Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 373-452).


MÉMOIRES


DU


PÈRE BERTHOD.



SECONDE PARTIE


Secret de la négociation pour la réduction de Bordeaux
à l’obéissance du Roi, en l’année
1653.


[1652] Le Roi voyant le peuple de Paris soumis, et son autorité établie dans le parlement aussi bien que parmi la bourgeoisie et le petit peuple, assembla son conseil secret pour aviser aux moyens de remettre Bordeaux dans son devoir, et d’en faire sortir ceux qui maintenoient le peuple dans la rébellion, afin de donner sujet aux bourgeois de cette ville-là, qui avoient de bonnes intentions pour le service de Sa Majesté, de travailler à leur liberté, et de se remettre dans l’obéissance du Roi.

La Reine et M. Servien furent d’avis d’y envoyer secrètement le père Berthod et M. de Bourgon, parce qu’ils étoient assurés de leur affection pour le service du Roi, et qu’ils s’étoient parfaitement acquittés de leur entreprise dans l’affaire de Paris. Ils partirent donc tous deux, au mois de décembre 1652, avec des ordres de Sa Majesté qui leur donnoient pouvoir d’agir ainsi qu’ils aviseroient, sans leur prescrire cune chose déterminément, laissant cette négociation absolument à leur conduite.

Ces deux négociateurs arrivèrent à Blaye après avoir passé par Angoulême, et pris escorte du marquis de Montausier, qui leur donna de ses gardes, suivant les ordres qu’il en avoit reçus du Roi.

Le sieur de Bourgon demeura dans Blaye auprès du duc de Saint-Simon, et le père Berthod passa à Bordeaux, parce qu’il y connoissoit tout le monde, y ayant autrefois demeuré trois ou quatre ans, et que le sieur de Bourgon n’y avoit aucune habitude.

Le père Berthod y arriva la veille de Noël, sur le midi ; et ce fut une assez bonne conjoncture, parce qu’ayant grande dévotion aux cordeliers, il prendroit occasion, pendant les fêtes, de parler à ses amis, et de rendre à quelques-uns des bien intentionnés des lettres de M. de Servien, qui leur mandoit d’agir suivant les ordres que le père Berthod leur donneroit.

Le jour même qu’il y arriva, il envoya quérir le sieur Le Roux et le sieur de La Chaise son gendre, qu’il savoit avoir de bonnes intentions pour le rétablissement de l’autorité royale. Il les trouva autant affectionnés qu’on pouvoit espérer, et dans la disposition de tout entreprendre pour le service du Roi, lorsque les choses seroient en état de le pouvoir faire. Ils nommèrent au père Berthod ceux auxquels on se pouvoit fier dans la ville, et ceux qui étoient absolument pour le service du Roi. Ils lui dirent même que la maison des cordeliers n’étoit pas fort bien intentionnée, non plus que d’autres maisons religieuses, et quantité de curés des paroisses ; que le père Ithier[1], gardien des cordeliers, avoit de grandes attaches à M. le prince de Conti, à madame de Longueville et au sieur Lenet[2], qui étoit l’intendant de M. le prince de Condé dans Bordeaux, et qui gouvernoit tout dans la ville. Mais le père Berthod assura ces deux messieurs de la fidélité du père Ithier pour le service du Roi, et qu’il n’avoit pas marchandé de quitter les intérêts de M. de Conti et de madame de Longueville, lorsqu’il lui avoit rendu une lettre de la Reine, qui lui ordonnoit de travailler conjointement avec le père Berthod pour faire revenir Bordeaux à l’obéissance de Sa Majesté ; que leur intelligence étoit cachée, et que tous les religieux de la communauté n’avoient d’autre pensée du père Berthod que celle de croire qu’il étoit venu en Guienne pour se rétablir dans cette province-là, dont il avoit autrefois été ; aussi leur avoit-il ainsi fait croire.

Pendant les fêtes il vit ses amis dans la ville, officia publiquement le jour de Saint-Étienne à la grand’messe et à vêpres, afin qu’on ne fût point surpris lorsqu’on le verroit dans les rues ; et il disoit à tous ceux de sa connoissance qui le venoient voir, qu’il se venoit rétablir dans Bordeaux. Le jour des Innocens, M. le prince de Conti envoya quérir le père Ithier pour lui dire qu’il venoit de recevoir des lettres de la cour qui lui marquoient que le père Berthod devoit venir à Bordeaux pour y travailler contre M. le prince de Condé et contre lui, et pour y faire ce qu’il avoit fait à Paris dans la négociation du retour du Roi ; qu’il étoit pleinement informé comme il avoit agi ; qu’on lui écrivoit de se saisir de sa personne, parce qu’il étoit très-dangereux et très-nuisible à leur parti ; qu’ainsi il prioit le père Ithier de lui donner avis lorsqu’il seroit arrivé ; qu’il étoit parti de Paris travesti par ordre de la Reine ; et il lui marqua la manière dont il étoit vêtu. Le père Ithier répondit à M. de Conti que Son Altesse étoit sans doute mal informée ; que le père Berthod étoit arrivé il y avoit quatre jours ; qu’il étoit venu en habit de religieux ; qu’il étoit tous les jours au chœur, et qu’il voyoit publiquement ses anciennes connoissances dans la ville ; que ce père n’étoit venu à Bordeaux à autre dessein que d’y procurer son rétablissement dans la province d’Aquitaine, de laquelle il avoit été dix ou douze ans ; et qu’il ne lui avoit point paru qu’il fût venu pour autre sujet que pour celui-là.

M. le prince de Conti se contenta de ce que le père Ithier lui dit, et lui ordonna de faire observer le père Berthod jusques après l’arrivée du premier courrier, qui lui donneroit de plus amples nouvelles.

Le père Ithier, qui dit au père Berthod ce qui s’étoit passé entre le prince de Conti et lui, le surprit extrêmement, et il jugea que quelques-uns d’auprès de la Reine ou de messieurs les ministres trahissoient les affaires du Roi, et par là rendoient tous les desseins pour Bordeaux inutiles. Aussi le père Berthod, depuis ce temps-là, n’osa plus voir ses amis bien intentionnés qu’en cachette, de peur de les rendre suspects et de leur ôter le moyen de servir le Roi.

[1653] Le premier jour de l’an 1653, M. le prince de Conti envoya un de ses valets de pied au père Berthod, pour lui dire qu’il vînt trouver Son Altesse avec le père Ithier, sur les quatre heures. Ils y allèrent tous deux ; et le prince de Conti, qui étoit seul dans sa chambre avec le sieur Lenet, dit au père Berthod qu’il l’avoit envoyé quérir sur des lettres qu’il avoit reçues de Paris, qui lui donnoient avis qu’il en étoit parti par ordre du Roi, pour venir travailler contre son frère et contre lui ; qu’on lui mandoit l’obligation qu’il avoit de se saisir de sa personne, et qu’il ne pouvoit faire autrement que de le faire arrêter prisonnier ; que pour cela il avoit fait mettre les chevaux à son carrosse, et donné l’ordre à son capitaine des gardes de le faire conduire dans les prisons de l’hôtel-de-ville ; que néanmoins s’il lui vouloit dire la vérité, il le traiteroit doucement, et qu’il ne le livreroit pas entre les mains de l’Ormée[3], qui lui avoit député ses chefs pour le lui demander. Le père Berthod répondit à M. le prince de Conti qu’on avoit donné de mauvais mémoires à Son Altesse ; qu’il n’étoit parti de Paris pour Bordeaux qu’afin d’y venir chercher ses anciens amis, et de voir s’il trouveroit jour à se rétablir dans la province d’Aquitaine, de laquelle il étoit sorti par ordre du général de son ordre, pour aller dans la province de Saint-Bonaventure avec un de ses amis ; que cet ami étant mort, et n’ayant point d’autre attache dans cette province de Saint-Bonaventure, il revenoit dans celle de Guienne pour y chercher son repos.

M. le prince de Conti se moqua de cette réponse, et demanda au père Berthod s’il n’avoit pas pris congé de la Reine ; s’il n’avoit pas eu conférence avec Sa Majesté plus de demi-heure ; s’il n’avoit pas vu M. Servien, M. Le Tellier, M. l’archevêque de Bordeaux et M. l’évêque de Glandèves, auparavant nommé le père Faure. Le père Berthod voyant qu’il ne pouvoit nier toutes ces choses, lui confessa qu’il étoit vrai qu’il avoit vu toutes ces personnes-là ; qu’il y alloit de sa satisfaction de prendre congé d’eux ; que puisqu’ils lui faisoient l’honneur d’avoir eu quelques bontés pour lui, il y alloit de son devoir de leur avoir dit adieu, sortant de Paris pour n’y plus retourner, et qu’il s’en venoit dans la province de Guienne pour n’en plus sortir.

M. le prince de Conti voyant qu’il ne pouvoit rien tirer du père Berthod, lui fit voir deux lettres fort longues, qui lui disoient tout ce que ce père pouvoit avoir fait avant de partir de Paris ; de quelle façon il étoit vêtu lorsqu’il monta à cheval avec le sieur de Bourgon, duquel on ne disoit pas le nom ; mais on disoit le poil des chevaux sur lesquels ils étoient montés, et une marque que le sieur de Bourgon avoit à l’œil. À l’interligne d’une de ces lettres il y avoit : « Je vous enverrai par le premier ordinaire la copie du chiffre du père Berthod, parce qu’on n’a pas le loisir de le transcrire pour vous le donner par celui-ci. »

Parmi toutes ces choses vraies, il y en avoit quantité de fausses ; et cela servit beaucoup au père Berthod, qui vit qu’en déniant les choses fausses qu’on écrivoit dans ces lettres, il en pouvoit dénier beaucoup de vraies. Comme il se vit trahi du côté de la cour, il se résolut de dire ce qu’il ne pouvoit cacher. Il dit donc à M. le prince de Conti que ce qu’il avoit dit à Son Altesse de son établissement dans la province de Guienne étoit vrai ; qu’il n’avoit eu d’autre pensée en partant de Paris que celle-là ; et que lorsqu’il avoit pris congé de la Reine et des autres messieurs qu’il lui avoit nommés, Sa Majesté lui avoit dit que puisqu’il avoit toujours été affectionné au service du Roi et qu’il venoit à Bordeaux, qu’il écrivît en quelle disposition étoit le peuple, et s’il y avoit apparence qu’on y pût rétablir l’autorité du Roi ; que suivant ce qu’il en manderoit, on y enverroit quelqu’un pour y travailler, ou que peut-être on lui enverroit à lui-même des ordres pour cela ; et que sans doute le traître qui écrivoit à Son Altesse en avoit ouï dire quelque chose, et que sur cela il lui avoit écrit qu’il lui enverroit la copie du chiffre dont on se vouloit servir ; mais que pour lui père Berthod, il n’avoit point eu encore d’ordre pour travailler, et qu’il ne savoit pas si on lui en enverroit ; et quand même on le lui feroit, qu’il n’étoit pas résolu de l’accepter, parce qu’il vouloit vivre en repos.

M. de Conti voyant qu’il n’en pouvoit avoir plus de lumières, et croyant que le père Berthod lui disoit la vérité, lui proposa de faire pour lui et pour M. le prince son frère ce qu’il eût voulu faire pour la cour ; que puisqu’il étoit découvert, il ne pouvoit rien faire pour le service du Roi ; que quand même il y travailleroit efficacement, il y courroit risque de sa vie ; que ses travaux seroient sans récompense ; que la cour étoit ingrate ; qu’il le pouvoit connoître par ce qu’il avoit fait à Paris, dont il n’avoit eu aucune satisfaction ; mais que s’il vouloit prendre son parti et celui de monsieur son frère, il y trouveroit son compte ; qu’il lui donneroit des bénéfices, et que présentement il lui feroit donner l’argent qu’il désireroit. Le père Berthod répondit qu’il étoit né serviteur du Roi, qu’il y avoit vécu, et qu’il y vouloit mourir, et que s’il avoit du bien à espérer, il le vouloit acquérir par de bonnes actions, et non pas pour avoir trahi Sa Majesté et son État.

Sur cela M. le prince de Conti renvoya le père Berthod dans son carrosse, à dix heures du soir, au couvent des cordeliers avec le père Ithier, auquel il donna ordre secrètement de le faire observer, et dit au père Berthod qu’il lui enverroit le lendemain le sieur Lenet, pour voir s’il avoit pensé à la proposition qu’il lui venoit de faire de prendre son parti, et d’abandonner celui du Roi.

Le père Berthod s’en retourne, non sans inquiétude de se voir découvert par la perfidie de ceux qui approchent de Leurs Majestés ; car M. le prince de Conti dit que dès aussitôt que le père Berthod fut sorti d’auprès de la Reine pour venir à Bordeaux, une des femmes qui étoit dans la chambre de Sa Majesté en alla avertir ceux du parti de M. le prince, et leur dit qu’on l’envoyoit à Bordeaux. Son Altesse dit encore le nom de celui qui lui avoit écrit, qui depuis pour cela, et pour d’autres plus grandes trahisons, a fini ses jours par la main du bourreau.

Le lendemain, le sieur Lenet alla trouver le père Berthod, auquel il renouvela les propositions de M. le prince de Conti, et lui dit quantité de choses pour l’obliger de les accepter. Il fut contraint de s’en retourner après lui avoir parlé environ une heure, sans tirer d’autre résolution du père Berthod que celle de ne se vouloir pas ranger du parti de M. le prince.

Le sieur Lenet voyant que ce père ne vouloit point abandonner le parti du Roi, lui vint dire, après avoir fait cinq ou six conférences inutiles, qu’il pouvoit, lui père Berthod, dans la conjoncture des affaires présentes, faire lui seul la paix générale. Le père répondit que si cela étoit, qu’il s’y donneroit tout entier, pourvu que son honneur et sa conscience s’y trouvassent sauvés ; mais qu’il n’avoit pas assez de présomption pour se persuader qu’une personne comme lui dût faire une chose à quoi messieurs Servien, d’Avaux et tant d’autres plénipotentiaires n’avoient pu réussir. Lenet repartit que certainement il le pouvoit faire s’il vouloit suivre les instructions qu’il lui donneroit ; qu’en cela il serviroit le Roi, M. le prince, son parti, et qu’il donneroit le repos à tout le royaume ; et voici comme il débuta.

« La paix générale, dit-il, dépend de la Reine et de M. le cardinal, comme je vous ferai voir dans les articles que j’en ai dressés par l’ordre du roi Catholique : mais il y a cette restriction que le roi d’Espagne a donné sa parole à M. le prince qu’il ne signeroit jamais les articles de la paix que Son Altesse n’eût fait la sienne avec le roi de France. Si la Reine et M. le cardinal font la moindre démarche pour traiter d’accommodement avec M. le prince. Son Altesse viendra les bras ouverts pour donner les mains à tout ce qu’ils désireront. Sa Majesté et Son Eminence ne veulent point entendre parler de paix avec M. le prince tant qu’ils verront qu’ils auront avantage sur son parti ; au contraire, ils le pousseront le plus qu’ils pourront. Bordeaux est le seul endroit dans le royaume où Son Altesse peut se réfugier et y prendre de nouvelles forces. La Reine et M. le cardinal sont dans l’espérance de faire revenir cette ville dans son devoir, d’y rétablir l’autorité du Roi, et d’en chasser le parti de M. le prince ; et sous cette espérance ils ne veulent point d’accommodement avec lui : mais si Sa Majesté et Son Eminence se voient hors de possibilité de prendre Bordeaux, certainement ils parleront de paix avec Son Altesse. Et comme je vous viens de dire, dit-il au père Berthod, dans la première démonstration que la Reine et M. le cardinal en feront faire, M. le prince donnera entièrement les mains. Ainsi l’accommodement étant fait entre le Roi et Son Altesse, il ne tiendra plus qu’à Leurs Majestés et à Son Eminence de faire la paix générale, puisque le roi d’Espagne la désire si passionnément, et qu’il fera tout ce que le roi de France voudra, pourvu que la paix de M. le prince soit faite. »

Le père Berthod l’ayant écouté, lui dit que ce qu’il disoit étoit la plus belle chose du monde ; mais qu’il ne voyoit pas que lui père Berthod pût contribuer à cette paix générale, ni la faire tout seul comme il disoit. Lors Lenet lui repartit : « Voici comme vous ferez : vous êtes envoyé ici pour le service du Roi. » Sur cela le père Berthod lui répondit qu’il supposoit faux. « Supposons, dit Lenet, qu’il soit vrai que vous y soyez envoyé ; quoiqu’il en soit, vous devez écrire à la cour la disposition de Bordeaux. Vous écrirez donc à la Reine et aux ministres que vous avez trouvé dans cette ville plus de la moitié de bons bourgeois ; qu’ils ont inclination à la paix ; mais que les ormistes, qui sont les petites gens gouvernés par quelques-uns du parlement, sont attachés si fort aux intérêts de M. le prince, du prince de Conti et de madame de Longueville et du reste de leur cabale, se portent avec tant de violence contre ceux qui parlent de la paix, que les premiers bourgeois qui témoignent la souhaiter sont battus, chassés, et leurs maisons pillées et brûlées ; de sorte que ces bien intentionnés sont dans une timidité si grande qu’ils sont hors de pouvoir de rien faire, parce qu’ils n’osent se découvrir l’un à l’autre, de peur d’être maltraités par ceux de la faction des princes. Qu’ainsi vous voyez, dit Lenet au père Berthod, Bordeaux hors d’état de revenir à l’obéissance du Roi. Nous écrirons encore, dit Lenet, de notre côté à nos amis, à Paris, la même chose que vous manderez dans vos lettres. Ce que nous écrirons sera vu à la cour, on le trouvera conforme à ce que vous direz, et par là vous ferez perdre l’espérance à la Reine et à M. le cardinal de faire sortir Bordeaux des mains de M. le prince. Cette espérance étant perdue, ils traiteront avec Son Altesse ; et faisant leur accommodement par le moyen de vos lettres, qui leur ôteront l’envie de plus penser à Bordeaux, vous seul serez cause de la paix générale, puisque le roi d’Espagne ne retarde à la faire que parce que M. le prince n’a pas fait la sienne. » À ces beaux discours le père Berthod répondit qu’il aimoit mieux qu’il y eût une guerre générale que d’avoir fait cette paix en trahissant le Roi, et faisant contre son honneur et sa conscience. Après plusieurs discours sur cette matière, Lenet s’en retourna, et promit au père de revenir le lendemain pour savoir sa dernière résolution.

