité de la situation, et d'ouvrir d'importants crédits "hors budget" pour entreprendre immédiatement les travaux de fortification les plus indispensables dans les quatre places de l'Est, et le 25 juillet, une somme de 3 200 000 francs nous fut allouée, venant en sus des crédits budgétaires normaux. Malgré les difficultés et les délais que nécessite forcément l'ouverture de nouveaux chantiers, cette somme supplémentaire put être utilement employée avant la clôture de l'exercice 1905.

Entre temps, répondant à une question de M. Klotz, rapporteur du budget de 1906, j'avais eu l'occasion d'insister à nouveau, dans une note du 13 septembre 1905, sur la nécessité impérieuse d'une exécution rapide du programme de 1900.

Cependant la situation extérieure restait toujours aussi tendue : c'était, le 25 novembre 1905, un discours belliqueux de l'empereur, bientôt suivi, en janvier 1906, de l'ouverture de la conférence d'Algésiras qui s'annonçait, tout d'abord, sous de fâcheux auspices.

M. Berteaux démissionnait le 10 novembre 1905. M. Étienne lui succédait. Je représentai à mon nouveau ministre la nécessité de pousser les travaux dans l'Est avec la plus extrême activité. Un nouveau crédit "hors budget" de 13 500 000 fut ouvert le 24 janvier 1906 à la 4e direction pour être appliqué à l'accélération de ces travaux : il venait s'ajouter aux fonds normaux du budget de 1906 ramenés, comme nous l'avons vu, à 3 800 000 francs. C'est à cette époque que je quittai la 4e direction pour prendre le commandement de la 6e division d'infanterie.

Si j'ai tenu à citer ces faits, antérieurs à la période dont j'ai entrepris le récit, c'est afin de montrer les combinaisons secrètes qui présidaient à la préparation des budgets. Il est exact que le Parlement n'a jamais refusé les crédits qui lui étaient demandés par les divers ministères ; mais ceux-ci se voyaient forcés de ne demander que ce que le ministère des finances, d'accord avec les commissions parlementaires, jugeait possible d'allouer à chaque département. On ne saurait donc, en toute justice, faire retomber sur les services de la guerre la responsabilité des lacunes que le confit mondial a révélées plus tard dans notre matériel. Pour donner une preuve définitive de ce que je viens de dire, je citerai les compressions exercées de 1901 à 1910 sur les crédits demandés par les Services :

années


crédits demandés
par les services


crédits ouverts
par la loi de finances


1901
95 926 350 francs.
60 708 150 francs.
1902
98 541 600 ——
49 136 475 ——
1903
59 457 800 ——
31 063 000 ——
1904
64 638 000 ——
28 723 000 ——
1905
44 997 100 ——
26 917 150 ——
1906
59 853 710 ——
26 917 150 ——
1907
133 053 700 ——
76 308 516 ——
1908
89 844 971 ——
60 260 079 ——
1909
98 582 221 ——
60 049 443 ——

Comme on le voit par ce tableau, les demandes ne recevaient jamais de satisfaction que dans une faible proportion. C'est ainsi que l'état-major de l'armée n'obtint pour le service des chemins de fer, de 1901 à 1911, que des dotations si réduites, qu'il ne lui fut pas possible de faire améliorer sérieusement notre réseau ferré dont dépendait notre concentration. Cependant les protestations avaient été nombreuses, comme en témoigne une série de notes adressés à la direction du contrôle, le 13 mars 1902, le 20 juin 1903, le 5 février 1904, le 7 juillet 1905, le 19 janvier 1907. Le 13 janvier 1909, la direction du contrôle prévint l'état-major de l'armée que, à la suite d'un accord avec les finances, la dotation annuelle à ne pas dépasser par le service des chemins de fer serait de 850 000 francs. A la suite de cette noté impérative, les demandes de l'état-major de l'armée furent réduite à ce chiffre pour les exercices 1910 et 1911. Il en était de même pour la direction de l'intendance : en 1908 on lui notifiait une réduction globale de 5 500 000 francs. En janvier 1909, elle était avisée que le total de ses prévisions dans la période 1911-1913 ne devrait pas dépasser 15 355 000 francs. Le 2 juin 1910, cette part de l'Intendance fut encore réduite à 4 770 350 francs.

