Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXIII

CHAPITRE XXIII

L’armée se dirige vers le Rhin. — Début des hostilités. — Mission auprès de Masséna. — Trafalgar. — Jellachich met bas les armes à Bregenz. — Ruse du colonel des housards de Blankenstein. — Son régiment nous échappe.

La grande armée que l’Empereur allait mettre en mouvement contre l’Autriche tournait alors en quelque sorte le dos à cet empire ainsi qu’à l’Europe, puisque les deux camps français, répartis sur les rivages de la mer du Nord, de la Manche et de l’Océan, faisaient face à l’Angleterre. En effet, la droite du 1er corps, commandée par Bernadotte, occupait le Hanovre ; le 2e, aux ordres de Marmont, se trouvait en Hollande ; le 3e, sous Davout, était à Bruges ; les 4e, 5e et 6e, que commandaient Soult, Lannes et Ney, campaient à Boulogne ou dans les environs ; enfin le 7e, aux ordres d’Augereau, se trouvait à Brest et formait l’extrême gauche.

Pour rompre ce long cordon de troupes et en former une masse considérable destinée à marcher sur l’Autriche, il fallait opérer un immense changement de front en arrière. Chaque corps d’armée exécuta donc un demi-tour pour faire face à l’Allemagne, sur laquelle il se dirigea par le chemin le moins long. L’aile droite devint ainsi la gauche, et la gauche la droite.

On conçoit que pour se porter du Hanovre ou de la Hollande sur le Danube, le 1er et le 2e corps avaient beaucoup moins de trajet à parcourir que ceux qui venaient de Boulogne, et que ceux-ci se trouvaient moins éloignés que le corps d’Augereau, qui pour se rendre de Brest aux frontières de Suisse, dans le Haut-Rhin, devait traverser la France dans toute sa largeur : le trajet était de trois cents lieues. Les troupes furent deux mois en route. Elles voyageaient sur plusieurs colonnes. Le maréchal Augereau, parti le dernier de Brest, les devança, et s’arrêtant d’abord à Rennes, puis successivement à Alençon, Melun, Troyes et Langres, il inspecta les divers régiments dont sa présence ranimait encore l’ardeur. Le temps était superbe. Je passai ces deux mois, courant sans cesse en calèche de poste, pour aller d’une colonne à l’autre transmettre aux généraux les ordres du maréchal. Je pus m’arrêter deux fois à Paris pour voir ma mère. Nos équipages avaient pris les devants ; j’avais un assez médiocre domestique, mais trois excellents chevaux.

Pendant que la grande armée se dirigeait vers le Rhin et le Danube, les troupes françaises cantonnées dans la haute Italie, sous le commandement de Masséna, se réunissaient dans le Milanais, afin d’attaquer les Autrichiens dans le pays vénitien.

Pour transmettre des ordres à Masséna, l’Empereur était obligé de faire passer ses aides de camp par la Suisse, restée neutre. Or, il arriva que pendant le séjour du maréchal Augereau à Langres, un officier d’ordonnance, porteur des dépêches de Napoléon, fut renversé de sa voiture et se cassa la clavicule. Il se fit transporter chez le maréchal Augereau, auquel il déclara qu’il était dans l’impossibilité de remplir sa mission. Le maréchal, sentant combien il importait que les dépêches de l’Empereur arrivassent promptement en Italie, me chargea de les y porter, en passant par Huningue, où je devais transmettre ses ordres pour l’établissement d’un pont sur le Rhin. Cette mission me fit grand plaisir, car j’allais ainsi faire un beau voyage, avec la certitude de rejoindre le 7e corps avant qu’il fût aux prises avec les Autrichiens. Je gagnai rapidement Huningue et Bâle, je me rendis de là à Berne, à Raperschwill, où je laissai ma voiture ; puis je traversai à cheval, et non sans danger, le mont Splügen, alors presque impraticable. J’entrai en Italie par Chiavenna et joignis le maréchal Masséna auprès de Vérone.