Le lendemain, Lenet revint trouver le père ; et lui ayant demandé s’il avoit songé à la proposition qu’il lui avoit faite le jour précèdent, il lui répondit que oui, qu’il avoit trouvé quelque lumière pour servir en cela le Roi et le parti de M. le prince, et ne perdre point son honneur ; mais qu’il lui falloit du temps pour bien prendre ses mesures, et qu’il lui demandoit huit jours pour lui donner sa dernière parole. Lenet s’en retourne fort joyeux dire à M. le prince de Conti et à madame de Longueville le progrès qu’il croyoit avoir fait sur l’esprit du père Berthod ; ils l’écrivirent à la cour comme une chose qu’ils croyoient être très-avantageuse pour le bien de leur affaire ; et parce que les lettres étoient interceptées et portées à la Reine, Sa Majesté commençoit de douter de la fermeté du père Berthod, jusques à ce qu’elle vit de ses lettres entre les mains de M. l’évêque de Glandèves, qui assuroient la Reine que ce qu’il en faisoit n’étoit que pour mieux jouer son personnage, et qu’il n’avoit pas trouvé de meilleur expédient, pour ne pas perdre les affaires du Roi, que de donner quelque espérance à Lenet de se ranger du parti des princes.

Peu de temps après que Lenet eut quitté le père, un des principaux de l’Ormée le vint trouver, et lui dit : « Mon père, je vous viens avertir, comme votre ami ancien, que M. le prince de Conti vous donnera un passe-port, si vous vous roidissez à ne vous pas mettre de la faction, afin qu’on voie qu’il tient les paroles qu’il a données ; mais aussi je vous assure que dans le moment que vous serez prêt à vous embarquer, vous serez saisi par une vingtaine d’ormistes qui se moqueront de votre passe-port, et qui vous massacreront comme ils firent le pauvre M. Thibaut. Ainsi prenez vos mesures là-dessus, et ne me découvrez pas, car je vous donne cet avis comme à une personne que j’aime depuis longtemps. »

Le père Berthod, dès l’heure même, songe à son évasion ; il en cherche les moyens, et pour cet effet, par le moyen de madame Lozon, il envoie chercher un paysan à trois lieues de Bordeaux pour envoyer à Blaye, parce qu’il étoit extrêmement dangereux d’en prendre de la ville ni des environs, d’autant qu’ils eussent tous trahi leur père et leur frère pour un quart d’écu.

Pendant que cette dame envoie quérir son paysan, le père Berthod pense aux moyens d’écrire au duc de Saint-Simon et au sieur de Bourgon, parce que s’il écrivoit selon le chiffre qu’il avoit, et que le paysan fût pris, la lettre pourroit être vue par M. le prince de Conti, qui avoit le même chiffre, qu’on lui avoit envoyé de Paris.

Le père donc écrivit une lettre chimérique au curé de Blaye, dans laquelle, sous le nom d’un de ses oncles, il lui parloit de la résignation d’un bénéfice ; et quand la lettre eût été trouvée et le paysan pris, il n’y avoit rien à craindre, puisqu’elle ne parloit point du père Berthod ni de sa détention, et encore moins du dessein qu’il avoit de se sauver. En marge de cette lettre il y avoit : « Je vous envoie de l’eau pour les yeux. Frottez-vous-en, cela vous éclaircira la vue. » Ce paysan part avec la lettre pour le curé de Blaye et la fiole d’eau pour les yeux, avec ordre, s’il étoit pris, de dire qu’il portoit le tout au curé ; et s’il ne l’étoit pas, de rendre l’eau et la lettre au duc de Saint-Simon.

Le paysan, après avoir fait de grands détours pour éviter l’armée navale des Bordelais, arrive à Blaye, donne la lettre et la fiole au duc de Saint-Simon, qui, n’y trouvant rien d’écrit que ce qui paroissoit pour le curé de Blaye, la communique au sieur de Bourgon ; et tous deux ensemble, après avoir bien considéré le derrière de la lettre, et n’y voyant point d’apparence d’écriture, crurent qu’il la falloit frotter de l’eau que le père Berthod leur envoyoit : ce qu’ils firent, et aussitôt ils découvrirent cinq ou six lignes d’écriture aussi noire que la plus belle encre du monde, qui disoient :

« Je suis arrêté par M. le prince de Conti et par l’armée ; envoyez-moi au plus tôt le même batelier qui m’a conduit de Blaye à Bordeaux ; qu’il apporte des habits de matelot dans sa chaloupe. Faites diligence ; autrement je suis perdu, et les affaires du Roi ruinées. »

Le duc de Saint-Simon, qui étoit bien intentionné pour le service de Sa Majesté, et qui ne manquoit pas d’occasions à le faire paroître, envoie, dès aussitôt qu’il eut reçu le billet du père Berthod, le batelier qu’il demandoit au couvent de la Grande Observance, qui dit à ce père que le duc de Saint-Simon et le sieur de Bourgon l’avoient fait venir en grande diligence avec des habits de matelot qu’il avoit dans sa chaloupe, et lui avoient dit de faire tout ce qu’il voudroit. Le père Berthod donne au batelier les habits de religieux qu’il avoit apportés de Paris, et qu’il avoit quittés pour en prendre de ceux de Bordeaux, afin d’être plus conforme à eux, et qu’on prit moins garde à lui lorsqu’il étoit dans les rues. Il donna donc ses habits au batelier, avec ordre d’aller mettre sa chaloupe au fond des Chartreux, et de le venir voir tous les matins pour savoir ce qu’il auroit à faire.

Pendant quatre ou cinq jours que le batelier demeura à bord, le sieur Lenet alla trouver deux ou trois fois le père Berthod, auquel il demanda s’il étoit résolu de servir M. le prince. Le père lui répondit qu’oui ; mais qu’il vouloit faire ses conditions. Lenet alla porter cette nouvelle au prince de Conti et à madame de Longueville ; et Lenet étant revenu le lendemain trouver le père, lui dit que M. le prince de Conti viendroit le lendemain des Rois diner au couvent, et qu’alors ils feroient leur traité en la manière que le père voudroit. Le père Berthod répondit que ce dîner ne dépendoit pas de lui, que c’étoit une affaire du père Ithier ; à quoi Lenet répondit qu’ils en étoient d’accord ensemble.

Le père Berthod se voyant sur le point d’être perdu, parce qu’il ne vouloit point s’engager avec le prince de Conti, mit toutes les dispositions à sa fuite et afin de la faciliter davantage, il persuade au père Ithier de remettre ce diner à une autre fois il lui représente qu’il ne prenoit garde que la ville en seroit scandalisée, parce que ce lendemain des Rois étoit le commencement d’un carême volontaire que les religieux de saint François font en leurs maisons ; que M. le prince de Conti venant dîner au couvent, et lui père Ithier, aussi bien que lui père Berthod, étant à sa table, seroient obligés de manger de la viande ; et quoiqu’il n’y eût pas de mal de le faire, puisque ce n’étoit pas un carême d’obligation, qu’il y avoit toujours de la mauvaise édification, puisqu’on ne raangeoit point de viande dans le couvent. Le père Ithier, persuadé de cette raison, trouve moyen de s’excuser envers M. le prince de Conti, et prie Son Altesse de mettre la partie à une autre fois.

Cependant le père Berthod, qui avoit découvert le dessein pour lequel il étoit venu à Bordeaux au père Galtery, et qui s’étoit engagé de servir le Roi dans l’occasion présente, lui dit qu’il s’en vouloit aller dès qu’il en trouveroit l’occasion ; qu’il ne pouvoit plus retarder son départ sans gâter les affaires du Roi : mais il ne lui dit pas que le batelier étoit tout prêt ; il le pria seulement de n’en rien dire au père Ithier, et qu’il le rendît capable[4] de son évasion lorsqu’il en auroit appris la nouvelle.

Le jour des Rois étant arrivé, le père Berthod se fait inviter à dîner pour le lendemain par une personne de la ville, avec le père Ithier et le père Galtery, afin que si M. le prince de Conti venoit pour dîner il ne trouvât ni les uns ni les autres, et qu’ainsi il n’engageât point le père Ithier à des choses qu’il ne vouloit pas faire, ou à s’exposer à sa colère ou à la fureur des ormistes.

Ce jour-là même, le sieur de Chambret, qui savoit que le père Berthod étoit à Bordeaux, et ce qu’il y étoit venu faire, y arrive. Dès le même moment il alla voir ce père, et lui dit que la cour l’avoit envoyé, ainsi qu’ils en étoient tous deux demeurés d’accord avec messieurs Servien et d’Amiens[5]. Le père Berthod lui représenta le contre-temps dans lequel il étoit venu, le danger où il se mettoit si on venoit à savoir leur entrevue ; et il renvoya le sieur de Chambret sans faire mine de le connoître, comme une personne avec laquelle il n’avoit point d’habitudes particulières.

Le lendemain des Rois arrivé, les trois pères s’en vont dîner chez la personne qui les avoit invités, et laissent ordre de dire à M. le prince de Conti, s’il venoit pour dîner, qu’ils n’y étoient pas, et qu’ils étoient sortis dans la pensée qu’ils avoient que Son Altesse ne se donneroit pas la peine de venir au couvent ce jour-là pour y dîner.

Sur les onze heures, M. le prince de Conti, qui étoit dans l’impatience de traiter avec le père Berthod, envoie aux Cordeliers dire qu’il ne viendroit point dîner, mais que sur les deux heures il ne manqueroit pas de s’y rendre ; qu’ainsi le père Ithier et le père Berthod n’en bougeassent pas. Le portier fit savoir l’intention du prince de Conti à ces trois pères, et cela fit hâter le père Berthod de songer à son départ. Aussi quitta-t-il sa compagnie au moitié du dîner, faisant croire au père Ithier qu’il avoit donné le rendez-vous au sieur Chambret à midi, et qu’il ne pouvoit lui manquer de parole. Le père Ithier le laisse aller, après lui avoir fort recommandé de se trouver au couvent à une heure, pour ne pas fâcher le prince de Conti.

Le père Berthod quitte donc sa compagnie, s’en va prendre un religieux aux Cordeliers, pour l’accompagner par la ville ; il le conduit sur le Charton, sans lui parler de quoi que ce fût de son dessein ; et lorsqu’il se vit par delà le château Trompette, il dit à celui qui l’accompagnoit qu’il l’avoit choisi comme son ami, pour le mener en un lieu où il ne vouloit point que d’autre personne que lui eût la connoissance de ce qu’il y feroit ; qu’il avoit donné le rendez-vous à un homme de grande condition, dans un cabaret borgne au fond des Chartreux ; qu’ils y dévoient parler d’une affaire très-importante ; qu’il avoit choisi ce lieu-là pour n’être pas découvert, et qu’il le prioit que si, dans la suite de leurs discours et dans l’ardeur de leur conférence, il entendoit quelque chose de ce qu’ils diroient, il n’en parlât jamais à personne ; que c’étoit une matière fort chatouilleuse, et qu’il lui feroit courre risque de sa personne, si le prince de Conti en avoit la moindre connoissance. Le compagnon, qui étoit ami du père Berthod, et qui savoit en gros qu’il étoit serviteur du Roi, sans pourtant qu’il en sût aucune chose en particulier, lui promit de le servir ainsi qu’il le désiroit, et que quoi qu’il pût entendre de la conférence, il n’en parleroit point.

Ces deux pères étant arrivés dans ce cabaret borgne, le père Berthod, qui avoit porté une écritoire et du papier, écrivit une grande lettre au père Ithier, dans laquelle il le prioit de ne trouver pas mauvais s’il s’en alloit sans voir M. le prince de Conti ; qu’il ne pouvoit traiter avec Son Altesse sans gâter les affaires du Roi, et sans blesser son honneur et sa conscience ; qu’il ne pouvoit ni ne devoit abandonner le service de Sa Majesté. Et il lui dit encore d’autres choses sur cette matière, afin qu’il se pût justifier au prince de Conti, au cas qu’il l’accusât d’être d’intelligence avec le père Berthod pour son évasion ; et afin que le père Berthod écrivît sa lettre en repos et sans être vu du père qui l’accompagnoit, il l’engagea à faire collation avec des matelots espagnols qui pétunoient[6]. Ce fut une des raisons qui obligea le père Berthod de choisir le compagnon qu’il avoit amené, parce qu’il savoit parler espagnol, et que le batelier qui devoit conduire le père Berthod à Blaye l’avoit averti qu’il y avoit toujours des Espagnols dans ce cabaret.

La lettre étant faite, cachetée et enveloppée dans un papier sans suscription aussi cacheté, le batelier, qui avoit le mot du père Berthod, lui vint dire en la présence du compagnon que le gentilhomme qu’il attendoit ne viendroit pas s’il ne l’alloit quérir ; qu’il étoit dans l’Amiral de Hollande, qui étoit dans la rivière de Bordeaux pour escorter la flotte en ce pays là, qui étoit venue pour acheter les vins des Bordelais. Le père Berthod prit de là occasion de dire à son compagnon qu’il le prioit de se donner patience dans ce cabaret, pendant qu’il iroit quérir la personne avec laquelle il devoit conférer, et qu’ils seroient de retour dans une heure ou deux. Et lors le père Berthod donna au père qui l’accompagnoit le paquet qu’il avoit cacheté, lui faisant croire que c’étoit un mémoire des choses dont il devoit traiter avec celui qu’il alloit quérir ; et qu’il le prioit, dès le même moment qu’il seroit de retour, de le lui rendre, afin de faciliter leur conférence. Le compagnon, qui crut bonnement ce que le père Berthod lui disoit, se résolut d’attendre dans le cabaret une heure ou deux ; mais il y demeura jusques à la nuit, pendant que le père Berthod gagnoit Blaye avec son batelier, et qui, afin de n’être pas arrêté par l’armée navale des Bordelais, au travers de laquelle il falloit passer, s’étoit travesti en matelot, et rama dans la chaloupe avec celui qui la conduisoit, jusques à ce qu’il fût hors de danger d’être pris des ennemis.

Pendant que le père Berthod arrive à Blaye, qu’il y est caressé du duc de Saint-Simon et du sieur de Bourgon, il se fait grande rumeur à Bordeaux sur la fuite de ce père. Son compagnon étant de retour au couvent, le père Ithier en colère lui demande où étoit celui qu’il avoit accompagné. Le compagnon, qui croyoit que le père Ithier étoit d’intelligence avec le père Berthod, lui répondit en riant qu’il se moquoit, et qu’il le savoit mieux que lui. Le père Ithier, qui se fâchoit tout de bon, maltraitoit le pauvre compagnon de paroles, et le menaçoit de le faire fouetter. Le compagnon qui railloit, plus le père Ithier se fachoit, lui jette le paquet qu’il avoit, lui disant : « Le père Berthod s’en est allé, il m’a donné cela ; voyez ce que c’est. »

Le père Ithier ayant ouvert le paquet, y trouve la lettre que le père Berthod lui écrivoit ; dès le même instant qu’il l’eut lue, il la porte au prince de Conti, quoiqu’il fût neuf heures au soir. Son Altesse fut extrêmement surprise, et elle accusa le père Ithier d’avoir consenti à cette évasion ; mais ce père s’étant excusé par beaucoup de raisons, et par la justification même qui paroissoit dans la lettre du père Berthod, laissa le prince de Conti persuadé qu’il n’en étoit pas coupable ; et toute la colère de Son Altesse, aussi bien que de madame de Longueville et de Lenet, se tourna sur le père Berthod, et sur ceux qu’on croyoit avoir eu intelligence avec lui.

Le lendemain, de grand matin, l’Ormée s’assembla sur la fuite du père. Le prince de Conti fit une ordonnance par laquelle la tête du père Berthod fut mise à sept cents pistoles : son portrait fut vendu et affiché par les rues. Les ormistes, qui s’étoient persuadés que le sieur Du Buhoc, conseiller du parlement, avoit eu quelque correspondance avec lui, allèrent piller sa maison, et l’eussent assassiné s’il ne se fût sauvé par dessus les toits dans le couvent des jacobins. L’un des jurats, duquel on avoit le même soupçon, fut déposé de sa charge, et chassé hors de la ville. Enfin, durant deux jours, c’étoit une rumeur étrange dans toutes les maisons de Bordeaux ; les malintentionnés ne parloient que de roues et de gibets pour ce pauvre père ; mais les bons bourgeois, qui avoient quelques bons sentimens pour le service du Roi dans le cœur, et qui ne savoient pas pourquoi le père Berthod étoit dans Bordeaux, commencèrent à ouvrir les yeux, et à louer Dieu de la bonne intention qu’il avoit eue de remettre la paix et le repos dans leur ville. Plusieurs se dirent l’un à l’autre qu’il falloit continuer ce dessein ; qu’ils ne devoient plus souffrir l’oppression dans laquelle ils étoient, et qu’il falloit secouer le joug des princes et sortir de la tyrannie de l’Ormée.