En juin 1909, la 4e direction avait demandé, pour l'exercice 1910, 36 062 395 francs ; elle reçut l'ordre de réduire ses demandes et présenta de nouveaux comptes d'emploi ramenés à 26 214 375 francs.

En réalité, la France avait cru, dans ce début du vingtième siècle, à la chimère de la paix universelle. Elle se réveilla à demi en 1906 après l'alerte de Tanger ; elle ne sortit définitivement de son rêve qu'après Agadir.

Pendant cette période de somnolence de la France, nos éternels ennemis se préparaient, et rien n'est plus instructif que de comparer avec la nôtre la moyenne des dépenses qu'ils firent pendant cette même période, pour leurs différents services. De 1901 à 1905, tandis que nous dépensions 47 millions en moyenne, comme on l'a vu au tableau de la page précédente, les Allemands en dépensaient 115 ; de 1906 à 1910, tandis que notre moyenne s'élevait à 95 millions par an, celle des Allemands atteignit 190 millions. Quoi d'étonnant, dans de telles conditions, que nous eussions en 1911 un redoutable retard à rattraper dans le domaine du matériel ?

Je savais donc fort bien, en août 1911, par l'expérience que j'avais acquise, toutes les difficultés qu'il y aurait à vaincre pour obtenir les crédits nécessaires à l'équipement de l'armée et du pays en vue de la guerre.

Quelle était la situation de l'armée au point de vue matériel lorsque je fus nommé chef d'état-major général ?

Prenons d'abord la question de l'armement de l'infanterie. Le bruit courait que notre fusil n'était plus à hauteur des circonstances, et qu'un certain nombre d'armes portatives étaient en mauvais état, ce qui avait amené à les classer dans les approvisionnements de l'armée territoriale. Des articles des généraux Bonnal et Langlois s'étaient faits l'écho de ces inquiétudes. La vérité était moins critique. En réalité un classement général de tous les fusils avait révélé 42 000 armes un peu fatiguées, et 40 000 seulement hors d'usage. C'était peu de chose sur l'approvisionnement total d'environ 3 millions de fusils. Les armes en parfait état, soit 2 millions et demi, étaient seules affectées aux formations de première ligne. Il était donc exagéré de conclure que notre armement avait un urgent besoin d'être remplacé. Sans doute il ne réalisait pas les derniers perfectionnements comme arme portative, mais il était encore suffisant et son infériorité sur le fusil allemand ne justifiait pas les 465 millions qu'aurait coûté la mise en service d'un nouveau fusil.

Si maintenant nous considérons l'armement de l'artillerie, nous constatons que notre artillerie de campagne était au complet et en bon état. Mais l'approvisionnement en minutions était insuffisant : depuis 1906, il avait été progressivement augmenté jusqu'au chiffre de 1 280 cartouches par pièce. Il fallait au moins arriver à 1500 ; il fallait, en outre, prendre des mesures pour préparer la mobilisation des établissements industriels susceptibles d'alimenter en temps de guerre cet approvisionnement par une production intensive. La plupart de nos établissements étaient hors d'état de réaliser cette condition, et d'importants crédits étaient nécessaires pour cela.

Il en faudrait d'autres pour la constitution de notre artillerie lourde. Les Allemands disposaient, en effet, de pièces de gros calibre dans chacun de leurs corps d'armée ; ils avaient, en outre, des équipages légers de siège. En France, nous n'avions fait que peu d'efforts pour les suivre, et notre situation à cet égard était inquiétante. Le Rimailho (155 T. R.) n'existait qu'en faible proportion : le nombre des batteries prévues était seulement de quarante-deux, chaque batterie n'ayant que deux pièces. Il me parut que les progrès à réaliser pour améliorer cet état de choses devraient s'effectuer en deux périodes. Pendant la première, il faudrait recourir à des moyens de fortune, en utilisant les pièces de 120 et 220 comprises dans les équipages de siège ou l'armement des places. Dans la seconde, il s'agirait de substituer progressivement à ce matériel provisoire une artillerie lourde composée uniquement de pièces à tir rapide et répondant aux nécessités de la guerre future. Il faudrait du temps et des dépenses considérables pour aboutir. Je reviendrai dans un prochain chapitre sur cette importante question.