Mais je ne fis que toucher barre, car Masséna était aussi impatient de me voir repartir avec sa réponse à l’Empereur, que je l’étais moi-même de rejoindre le maréchal Augereau, afin d’assister aux combats que son corps d’armée allait livrer. Cependant, ma course ne fut pas aussi rapide, au retour, qu’elle l’avait été en allant, parce qu’une neige fort épaisse, tombée depuis peu, couvrait non seulement les montagnes, mais aussi les vallées de la Suisse : il gelait très fort, les chevaux tombaient à chaque pas, et ce ne fut qu’en donnant 600 francs que je trouvai deux guides qui voulussent traverser le Splügen avec moi. Nous mîmes plus de douze heures à faire ce trajet, en marchant à pied dans la neige jusqu’aux genoux ! Les guides furent même sur le point de renoncer à aller en avant, assurant qu’il y avait danger imminent. Mais j’étais jeune, hardi, et comprenais l’importance des dépêches que l’Empereur attendait.

Je déclarai donc à mes deux guides que, s’ils reculaient, je continuerais ma route sans eux. Chaque profession a son point d’honneur ; celui des guides consiste principalement à ne jamais abandonner le voyageur qui s’est confié à eux. Les miens marchèrent donc, et après des efforts vraiment extraordinaires, nous arrivâmes à la grande auberge située au bas du Splügen, au moment où la nuit commençait. Nous eussions infailliblement péri si elle nous eût surpris dans la montagne, car le sentier, à peine tracé, était bordé de précipices que la neige nous eût empêchés de distinguer. J’étais harassé !… mais après m’être reposé, et avoir repris mes forces, je repartis au point du jour et gagnai Raperschwill, où je retrouvai une voiture et des routes carrossables.

Le plus pénible du voyage était fait ; aussi, malgré la neige et un froid très vif, je parvins à Bâle, et puis à Huningue, où le 7e corps se trouva réuni le 19 octobre. Dès le lendemain, il commença à passer le Rhin sur un pont de bateaux jeté à cet effet ; car, bien qu’à une petite demi-lieue de là il y eût un pont de pierre dans la ville de Bâle, l’Empereur avait ordonné au maréchal Augereau de respecter la neutralité de la Suisse, neutralité que neuf ans plus tard les Suisses violèrent eux-mêmes, en livrant, en 1814, ce pont aux ennemis de la France.

Me voilà donc faisant la guerre derechef. Nous étions en 1805, année qui vit s’ouvrir pour moi une longue série de combats, dont la durée fut de dix ans consécutifs, puisqu’elle ne se termina que dix ans après, à Waterloo. Quelque nombreuses qu’aient été les guerres de l’Empire, presque tous les militaires français ont joui d’une ou de plusieurs années de repos, soit parce qu’ils tenaient garnison en France, soit parce qu’ils se trouvaient en Italie ou en Allemagne lorsque nous n’avions la guerre qu’en Espagne ; mais, ainsi que vous allez le voir, il n’en fut pas de même pour moi, qui constamment envoyé du nord au midi et du midi au nord, partout où l’on se battait, ne passai pas une seule de ces dix années sans aller au feu, et sans arroser de mon sang quelque contrée de l’Europe.

Je n’ai pas l’intention de faire ici le récit détaillé de la campagne de 1805, dont je me bornerai à rappeler les faits principaux.

Les Russes, qui marchaient au secours de l’Autriche, étaient encore fort loin, lorsque le feld-maréchal Mack, à la tête de quatre-vingt mille hommes, s’étant imprudemment avancé en Bavière, y fut battu par Napoléon, dont les savantes manœuvres le contraignirent à se réfugier dans la place d’Ulm, et à mettre bas les armes avec la plus grande partie de son armée, dont deux corps seulement échappèrent au désastre.

L’un, sous les ordres du prince Ferdinand, parvint à gagner la Bohême ; l’autre, commandé par le vieux feld-maréchal Jellachich, se jeta dans le Vorarlberg, vers le lac de Constance, où il s’appuyait à la neutralité suisse et gardait les défilés de la forêt Noire. C’est à ces dernières troupes que le maréchal Augereau allait être opposé.