Le sieur Le Roux fit savoir cette bonne intention au père Berthod, qui étoit à Blaye, par deux capitaines qu’il lui envoya ; et depuis ce temps-là jusqu’au 11 de février 1653, que ce père alla en cour, il avoit un commerce par lettres deux fois la semaine avec plus de cinquante bourgeois de la ville, avec lesquels il n’eût pu agir s’il eût demeuré dans Bordeaux ; et l’on peut dire que la fuite du père Berthod, et la rumeur qu’on avoit faite à sa sortie, étoit incomparablement plus utile au service du Roi que n’eût été son séjour dans la ville, quoiqu’il n’eût pas été découvert.

Le père Ithier pendant ce temps-là passoit pour anathème dans l’esprit des Bordelais bien intentionnés, qui l’accusoient d’avoir découvert le dessein du père Berthod, qui, pour le leur mieux persuader, leur écrivoit qu’il avoit été trahi par lui, afin que personne du parti des princes ni Leurs Altesses même ne crussent qu’ils eussent intelligence ensemble : aussi leur commerce fut-il si secret qu’il n’y avoit personne qui le sût, que la mère Angélique, supérieure des carmélites du petit couvent, le sieur de Boucaut, conseiller, et sa femme, le père Galtery, le sieur Le Roux, et le sieur de La Chaise son gendre. Le père Ithier continua donc d’écrire au père Berthod pendant le temps qu’il fut à Blaye ; il l’avertit qu’il s’étoit découvert à la mère Angélique, qui pouvoit beaucoup servir dans leur dessein. Ces deux pères avec M. de Boucaut en demeurèrent d’accord, parce que cette mère promettoit de gagner Villars, qui étoit un des principaux chefs de l’Ormée ; aussi étoit-ce ce qu’il falloit faire, puisque l’Ormée étoit le seul corps qui s’opposoit à la paix, et qui gouvernoit lors dans la ville, sous l’autorité de M. le prince de Conti. Cette mère Angélique fait agir une de ses religieuses, sœur de Villars, pour l’obliger à se ranger du parti du Roi ; et se le persuada d’autant plus facilement que ce Villars avoit témoigné à sa sœur grand dégoût pour la vie qu’il menoit, et lui avoit dit plusieurs fois qu’il avoit dessein de sortir de ce mauvais parti où il étoit par quelque service signalé. La sœur parle souvent à son frère, le sonde, l’étudie ; et l’ayant cru converti par ses soupirs et par les fréquentes communions qu’il avoit faites pendant tout le mois de janvier de l’année 1652, le présente à la mère Angélique, à laquelle il promit des merveilles pour le service du Roi, et s’engagea de ramener la ville dans l’obéissance, et d’y faire recevoir l’amnistie, si la cour vouloit faire un parti raisonnable pour lui et pour le public.

La mère Angélique redit toutes ces choses au père Ithier ; il les écrivit au père Berthod, et Villars se découvrit au sieur de Boucaut, afin de lui faire les propositions des choses qu’il désiroit que le Roi fit pour lui, au cas qu’il exécutât ce qu’il promettoit.

Sur ces propositions, le père Berthod eut une conférence avec le père Galtery, en un rendez-vous qu’il lui avoit donné près de Bourg, qu’il hasarda de prendre quoiqu’il fût dans le quartier des Espagnols, qui tenoient pour les Bordelais. Là ce père Galtery lui redit les conférences des uns et des autres, et les résolutions qu’on avoit prises. Le père Berthod en ce temps-là, qui fut le 11 février, part pour la cour, où il se rendit eu diligende incognito ; propose à la Reine, à Son Eminence, à M. Servien et à M. Le Tellier les choses qu’on désiroit pour remettre Bordeaux à l’obéissance du Roi ; et toutes ces propositions étoient :

De donner une amnistie générale pour tous les habitans de la ville et faubourgs de Bordeaux, et des amnisties particulières pour ceux de ses habitans ou autres qui s’étoient engagés dans le parti du prince de Condé, lesquels voudroient rentrer dans leur devoir : la révocation des impositions nouvellement établies à Blaye, du jour que la ville de Bordeaux se remettroit dans l’obéissance d’é Sa Majesté ; la continuation de la suppression de deux écus pour tonneau de vin, qui leur avoit ci-devant été accordée, et dont l’imposition avoit été rétablie depuis que la ville avoit été emportée dans la rébellion ; le rétablissement du parlement dans la ville de Bordeaux ; la confirmation des privilèges de ladite ville, lesquels avoient été révoqués depuis qu’elle s’étoit éloignée de son devoir ; la permission d’imposer et de lever durant dix ans, sur les habitans de ladite ville, les sommes de deniers qu’elle avoit empruntées ; et à ces fins qu’il leur seroit expédié des lettres du Roi en bonne et due forme. De plus, Villars[7] demandoit pour lui trente mille écus, la charge de syndic ou clerc de ville, et une lettre du Roi dans laquelle cette récompense seroit exprimée, et fondée sur quelques services imaginaires qu’il disoit avoir rendus à la ville, comme de l’avoir empêchée de se republiquer, et de l’avoir déchargée d’une garnison espagnole que M. le prince y vouloit mettre.

Toutes ces propositions furent accordées par Leurs Majestés et par M. le cardinal, de concert avec messieurs Servien et Le Tellier. Les expéditions nécessaires furent signées par M. de La Vrillière, et données au père Berthod, qui s’en retourna en diligence incognito, de peur d’être pris par les gens de M. le prince, qui avoient mis partout des hommes pour l’arrêter. Comme ces expéditions avoient été longues à faire, adresser et à sceller, y ayant diverses amnisties et quantité d’autres lettres patentes, le père Berthod ne se put rendre à Bordeaux que le 7 ou 8 de mars, qu’il y arriva, après s’être hasardé de passer dans l’armée navale des Bordelais. À son arrivée il donna la lettre pour Villars au père Ithier, qui la porta à la mère Angélique, laquelle la rendit à ce Villars, qui en la recevant sauta d’aise, en bénit Dieu, et dit avec transport : « Me voilà délivré de la potence. » Il s’engage tout de nouveau, et découvre les moyens d’exécuter son dessein à la mère Angélique et à M. de Boucaut, qui le faisoient savoir au père Ithier et au père Berthod. Cependant Villars achète soixante fusils pour armer soixante paysans du Bouscat, ses affidés, pour lui servir de gardes ; et dans le même temps travaille à gagner les principaux tribuns de l’Ormée, à chacun desquels il destina cinq écus.

Pendant le temps que le père Berthod étoit à la cour, où il recevoît tous les ordinaires des lettres de ses correspondans, il se forma trois partis dans la ville pour le service du Roi. Tous alloient à une même fin, et ne s’étoient point découverts les uns aux autres. Le sieur de Jan, conseiller clerc : le père en avoit formé un avec le sieur Masson ; le sieur de Listrac, son fils, en avoit fait un autre avec le sieur de Maron, qui, avec un nommé Armantari, soulevoient le quartier de Saint-Michel. Le parti du sieur de Massiot, qui auparavant avoit été découvert par son emprisonnement[8], n’étoit pas éteint et se renouveloit. Enfin chacun travailloit pour recouvrer sa liberté. Le père Ithier, par le moyen d’un bourgeois aussi nommé Ithier, son parent, avoit gagné le même quartier de Saint-Michel, sans savoir que les sieurs de Listrac et Maron fussent de même parti.

Toutes ces cabales faillirent à ruiner l’affaire, parce que chacun, ignorant ce que l’autre vouloit faire, pressoit pour courre sus aux ormistes, et pour chasser les partisans des princes. Cela fut cause que le père Berthod, qui avoit commerce avec tous les chefs de ces partis, sans que le père Ithier en eût connoissance, sortit de Bordeaux pour aller à Blaye, à Agassat et en d’autres endroits où ils étoient, afin de les obliger d’écrire à leurs correspondans de ne rien entreprendre que quand le père Berthod leur diroit qu’il faidroit agir. Ce père emporte des billets des sieurs de Jan père et fils, et d’autres, pour s’en servir à l’occasion, qui étoit bien pressante ; car lorsqu’il retourna dans Bordeaux, il trouva que Villars, qui avoit appris que Masson et Litterie[9] formoient un parti contre M. le prince de Conti et contre l’Ormée, et craignant qu’ils ne l’exécutassent, et par là ne lui ôtassent la récompense qu’il espéroit du Roi, en le prévenant par l’exécution pour la liberté de la ville, résolut de faire étrangler ces deux hommes, afin de leur ôter le moyen d’agir. Il fit donner avis de son dessein au père Berthod, afin qu’il y remédiât ; ce que ce père fit, par l’avis qu’il fit donner à Masson et à son associé.

Dix jours se passèrent dans les préparatifs que Villars faisoit pour l’exécution, pendant lesquels le père Berthod retourne encore à Blaye, pour demander à M. de Vendôme six officiers qui pussent servir de chefs aux compagnies bourgeoises, et à quelques unes de l’armée que Villars conduiroit ; pour demander que le régiment de Montausier se tînt prêt sur des vaisseaux de l’armée navale, qu’on feroit approcher le 20 mars jusqu’à Lormont, pour en faire sortir ces chefs et ce régiment, qui devoit servir pour soutenir les bien intentionnés, au cas qu’ils fussent repoussés par les gens des princes. Toutes ces choses furent accordées au père Berthod par M. de Vendôme, qui souhaitoit avec passion de voir le Roi maître dans Bordeaux, aussi bien que les sieurs de Saint-Simon, de Comminges, de Montausier, et d’autres officiers généraux, desquels M. de Vendôme prit conseil.

Le père Berthod s’en retourne à Bordeaux, assuré de ce qu’il falloit du côté de la mer, qui étoit le seul endroit pour lors nécessaire pour faire réussir leur dessein. Aussi ne se pouvoit-on pas en ce temps-là servir de M. de Caudale, parce qu’il étoit dans la Haute-Guienne avec son armée, où il reprenoit les villes et les châteaux que M. le prince avoit rangés de son parti.

Durant que le père Berthod étoit à Blaye, Villars changea de résolution ; et, par une infâme trahison, il alla, le 16 de mars, découvrir à M. le prince de Conti le dessein qu’il avoit eu, et qui se devoit exécuter le 23, qui étoit sept ou huit jours après. Ce lâche nomma pour lors au prince de Conti le père Ithier, dont Villars n’avoit point ouï parler que le jour auparavant par la mère Angélique et M. de Boucaut, qui seul parloit à Villars, et qui par ordre du Roi, que lui avoit apporté le père Berthod, traitoit avec lui de cette affaire. Et parce que Lenet vouloit avoir les quinze mille livres que Sa Majesté accordoit à Villars, et qu’il devoit recevoir par le père Ithier, pour commencer cette affaire, il fut conclu entre le prince de Conti et Lenet que ce traître amuseroit le père Ithier quelques jours, pendant lesquels on feroit approcher des troupes pour se rendre maîtres de Bordeaux, et pour dissiper tout ce qu’il y avoit de partis pour le service du Roi.

Villars ne manqua pas, depuis le jour de sa trahison, d’aller rendre compte tous les jours au sieur de Boucaut de ce qui se passoit chez M. de Conti, comme il avoit fait depuis Noël qu’il travailloit à cette affaire. Le 20 mars, il fut trouver le père Ithier, auquel il représenta les nommés Curtin, Taudin, Guniraut, Croissillat, Blaint et le capitaine Bousseau, qui étoient les six exécuteurs de son dessein, et gens de crédit dans l’Ormée, sans lesquels on ne le pouvoit faire réussir. Après que Villars eut pris l’ordre dont on se devoit servir pour faire crier vive le Roi ! et la paix ! et qu’il fut convenu des quartiers qu’on devoit occuper, et avoir pris jour pour cela, pour empêcher les séditieux de rompre un si juste dessein, il reçut les quinze mille livres, et vit les lettres de change pour le reste de sa récompense. Villars porte cette somme au prince de Conti, qui la reçoit ; et sachant que les troupes qu’il avoit envoyé quérir étoient arrivées, et que le sieur de Marchin, que Villars avoit éloigné par adresse auparavant sa trahison, étoit de retour, il fit commander par les jurats ormistes, aux capitaines de quartier, de faire mettre le peuple sous les armes, sous prétexte d’arrêter quelque gentilhomme qui avoit usé d’irrévérence envers une demoiselle de madame de Longueville, dans la maison de cette princesse.

Tout cela se faisoit dans Bordeaux pendant que le père Berthod alla à Blaye pour trouver M. de Vendôme ; d’où venant, il passa inconnu au travers des troupes que M. le prince avoit fait venir la nuit vers Blanquefort, et dans l’armée navale des Bordelais sans qu’il y fût arrêté : et certainement ce fut un effet de la providence de Dieu qui conserve ceux qui s’exposent si généreusement pour leur roi. Il arriva donc dans Bordeaux le samedi 20 de mars, et en même temps il envoya quérir le père Ithier, pour lui dire que toutes choses étoient prêtes du côté de la mer ; que les chefs étoient commandés ; que le régiment de Montausier étoit tout prêt pour soutenir les bien intentionnés. Le père Ithier, qui ne savoit point la trahison de Villars, lui dit aussitôt que tout étoit prêt dans Bordeaux, et que le 21 ensuivant l’affaire se devoit exécuter. Et sur ceci il est à remarquer que le père Berthod et le père Ithier ont toujours fait leurs propositions de remettre la ville de Bordeaux dans l’obéissance du Roi sans effusion de sang, à moins que les rebelles n’usassent de grandes violences ; mais surtout qu’on ne feroit point de mal aux princes ni aux princesses, et qu’on se contenteroit seulement de les chasser hors de Bordeaux.

Le père Ithier quitte le père Berthod pour aller travailler à l’avancement de l’affaire, et au bout d’une heure il le revient trouver pour lui dire que madame de Longueville l’avoit envoyé quérir lui père Ithier, et qu’elle le vouloit consulter, à ce qu’elle demandoit, sur une affaire de conscience. Le père Berthod dit au père Ithier qu’il n’y devoit point aller ; que madame de Longueville étoit plus fine que lui : que la prière qu’elle lui faisoit étoit hors de saison, et que certainement on lui vouloit jouer quelque pièce. Le père Ithier ne le vouloit pas croire, et s’en va chez cette princesse, où elle le fit arrêter par le lieutenant des gardes du prince de Conti, qui l’entretint environ une heure dans une antichambre, en attendant que Son Altesse, les sieurs de Marchin et Lenet fussent venus.

Étant arrivés, le prince de Conti maltraita le père de paroles, auxquelles il répondit qu’il avoit toujours eu respect pour Son Altesse, et qu’il ne se trouveroit point qu’il eût de mauvais desseins contre lui. Il dénia d’abord qu’il eût travaillé pour le service du Roi dans Bordeaux ; mais voyant qu’on lui produisoit les six hommes qui étoient venus apporter les quinze mille livres chez le prince avec Villars, il avoua qu’il étoit vrai qu’il avoit agi pour le bien de la paix ; qu’il en avoit eu ordre de la Reine par une lettre que Sa Majesté lui avoit fait l’honneur de lui écrire, et que le père Berthod lui avoit apportée, laquelle lui commandoit de travailler conjointement avec lui ; qu’il y avoit plus de quinze ans qu’il étoit à la Reine ; qu’il se sentoit obligé d’exécuter ses ordres ; que lui, prince de Conti, ne le pouvoit accuser de perfidie, puisque Son Altesse ne lui avoit jamais rien communiqué de ses desseins ni de ceux de M. le prince de Condé, et qu’il savoit bien que leurs conversations avoient été de toute autre matière. Après plusieurs interrogations qui lui furent faites, il avoua ce qu’il ne pouvoit cacher, savoir que le père Berthod l’avoit engagé dans le parti du Roi ; que depuis qu’il s’étoit échappé de Blaye à son insu, il avoit toujours eu commerce avec lui ; que tous les religieux de son couvent n’avoient aucune connoissance de cette négociation. Il avoua qu’il avoit découvert son dessein à la mère Angélique et au sieur de Boucaut : aussi ne le pouvoit-il pas nier, puisque Villars avoit eu si souvent conférence avec eux. Il parla des trente mille écus que la cour avoit promis à Villars ; il dit que M. d’Amiens étoit son correspondant pour cette négociation par l’entremise du père Berthod, qui lui écrivoit toutes choses ; qu’il avoit agi dans la paroisse de Saint-Michel avec plusieurs bourgeois, et entre autres avec le sieur Ithier son parent, qui avoit trafiqué en ce quartier-là avec plusieurs qu’il ne nomma pas. Il dit encore que le sieur Le Roux devoit fournir tout l’argent nécessaire, jusques à quatre-vingt-dix mille livres qu’il devoit compter par ses ordres ; que M. de Vendôme, de Saint-Simon et de Bourgon, et le père Berthod, lui écrivoient, par la main du dernier, qu’on donneroit à ceux de l’Ormée ce qu’on jugeroit à propos pour les remettre dans le service du Roi ; qu’on enverroit de Blaye des chefs pour mettre à la tête de la bourgeoisie lorsqu’il en seroit besoin ; qu’il y avoit des autres cabales conduites par les sieurs de Jan, Masson, Litterie le jeune, et une autre du président d’Affis[10] ; et que ce qu’il en savoit il l’avoit appris depuis quatre heures de la bouche du père Berthod ; que les mesures étoient prises pour se saisir de Lenet, qu’on devoit conduire dans les prisons du Palais ; qu’on se saisiroit de l’hôtel-de-ville ; qu’on feroit savoir à Leurs Altesses qu’il n’y avoit plus d’assurance pour elles, et qu’on leur feroit ouvrir une porte de la ville pour se retirer ; qu’en même temps on devoit faire sortir tous les religieux de plusieurs monastères, comme des cordeliers, récollets, capucins, carmes, feuillans, et les pères de Saint-Benoît ; et que tous iroient dans les rues criant la paix ! et chantant vive le Roi ! que pour les jésuites, minimes et les pères de la Merci, on n’avoit point de commerce avec eux pour ce sujet. Que le père Berthod avoit été à Blaye en vertu d’un passe-port de Son Altesse, sous un nom supposé, quérir l’amnistie pour la publier au Palais et dans les rues ; qu’il étoit revenu en habit séculier il y avoit cinq ou six heures, mais qu’il ne savoit où il étoit ; que ce père écrivoit toute l’intrigue à la Reine, à M. le cardinal, à messieurs Servien, d’Amiens et de La Vrillière, et qu’il en recevoit des lettres, et que messieurs Servien et d’Amiens étoient les principaux directeurs de cette affaire du côté de la cour ; que l’armée navale se devoit avancer le 21 jusqu’à Lormont ; que le régiment de Montausier se devoit tenir prêt pour secourir le parti du Roi en cas de besoin. Enfin il dit tout le secret de l’affaire, parce que Villars le savoit aussi bien que lui, puisqu’ils avoient concerté ensemble avec le sieur de Boucaut[11].