Dans l'armement des places, il existait encore un assez grand nombre de pièces à transformer, et des projectiles en fonte à remplacer par des obus en acier.

En ce qui concerne les fortifications on avait fait, pendant les dernières années, de gros efforts. Peut-être même avait-on poussé trop loin le souci de porter au maximum la puissance de notre système de défense. Il fallait se borner à maintenir les ouvrages existants à hauteur des progrès modernes, mais s'abstenir de construire de nouveaux forts. Il y avait des besoins plus urgents, en particulier ceux qui intéressaient l'instruction de nos troupes par l'agrandissement des camps existants et la création de nouveaux camps qui s'imposait impérieusement. En effet, par suite de la réduction du temps de service, l'instruction devait être intensive les tirs de combats, les évolutions combinées de troupes de toutes armes en terrains variés avaient la plus extrême importance. En raison des difficultés de l'exécution des tirs en plein champ et de l'impossibilité, aux manœuvres, de pénétrer dans des propriétés privées, les troupes avaient besoin de vastes terrains aménagés spécialement. En conséquence, le programme que j'avais fait adopter prévoyait un camp pour deux corps d'armée ; les crédits nécessaires pour cette réforme furent demandés dans le programme de 246 millions, et des reconnaissances furent exécutées dans les corps d'armée en vue de choisir les terrains les plus pratiques et les moins coûteux. Je reviendrai également sur cette question dans un chapitre ultérieur.

Il y avait un autre problème qui pour être moins important n'en méritait pas moins l'attention, celui des cuisines roulantes. Les premiers essais remontaient en 1905, sans que les directions intéressées fussent parvenus à aboutir dans le choix d'un type ; à chaque période de grandes manœuvres, ces essais étaient poursuivis, sans qu'on aboutît jamais à une conclusion. Or toutes les armées étrangères étaient déjà dotées de cuisines roulantes.

L'allégement du fantassin était également une question pendante ; la nécessité de voitures destinées à porter une partie de la charge du soldat, celle de remplacer dans le campement la tôle par l'aluminium étaient toujours discutées ; l'habillement de la troupe avec des couleurs moins voyantes, la transformation des ponts métalliques pour les rendre aptes à supporter les lourds véhicules utilisés par l'armée, les équipages de ponts : autant de questions non résolues.

Il est juste de dire qu'une des causes de cette incapacité à réaliser des réformes résidait dans le fait que l'état-major de l'armée n'avait pas exercé jusqu'ici sur l'ensemble des directions du ministère le rôle d'impulsion et de coordination qui est le propre du commandement.

Cela tenait à plusieurs causes :

Tout d'abord, le chef de l'état-major de l'armée n'avait eu ni la situation hiérarchique ni l'autorité que le décret du 28 juillet 1911 me conférait comme chef d'état-major général : un général de brigade, mon ami le général Delanne, en avait même exercé les fonctions en 1900. Par suite, l'état-major de l'armée n'apparaissait que comme une direction égale aux autres, et ne jouissait pas de la prééminence nécessaire pour assurer la coordination des multiples rouages du ministère.

En second lieu, le vice-président du Conseil supérieur de la Guerre vivait complétement à l'écart des organes administratifs du ministère, qui ignoraient les besoins reconnus nécessaires par le Conseil.

Enfin, l'habitude était prise de longue date de traiter toutes les questions de crédits, sous la présidence du ministre, entre le directeur du contrôle et les directeurs des armes et services, l'état-major de l'armée n'entrant en ligne de compte que pour les crédits qui lui étaient propres.