Après avoir traversé le Rhin à Huningue, le 7e corps se trouva dans le pays de Bade, dont le souverain, ainsi que celui de Bavière et de Wurtemberg, venait de contracter une alliance avec Napoléon ; aussi fûmes-nous reçus en amis par la population de Brisgau. Le feld-maréchal Jellachich n’avait pas osé se mesurer avec les Français dans un pays où les communications sont si faciles, mais il nous attendait au delà de Fribourg, à l’entrée de la forêt Noire, dont il comptait nous faire acheter le passage par beaucoup de sang. Il espérait surtout nous arrêter au Val d’Enfer, défilé étroit, fort long, et dominé de tous côtés par des rochers à pic, faciles à défendre. Mais les troupes du 7e corps, qui venaient d’apprendre les brillants succès remportés par leurs camarades à Ulm et en Bavière, jalouses de montrer aussi leur bravoure, s’élancèrent avec ardeur dans la forêt Noire, qu’elles franchirent en trois jours, malgré les obstacles du terrain, la résistance de l’ennemi et la difficulté de se procurer des vivres dans cet affreux désert. Enfin, l’armée déboucha dans un pays fertile et campa autour de Donaueschingen, ville fort agréable, où se trouve le magnifique château de l’antique maison des princes de Furstenberg.

Le maréchal Augereau et ses aides de camp logèrent au château, dans la cour duquel se trouve la source du Danube ; ce grand fleuve montre sa puissance en naissant, car à sa sortie de terre il porte déjà bateau. Les attelages de l’artillerie et nos équipages avaient éprouvé de très grandes fatigues dans les défilés rocailleux et montueux de la forêt Noire, que le verglas rendait encore plus difficiles. Il fallut donc donner aux chevaux plusieurs jours de repos, pendant lesquels les cavaliers autrichiens venaient de temps à autre tâter nos avant-postes, placés à deux lieues en avant de la ville ; mais tout se bornait à un tiraillement qui nous amusait, nous exerçait à la petite guerre, et nous apprenait à connaître les divers uniformes ennemis.

Je vis là pour la première fois les uhlans du prince Charles, les dragons de Rosenberg et les housards de Blankenstein. Nos chevaux d’attelage ayant repris leur vigueur, l’armée continua sa marche, et pendant plusieurs semaines nous eûmes des combats continuels qui nous rendirent maîtres d’Engen et de Stockach.

Quoique souvent très exposé dans ces divers engagements, je n’éprouvai qu’un seul accident, mais il pouvait être fort grave. La terre était couverte de neige, surtout auprès de Stockach. L’ennemi défendait cette position avec acharnement. Le maréchal m’ordonne d’aller reconnaître un point sur lequel il voulait diriger une colonne ; je pars au galop, le sol me paraissant très uni, parce que le vent, en poussant la neige, avait comblé tous les fossés. Mais tout à coup mon cheval et moi enfonçons dans un grand ravin, ayant de la neige jusqu’au cou… Je tâchais de me tirer de cette espèce de gouffre, lorsque deux housards ennemis parurent au sommet et déchargèrent leurs mousquetons sur moi. Heureusement, la neige dans laquelle je me débattais ainsi que mon cheval, ayant empêché les cavaliers autrichiens de bien ajuster, je ne reçus aucun mal ; mais ils allaient réitérer leur feu, lorsque l’approche d’un peloton de chasseurs, que le maréchal Augereau envoyait à mon secours, les contraignit à s’éloigner promptement. Avec un peu d’aide, je sortis du ravin ; mais on eut beaucoup de peine à en retirer mon cheval, qui cependant n’était pas blessé non plus, ce qui permit à mes camarades de rire de l’étrange figure que j’avais, à la suite de mon bain de neige.

Après avoir conquis tout le Vorarlberg, nous nous emparâmes de Bregenz, et acculâmes le corps autrichien de Jellachich au lac de Constance et au Tyrol. L’ennemi se couvrit de la forteresse de Feldkirch et du célèbre défilé de ce nom, derrière lesquels il pouvait nous résister avec avantage : nous nous attendions à livrer un combat très meurtrier pour enlever cette forte position, lorsque, à notre grand étonnement, les Autrichiens demandèrent à capituler, ce que le maréchal Augereau s’empressa d’accepter.