Pendant cet interrogatoire le père Berthod, qui avoit été averti de la détention du père Ithier, se trouva fort alarmé, parce qu’il voyoit la ville en armes pour le prendre, et les portes fermées afin d’empêcher qu’il ne sortît. Le prince de Conti, qui étoit assuré par la déposition du père Ithier qu’il devoit être encore dans la ville, le vouloit avoir à quelque prix que ce fût. Madame de Longueville et Lenet en vouloient plus à lui qu’au père Ithier ; l’Ormée crioit tout haut qu’il le falloit déchirer en pièces : enfin c’étoit une huée horrible dans la ville contre ce pauvre père, qui n’avoit que deux seules personnes auxquelles il se pût fier. Se voyant en cette peine, il envoie ces deux personnes, l’une aux Capucins, l’autre aux religieux de Saint-Benoît, avec lesquels il avoit eu quelque correspondance. Il donne charge à ces deux confidens de demander chacun un père de ces couvens, et de leur dire le danger où il se trouvoit ; qu’il étoit travesti, et qu’il envoyoit savoir d’eux s’il pouvoit avoir retraite assurée deux ou trois jours dans leur couvent. Par bonne fortune pour le père Berthod, les pères qu’il demandoit ne s’y trouvèrent pas ; ils avoient été chassés de la ville par les ormistes et par la faction des princes. Certainement c’étoit une bien bonne fortune ; car deux heures après que le père eut envoyé aux Bénédictins et aux Capucins, deux compagnies de l’Ormée allèrent fouiller partout, jusque dedans les coffres de leur sacristie, pour le trouver, ainsi que le sieur Le Roux, qui avoit fui de sa maison dès qu’il eut appris la prise du père Ithier.

Le père Berthod se voyant presque hors d’espoir de salut, parce qu’on visitoit toutes les maisons, et qu’on étoit à trois rues proche de celle où il étoit, se résolut d’aller monter à cheval, et de s’aller jeter comme il étoit travesti parmi la cavalerie des princes : ce qu’il fit ; et il demeura six ou sept heures à se chercher avec les autres.

Durant cette perquisition inutile pour les princes et pour l’Ormée, les sieurs d’Affis, président, Bordes, conseiller du parlement, Ithier, bourgeois, parent du père Ithier, furent faits prisonniers ; le curé de Saint-Pierre, que l’Ormée poursuivoit pour l’assommer, eut une jambe et un bras rompus ; celui de Saint-Remi, maltraité et conduit dans une tour : enfin c’étoit une rage inconcevable contre les pauvres serviteurs du Roi. La maison du sieur Le Roux fut pillée jusqu’aux serrures et aux verroux des portes ; on n’entendoit parler que de roues et de gibets, de gênes et de tortures : et ce n’étoit pas sans raison ; car le parent du père Ithier, qui étoit un bonhomme, âgé de plus de soixante ans, souffrit la question ordinaire et extraordinaire à tant de reprises, qu’il fut laissé pour mort, étendu sur le chevalet ; et il en est demeuré perclus pour le reste de sa vie.

Le jour même que le père Ithier fut pris et qu’il fut interrogé, on le conduisit dans la prison de l’hôtel-de-ville et dans le conseil de l’Ormée. Celui qui étoit le procureur général, et qui étoit un apothicaire, conclut à couper ce père en quatre quartiers, et ses membres mis sur les portes de la ville. Un des anciens conseillers, qui étoit un pâtissier, conclut à ce qu’il fût roué tout vif, et ses cendres jetées au vent. Le curé de Saint-Project s’alla offrir, sans qu’on pensât à lui, de le dégrader, si cette assemblée de coquins le vouloit faire mourir. Plusieurs artisans, conseillers de cette inique assemblée, donnèrent leurs avis, chacun selon leur caprice ; mais en cette première séance on ne prononça point d’arrêt. Le père fut conduit deux ou trois fois de l’hôtel-de-ville chez le prince de Conti, pour donner quelque mine à l’instruction de son procès, et toujours à pied, traîné par cinq ou six pendards, qui étoient suivis de plus de cinq cents ormistes armés de fusils et de hallebardes, d’une infinité d’orangères, de fruitières, de servantes et de petits enfans, qui crioient tous : Il faut qu’il meure ! Après trois ou quatre voyages de cette manière, il fut conduit dans le sénat de l’Ormée, qu’ils avoient ce jour-là baptisé du nom de conseil de guerre, où on lui prononça une sentence donnée sans formes, sans procédures, par des non-juges, par des personnes récusées, par une assemblée composée d’huguenots, de criminels, de gens sans nom et sans caractère.

Avant l’exécution de cette sentence on rasa ce bon religieux, on lui ôta sa marque de prêtre, on le dépouilla de ses habits ; et lui ayant fait mettre la corde au col par l’exécuteur de justice, on le mit sur une charrette, et on le traîna de la sorte, la torche au poing et le bourreau qui étoit derrière, dans toutes les rues de Bordeaux ; et après on le remit dans un cachot, où il étoit condamné de demeurer toute sa vie au pain et à l’eau.

Depuis la prise du père Ithier jusqu’à l’exécution de sa sentence, le père Berthod ne bougea de Bordeaux, d’où il écrivit à la Reine et à M. le cardinal tout ce qui se passoit, et n’en vouloit point partir qu’il n’eût vu ce qu’il deviendroit. Le père Berthod trouva la difficulté bien grande de sortir ; car il n’y avoit que la porte du Chapeau-Rouge ouverte, encore étoit-elle gardée par cinquante ormistes. Il falloit pourtant s’en aller ; car il n’y faisoit plus bon pour lui, et il n’y pouvoit plus travailler pour le service du Roi. Il fut donc question de chercher les voies de sauver le père Berthod et ses papiers, qui étoient en nombre. Ce père donc, par le moyen de son hôte, à qui il se confioit, et lequel même étoit bien intentionné pour le service du Roi, trouve moyen d’écrire au sieur de Pommiers, qui s’étoit réfugié à Agassat avec beaucoup d’autres, et le prie de lui envoyer son batelier pour le conduire chez lui. M. de Pommiers le lui envoie ; le père lui donne ordre de revenir le lendemain, de laisser sa chaloupe à deux lieues de Bordeaux, au-dessous de l’armée navale des ennemis ; qu’il iroit à pied jusque là pour éviter les dangers, qui étoient fort grands, parce que M. le prince de Conti avoit révoqué tous ses passe-ports, et avoit commandé aux capitaines de ses vaisseaux d’arrêter tous ceux qui descendroient du côté de Blaye.

Pendant que le batelier retourne à Agassat quérir sa chaloupe, le père Berthod s’imagine qu’il ne pouvoit mieux sauver ses papiers que par des femmes ; en effet il y réussit. Il en envoie chercher deux, qui étoient des bourgeoises assez considérables dans la ville, auxquelles il se confioit, et qui même s’étoient trouvées dans le danger lorsqu’on faisoit la visite dans les maisons pour le chercher. Avec ces deux il choisit encore la sœur de son hôte, qui étoit aussi sœur de l’une des deux qu’il avoit envoyé chercher ; et à toutes trois il leur fit la proposition de le servir le lendemain à sa sortie, sans leur dire en quoi ni comment ; et elles le lui promirent.

Ce lendemain arrive, les femmes et le batelier arrivent à l’heure assignée ; mais le batelier avoit si mal fait son affaire, qu’il mettoit le père en état d’être pris infailliblement par l’armée navale des Bordelais ; car au lieu d’avoir mis sa chaloupe à deux lieues de la ville, comme le père lui avoit commandé, il l’avoit conduite au port du Chapeau-Rouge. Cela rompit beaucoup les mesures de ce départ ; néanmoins il falloit partir. Le père Berthod donne donc au batelier une valise ouverte, pleine de linge et de papiers indifférens, afin qu’étant visitée à la porte on n’y trouvât rien de suspect, et lui commande de ramener son bateau au lieu destiné, et de l’attendre là, jusques à ce qu’il l’eût été joindre ; puis il pria une des trois femmes à laquelle il avoit plus de confiance d’envoyer quérir deux filles de sa connoissance et de ses amies, et qu’elle leur fît croire qu’un gentilhomme de M. d’Epernon leur vouloit donner la collation au bout des Chartreux, et qu’elle les priât d’être de la partie.

Dans le temps que ces deux filles arrivèrent, le père partage ses papiers en trois, dont il donna à chacune une partie, aux deux sœurs de son hôte, et à l’autre de leur bande : elles les avoient dans leurs jupes de taffetas, et elles passèrent toutes trois avec leurs papiers sans être fouillées ; car on ne s’avisa point de visiter ces bourgeoises, qui sont au-dessus du commun dans la ville. Comme elles vouloient partir, les deux demoiselles arrivent, auxquelles le père Berthod, qui étoit vêtu en habit séculier, fit compliment comme s’il eût voulu s’aller promener avec elles. Il marche dans les rues, parlant sérieusement ensemble ; mais comme il fut à une rue proche du Chapeau-rouge, il les prit par la main, et se mettant au milieu d’elles, passe au travers des gardes en chantant et se divertissant, comme une personne qui ne pensoit qu’à se réjouir. Si le père fut aise de se voir hors des pattes des ormistes, il ne le fut pas moins quand il eut la satisfaction de voir passer les trois demoiselles avec les papiers au travers de ces coquins, sans qu’elles fussent fouillées. Mais cette joie ne dura pas longtemps ; car le père Berthod ayant quitté sa compagnie au fond du Charton, et ayant fait une lieue avec son hôte qui l’accompagnoit, portant tous deux leurs papiers, ils trouvèrent trois brigantins ennemis à terre, et les officiers et les soldats dans leur chemin, avec une sentinelle qui arretoit les passans. D’abord l’hôte dit au père qu’ils étoient perdus, et qu’il étoit impossible d’échapper. Le père Berthod voyant qu’ils ne pouvoient reculer à moins que de donner mauvaise opinion d’eux, et de faire tirer sur eux s’ils n’arrêtoient, dit à son hôte de tenir bonne mine, de n’avoir point de peur, et qu’il le laissât faire. Pour ôter tout soupçon à ces soldats, le père Berthod s’avance à la sentinelle, et lui demande à parler à son capitaine, lequel étant venu, lui dit en langage bordelais qu’il le prioit de lui prêter une de ses chaloupes, et des matelots qui le pussent passer au-delà de la rivière au-dessous de Lormont, en un petit bien qu’il avoit là ; que les bateliers de Bordeaux lui en avoient refusé, quoiqu’il fût de leur parti, et leur compatriote. Le capitaine s’excusa, sur le danger qu’il y avoit de passer delà Lormont, où étoient les Irlandais, qui tiroient sur eux et qui les pilloient, quoiqu’ils fussent tous à M. le prince.

Le père Berthod, bien aise de ce refus, passe aux autres deux brigantins, auxquels il demanda la même chose, avec résolution de passer de l’autre côté de la rivière s’ils le prenoient au mot ; car par là il évitoit d’être arrêté par les Bordelais, qui n’eussent pas fait aborder la chaloupe de l’un de leurs brigantins. Il est vrai qu’il se trouvoit éloigné de deux ou trois quarts de lieue de l’endroit où son batelier le devoit attendre, et la rivière entre deux ; mais, moyennant de l’argent, il l’eût repassée au-dessous de l’armée navale, vis-à-vis de son rendez-vous. Ces deux brigantins lui firent la même réponse que le premier.

Voilà donc le père Berthod et son hôte arrivés au rendez-vous donné au batelier, qu’ils n’y trouvèrent pas ; et cela les pensa perdre, parce qu’ils étoient à la merci des paysans, qui étoient si méchans qu’ils tuoient ceux du parti du Roi, des princes, les Bordelais, les Irlandais, et tout ce qu’ils trouvoient à leur avantage. Ils demeurèrent plus de trois heures à attendre leur chaloupe, qui n’arriva qu’au soleil couchant, parce que le batelier avoit été arrêté sur le port de Bordeaux, pour passer les troupes d’Aubeterre qui sortoient de la ville, et se retiroient dans leurs quartiers. Le père avec cette chaloupe arriva la nuit dans l’armée navale du Roi, et le lendemain à Blaye, où il fut admirablement caressé de M. de Vendôme, de M. de Saint-Simon, et des officiers généraux.

Le père Berthod, qui savoit que le bruit qu’on avoit fait pour le prendre, et l’injustice qu’on avoit commise en la personne du père Ithier, n’avoit point refroidi la bonne volonté des bien intentionnés, écrivit diverses lettres à quantité d’habitans, qu’il leur faisoit rendre sous main, et une espèce de manifeste pour sa justification et celle du père Ithier envers la bourgeoisie, à qui on avoit fait croire que l’intention de ces deux pères étoit de faire égorger le peuple par les troupes du Roi, et mettre le feu dans la ville. Il leur fit connoître la pureté de leur dessein, qu’ils n’avoient eu d’autre pensée que celle du rétablissement de leur liberté, et de leur donner le repos sans épancher du sang, sans faire autre mal aux princes et aux princesses que de les faire sortir de Bordeaux ; il leur remit devant les yeux le brûlement de leurs maisons, la désolation de leurs campagnes, l’arrachement de leurs vignes, la disette et la nécessité de leur ville, la mendicité et la misère dans laquelle étoient réduits la plupart de leurs bourgeois ; et que néanmoins ils donnoient des couronnes aux auteurs de leurs malheurs, et des supplices à ceux qui leur procuroient du bien, et qui alloient donner à leur ville son abondance et sa beauté, son lustre et ses plaisirs, son repos et sa félicité ; que les auteurs de leurs maux les poussoient et les laisseroient croupir dans le précipice, et que bien loin d’ôter ceux qui mangeoient leurs biens, qui pilloient leurs maisons et qui s’enrichissoient à leurs dépens, ils les caressoient et les animoient contre ceux qui leur vouloient faire du bien, et les avoient poussés de leur donner, au lieu de couronnes, des cordes, des bourreaux, des torches, et tout cet appareil que la justice donne aux plus cruels, aux plus méchans et aux plus perfides. Il leur fit connoître le sacrilège qu’on avoit commis en la personne de cinquante religieux cordeliers, qu’on avoit battus, chassés de la ville à grands coups de cannes, parce qu’ils avoient témoigné du déplaisir à cause de l’ignominie qu’on faisoit à leur gardien ; il leur reprocha l’impiété qu’on avoit commise en la personne de Jésus-Christ, contre lequel on avoit présenté des armes à feu, voulant arquebuser le saint-sacrement en pleine rue, ayant frappé sur le religieux qui le portoit revêtu des habits sacerdotaux, et le lui ayant arraché des mains à la tête de cent mousquetaires ; d’avoir donné un couvent de Saint-François au pillage, après en avoir banni les religieux au son des trompettes, converti leurs cellules en cabaret, des lieux saints en corps de garde, et fait de la maison d’oraison une retraite de voleurs.

Il leur faisoit encore remarquer leur lâcheté à voir profaner l’église où reposent les cendres de leurs aïeux ; de s’être jetés dans des excommunications desquelles personne ne les pouvoit absoudre que le Saint-Père : et tout cela par complaisance, et sans autre motif que celui du mauvais exemple. Enfin il leur représentoit qu’on les jouoit, qu’on se servoit de leur crédulité pour les rendre exécuteurs de violences, lesquelles diffamoient leurs personnes et déshonoroient leur pays ; il les conjuroit d’ouvrir les yeux sur les reproches que le conseil de M. le prince faisoit d’eux ; qu’on les accusoit d’avoir fait proscrire leurs pasteurs, assommer les curés, et emprisonner les ecclésiastiques ; traîner le père Ithier dans leurs rues comme un infâme, fait déchirer sur le banc de la question des vieillards septuagénaires, pour leur faire nommer, par la violence des tourmens, les plus riches de la ville pour les piller ; qu’on les accusoit d’avoir exilé tant de personnes de condition, afin de profiter de leurs biens ; qu’on leur reprocheroit à jamais toutes ces choses, aussi bien que d’avoir fait pendre en effigie le sieur Le Roux et d’autres, quoique ce fut Lenet qui le fit faire pour avoir lieu de prendre ce qu’il y avoit de meubles et d’argent chez eux ; qu’ils devoient pourtant savoir que ce Lenet les accusoit de tout cela ; qu’il disoit et faisoit dire partout que c’étoit eux qui s’étoient jetés dans ces excès ; qu’ils étoient des indomptables, qu’il n’y avoit point de frein pour leurs impétuosités, et que sans sa conduite et son adresse ils auroient non pas pillé, mais brûlé ; non pas chassé, mais tué ; non pas dépouillé les temples, mais renversé les autels ; et qu’il avoit eu toute la peine du monde de garantir de leur fureur le père Ithier et les autres cordeliers de Bordeaux. « Et cependant, disoit encore le père Berthod aux bons bourgeois, vous devez savoir que Lenet dit à madame de Longueville, lorsqu’on lui alla dire que tous les religieux de la ville sortoient avec le saint-sacrement : Voilà, madame, l’effet de vos beaux conseils ! Si on eût égorgé ou pendu ce moine, nous ne serions pas en ces peines »[12].