La création d'un chef d'état-major général était une heureuse occasion de modifier ces errements. Dès le 26 août 1911, au cours d'une visite que je fis au ministre, je lui signalai l'urgence des travaux, l'amélioration considérable à réaliser dans notre outillage de guerre, et le rôle que je croyais utile de jouer dans la coordination des organes du ministère et en particulier dans l'établissement des demandes de crédits. Je dois dire que je trouvai M. Messimy tout disposé à me suivre sur ce terrain et à m'appuyer de son autorité. Nous nous mîmes d'accord sur le fait qu'en présence des défauts d'outillage qui apparaissaient de toutes parts, et en tenant compte de la volonté offensive qui nous animait, il fallait d'abord outiller les armées de campagne avant de songer aux forteresses. Déjà les demandes pour le budget de 1912 avaient été établies ; les services avaient demandé pour le matériel environ 113 millions ; au ministère, cette demande avait été réduite à 95 millions, finalement on s'était mis d'accord avec les commissions du budget sur le chiffre de 84 867 174 francs. En étudiant avec M. Messimy cette demande, nous convînmes que cette somme était insuffisante ; il fallait, ou demander des crédits extraordinaires, ou relever les crédits de la 3e section. Après entente officieuse avec les Commissions des finances, on s'arrêta à la première solution, et 21 300 000 francs de dépenses purent être engagés en 1912 en dehors des crédits budgétaires. En y ajoutant les 12 950 000 francs ouverts par la loi pour l'application du programme aéronautique, la Guerre eut donc en 1912 un crédit total de 119 167 174 francs à dépenser.

Mais ce n'était là qu'un premier pas : il convenait de dresser un programme général d'outillage. L'ordre fut donné aux divers services d'étudier complètement la totalité de leurs besoins, et du 20 au 31 octobre eurent lieu dans le cabinet du ministre plusieurs conférences entre le directeur du Contrôle, les directions intéressées et moi. Elles aboutirent, en novembre, à l'établissement d'un état de dépenses particulièrement urgentes, à réaliser en cinq ans, dont le montant s'élevait à 246 600 000 francs. Sur ce total 33 200 000 francs étaient à prévoir pour l'exercice 1912.

Le 6 janvier 1912, le ministre de la Guerre communiquait à son collègue des Finances son projet de budget en demandant que des autorisations de dépenses lui fussent accordées sous forme de crédits hors budget ; il voulait de cette manière éviter l'introduction de ces crédits dans la rubrique des dépenses extraordinaires, ce qui aurait retardé la possibilité de commencer les travaux et attiré inopportunément l'attention sur l'effort que nous allions faire ; on ne doit pas oublier, en effet, qu'à cette date le traité du 4 novembre 1911 relatif au Maroc n'était encore ratifié ni en France, ni en Allemagne.

De laborieuses discussions venaient de s'ouvrir entre la Guerre et les Finances lorsque survint, le 12 janvier 1912, la chute du ministère Caillaux. Nous allions pouvoir mesurer, une fois de plus, les inconvénients de l'instabilité ministérielle.

En effet, le 17 janvier, MM. Poincaré, Millerand et Klotz, les nouveaux titulaires des portefeuilles de la présidence du Conseil, de la Guerre et des Finances se réunirent pour examiner la demande de crédits hors budget présentée pour 1912. Au cours de cette discussion, certaines dotations prévues furent fortement réduites, celle des camps d'instruction dont je parlerai plus loin fut supprimé ; celle qui était destinée à la transformation des obus en fonte en obus en acier dan les approvisionnements des places fut augmentée d'un million. Le principe des crédits extraordinaires posé par la lettre du 6 janvier étant cependant maintenu, le montant des crédits se trouva réduit de 246 millions à 50 700 000 francs, et la dotation de l'exercice 1912 de 33 200 000 francs à 21 300 000 francs, qui ajoutés aux 119 millions dont j'ai parlé tout à l'heure, ouvraient au ministre de la Guerre un crédit total de 135 millions. (Les Allemands dans le même temps en dépensaient 216). Le programme ne faisait plus état des crédits prévus pour les obusiers de campagne, ni pour l'artillerie lourde, en ce qui concernait la substitution d'affûts-plateformes métalliques aux affûts actuels des places ; il ne faisait plus état non plus du projet de substitution de la poudre B à la poudre noire dans les places, qui avait été prévu pour les exercices 1912 à 1917 ; il ne parlait pas davantage des crédits demandés pour le couchage auxiliaire et le campement, prévus pour les exercices 1912 à 1917.