Pendant l’entrevue que les deux maréchaux eurent à cette occasion, les officiers autrichiens, humiliés des revers que leurs armes venaient d’essuyer, se donnèrent le malin plaisir de nous annoncer une très fâcheuse nouvelle, tenue cachée jusqu’à ce jour, mais que les Russes et les Autrichiens avaient apprise par la voie de l’Angleterre. La flotte franco-espagnole avait été battue par lord Nelson, le 20 octobre, non loin de Cadix, au cap Trafalgar. Notre malencontreux amiral Villeneuve, que les ordres précis de Napoléon n’avaient pu déterminer à sortir de l’inaction, lorsque l’apparition subite de toutes les flottes de la France et de l’Espagne dans la Manche pouvait assurer le passage en Angleterre de nombreuses troupes réunies à Boulogne, Villeneuve, en apprenant que par ordre de Napoléon il allait être remplacé par l’amiral Rosily, passa tout à coup d’un excès de circonspection à une très grande audace. Il sortit de Cadix, livra une bataille qui, eût-elle tourné à notre avantage, eût été à peu près inutile, puisque l’armée française, au lieu de se trouver à Boulogne pour profiter de ce succès et passer en Angleterre, était à plus de deux cents lieues des côtes, faisant la guerre au centre de l’Allemagne. Après un combat des plus acharnés, les flottes d’Espagne et de France furent battues par celle d’Angleterre, dont l’amiral, le célèbre Nelson, fut tué, emportant dans la tombe la réputation de premier homme de mer de l’époque. De notre côté, nous perdîmes le contre-amiral Magon, officier d’un très grand mérite. Un de nos vaisseaux sauta ; dix-sept, tant français qu’espagnols, furent pris. Une tempête horrible, qui s’éleva vers la fin de la bataille, dura toute la nuit et les jours suivants. Elle fut sur le point de faire périr les vainqueurs et les vaincus ; aussi les Anglais, ne s’occupant plus que de leur propre salut, furent-ils obligés d’abandonner presque tous les vaisseaux qu’ils nous avaient pris et qui, pour la plupart, furent conduits à Cadix par les débris de leurs braves et malheureux équipages ; d’autres périrent en se brisant sur les rochers.

Ce fut à cette terrible bataille que mon excellent ami France d’Houdetot, aujourd’hui lieutenant général, aide de camp du Roi, reçut à la cuisse une forte blessure qui l’a rendu boiteux. D’Houdetot sortait à peine de l’enfance ; il était aspirant de marine et attaché à l’état-major du contre-amiral Magon, ami de mon père. Après la mort de ce brave amiral, le vaisseau l’Algésiras qu’il montait fut pris à la suite d’un sanglant combat, et les Anglais placèrent à son bord une garde de soixante hommes. Mais lorsque la tempête eut séparé l'Algésiras des vaisseaux ennemis, ceux des officiers et marins français qui avaient survécu au combat déclarèrent aux officiers et au détachement anglais qu’ils eussent à se rendre à leur tour, ou à se préparer à recommencer la lutte au milieu des horreurs de la nuit et de la tempête. Les Anglais, n’étant pas disposés à se battre, consentirent à capituler, sous condition de ne pas être retenus prisonniers de guerre, et les Français, bien que menacés de faire naufrage, replacèrent avec des transports de joie leur pavillon sur les débris d’un mât. Après avoir été vingt fois sur le point d’être engloutis, tant le navire était en mauvais état et la mer furieuse, ils eurent enfin le bonheur d’entrer dans la rade de Cadix. Le vaisseau qui portait Villeneuve ayant été pris, cet amiral infortuné fut conduit en Angleterre, où il resta pendant trois ans prisonnier de guerre. Ayant été échangé, il prit la détermination de se rendre à Paris ; mais, arrêté à Rennes, il se fit sauter la cervelle.

Au moment où le feld-maréchal Jellachich était obligé de capituler devant le 7e corps de l’armée française, cette résolution du chef ennemi nous étonnait d’autant plus que, bien que battu par nous, il lui restait encore la ressource de se retirer dans le Tyrol, placé derrière lui, et dont les habitants sont depuis des siècles très attachés à la maison d’Autriche. La grande quantité de neige dont le Tyrol était couvert rendait sans doute ce pays d’un accès difficile ; mais les difficultés qu’il présentait eussent été bien plus grandes pour nous, ennemis de l’Autriche, que pour les troupes de Jellachich se retirant dans une province autrichienne. Cependant, si ce vieux et méthodique feld-maréchal ne pouvait se résoudre à faire la guerre en hiver dans de hautes montagnes, il n’en était pas de même des officiers placés sous ses ordres, car beaucoup d’entre eux blâmaient sa pusillanimité et parlaient de se révolter contre son autorité. Le plus ardent des opposants était le général prince de Rohan, officier français au service de l’Autriche, homme fort brave et très capable. Le maréchal Augereau, craignant que Jellachich, entraîné par les conseils que lui donnait M. de Rohan, ne parvînt à échapper à l’armée française en se jetant dans le Tyrol, où il nous eût été presque impossible de le suivre, s’empressa d’accorder au maréchal ennemi toutes les conditions qu’il demandait.