Après, il leur représentoit que M. de Candale reprenoit toutes leurs villes liguées ; que tous leurs postes étoient occupés par les troupes du Roi ; qu’ils n’avoient plus presque dehors que leurs murailles ; que quand le parti qu’ils appuyoient auroit ce qu’il demande, qu’il ne leur reviendroit rien de son accommodement ; qu’il ne rebâtiroit pas leurs maisons, que les guerres ruinoient ; qu’il ne remettroit point leurs métairies, que les soldats désoloient ; qu’il ne répareroit point les pertes qui les alloient réduire dans la mendicité ; qu’ils ne devoient point attendre de douceurs de ce parti-là, puisqu’il ne les regardoit que comme une troupe de séditieux, et comme une cabale de misérables. Ce sont là, leur disoit-il, les grâces que vous en devez espérer, après que vous vous serez perdus pour ce parti-là, et que vous aurez entièrement aigri la douceur paternelle du Roi, qui attend encore votre résipiscence. Les sujets sont comme les membres du corps, qui ne sont jamais à leur aise tant qu’ils sont disloqués : il faut les remettre dans leurs boîtes et dans leur place ; autrement ils sont toujours dans la douleur et dans la souffrance. Faites ce qu’il vous plaira, leur disoit-il encore ; que l’Espagnol ouvre votre rivière, s’il peut ; que la disette et la pauvreté qui vous consomment s’adoucissent ; que la peste, qui vous va un de ces jours étouffer dans vos murailles, cesse ; qu’on flatte votre mal par le secours de cette armée imaginaire qu’on vous prépare en Flandre : vous serez toujours des membres démis et disloqués, tant que vous serez dans la désobéissance ; et par conséquent vous serez toujours dans la peine, et vos maux ne finiront qu’en vous remettant dans votre devoir. Le temps vous est favorable : le Roi vous étend encore les bras, sa bonté vous sollicite à votre bien, et il ne tiendra qu’a vous que Sa Majesté n’efface le passé, et ne reprenne ce cœur de père que les princes ont pour les sujets qui reviennent dans leur devoir.

Toutes ces raisons firent un grand effet dans le cœur des bons bourgeois, qui étoient déjà disposés à secouer le joug de la tyrannie sous laquelle ils gémissoient, et particulièrement au sieur Filhot[13], trésorier de France, qui dans toutes les rebellions avoit toujours été pour le service du Roi. Il associe avec lui le sieur Dussaut, conseiller du parlement, et ils forment ensemble un dessein de faire ce que le père Ithier et le père Berthod avoient manqué, par la trahison de Villars ; et pour cela ils envoient, sept ou huit jours après l’exécution de la sentence du père Ithier, un nommé Canot au sieur de Menardeau-Champré, pour lui témoigner leur intention, afin qu’il la fît savoir à la Reine, à M. le cardinal, et aux autres qui avoient connoissance de l’affaire de Bordeaux. Cet envoyé fut arrêté à Blaye ; mais ayant demandé le père Berthod, et lui ayant communiqué son voyage, et le dessein des sieurs Filhot et Dussaut, il lui donna les moyens de passer pour aller à la cour.

M. de Vendôme, qui avoit un grand déplaisir de ce que l’affaire du père Berthod avoit failli, l’oblige d’aller trouver la Reine et M. le cardinal pour rendre compte de tout ce qui s’étoit passé. Le père se rendit auprès de Sa Majesté, de Son Éminence et de M. Servien, où il demeura depuis le mois d’avril jusqu’à la Saint-Jean. Il leur fait connoître qu’il n’y avoit rien de désespéré pour Bordeaux ; que les bien intentionnés étoient plus chauds que jamais pour le service du Roi. En effet ils l’étoient tellement, que depuis la persécution des deux pères on commença de parler hautement contre la tyrannie de l’Ormée et le conseil des princes ; et on doit donner la gloire à madame de Boucaut, des Récollets, de dire qu’elle a pendant trois mois agi avec autant de générosité et de vigueur pour le bien de l’État, que personne du monde sauroit faire.

Quoique son mari eût été trahi et chassé de la ville, elle ne laissa pas d’échauffer les partis, qui s’étoient refroidis par la perfidie de Villars ; et en moins de six semaines elle mit les choses en disposition d’anéantir l’Ormée et de chasser la faction des princes. Elle écrivoit tous les ordinaires les progrès qu’elle faisoit à M. d’Amiens et au père Berthod. Ces lettres étoient communiquées à la Reine, à M. le cardinal et à M. Servien ; et tous crurent l’affaire de Bordeaux faisable dans peu de temps.

D’autre côté le sieur Filhot pousse son dessein ; il noue sa partie avec le sieur de Marin, lieutenant général de l’armée du Roi sous M. de Candale. Il met de la partie le sieur Théobon ; mais par une autre trahison il fut découvert et mis prisonnier dans l’hôtel-de-ville, où il souffrit la question ordinaire et extraordinaire, qu’il endura avec une fermeté qui n’est pas concevable, sans que la rigueur des tourmens durant quatre heures lui pût faire nommer aucun de ses associés, de peur de découvrir le secret, dont la connoissance eût produit de mauvais effets, et immolé à la fureur des rebelles tous les gens de bien de la ville. Et le bonhomme Ithier, âgé de soixante-dix années, avoit souffert les mêmes tourmens quatre fois pendant cinq heures, sans avoir jamais voulu, non plus que le sieur Filhot, découvrir personne de ceux qu’on lui persuadoit de nommer à force de gênes et de tortures. Le sieur Dussaut, qui étoit aussi de la partie dudit Filhot, fut également fait prisonnier ; et par là leur dessein fut échoué, aussi bien que celui du père Berthod et du père Ithier.

Néanmoins cela n’étonna point les gens de bien. Madame de Boucaut continue ses brigues, et oblige le père Berthod de quitter la cour et de venir à Bordeaux, parce que ses correspondans le demandoient, et que la jeunesse de la ville avoit en lui grande confiance. Mais avant de partir, le père Berthod ayant présenté à M. Servien le sieur Ferrand le fils, très-bien intentionné, et fort puissant dans le quartier de Saint-Michel à cause de l’autorité de son père, qui étoit le premier ministre de la ville, on le fait partir ; et étant arrivé à Bordeaux, il voit madame de Boucaut, et de concert avec elle écrit au père Berthod de venir : ce qu’il fit, et il arriva à Lormont vers la Saint-Jean.

Comme il étoit parti avec de nouveaux ordres pour messieurs de Vendôme et de Candale, qui leur disoient de le laisser agir et de prendre créance en ce qu’il leur diroit, il les leur rendit ; et ces deux généraux d’armée témoignèrent grande joie de son retour, et de l’espoir qu’il leur donnoit que l’affaire de Bordeaux réussiroit.

En ce temps-là le Roi envoie M. d’Estrades en Guienne, pour commander sous M. de Vendôme en qualité de lieutenant général, et porte ordre d’assiéger Bourg. M. de Vendôme forme le siège, résout le jour de l’attaque, et l’emporte en trois jours, avec l’assistance de M. de Candale, qui voulut être à l’ouverture des tranchées, aussi bien que M. de Vendôme, qui prit encore Libourne après trois attaques données huit jours après la prise de Bourg. Ces conjonctures donnèrent grand cœur aux bien intentionnés : chacun s’échauffe à qui fera quelque bonne action ; la demoiselle de Lure forme un parti pour le service du Roi ; et étant la troisième trahie, elle fut faite prisonnière dans l’hôtel-de-ville, dont elle ne se put tirer qu’en donnant de l’argent aux ormistes, aussi bien que la dame de Chartran, qui fut menacée de la question parce qu’on avoit su qu’elle étoit l’hôtesse du père Berthod lorsqu’on prit le père Ithier, et qu’on avoit mis le peuple en armes pour l’attraper ; et elle l’eût soufferte, si deux cents pistoles qu’elle donna ne l’en eussent garantie. Son frère Mingeloux fut poursuivi dans les rues par le sieur Du Tay, lieutenant des gardes du prince de Conti ; mais s’étant heureusement sauvé, on se contenta de le maltraiter en le pendant en effigie. Le sieur Chevalier, avocat, fut surpris par le parti des princes portant une lettre à M. de Candale ; et deux heures après son emprisonnement il fut pendu, après y avoir été condamné par des pâtissiers, des cordonniers et des apothicaires, qui ne lui voulurent jamais permettre la confession s’il ne la faisoit tout haut[14] ; enfin plus le parti des princes faisoit de cruautés, plus les bien intentionnés s’échauffoient pour le rétablissement de l’autorité royale et pour demander la paix. On en vint jusques au point d’écrire à M. de Boucaut, par le moyen de sa femme, de faire avancer le père Berthod aux faubourgs de Bordeaux incognito pour conférer avec des principaux bourgeois. Ce père fut au rendez-vous conférer avec eux sur les moyens de recouvrer leur liberté, et de remettre la ville entre les mains du Roi. Il en fit le récit à M. de Vendôme, qui pour lors quitta Bourg pour venir à Lormont, afin d’être plus proche de Bordeaux au cas que l’on voulût traiter avec lui.

Pendant ce temps-là madame de Boucaut continue ses brigues avec tant d’ardeur, qu’elle donna sujet au sieur Raymond, qui commandoit à la porte de l’hôtel-de-ville en l’absence du capitaine, d’en refuser l’entrée à quelques ormistes, et même à Duretête[15], qui en étoit un des principaux chefs. Cela causa grande rumeur, et donna lieu à Duretête et à Villars d’en faire leurs plaintes au prince de Conti, qui, pour les satisfaire, fit faire commandement à Raymond de sortir de la ville ; mais comme on l’embarquoit pour passer la rivière, des jeunes gens se déclarèrent pour le Roi, montèrent sur des bateaux, enlevèrent Raymond des mains de l’exempt qui le conduisoit, et le ramenèrent en sa maison. De là, cette jeunesse en grand nombre fut demander sa liberté à M. le prince de Conti, et le prier de commander à Villars de ne marcher plus dans les rues avec des gardes, comme il avoit accoutumé ; autrement qu’on feroit main-basse sur lui et sur ses gens. Ce qui leur fut accordé ; et depuis ce jour-là Villars ne parut plus guère dans les rues, parce qu’il y marchoit seul.

Dans toutes les rencontres cette jeunesse battoit les ormistes, chassoit les garnisons qu’on avoit mises dans les maisons particulières, maltraitoit les soldats payés par M. le prince ; et dans toutes ces actions les sieurs de La Crompe, Roberel, Rodorel, Grenier, Ferrand, Rolland et plusieurs autres, firent des merveilles.

Après cela ils convoquent une grande assemblée dans l’hôtel de la Bourse, où il fut résolu qu’on députeroit des bourgeois de chaque corps à M. le prince de Conti, pour lui demander qu’on changeât les capitaines de la ville, qu’on fît sortir tous les gens de guerre, qu’il fût défendu à l’Ormée de s’assembler, et qu’on travaillât incessamment à la paix. Cette délibération étoit une suite de la résolution prise, en la conférence du père Berthod avec les bourgeois aux faubourgs de Bordeaux, huit ou dix jours auparavant. À toutes ces propositions le prince de Conti promit de répondre le lendemain, qui étoit le 19 de juillet. Ce jour-là on donna la liberté au sieur Filhot, et on redonna l’habit de religieux au père Ithier, dont on l’avoit privé depuis le 23 de mars#1, qu’il fit amende honorable.

Au sortir de chez M. le prince de Conti, cette jeunesse alla par toute la ville, criant vive le Roi ! et la paix ! et en moins de trois ou quatre heures leur troupe se trouva grosse de quatre ou cinq mille personnes, qui obligeoient aussi par force les ormistes de crier vive le Roi ! et la paix ! et une partie d’eux montèrent aux clochers, sur lesquels les ormistes avoient arboré depuis si long-temps des pavillons rouges, qui étoit la marque de leur inclination pour l’Espagne. Ils les arrachèrent, et mirent à la place des drapeaux blancs, qui témoignoient leur soumission pour la France et leur obéissance au Roi.

Durant que tout cela se faisoit à Bordeaux, M. de Vendôme, qui avoit avancé son armée navale jusques à Lormont et à Baccalan, alla attaquer les vaisseaux bordelais, qu’il fit retirer à coups de canon jusques au-dessous du château Trompette. Ceux qui avoient le secret de la négociation de Bordeaux étoient d’avis de cette attaque, parce qu’elle se faisoit de concert[16] avec eux, et donnoit de la terreur aux ormistes et au parti des princes, qui en étoient au désespoir, et particulièrement à Lenet et à Marchin, qui ne savoient plus où ils en étoient. Toute leur rhétorique étoit courte, leurs menaces n’avoient plus de lieu, leurs violences n’étoient plus craintes, et leur crédit ne pouvoit plus empêcher la jeunesse et les bons bourgeois d’agir pour leur liberté.

Le dimanche 20 de juillet, sur les deux heures après midi, les députés de tous les corps et de la jeunesse ayant fait assemblée à l’archevêché, où assistèrent le prince de Conti, madame de Longueville, madame la princesse et M. d’Enghien, avec les officiers généraux de l’armée, on fit les propositions, savoir : qu’il seroit défendu à l’Ormée de s’assembler, qu’on changeroit tous les capitaines des quartiers, et qu’on feroit sortir tous les gens de guerre. Tout cela fut résolu aussitôt que proposé ; et dès le lendemain on dressa des cahiers, qu’on trouva bon de donner au sieur de Bacalan, avocat général en la chambre de l’édit ; qu’il seroit député vers M. de Vendôme pour conférer avec lui, et qu’on enverroit aussi le sieur de Virelade-Salomon[17], ci-devant avocat au grand conseil, vers M. de Candale qui étoit à Bègle, à une demi-lieue de Bordeaux, pour lui parler sur le même sujet[18],

Sans attendre que les députés partissent pour Lormont, la jeunesse de Bordeaux, suivie de quantité d’anciens bourgeois, alla trouver M. de Vendôme pour lui témoigner leur soumission à l’obéissance du Roi, et lui offrir de le faire entrer dans la ville quand il lui plairoit. Ils emmenèrent, en s’en retournant, le sieur de Boucaut, qu’ils conduisirent dans sa maison en criant vive le Roi ! et la paix ! Et comme ils avoient fait sortir le père Ithier des prisons, ils vouloient aussi ramener le père Berthod dans la ville en triomphe mais M. de Vendôme l’arrêta auprès de lui pour deux ou trois jours.

Deux jours après que le sieur de Bacalan eut été trouver M. de Vendôme à Lormont pour lui faire des propositions de paix, les sieurs de Thodias, premier jurât, et M. de Boucaut, des Récollets, y vinrent, et portèrent à messieurs de Vendôme et de Candale des articles de trêve, pour faciliter le traité de paix qu’ils dévoient faire.

Le premier portoit une cessation d’armes et de tous actes d’hostilité jusques à la conclusion de la paix ou de la rupture, sans aucune communication entre les gens de guerre ni habitans de Bordeaux, qu’avec la permission des généraux. Cet article fut accordé.

Le second, qu’après l’éloignement des troupes du Roi il seroit donné des quartiers pour les autres à trois ou quatre lieues de Bordeaux, où il seroit convenu. Il y fut répondu que dans les suspensions d’armes et dans les trêves chacun gardoit ses postes ; que si toutefois messieurs de Bordeaux désiroient que les troupes des princes s’éloignassent de quatre lieues de la ville, on leur donneroit des quartiers, à condition qu’ils leur fourniroient des vivres, et que les troupes vivroient dans l’ordre.

Le troisième, que durant la trêve il y auroit liberté pour tous ceux qui voudroient porter des vivres à Bordeaux, de quelque nature qu’ils fussent, tant par mer que par terre. Cet article fut refusé.

Le quatrième, qu’il seroit donné passe-port pour envoyer à M. le prince, en quelque lieu qu’il fût, lui donner avis du traité de paix. Il y fut répondu que quand les articles du traité de la ville seroient accordés et les otages donnés, on accorderoit le passe-port.

Le cinquième, qu’un autre passe-port seroit pour un habitant de la ville pour aller en cour. On y répondit comme au précédent.

Le septième, qu’un autre passe-port seroit donné pour une autre personne de la ville, qui devoit aller à l’armée navale d’Espagne, s’il y en avoit, révoquer les ordres que le prince de Conti avoit donnés, et les avertir que la ville ne les assisteroit de quoi que ce fût, les Bordelais ayant désavoué les députations faites en Espagne et en Angleterre. Il y fut répondu qu’en accordant l’acte de révocation et de renonciation en bonne forme, le passe-port seroit accordé. Après plusieurs contestations sur ces articles, ils furent enfin signés de part et d’autre, selon la réponse de messieurs de Vendôme et de Candale.

Ce commencement du traité fit tout-à-fait perdre courage à une partie des ormistes. Plusieurs d’entre eux se firent de fête ; ils alloient comme les autres toujours à Lormont assurer de leur fidélité au service du Roi ; et l’Ormée fut entièrement anéantie.

Or, comme ce lieu d’Ormée, d’ormistes et d’Ormières est une chose inconnue à beaucoup de personnes, il faut ici en peu de mots en dire l’origine, le progrès et la fin.