Le 21 novembre 1912, j'appris immédiatement que M. Chéron, rapporteur général de la Commission du budget, avait écrit au ministre de la Guerre pour lui demander si les crédits sollicités par son département correspondaient bien à la totalité des besoins des services. A la suite de cette intervention, les 1er, 14, 18, 19 décembre 1912, des conférences furent tenues sur l'ordre du ministre entre les directeurs intéressés et le directeur du Contrôle pour arrêter la liste des dépenses particulièrement urgentes : le total en fut arrêté à 469 millions dont 109 400 000 francs pour l'année 1913. Mais un nouveau changement de ministère survenu le 13 janvier 1913 vint encore apporter un nouveau retard à l'exécution du programme des travaux à exécuter.

Or, les événements se précipitaient ; malgré l'arrangement conclu avec l'Allemagne en novembre 1911 après de longues et pénibles négociations, une vive émotion se répandit en France en février 1913, à la nouvelle des augmentations énormes d'armement projetées par l'Allemagne. Le Conseil supérieur de la Guerre se réunit à l'Élysée, et adopta à l'unanimité le principe du retour au service de trois ans ; le Parlement vota peu après les crédits nécessaires pour le maintien de la classe libérable, et le pays, devant l'imminence du danger, parut résolu aux plus rudes sacrifices pour assurer sa défense.

Le 14 février 1913, une conférence réunit chez M. Briand, le nouveau président du Conseil, avec les ministres des Finances et de la Guerre, les représentants des Commissions de l'armée et es finances des deux Chambres. On discuta le programme arrêté en décembre 1912, et il fut décidé que la question d'autoriser l'engagement immédiat, par anticipation, d'une partie de ses dépenses, serait examinée en Comité secret par la Commission des finances du Sénat. Mais, sur ces entrefaites, le journal le Temps divulgua ces pourparlers en publiant les grandes lignes du projet. La conséquence de cette indiscrétion qui violait le secret dont on avait cherché à s'entourer, fut que la Commission des finances demanda que l'engagement des dépenses envisagées demeurât soumis à l'autorisation législative. Un projet de loi, celui du 27 février 1913, qui demandait l'engagement de 500 millions en plus des crédits budgétaires, fut déposé. Mais au moment où la Commission du budget examinait ce projet, les expériences du commandant Malandrin relatives à une plaquette permettant au 75 de faire du tir courbe parurent une raison suffisante pour faire abandonner la demande de crédit de 80 millions prévue pour la constitution de batteries d'obusiers de campagne. Le total du programme se trouva ainsi réduit à 420 millions[1].

Le projet de loi fut rapporté le 18 mars 1913 par M. Clémentel ; il ne vint jamais en discussion. En effet, quelques jours avant le dépôt du projet de loi, la Commission des finances autorisa à l'unanimité les ministres de la Guerre et des Finances à engager par anticipation une somme de 72 040 000 francs, à la suite de quoi le ministre de la Guerre notifia aux services intéressés les sommes que chacun d'eux était autorisé à engager immédiatement. On n'avait jamais vu pareil zèle ni pareille promptitude à satisfaire les besoins nationaux. La crainte est le commencement de la sagesse.

Voici quelles étaient les principales bases du programme adopté :

21 170 000 francs pour l'approvisionnement en munitions de 75 (à réaliser en deux ans) ;

54 400 000 francs pour la substitution d'obus en acier aux obus en fonte (à réaliser en onze années) ;

98 450 000 francs pour les places de l'Est et du Nord-Est (à réaliser en cinq ans) ;

6 000 000 de francs pour les fortifications du Sud-Est (à réaliser en deux ans) ;

500 000 francs pour l'adaptation des obus de 75 au tir courbe ;

20 000 000 de francs pour l'artillerie mobile lourde : 155 Rimailho et 105 T. R. (à réaliser en deux ans) ;

15 000 000 de francs pour la transformation du 120 L en 120 T. R. affût Rimailho (à réaliser en deux ans) ;

10 000 000 de francs pour la transformation du 155 L. en 155 T. R. (à réaliser en quatre ans) ;

14 200 000 francs pour l'artillerie légère de place : 105 T. R. (à réaliser en trois ans) ;

6 000 000 de francs pour autos-canons contre aéronefs (à réaliser en deux ans) ;

20 000 000 de francs pour la création d'un matériel d'artillerie à très grande portée (à réaliser en cinq ans) ;

27 350 000 francs pour les camps d'instruction.