La capitulation portait donc que les troupes autrichiennes déposeraient les armes, livreraient leurs drapeaux, étendards, canons et chevaux, mais ne seraient pas conduites en France et pourraient se retirer en Bohême, après avoir juré de ne pas servir contre la France pendant un an. En annonçant cette capitulation dans un de ses bulletins de la grande armée, l’Empereur témoigna d’abord un peu de mécontentement de ce qu’on n’avait pas exigé que les troupes autrichiennes fussent envoyées prisonnières en France ; mais il revint sur cette pensée, lorsqu’il eut acquis la certitude que le maréchal Augereau n’avait aucun moyen de les y contraindre, parce qu’elles avaient la facilité de s’échapper. En effet, dans la nuit qui précéda le jour où les ennemis devaient déposer les armes, une révolte éclata dans plusieurs brigades autrichiennes contre le feld-maréchal Jellachich. Le prince de Rohan, refusant d’adhérer à la capitulation, partit avec sa division d’infanterie, à laquelle se joignirent quelques régiments des autres divisions, et se jeta dans les montagnes qu’il traversa malgré les rigueurs de la saison ; puis, par une marche audacieuse, passant au milieu des cantonnements des troupes du maréchal Ney, qui occupaient les villes du Tyrol, il vint tomber entre Vérone et Venise sur les derrières de l’armée française d’Italie, pendant que celle-ci, aux ordres de Masséna, suivait en queue le prince Charles, qui se retirait sur le Frioul. L’arrivée du prince de Rohan dans le pays vénitien, alors que Masséna en était déjà loin, pouvait avoir les conséquences les plus graves ; heureusement, une armée française venant de Naples, sous les ordres du général Saint-Cyr, battit ce prince et le contraignit à se rendre prisonnier de guerre ; mais du moins il ne céda qu’à la force et fut en droit de dire que, si le feld-maréchal Jellachich était venu avec toutes ses troupes, les Autrichiens seraient peut-être parvenus à vaincre Saint-Cyr et à s’ouvrir un passage.

Lorsqu’une troupe capitule, il est d’usage que le vainqueur envoie auprès de chaque division un officier d’état-major pour en prendre en quelque sorte possession et la conduire, au jour et à l’heure indiqués, sur le lieu où elle doit déposer les armes. Celui de mes camarades qui fut envoyé auprès du prince de Rohan fut laissé par celui-ci dans le camp qu’il quittait, parce que ce prince, opérant sa retraite en arrière de la place forte de Feldkirch, et dans une direction opposée au camp des Français, n’avait pas à redouter d’être arrêté par eux dans sa marche ; mais il n’en était pas de même de la cavalerie autrichienne. Elle bivouaquait dans une petite plaine en avant de Feldkirch, en face et à peu de distance de nos avant-postes. J’avais été chargé par le maréchal Augereau de me rendre auprès de la cavalerie autrichienne pour la conduire au lieu du rendez-vous convenu ; cette brigade, composée de trois forts régiments, n’avait point de général-major ; elle était commandée par le colonel des housards de Blankenstein, vieux Hongrois des plus braves et des plus madrés, dont je regrette de n’avoir pu retenir le nom, car je l’estime beaucoup, bien qu’il m’ait fait subir une mystification fort désagréable.