Le Roi ayant fait grâce aux Bordelais en l’année 1650, dans laquelle il leur donnoit une amnistie générale de leurs révoltes, il leur promit un autre gouverneur que M. d’Épernon : mais comme la cour différoit de satisfaire à ce dernier article, les frondeurs crurent que Sa Majesté le leur continueroit ; et cette pensée les obligea de faire tant de diverses assemblées au menu peuple, lequel s’étant un jour attroupé sur les fossés de l’hôtel-de-ville, donna sujet aux jurats de faire dire à cette canaille qu’elle ne pouvoit s’assembler sans la permission des magistrats ; et que s’ils ne se retiroient, on tireroit sur eux. L’un des plus factieux dit à cette troupe : « Allons à l’Ormière, nous serons en liberté. »

Cette Ormée est une butte de terre élevée et aplanie, proche du château du Ha, sur laquelle sont plantés quantité d’ormes pour servir de promenade. Ils allèrent donc sous ces ormeaux ; et cette assemblée grossit si horriblement, qu’en moins de deux heures il s’y trouva plus de trois mille personnes, qui ne parloient que de poignarder, de massacrer et de jeter dans la rivière les épernonistes et les mazarins ; et qu’il falloit avoir un autre gouverneur que M. d’Épernon. Sur cela le parlement s’assemble, et résout qu’on enverroit en diligence vers le Roi un nommé Cazenave, qui, pour rendre son voyage plus spécieux, fit croire à la Reine que Bordeaux étoit tout en feu, et le peuple prêt à se révolter et à se couper la gorge. Sa Majesté fit assembler le conseil, dans lequel, par accommodement, on leur donna M. le prince de Condé pour gouverneur, à la charge qu’il donneroit son gouvernement de Bourgogne à M. d’Épernon pour celui de Guienne. Après les expéditions faites, le courrier s’en retourne à Bordeaux, où dès qu’il y arriva ce furent des réjouissances et des festins publics par les frondeurs et par les ormistes, qui couroient dans les rues avec des bouteilles et des lauriers, pour faire boire ceux de leur parti auxquels M. le prince avoit écrit des lettres d’amitié et de civilité.

Dans le même temps il se forme dans le parlement de la grande Fronde une autre petite Fronde[19], qu’on attacha, en forme de couronne, sur les portes de ceux qui avoient frondé.

L’Ormée profitant de cette division, prend de nouvelles forces, augmente son parti ; et plusieurs du parlement de la grande Fronde s’étant mis parmi cette troupe, la faisoient agir selon leur caprice. Dès-lors on commença de chasser les serviteurs du Roi ; et pour cela on établit une chambre d’expulsion. Le parlement voyant qu’on empiétoit sur son autorité, donne arrêt par lequel il défend ces assemblées. Les ormistes l’arrachent des mains de l’huissier qui le vouloit publier ; ils assiègent le Palais, où le prince de Conti étant allé, il fait retirer la bourgeoisie, et chasse ensuite quelques conseillers de la petite Fronde.

Ces conseillers de la petite Fronde se voyant maltraités par l’Ormée, soulèvent le quartier du Chapeau-Rouge : ils s’arment les uns contre les autres. Mais le prince de Conti, madame la princesse, madame de Longueville et le duc d’Enghien s’étant promenés par les rues, calmèrent cette populace, et rappelèrent des conseillers de la petite Fronde.

Quelque temps après l’Ormée s’assemble, se saisit de l’hôtel-de-ville, en tire du canon, et marche au Chapeau-Rouge. Les bourgeois de ce quartier-là se barricadent et se défendent ; on se bat tout le long du jour ; l’Ormée pousse ceux du Chapeau-Rouge, brûle leurs maisons, et demeure victorieuse. Le prince de Conti l’établit plus fortement, s’en déclare chef, chasse ceux qui lui étoient suspects, et fait changer d’état et de forme à la ville.

L’Ormée se voyant appuyée d’un chef de telle importance, établit une chambre de justice, qui étoit composée de bourreliers, corroyeurs, pâtissiers, cordonniers, menuisiers, gentilshommes, apothicaires, violons et notaires, procureurs, et de toutes sortes de gens qui présidoient chacun à leur jour, et donnoient des arrêts qui étoient exécutés souverainement. Aussi fut-ce ces beaux juges qui condamnèrent le père Ithier, qui décrétèrent contre le père Berthod, qui donnèrent la question au bonhomme Ithier, âgé de soixante-dix ans, et au sieur de Boucaut de Bordeaux ; qui chassèrent la mère Angélique et le sieur de Boucaut de la ville, qui pendirent le pauvre Chevalier, qui firent une infinité de cruautés, de violences et d’extorsions qu’on ne peut mettre dans cette relation. Enfin, comme cette Ormée s’étoit formée par des assemblées imprévues et avoit régné par la violence, elle fut détruite par d’autres assemblées de la jeunesse bien intentionnée, qui la dissipa par la force et par les menaces.

Cependant le prince de Conti, qui n’avoit plus de crédit dans Bordeaux, tint conseil chez lui, où il proposa de prendre ce qui restoit de cavalerie et le duc d’Enghien, de passer en Espagne ou périr, et d’envoyer devant Balthazar à Tartas ; mais Lenet et Marchin s’y opposent, aussi bien que les princesses. Le prince de Conti voyant donc que les Bordelais traitoient leur paix séparément, et d’ailleurs se plaignant de M. le prince, qui l’avoit très-maltraité, et qui avoit, dans une infinité de rencontres, témoigné plus d’inclination et de déférence pour Lenet et pour Marchin que pour lui, traite séparément avec M. de Candale pour lui seul et pour sa maison, et ne demanda pour lors des passe-ports que pour madame la princesse, Marchin et Lenet, afin d’aller trouver M. le prince, pour madame de Longueville pour aller à Montreuil-le-Bellay en Poitou, et un autre pour lui, pour se retirer en une de ses maisons ; et après avoir tous signé ce traité, ils sortirent de Bordeaux le deuxième d’août.

Depuis le 26 de juillet jusques au jour du traité de paix, qui fut le 30, il y eut un nombre inconcevable d’habitans de Bordeaux qui alloient et venoient à Lormont, pour témoigner leur joie de ce qu’on leur vouloit accorder la paix ; et dans ce rencontre M. de Comminges, lieutenant général, qui occupoit le poste où étoient lors les généraux, fit de grandissimes dépenses pour gagner le cœur des Bordelais ; car il leur tint table ouverte sept ou huit jours durant. Enfin le jour du traité de la paix arrivé, qui fut le 29 ensuivant, le chevalier Thodias, premier jurat, les sieurs de Virelade, conseillers d’État, président ; La Trêve, de Boucaut, conseillers ; de Pontac, greffier du parlement ; Alaire, archidiacre de l’église de Saint-André ; de Bacalan, avocat général de la chambre de l’édit ; Baritaud, lieutenant particulier ; Mercier, marchand ; Martin Valon, avocat ; et Rodoret, aussi avocat, y arrivèrent en qualité de députés de la ville, suivis d’une grande quantité de peuple. Ces députés ayant été introduits dans la chambre des généraux, où leur conseil étoit assemblé, firent faire lecture de leurs articles par le sieur L’Auvergnac, secrétaire de la députation, sur lesquels il y eut de très-grandes contestations, et particulièrement sur ce qu’ils demandoient qu’on leur accordât les mêmes grâces que le Roi leur avoit octroyées et que le père Berthod avoit apportées, lorsqu’on croyoit faire réussir le dessein que la trahison de Villars avoit fait échouer. En ce rencontre le père Berthod fut ouï dans le conseil de guerre, où les généraux vouloient qu’il assistât toujours, comme ayant une connoissance entière de toutes les intelligences de Bordeaux pour le service du Roi. Ce père dit qu’il étoit vrai que Sa Majesté avoit accordé de bon cœur toutes les grâces qu’il avoit demandées pour la ville et les habitans de Bordeaux ; mais que c’étoit à la charge qu’au temps qu’elles leur furent accordées ils se remettroient dans leur devoir, et qu’ils accompliroient ce qu’ils promettoient ; qu’ils s’en étoient rendus indignes par la trahison de celui qui avoit trompé le Roi et ceux qui travailloient par les ordres de Sa Majesté ; que depuis ce temps-là la cour avoit fait une infinité de dépenses pour les armées de mer et de terre ; qu’il avoit fallu faire les sièges de Bourg et de Libourne ; et le Roi n’étant point obligé de tenir ce qu’il avoit promis en ce temps-là, puisqu’ils n’avoient pas exécuté les choses auxquelles ils s’étoient engagés : mais qu’ils dévoient se soumettre à l’obéissance du Roi, sur la parole que messieurs les généraux leur donnoient que Sa Majesté leur accorderoit une amnistie générale, et qu’après cette soumission ils trouveroient dans sa clémence les mêmes marques de bonté qu’elle avoit données aux Parisiens, lorsqu’ils s’étoient soumis sans conditions aux pieds du Roi.

Messieurs de Vendôme et de Candale dirent une infinité de belles choses là-dessus pour l’appui de l’autorité royale, et pour fléchir ces députés ; mais l’évêque de Tulles[20] parla admirablement bien sur ce sujet, en qualité de conseil de la marine ; et après plusieurs disputes sur chaque article, il leur fut seulement accordé :

Que Sa Majesté donneroit une amnistie générale aux habitans de la ville et faubourgs de Bordeaux ; que les privilèges de la ville seroient confirmés ; que tous les prisonniers et autres qui seroient détenus à raison des mouvemens de Bordeaux seroient mis en liberté ; que le présidial de Guienne seroit rétabli dans la ville ; que la liberté du commerce seroit rétablie dans Bordeaux, et permis de trafiquer avec toutes sortes de personnes ; que route seroit donnée aux gendarmes et gardes de M. le prince de Condé et du régiment d’Enghien pour aller à Stenay ; les régimens de la Marcouse et de Marche licenciés ; et qu’on donneroit route aux Irlandais pour s’en aller en Espagne avec un commissaire.

Et pour le regard du rétablissement du parlement dans Bordeaux, la suppression de la cour des aides, son incorporation au parlement, la suppression du présidial de Libourne, la suppression des impositions sur les vins et autres marchandises, tout cela fut renvoyé au Roi, ainsi que quantité d’autres choses que ces députés demandoient par leurs articles, qui furent signés de messieurs de Vendôme, de Candale et de l’évêque de Tulles de la part du Roi, et des députés comme ayant charge de la ville.

Après cette signature, les députés se retirèrent à bordeaux pour donner les ordres nécessaires à l’entrée de messieurs les généraux, qui s’y devoit faire trois jours après, pendant lesquels M. le prince de Conti, avec sa maison, se retira à Cadillac, pour de là prendre le chemin de Languedoc. Madame la princesse et son train s’embarquèrent avec Lenet et Marchin pour aller trouver M. le prince, et madame de Longueville pour le Poitou. Pour Balthazar, au lieu de demander passe-port pour passer à Tartas avec ses troupes, il traita avec M. de Candale, et se remit dans le service du Roi[21].

Toutes ces choses étant faites, messieurs de Vendôme, de Candale, de Tulle, tous les officiers généraux et quantité d’autres, entrèrent en triomphe dans la ville, allèrent faire chanter le Te Deum dans l’église Saint-André, où le père Ithier prêcha par l’ordre de M. de Vendôme, qui vouloit que ce père, qu’on avoit promené par la ville dans une charrette, nu en chemise, la torche au poing, la corde au cou et le bourreau derrière, pour le service du Roi, parût en ce jour de triomphe pour annoncer au peuple la clémence de Sa Majesté, et l’obligation qu’il avoit de ne jamais se départir de son obéissance[22].

Le reste de la journée et une partie de celle du lendemain se passèrent en harangues, que tous les corps allèrent faire à messieurs les généraux ; après quoi on dépêcha en cour pour donner avis à Sa Majesté. En attendant la réponse de la cour, on chassa les factieux de la ville, jusqu’au nombre de trois cents pour le moins : on n’en épargna pas même les religieux et les prêtres qu’on reconnoissoit être malintentionnés. Le courrier arrive, et apporte la déclaration du Roi portant une amnistie générale accordée à la ville et habitans de Bordeaux, avec pardon, extinction et abolition générale de tous les crimes et excès par eux commis, sans en rien réserver ; à l’exception néanmoins du sieur Trancard, conseiller, Blarut et Désert, bourgeois de Bordeaux, qui étoient en Angleterre[23] ; Clerrac, bourgeois et avocat, qui étoit allé en Espagne ; de Villars et Duretête, qui avoient été les chefs de l’Ormée et des rebellions, qui n’étoient point compris dans l’amnistie : à la charge aussi que les châteaux Trompette et du Ha seroient rétablis en même état qu’ils étoient auparavant les mouvemens, et que les jurats et habitans de Bordeaux préteroient de nouveau serment de fidélité entre les mains de messieurs de Vendôme et de Candale ; et pour les y obliger davantage, Sa Majesté confirma les privilèges de leur ville.

Cette amnistie fut envoyée au parlement de Guienne, qui étoit pour lors séant à La Réole, afin d’en faire la vérification et l’enregistrement : ce qu’il fit, mais non pas comme on le désiroit ; car au lieu de l’enregistrer purement et simplement, selon la volonté du Roi, les messieurs de ce corps y firent un commentaire, et ordonnèrent des remontrances. Leur arrêt fut que les lettres d’amnistie seroient registrées, lues et publiées au premier jour que la séance de leur parlement seroit établie en lieu où elle pût tenir audience, sur quoi il seroit donné avis au Roi ; que Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de déclarer plus amplement ses intentions touchant diverses personnes arrêtées prisonnières par ses ordres dans la ville de Bordeaux, depuis qu’elle avoit été remise dans l’obéissance (et ils firent cette ordonnance parce qu’ils trouvoient mauvais qu’on eût mis en prison quatre ou cinq coquins qui avoient parlé insolemment contre l’autorité du Roi et la personne de messieurs de Vendôme et de Candale, depuis qu’ils étoient entrés dans la ville) ; que Sa Majesté seroit encore suppliée de rétablir le parlement à Bordeaux au plus tôt, attendu la nécessité présente de la distribution de la justice, et même de la publication de l’amnistie.

En ce qui concernoit le rétablissement des châteaux Trompette et du Ha, Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de se faire représenter les remontrances en diverses occasions auparavant les mouvemens de l’année 1649, et les ordres donnés par les rois ses prédécesseurs pour la démolition de ces châteaux, et d’en vouloir ouïr les supplications que les jurats de Bordeaux pourroient lui en faire sur ce sujet, pour être par elle ordonné ce qu’elle jugeroit à propos pour le bien de son service ; et en cas de rétablissement de ces châteaux, que Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de vouloir que la garde d’iceux fût commise à des gouverneurs et lieutenans généraux de la province.

Cet arrêt d’enregistrement piqua extrêmement messieurs les généraux, qui attendoient du parlement une soumission totale aux volontés du Roi, et qu’ils étoient d’autant plus obligés de témoigner en ce rencontre, que c’eût été un acheminement à leur rétablissement prochain dans Bordeaux ; et il donna sujet à messieurs de Vendôme et de Candale de se refroidir dans les bons sentimens qu’ils avoient pour eux, et de se désister de la pensée dans laquelle ils avoient été d’écrire à la cour en faveur de leur rétablissement, en considération du premier président de Pontac et de quelques autres, qui avoient toujours été inviolables dans l’obéissance et dans le service du Roi, et qui même avoient été d’avis contraire pour cet enregistrement ; mais qui n’avoient pas prévalu, parce que le nombre des autres étoit plus grand.

Cette amnistie, qui avoit été apportée par le sieur de Las, maréchal de camp dans les armées du Roi en Guienne, qui avoit fait divers voyages à la cour pendant et après le traité, étoit accompagnée d’une grande dépêche du Roi signée de M. Le Tellier, et datée du 26 août 1653, portant les ordres que M. de Vendôme et M. de Candale devoient tenir pour l’affermissement de l’autorité dans Bordeaux, et qu’ils devoient exécuter aussitôt que l’amnistie seroit publiée. Ces généraux voyant le refus qu’avoit fait le parlement, en firent faire l’enregistrement par le sénéchal, et la publication par les jurats : et dans le même temps ils travaillèrent à l’exécution de la dépêche du Roi, qui leur disoit : Qu’encore que Sa Majesté leur eût fait connoître, par l’ordre qu’elle leur avoit envoyé il y avoit quinze jours, comme le traité qu’ils avoient fait pour la réduction de Bordeaux lui avoit été fort agréable, parce qu’ils en avoient éloigné les princes, les princesses et les autres chefs de guerre et de conseil, et les troupes qui les servoient ; qu’ils les avoient fait dissiper, et avoient fortifié celles de Sa Majesté : qu’ils avoient rendu les efforts des Espagnols pour le secours de cette ville-là inutiles, et qu’ils l’avoient réduite à reconnoître l’autorité du Roi, et dans l’obéissance et la fidélité par tous ses sujets ; néanmoins, comme il sembloit que lesdits sieurs généraux fussent en doute des sentimens de Sa Majesté à cet égard, à cause qu’elle avoit différé de leur envoyer les lettres d’amnistie générale, avec la confirmation des privilèges de la ville, comme si ce retardement pouvoit être interprété à improuver de la part du Roi ce qu’ils avoient fait, que Sa Majesté désiroit leur confirmer qu’elle avoit eu beaucoup de satisfaction de la conduite qu’ils avoient tenue pour réduire la ville aux termes de traiter comme elle avoit fait, en ce qu’ils avoient fait du depuis pour y rétablir l’autorité royale, en remplissant les principales charges de la ville de gens bien intentionnés, en la purgeant des plus factieux, et s’assurant d’aucuns des principaux d’entre eux qu’ils avoient fait mettre en lieu de sûreté ; qu’ils avoient pu remarquer, par une précédente dépêche, comme Sa Majesté s’étoit louée de ce qu’ils n’avoient rien accordé par la capitulation de Bordeaux ; qu’il étoit vrai que ce qui avoit fait différer l’envoi de cette déclaration étoit qu’il eût été messéant et inutile de la faire paroître, si les Bordelais eussent refusé de se soumettre à ce que Sa Majesté mandoit à messieurs les généraux ; de leur déclarer qu’aussi Sa Majesté n’avoit rien écrit à messieurs de Vendôme et de Candale qui leur eût pu faire concevoir qu’elle n’eût pas eu intention de la donner suivant la capitulation, ne s’agissant, comme ils l’avoient très-bien remarqué dans leur mémoire envoyé à la cour, que d’assurer la vie, les biens et les privilèges de ceux de la ville, tout le reste étant remis à son bon plaisir : en quoi néanmoins ils dévoient observer que Sa Majesté avoit beaucoup donné à l’engagement dans lequel ils étoient entrés, en accordant l’amnistie aux mêmes termes qu’elle l’avoit offerte ci-devant, dans un temps où toutes choses étoient en un état fort différent de celui auquel elles s’étoient trouvées lorsqu’ils avoient traité.