Ce programme marquait un effort considérable, bien que tardif. En outre, comme je n'avais eu aucune part à son élaboration, il me parut qu'un certain nombre de choses urgentes y avaient été omises.

En particulier, une série d'expériences sur les cuirassements avaient été poursuivies parallèlement à Otchakof, en Crimée, par le gouvernement russe, auxquelles nous avions été conviés, ainsi qu'au camp de Mailly. Ces expériences avaient prouvé que si nos cuirassements donnaient satisfaction, par contre notre artillerie lourde n'était pas en mesure de lutter contre les fortifications modernes. Les grandes manœuvres avaient, de leur côté, révélé un certain nombre de lacunes à combler d'urgence, telles que les cuisines roulantes dont toutes les armées modernes étaient maintenant dotées.

En conséquence, j'attirai en avril 1913 l'attention du ministre sur la nécessité d'établir un nouveau programme, portant en particulier sur les approvisionnements en munitions de 75 qui me semblaient encore très insuffisants, sur la création d'un matériel d'artillerie lourde à très grande portée, sur la constitution des postes radio-télé-graphiques automobiles, sur l'augmentation du matériel téléphonique et télégraphique, sur la création des cuisines roulantes, sur une augmentation de 100 pièces de 105 long en sus des 120 pièces déjà prévues, sur la construction de 200 pièces d'artillerie lourde mobile à grande puissance, sur la création d'un matériel à grande puissance pour l'armement des côtes, sur la modernisation de l'armement des places. Tels étaient les points principaux qu'il me semblait indispensable de comprendre dans la révision du programme des 420 millions.

A la suite de mes interventions, le ministre décida qu'une conférence serait tenue le 23 avril entre les directeurs intéressés pour examiner les mesures à prendre. Cette fois, la réunion des directeurs eut lieu à l'état-major de l'armée, sous la présidence du général de Castelnau, premier sous-chef d'état-major, mon délégué.

Il sortit de cette conférence un projet s'élevant à 504 500 000 francs venant s'ajouter au programme de février 1913 dit des 420 millions, portant ainsi à 924 millions les besoins du département de la Guerre. Dès le lendemain, le ministre de la Guerre saisissait son collège des Finances de cette nouvelle demande. Celui-ci répondait, après examen en Conseil des ministres, le 13 mai suivant, qu'il ne pouvait adhérer sans réserve à la proposition de présenter au Parlement un accroissement de charges de près d'un milliard. Il indiquait qu'on ne pourrait envisager qu'un simple relèvement du programme des 420 millions, si "la nécessité en était reconnue", et il suggérait de porter le chiffre du 27 février à 450 millions. En d'autres termes, à un supplément de demande de 504 millions, le ministre des Finances n'en offrait que 30.

M. Étienne, ministre de la Guerre, chercha alors à tourner la difficulté : il invita les directeurs intéressés à faire connaître au directeur du Contrôle celles des dépenses comprises dans le programme supplémentaire qui paraissaient indispensables à engager immédiatement. Le total de ces dépenses urgentes fut alors réduit à 235 720 000 francs. Il faut d'ailleurs reconnaître que l'administration des Finances se trouvait alors en face de terribles besoins ; c'est, en effet, vers cette époque que, pour l'application de la loi de trois ans, d'énormes dépenses allaient s'engager : rien que pour les casernements rendus nécessaires par l'augmentation des effectifs, 162 700 000 francs étaient prévus pour l'exercice 1913 et 124 200 000 francs pour l'exercice suivant.

Cependant le ministre assumant énergiquement sa responsabilité, et se rendant compte qu'il était nécessaire de réviser l'ordre d'urgence établi pour les travaux à exécuter, décidait le 8 octobre de fondre les deux programmes, celui des 420 millions et celui des 504 millions. Des conférences furent tenues les 20, 21, 22 et 24 octobre sous ma présidence. Elles nous conduisirent à l'élaboration d'un programme d'ensemble s'élevant à la somme totale de un milliard 403 millions dont :

803 millions à demander immédiatement hors budget en remplacement des 420 millions du projet de loi du 27 février ;

305 millions à demander au titre des dépenses extraordinaires (3e section).

Et 295 millions demandés en deuxième urgence.