Sa Majesté avoit estimé que pour ces raisons il se falloit une fois pour toutes assurer de la ville, comme elle l’eût fait lorsqu’elle y avoit été présente en l’année 1650, si elle n’en eût été empêchée, comme chacun savoit, parce que ses troupes étoient dispersées, que le trouble étoit presque universel dans le royaume, que les finances étoient épuisées, et toutes les provinces hors d’état de donner secours à Sa Majesté ; le parlement de Bordeaux lié d’intelligence avec plusieurs officiers de celui de Paris ; M. le duc d’Orléans pressant en même temps le Roi, par l’induction de ceux qui étoient dans la faction de Bordeaux, à leur accorder les conditions qu’ils obtinrent alors.

Que pour parvenir à cette sûreté stable il n’y avoit que deux voies : l’une de rétablir les forts qui avoient été démolis dans Bordeaux, en les rendant suffisans pour l’assujétir ; l’autre, d’en raser toutes les fortifications. Sur quoi elle avoit choisi le dernier expédient, pour les raisons qui étoient amplement marquées dans un mémoire qu’elle avoit envoyé sur ce sujet à messieurs les généraux ; et quoique Sa Majesté eût bien prévu que les Bordelais pourroient bien n’être pas assez sages pour accepter ce qui leur conviendroit le plus pour leur propre bien, et pour ne pas retomber dans les maux dont à peine ils étoient sortis, aussi avoit-elle jugé avec fondement qu’on pourroit les y contraindre par la force : et comme le Roi avoit, par sa dépêche du 15 de juillet, expressément déclaré que son intention étoit de demeurer en pouvoir de faire réédifier les forts, ou de faire démolir les murailles et les fortifications de la ville, et que par les articles de la capitulation il n’avoit été stipulé aucune chose qui y fût contraire. Sa Majesté n’avoit en rien intéressé l’honneur de messieurs les généraux, ni préjudicié à la foi de leur traité, en leur donnant ses ordres pour établir cette sûreté, qu’elle désiroit avec tant de raison, et qui auroit augmenté la gloire qu’ils avoient eue de la réduction de Bordeaux ; que le Roi avoit désiré plus de sûreté des Bordelais, vu leur récidive si extraordinaire dans leur révolte, après ce qu’ils avoient si solennellement promis par le traité fait à Bourg, et que ce troisième soulèvement pouvoit donner de si mauvais augures pour la suite, qu’il avoit été à croire que les gens de bien présumeroient d’eux-mêmes ce qui pourroit le plus contribuer à leur donner un repos assuré pour l’avenir.

Cependant comme Sa Majesté ne s’étoit arrêtée à la démolition des fortifications de la ville que parce qu’elle pouvoit être plus facilement exécutée que le rétablissement des forts, qu’elle seroit moins à charge au peuple, et qu’elle exempteroit de tous les inconvéniens qu’elle avoit prévus de la réédification des forts, et conviendroit mieux au public ; qu’à présent qu’elle trouvoit la sûreté égale en rétablissant ses forts, elle y donnoit volontiers les mains, et d’autant plus que messieurs les généraux espéroient que les magistrats pourroient être disposés à le demander. Mais parce qu’une chose de conséquence ne pouvoit être mieux ménagée ni plus sûrement ordonnée et établie que par l’entremise desdits sieurs généraux, Sa Majesté désiroit qu’après avoir délivré aux magistrats de la ville la déclaration d’amnistie qu’elle leur envoyoit par le sieur de Las, porteur de ce mémoire, et qu’elle auroit été publiée, ils s’employassent à disposer ces magistrats à faire eux-mêmes instance à Sa Majesté d’ordonner la réédification des châteaux Trompette et du Ha, ne doutant pas qu’ils n’y trouvassent toute facilité, selon l’avis qu’on avoit de l’état des choses de ce côté-là, et que l’on se devoit promettre tant par le crédit qu’ils s’étoient acquis dans la ville, et le pouvoir que leur qualité, le commandement et la proximité des armes de Sa Majesté leur donnoient, que parce qu’il n’y avoit personne qui ne sût qu’en l’année 1649, qui étoit le temps auquel elle leur avoit accordé plus de grâces, elle se réserva d’ordonner le rétablissement du château Trompette lors de sa majorité : si bien qu’elle le pouvoit toujours faire quand bon lui sembleroit, et qu’il étoit à présumer que tous les gens de bien le désireroient, pour se voir peut-être à jamais garantis des troubles et de la confusion d’où ils venoient de sortir, des maux qu’ils avoient soufferts, et de la ruine entière dont ils avoient été menacés ; que le Roi remettoit à leur prudence de prendre toutes les assurances possibles et convenables pour assurer et faire exécuter cette réédification. Entre les considérations et les raisons dont messieurs les généraux sauroient bien se prévaloir pour cette réédification, il étoit bon qu’ils leur fissent remarquer que le meilleur moyen de faire que l’armée navale d’Espagne se retirât promptement, et par conséquent qu’ils fussent déchargés, avec toute la province du voisinage, de la subsistance de celle de terre de Sa Majesté, étoit de faire que l’on vît la ville demander et désirer à bon escient cette réédification, et se soumettre à ce que le Roi désiroit pour jouir d’un repos perpétuel, et n’être plus exposée aux malheurs où ils s’étoient vus plongés, et qu’ils venoient d’essuyer. En cas que les magistrats y donnassent les mains, Sa Majesté désiroit qu’on y fît travailler au plus tôt.

Et parce que le château Trompette avoit été une ancienne fortification, qui n’étoit pas d’une étendue ni d’une force suffisante pour assurer la ville et la rivière, comme il avoit été reconnu par l’effet, et que celui du Ha étoit encore bien moins utile, l’intention du Roi étoit de faire une bonne citadelle où étoit le château Trompette, sans néanmoins changer le nom du château, qu’elle fût bien régulière ; qu’elle commandât sur toute la ville s’il se pouvoit, et sur la rivière, bien mieux que ne faisoit ce château ; que messieurs les généraux reconnussent et résolussent avec messieurs d’Estrades et d’Argencourt tout ce qui seroit à faire, tant au château Trompette qu’à celui du Ha, pour une parfaite sûreté à jamais.

Qu’après qu’ils auroient réglé la forme de cette citadelle, et qu’ils en auroient assuré la construction autant qu’il leur seroit possible, ils remissent à M. d’Estrades la commission que Sa Majesté lui avoit fait expédier pour commander dans la ville, et le corps d’armée qui demeureroit dans la province de Guienne ; et qu’ils lui donnassent leur avis et leurs ordres pour ce qu’il y avoit à faire tant dans Bordeaux pour la construction de la citadelle et du château du Ha, que dans la province pour le maintien des troupes, le repos et soulagement du peuple, et pour tout ce qui pouvoit être de l’avantage du service du Roi ; qu’ils laissassent en la disposition de M. d’Estrades la somme de quarante mille livres du fonds des travaux de l’armée, réservant le surplus pour être employé où les troupes serviroient ; qu’ils y fissent aussi appliquer les revenus des duchés d’Albret et de Fronsac, et donnassent tous les ordres nécessaires pour les faire saisir, et employer ceux du sieur d’Estrades avant qu’ils partissent ; qu’ils donnassent charge à M. d’Argencourt de dresser ou faire dresser les plans, devis et mémoires de la dépense qu’il conviendroit de faire pour la citadelle et pour le château du Ha, et pour les munir d’artillerie et de toutes choses, pour en laisser les originaux à M. d’Estrades, afin qu’il les fît suivre, et qu’il en envoyât le double à Sa Majesté, pour qu’il fût pourvu au fonds nécessaire pour l’accomplissement des ouvrages, et de tout ce qui auroit été projeté.

Qu’après cela s’il se trouvoit que l’armée d’Espagne fût encore dans la rivière de Bordeaux ou dans les mers de France, Sa Majesté remettoit à messieurs les généraux d’aviser et de résoudre s’il seroit bon de détacher de l’armée de Guienne le corps des troupes qu’elle a destiné pour fortifier celle de delà, dont elle leur envoyoit l’état, et d’y joindre, si besoin étoit, quelques autres troupes pour servir à la réduction de Périgueux avec celles que le sieur de Sauvebœuf y avoit menées, si la ville n’étoit pas réduite ; et en ce cas, qu’elle désiroit que M. de Candale s’y portât en personne, et trouvoit bon qu’après la réduction de Périgueux il revînt à Paris, passant par l’Auvergne comme il l’avoit désiré, et qu’il renvoyât à M. de Vendôme toutes les troupes qu’il auroit menées à cette expédition, pourvu toutefois que cependant l’armée navale ennemie s’éloignât des mers de France, et non autrement, et que Bordeaux se fût accommodée aux volontés de Sa Majesté.

Et quoique le Roi crût que, par la bonne disposition que messieurs les généraux auroient donnée à toutes choses dans Bordeaux, il n’y auroit rien à craindre de la part de la ville, et qu’ainsi ils pourroient faire le détachement des troupes sans aucun péril ni inconvénient, néanmoins Sa Majesté se remettoit à eux de faire partir ces troupes pour l’attaque de Périgueux, ou de les retenir pendant que l’armée navale d’Espagne demeureroit dans la rivière ou dans les mers de France, selon qu’ils l’estimeroient le plus à propos.

Qu’aussitôt que l’armée navale ennemie se seroit retirée et auroit pris la route d’Espagne, et que M. de Vendôme auroit donné tous les ordres nécessaires à l’armée navale, Sa Majesté trouvoit bon qu’il partît pour se rendre près d’elle, ainsi qu’il avoit témoigné le souhaiter ; observant toutefois de demeurer par-delà pendant tout le temps que l’armée navale d’Espagne resteroit dans la rivière, ou dans les côtes et mers de France.

Que si messieurs les généraux ne pouvoient disposer ceux de la ville, par adresse et par les voies de la douceur, à faire eux-mêmes la demande à Sa Majesté de la réédification des châteaux Trompette et du Ha, et qu’ils vissent qu’on n’y pût parvenir que par la force, le Roi désiroit, quand même ils jugeroient qu’elle y dût être employée, que ce ne fût qu’après que l’armée ennemie navale se seroit tout-à-fait retirée.

Que si après cette retraite de l’armée navale ils voyoient qu’il n’y ait pas moyen de porter ceux de la ville à ce que Sa Majesté désiroit qu’en les y forçant, en ce cas elle approuvoit qu’ils agissent incessamment avec toutes les forces qu’ils avoient, tant de terre que de mer, pour les obliger à ce qu’elle avoit résolu ; qu’ils se servissent pour les travaux de soixante mille livres que le sieur de Tracy avoit mandé avoir fait lever dans la province pour cette dépense ; et qu’après la réduction de la ville à une entière obéissance aux ordres et aux volontés du Roi, ils en fissent démolir et raser les murailles et les fortifications, et fissent travailler au rétablissement du château Trompette et au fort du Camp de César[24] avec toute la diligence possible.

Que s’ils estimoient qu’il ne fallût pas employer la force contre ceux de Bordeaux, mais seulement y maintenir toute chose dans l’obéissance au mieux qu’il se pourroit, en continuant de se servir pour cette fin des moyens qu’ils ont employés jusqu’ici fort utilement, Sa Majesté entendoit qu’ils retinssent toutes les troupes de l’armée de Guienne, à la réserve du corps qu’elle désiroit qu’ils envoyassent en Flandre, sous la conduite et le commandement du sieur de Bougy.

Que s’ils prenoient la résolution de se séparer et de revenir à la cour, Sa Majesté désiroit qu’ils remissent le commandement des troupes qui resteroient en Guienne, ensemble dans la ville de Bordeaux, à M. d’Estrades, pour l’exercer suivant la commission qui lui en étoit adressée, lui donnant leurs ordres sur la conduite qu’il devoit tenir pour le maintien des choses au bon état où ils les auroient mises, sur le logement, la subsistance et le maintien des troupes, et sur tout ce qu’il y auroit à faire sur cet emploi. Qu’ils le chargeassent aussi de ce qui seroit à faire pour la conservation de Libourne et de Bourg ; et quant aux forts du Camp de César et de la Bastide, Sa Majesté remettoit à leur prudence de les faire raser ou de les conserver, selon qu’ils verroient être plus utile à son service.

Que si Bordeaux ne s’accommodoit pas volontairement à la proposition que messieurs les généraux feroient pour la réédification des forts, et s’ils ne jugeoient pas à propos de l’y obliger par la force, l’intention du Roi étoit qu’ils demeurassent tous deux en Guienne, tandis que l’armée navale d’Espagne seroit dans les mers de France ; et s’ils résolvoient que M. de Candale allât cependant faire le siège de Périgueux, Sa Majesté entendoit qu’il retournât joindre M. de Vendôme, afin de contribuer tous deux conjointement à ce qui seroit à faire de plus avantageux pour le service du Roi dans Bordeaux, et empêcher qu’il n’y arrivât aucun préjudice pendant que l’armée ennemie seroit dans la rivière, et dans les côtes et les mers de France.

Messieurs les généraux étant pressés d’exécuter les ordres du Roi parce que le siège de Périgueux pressoit, et que M. de Candale s’y devoit trouver pour l’attaque de cette ville-là, envoyèrent quérir les jurats et beaucoup des principaux bourgeois de Bordeaux, auxquels ils firent entendre la volonté du Roi sur la réédification des châteaux Trompette et du Ha, et l’importance de ce rétablissement, particulièrement du premier, pour la sûreté de la ville et pour la conservation d’une bonne bourgeoisie, qui se trouveroit toujours à la veille d’être maltraitée par la canaille, qui prendroit de nouveaux sujets de rébellion tant que ce château Trompette ne seroit point sur pied ; mais qu’étant une fois rétabli, et muni d’artillerie et d’une bonne garnison, ce seroit moyen de tenir le petit peuple en bride, et de l’arrêter en cas qu’il voulût faire quelque nouvelle folie.

Les jurats et les bourgeois qui les accompagnoient non seulement donnèrent les mains à messieurs les généraux pour l’exécution de la volonté du Roi, mais même les prièrent d’écrire à Sa Majesté que leur intention étoit de lui faire des humbles supplications pour cette réédification.

Dans le même temps le sieur d’Argencourt travaille aux dessins et aux devis pour ce rétablissement ; M. de Candale se prépare pour Périgueux ; M. de Vendôme écrit en cour par le sieur de Las, pour demander au Roi l’ordre d’attaquer et de combattre l’armée navale d’Espagne, et prie M. d’Estrades de faire voyage dans les îles d’Oleron, de Brouage et de Ré, et dans les lieux circonvoisins, pour faire venir des matelots pour l’armée navale du Roi.

Pendant le voyage du sieur de Las et celui de M. d’Estrades, le sieur Bodin[25], procureur du Roi au siège présidial de Périgueux, écrivit par homme exprès, au père Ithier et au père Berthod, qu’il y avoit un parti formé dans la ville pour la faire revenir à l’obéissance du Roi ; qu’ils étoient résolus de secouer le joug de la tyrannie que le sieur Chanlot[26] et la garnison y exerçoient ; et que, pour y travailler avec plus de zèle et de vigueur, ils les prioient de lui envoyer un ordre de M. de Candale pour l’exécution d’un si juste dessein. Le père Ithier se trouvant malade, le père Berthod entreprend cette affaire, portant la lettre du sieur Bodin et une autre d’une personne bien intentionnée pour le même sujet à M. de Candale, qui dans le même temps fait expédier un ordre au sieur Bodin de travailler dans Périgueux pour le service du Roi, et d’associer avec lui tous ceux de ses amis qu’il jugeroit à propos, avec une ample protection pour tous ceux qui s’emploieroient dans un si bon et si louable dessein.

Le père Berthod l’ayant envoyé à Périgueux, et le sieur Bodin les ayant reçus, joignit avec lui le sieur de Fontpiteux, conseiller au présidial, et l’official du diocèse, qui commencèrent dans le même temps de travailler avec tant d’adresse, et s’acquirent une telle croyance dans l’esprit des principaux de Périgueux, qu’en peu de temps leur nombre se grossit si fort et si secrètement, que l’affaire fut au point d’être exécutée lorsqu’on auroit fait savoir la disposition de la ville à M. de Candale.

Le sieur Bodin l’écrivit au père Berthod, qui fit voir la lettre à M. de Candale, dans laquelle le sieur Bodin au nom des habitans proposoit des articles pour remettre la ville dans l’obéissance du Roi : mais durant le temps qu’il falloit pour envoyer la réponse de ces lettres, le sieur Bodin et ses amis voyant que le sieur de Chanlot augmentoit sa tyrannie et faisoit des violences extraordinaires dans la ville, résolurent de se garantir du malheur dans lequel ils alloient tomber, parce que le sieur de Chanlot, qui savoit que M. de Candale venoit l’assiéger dans Périgueux, qu’il faisoit marcher ses troupes et son artillerie, vouloit chasser de la ville ou emprisonner ceux qu’il soupçonneroit être dans le parti du Roi ; qu’il avoit découvert les chefs, et qu’il les vouloit perdre.

Ces bien intentionnés donc, se voyant pressés de repousser les fureurs du sieur de Chanlot, formèrent leur dessein, qui étoit de s’assembler en divers endroits pour se saisir de sa personne et de tous les postes de la ville, sans pourtant épancher du sang, s’il se pouvoit, qu’en cas de résistance par la garnison.

Le 16 de septembre, chacun se devoit disposer à l’exécution : l’heure étoit prise pour cela à midi ; mais le sieur de Chanlot, qui en fut averti deux heures auparavant, commanda aux colonels des régimens de Condé et de Montmorency, et d’un régiment d’Irlandais, de mettre leurs soldats sous les armes, et de faire rouler le canon, dont ils étoient les maîtres, au moindre commandement qui leur en seroit fait de sa part ; et après avoir donné ses ordres pour la conservation des portes et des murailles de la ville, et posé vingt-quatre soldats dans deux maisons qui étoient vis-à-vis de celle du conseiller du Roi, il alla, accompagné de vingt hommes tant officiers que soldats, à la porte du sieur Bodin, où il heurta avec beaucoup de violence. À ce bruit, un des valets du conseiller du Roi mit la tête à la fenêtre, et dit que son maître dînoit, qu’on ne pouvoit parler à lui. Lors le sieur de Chanlot se nomma, et commanda avec de grandes menaces qu’on ouvrît au plus tôt.

Le sieur Bodin, qui étoit averti de ce que le sieur de Chanlot avoit fait avec ses régimens, et se voyant dans la nécessité de profiter de l’occasion pour le service du Roi et pour son propre salut, fit ouvrir la porte, et, les armes à la main, cria hautement vive le Roi ! En même temps on tira de part et d’autre, et d’abord un cousin du procureur du Roi fut tué auprès de lui ; mais le sieur de Chanlot ne la porta pas loin ; car un nommé Laruyne, secrétaire du sieur Bodin, lui donna un coup de mousqueton qui l’étendit mort sur la place. Cette décharge de fusils et de mousquetons, et la mort du commandant, jeta l’effroi parmi la garnison, et augmenta le cœur au sieur Bodin et aux siens, qui en même temps coururent dans les rues, criant vive le Roi ! Ils allèrent attaquer la porte du pont, qu’ils prirent après quelque résistance. Ce succès anima tous les bien intentionnés, qui se rendirent chacun à leur poste. Les uns s’emparèrent des corps de garde, les autres de la place d’armes, d’autres de la porte de Taillefer et des fortifications ; et tout cela sans confusion et sans désordre : et parce que les officiers de la garnison tenoient ferme dans le clocher, dans l’évêché et dans quelques maisons particulières, on les assiégea, et on les pressa si fortement qu’ils demandèrent quartier, aux conditions qu’il plairoit à M. le duc de Candale. Enfin en moins de deux heures la garnison fut chassée, deux capitaines et un officier d’artillerie tués, les autres chefs faits prisonniers, et la ville entièrement soumise à l’obéissance du Roi.

Pour l’y assurer davantage, le procureur du Roi fut à l’hôtel-de-ville, accompagné des maires et consuls, et d’autres principaux habitans, auxquels, après une fort belle harangue qui les exhortoit de remercier Dieu de les avoir remis si soudainement dans l’obéissance du Roi, et à continuer leur zèle pour le service de Sa Majesté, il fit prêter à tous les habitans, aussi bien qu’aux magistrats de la ville, un nouveau serment de fidélité ; et après il fut résolu d’appeler le marquis de Bourdeilles[27] pour commander dans la ville, et maintenir toutes choses dans la bonne assiette où elles étoient.

Cette nouvelle lui étant portée, il s’y rendit sur le minuit de la nuit suivante avec plusieurs de ses amis, pour y donner les ordres jusques à l’arrivée de M. de Candale, lequel y étant arrivé mit toutes choses en état dans Périgueux comme on le pouvoit souhaiter pour l’obéissance du Roi, et pour l’établissement de l’autorité de Sa Majesté.

Durant le temps que toutes ces choses se faisoient à Périgueux, M. de Vendôme, qui avoit reçu douze cents matelots que M. d’Estrades lui avoit envoyés en diligence, les fait mettre sur ses vaisseaux ; il les arme de soldats, et de toutes les choses nécessaires pour le combat ; et le sieur de Las étant de retour et ayant porté ordre du Roi pour attaquer les ennemis, M. de Vendôme monte sur l’Amiral avec M. d’Estrades ; les lieutenans généraux de l’armée qu’il commandoit, sur les autres vaisseaux. Les maréchaux de camp voulurent être de la partie pour aller attaquer l’armée navale d’Espagne, qui voyant que M. de Vendôme alloit à eux, leva l’ancre, fit voile vers Cordouan, et voyant que celle de France la vouloit combattre, elle se retira dans les côtes d’Espagne ; mais ce ne fut pas sans y perdre son Vice-Amiral, que M. de Vendôme attaqua, combattit et prit en moins de deux heures.

Après la fuite de l’armée navale ennemie, M. de Vendôme se retira à Marennes, à Royan et à La Tremblade, pour désarmer ses vaisseaux, ayant laissé M. l’évêque de Tulles dans Bordeaux pour y affermir l’autorité royale, et pour y maintenir le peuple dans son devoir : ce qu’il fit si admirablement par son adresse et par le crédit qu’il avoit dans la ville, que tout y étant calme, il en partit au mois de novembre pour aller à Paris rendre compte avec messieurs les généraux, à Leurs Majestés et à Son Éminence, des choses qu’ils avoient faites en Guienne, où M. d’Estrades demeura lieutenant général pour le Roi dans son armée, et maire perpétuel de Bordeaux.

  1. Le père Ithier : Jean-Dominique Ithier, franciscain, de l’ordre des Frères mineurs, dits cordeliers.
  2. Au sieur Lenet : Pierre Lenet, ancien procureur général au parlement de Dijon, avoit suivi le parti du prince de Condé. On a de lui des Mémoires, qui feront partie de cette série.
  3. L’Ormée : Faction populare. (Voy. la Notice, p. 291 et suiv.)
  4. On lit capable dans notre manuscrit, ainsi que dans celui de Conrart (tome 12, page 538.) Le sens est obscur ; il indique qu’il y a eu une légère altération de faite par les anciens copistes. Il semble qu’il faudroit lire responsable.
  5. Le père Faure, évêque de Glandèves, qui dirigeait le père Berthod, venoit d’être nommé évêque d’Amiens. Il avoit remercié le Roi de cette nomination le 25 février précèdent. (Voyez les Nouvelles à la main, dans le recueil des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, t. 166, pièce 57.)
  6. Qui petunoient : C’est-à-dire qui fumoient du tabac. Cette plante, dont l’usage est aujourd’hui si répandu, s’appela d’abord nicotiane, du nom de Nicot, ambassadeur de France en Portugal en 1560. Il fut le premier qui en fit connoître l’usage en France. On l’appeloit aussi petun, du nom vulgaire que les naturels de l’île de Tabago lui donnoient.
  7. Villars : Il est plus facile de dire qui n’est pas ce Villars, que d’affirmer quel il est. On ne croit pas que ce puisse être Pierre de Villars, dit le marquis, et père du maréchal, quoique ce dernier, après avoir été gentilhomme du duc de Nemours, ait été attaché au prince de Conti, dont il devint premier gentilhomme en 1654. Il seroit pénible de voir un aussi beau nom souillé par la plus lâche des trahisons. Ce Villars, quel qu’il soit, décèle sa bassesse en demandant de l’argent et une charge de clerc de ville. Il y avoit alors à Bordeaux un Villars-Villehonneur, dont Lenet parle dans ses Mémoires, tome 2, page 86, de l’ancienne édition. C’est peut-être celui-là qui paroît ici sous des traits si odieux.
  8. On lit dans la gazette de Renaudot, année 1653, page 46, article Bordeaux, du 2 janvier : « Le sieur Massiot fut élargi le 25 du passé ; mais il sortit en même temps de cette ville par ordre du prince de Conti, qui avoit accordé sa liberté aux sollicitations de ses parens. »
  9. Litterie : On lit ainsi sur les deux manuscrits. Il faudroit peut-être lire Listrac.
  10. D’Affis : premier président du parlement de Bordeaux.
  11. On lit le recît de cet événement dans une gazette manuscrite, article Bordeaux, à la date du 27 mars 1653 : « Les fidelles subjects du Roy avoient ici ménagé une entreprise de remettre la ville en l’obéissance de Sa Majesté ; mais lorsqu’on estoit sur le point de l’exécuter, ayant été découverte par un des ormistes qui avoit promis d’y seconder les bien intentionnés, le père Ithier, gardien du couvent des cordeliers de cette ville, a esté arresté par l’ordre du prince de Conty, qui l’avoit envoyé quérir : en laquelle disgrâce il tesmoigna autant de fermeté d’esprit qu’il avoit monstré de zèle pour son roy et d’amour pour la liberté de sa patrie en la conduite de cette entreprise, dont le mauvais succès, bien loing de diminuer le courage des bons serviteurs du Roy, les irrite davantage à combattre, et à résister à toutes les puissances qui se veulent establir au préjudice de celle que le Ciel a ordonnée à leur gouvernement. » (Collection de Mazarinades, bibliothèque de l’Arsenal, tome 166, pièce 57.)
  12. On trouve le détail des événemens que le père Berthod ne fait qu’indiquer dans la gazette de Renaudot (article Bordeaux), à la date du 3 avril 1653, page 360. Voici le passage : « Le père Ithier, gardien des Cordeliers de cette ville, ayant esté conduit pour la troisième fois devant ses juges, composés d’officiers de guerre et d’ormistes, auxquels présidoit le sieur Marchin, fut condamné à faire amende honorable, comme il fit le 28 du passé, devant les maisons du prince de Conty, de la princesse de Condé et de la duchesse de Longueville ; mais avec une constance qui rejettoit toute l’infamie de cette condamnation sur les juges rebelles à leur souverain, puisqu’ils ne l’ont pu convaincre que d’avoir voulu servir son Roi et, sa patrie. Il fut ensuite remené en prison, pour y vivre au pain et à l’eau. Tandis que la rébellion continue ses violences sur les autres fidelles subjects de Sa Majesté, entre lesquels le curé de Saint-Pierre ayant esté cherché par des soldats du prince de Conty, s’est cassé un bras et une jambe lorsqu’il pensoit se sauver par une fenestre ; et le sieur Ithier, cousin de ce généreux père cordelier, âgé de soixante-cinq ans, a esté même appliqué à la question, laquelle il a néanmoins soufferte avec un courage merveilleux, sans donner aucune satisfaction à ses ennemis. Mais ce que chacun a trouvé encore beaucoup plus estrange, tous les religieux de cette maison, peu de temps avant que leur gardien sortist de l’hôtel-de-ville, s’y estant rendus en procession pour le demander, sans aucun respect du saint-sacrement qu’ils portoient, ils furent chassés par la garde jusques dans leur couvent, où le prince de Conty s’estant ensuite rendu, et les ayant trouvés en prières, il fit serrer dans le tabernacle, par un de ses aumôniers, le saint-sacrement que ces religieux avoient exposé depuis la détention de leur gardien ; et après qu’il les eut fait tous sortir, à la réserve de quelques malades, il les mena luy-mesme jusques au port de la Bastide, où, il leur fit passer la rivière, avec défense de retourner en ceste ville sur peine de la vie. » Il est question dans ce qui précède du curé de Saint-Pierre. Il ne sera pas inutile de placer ici un passage de la même gazette, qui fait connoître tout à la fois la belle conduite de ce vertueux prêtre, et l’excès des malheurs dans lesquels étoit plongée la ville de Bordeaux. Voici ce qu’on lit sous la date du 30 janvier 1653, page 137 : « L’ouverture des prières de quarante heures ayant été faite il y a quinze jours dans l’église Saint-Pierre de cette ville, le curé, dont la vie et la probité sont exemplaires, y fit une docte prédication, en laquelle il exhorta ses paroissiens à secouer le joug de l’autorité illégitime des ormistes et de tous les autres qui s’opposent à la paix, laquelle ne se peut trouver que dans la dépendance des subjects avec leur souverain : ce qui fut très-bien reçu de ses auditeurs. Mais le prince de Conty n’en fut pas plus tôt adverty, qu’il envoya chercher ce curé, et lui reprocha d’avoir presché contre son party. À quoy il répliqua qu’il n’estoit partisan que de l’Évangile, et que ses paroissiens attesteroient qu’il avait parlé comme devoit faire un bon pasteur. Néanmoins le sieur Brignon, l’un de nos jurats, alla le 23 de ce mois sur les sept heures du soir en sa maison ; et luy ayant commandé de la part du prince de le suivre, il se saisit de sa personne ; mais comme il le menoît dans les rues ; quelques bourgeois de la mesme paroisse firent sonner le beffroy, au bruit duquel les autres se mirent sous les armes, et obligèrent ce jurat d’abandonner le curé. Le lendemain, l’ordre fut envoyé à tous les capitaines de cette ville de faire mettre leurs compagnies sous les armes, et de l’aller derechef enlever jusque dans l’église, s’il faisoit quelque résistance. Mais il prévint par sa retraite leur dessein et les
  13. Au sieur Filhot : Jacques Filhot, trésorier de France à Montauban, a laissé un journal qui doit être d’une grande curiosité. Il est cité dans l’Histoire de Bordeaux, de dom Devienne. Nous ignorons si cet ouvrage est resté manuscrit. (Voyez l’ouvrage de dom Devienne ; Bordeaux, 1779, page 464.
  14. « Le premier de juin (1653), le sieur Villars eut ordre d’aller devant l’hôpital des manufactures pour faire aborder un bateau parti du port des Salinières pour aller à Agen. Ce qu’ayant exécuté, il se saisit du sieur Chevalier, avocat, qui étoit dedans, et le conduisit chez le prince de Conty, où l’on dit qu’il fut trouvé chargé d’une lettre du sieur Mounier, conseiller en ce parlement, adressée au sieur de Miral à Agen, par laquelle il l’avertissoit que dans peu de jours le dessein qu’ils avoient concerté pour la délivrance de Bordeaux auroit un heureux succès. Ce qui fit donner nouvel ordre audit sieur de Villars d’aller avec sa compagnie investir la maison dudit sieur Mounier, et l’arrêter. Mais en suite d’une contestation sur le mot de guerre entre la patrouille et les sentinelles qui avoient été posées près de ce logis, l’une ayant, tiré sur un sergent, le bruit du coup fit une telle diversion des uns et des autres, que ledit sieur Mounier se sauva ; de sorte que le sieur Chevalier a seul essuyé toute l’injuste colère des séditieux, qui l’ont condamné à être pendu, et l’ont fait exécuter. » (Gazette de Renaudot, article Bordeaux, du 5 juin 1653, p.569.)
  15. Duretête : L’un des chefs des ormistes. Il fut excepté avec cinq autres de l’amnistie royale. (Voyez Mémoires de Montglat, tome 50, page 410, de cette série.) Duretête fut roué vif en 1654 (Voyez les mêmes Mémoires, Ibid., page 455.)
  16. Le 23 de mars : On lit cette date sur le manuscrit ; mais d’après ce qui précède, qui est conforme à la gazette du temps, c’est le 28 mars que le père Ithier fut abreuvé d’outrages.
  17. De Virelade-Salomon : Il étoit haï du parti populaire, parce qu’il avoit été chancelier du duc d’Épernon, gouverneur de Guienne. Sa plume vénale et pédantesque, dit un libelliste du temps, a tracé toutes les lettres qui ont été adressées et envoyées sous le nom du duc au parlement et à la ville. » (Voyez l’Évangéliste de la Guienne ; Paris, Guillemot, 1652, p. 16, collection des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 75, pièce 78.)
  18. Voyez les Mémoires de Montglat, tome 50, p. 408, de cette série.
  19. Une autre petite Fronde : Elle étoit opposée à la grande Fronde, et elle se composoit des conseillers du parlement de Bordeaux qui cherchoient à rétablir l’autorité royale en leur ville.
  20. L’évêque de Tulles : Cet évêque étoit Louis de Guron de Rechigne-Voisin, alors nomme évêque de Tulles, qui fut sacre aux Carmélites de Bordeaux le premier novembre 1653. Son prédécesseur, Jean de Genoillac de Vaillac, étoit mort le 3 janvier 1652. (Voyez le Gallia christiana, tome 2, page 676.)
  21. Balthazar avoit fait ses premières armes sous Gustave-Adolphe. Après la mort de ce grand roi, il vint offrir ses services à Louis xiii. Le traite qu’il fit avec le duc de Candale lui fut très-avantageux, (Voyez l’Histoire de la guerre de Guienne ; Cologne, Corneille Egmond, 1694, pages 98 et 102. On attribue cet ouvrage à Balthazar ; mais il contient de lui des éloges trop outrés pour que cela puisse être veritable.)
  22. Le dévouement du père Ithier au service du Roi ne demeura pas sans récompense. Nommé dans la même année 1653 à l’évêché de Glandèves, il fut sacré le 21 juin 1654. Il mourut en 1672. (Voyez le Gallia christiana, tome 3, page 1247.)
  23. En Angleterre : Ils y avoient été envoyés pour solliciter la protection de Cromwell. (Histoire de Bordeaux, par dom Devienne, page 461.)
  24. Camp de César : Fort sur la Garonne, que M. de Vendôme avoit fait construire. (Voyez les Mémoires de Chavagnac, première partie, page 79.)
  25. Bodin : Il est appelé Boudin dans les Mémoires de Chavagnac.
  26. Chanlot : Chavagnac l’appelle Chanclos.
  27. Le marquis de Bourdeilles : Chavagnac dit que c’est lui qui fut appelé par Bodin ; qu’il alla à Périgueux avec cent cinquante maîtres, et qu’il maintint dans cette ville l’ordre le plus admirable. Ce ne seroit pas la première fois que l’amour-propre auroit engagé un écrivain de Mémoires à altérer la vérité ; aussi ne peut-on espérer de la rencontrer qu’en comparant entre eux ces matériaux de l’histoire.