Ce programme joua de malheur. En effet, ayant fait l'objet d'un projet de loi, il fut transmis aux Finances le 12 novembre. Mais il ne fut pas déposé, le gouvernement ayant déclaré à la Commission du budget, le 18 novembre, qu'il s'en tenait strictement au projet du 27 février. Aussitôt, de nouvelles conférences eurent lieu au ministère de la Guerre pour établir des prévisions nouvelles qui, tout en restant dans la limite des 420 millions imposés par le gouvernement, comprendraient certains travaux urgents qui avaient été omis dans le programme du 27 février.

Nous arrivâmes ainsi à établir un nouveau projet qui fut arrêté, par décision ministérielle du 25 novembre 1913, à la somme totale de 1 147 000 000 francs dont 420 millions hors budget et 727 820 121 francs par annuités budgétaires de la 3e section.

Mais au début de décembre 1913 survint un nouveau changement de ministère, qui amena un nouveau retard. La question fut cependant reprise par le nouveau ministre de la Guerre, M. Noulens, qui obtint fin décembre de son collègue des Finances l'acceptation d'un programme d'accélération de 1 408 741 571 francs. Ce programme figura dans le projet de loi déposé le 16 janvier 1914 ; il comprenait : 754 000 000 francs à engager hors budget et 416 450 571 francs à comprendre dans les annuités budgétaires au titre de la 3e section.

Les élections du 26 avril 1914 retardèrent la discussion de ce projet, qui ne fut voté par le Sénat qu'à la veille de la guerre dans les fameuses séances où M. Charles Humbert, rapporteur de la Commission de l'armée, fit à la tribune des révélations sur notre situation militaire qui émurent profondément l'opinion. Il est probable que ces révélations eurent leur écho outre-Rhin et contribuèrent à hâter la décision allemande de nous déclarer la guerre. A la suite de ces révélations, M. Clemenceau montait à la tribune et s'écriait : "Depuis 1870, je n'ai pas assisté à une séance du Parlement aussi émouvante ni aussi douloureuse."

Cette fois, le pays s'éveilla tout entier. Il s'apercevait brusquement du degré d'impréparation dans lequel l'avait plongé une longue période d'utopies pacifistes. Mais, s'il pouvait mesurer l'effort à faire, il était, hélas, trop tard pour l'accomplir.

Telle fut la longue et douloureuse histoire des budgets d'avant-guerre. J'ai montré dans le cours de ce récit qu'une des causes essentielles de désordre dans l'établissement de nos budgets militaires provenait de l'indépendance des différentes directions. M. Messimy l'avait senti lorsque, dès décembre 1911, il me fit assister aux réunions des directeurs destinées à l'établissement de nos besoins. M. Étienne le comprit également lorsqu'en octobre 1913 il me chargea de présider les conférences qui aboutirent à la fusion des deux programmes de 420 millions et de 504 500 000 francs.

Une autre cause de notre impuissance à aboutir résidait à mon avis dans l'instabilité ministérielle. Huit ministres se sont succédé du 1er janvier 1911 à la déclaration de guerre. Ils tombaient sans avoir eu le temps de se mettre au courant du fonctionnement compliqué de leur département. Un trop grand nombre d'organes aboutissaient directement à ce ministre éphémère. Il en résultait une omnipotence des directeurs qui ne subissait plus d'autorité supérieure. Quant à la direction du Contrôle qui travaillait directement avec les rapporteurs des Commissions parlementaires, elle était arrivée à jouer un rôle pour lequel elle n'était pas faite. Elle modifiait, remaniant les demandes des services, et les coordonnait. C'était elle qui, en réalité, préparait le budget. Sa situation était d'autant plus forte qu'elle demeurait, alors que les ministres passaient.

Enfin l'opinion publique était trop peu et trop mal renseignée sur les nécessités militaires. On l'a trop longtemps laissée ignorer l'énormité de l'effort de nos voisins de l'Est ; si elle eût été mieux instruite et plus consciente des risques courus, elle aurait exigé plus tôt la réalisation de l'effort financier devant lequel le Parlement recula trop longtemps, et qui ne fut consenti qu'à la veille de la guerre.

  1. Ce programme est connu sous le nom de "Programme des 420 millions".