À mon arrivée dans son camp, le colonel m’avait offert pour la nuit l’hospitalité dans sa baraque, et nous étions convenus de nous mettre en route au point du jour, afin de nous rendre au lieu indiqué sur les grèves du lac de Constance, entre les villes de Bregenz et de Lindau. Nous avions tout au plus trois lieues à parcourir. Je fus très étonné lorsque, vers minuit, j’entendis les officiers monter à cheval… Je m’élance hors de la baraque, et vois qu’on forme les escadrons et qu’on se prépare à partir. Les colonels des uhlans du prince Charles et des dragons de Rosenberg, placés sous les ordres du colonel des housards, mais auxquels celui-ci n’avait pas fait part de ses projets, vinrent lui demander le motif de ce départ précipité ; j’en fis autant. Alors, le vieux colonel nous répond, avec une froide hypocrisie, que le feld-maréchal Jellachich craignant que quelques quolibets lancés aux soldats autrichiens par les Français (dont il faudrait longer le camp, si l’on se rendait par la route directe à la plage de Lindau) n’amenassent des querelles entre les troupes des deux nations, Jellachich, d’accord avec le maréchal Augereau, avait ordonné aux troupes autrichiennes de faire un long circuit sur la droite, afin de tourner le camp français et la ville de Bregenz, pour ne pas rencontrer nos soldats. Il ajouta que le trajet étant beaucoup plus long et les chemins difficiles, les chefs des deux armées avaient avancé le départ de quelques heures, et qu’il s’étonnait que je n’en eusse pas été prévenu ; mais que probablement la lettre qu’on m’avait adressée à ce sujet avait été retenue aux avant-postes par suite d’un malentendu ; il poussa même la dissimulation jusqu’à ordonner à un officier d’aller réclamer cette dépêche sur toute la ligne.

Les motifs allégués par le colonel de Blankenstein parurent si naturels à ses deux camarades, qu’ils ne firent aucune observation. Je n’en élevai pas non plus, bien que, par instinct, je trouvasse tout cela un peu louche ; mais, seul au milieu de trois mille cavaliers ennemis, que pouvais-je faire ? Il valait mieux montrer de la confiance, que d’avoir l’air de douter de la bonne foi de la brigade autrichienne. Comme j’ignorais, du reste, la fuite de la division du prince de Rohan, j’avoue qu’il ne me vint pas dans l’esprit que le chef de la cavalerie cherchait à la soustraire à la capitulation. Je marchai donc avec lui à la tête de la colonne. Le commandant autrichien, qui connaissait parfaitement le pays, avait si bien pris ses dispositions pour s’éloigner des postes français, dont l’emplacement était, du reste, indiqué par des feux, que nous ne passâmes à proximité d’aucun d’eux. Mais ce à quoi le vieux colonel ne s’attendait pas, ou ce qu’il ne put éviter, ce fut la rencontre de patrouilles volantes, que la cavalerie fait ordinairement la nuit dans la campagne à une certaine distance d’un camp ; car tout à coup un Qui vive ? se fait entendre, et nous nous trouvons en présence d’une forte colonne de cavalerie française, que le clair de lune permet de distinguer parfaitement. Alors le vieux colonel hongrois, sans laisser paraître le moindre trouble, me dit : « Ceci vous regarde, monsieur l’aide de camp ; veuillez venir avec moi pour donner des explications au chef de ce régiment français. »

Nous nous portons en avant, je donne le mot d’ordre, et me trouve en présence du 7e de chasseurs à cheval, qui, reconnaissant en moi un aide de camp du maréchal Augereau, et sachant d’ailleurs qu’on attendait les troupes autrichiennes pour la remise de leurs armes, ne fit aucune difficulté pour laisser passer la brigade que je conduisais. Le commandant français, dont la troupe avait le sabre en main, eut même l’attention de le faire remettre au fourreau, en témoignage du bon accord qui devait régner entre les deux colonnes, qui se côtoyèrent paisiblement en continuant leur route. J’avais bien questionné l’officier supérieur de nos chasseurs, relativement au changement d’heure de la remise des armes que devaient opérer les Autrichiens ; mais il n’en était pas informé, ce qui n’éveilla aucun soupçon dans mon esprit, sachant qu’un ordre de ce genre n’était point du nombre de ceux que l’état-major communique d’avance aux régiments. Je continuai donc à marcher avec la colonne étrangère pendant tout le reste de la nuit, trouvant cependant que le détour qu’on nous faisait faire était bien long, et que les chemins étaient fort mauvais. Enfin, à l’aube du jour, le vieux colonel, apercevant un terrain uni, me dit d’un ton goguenard que bien qu’il soit dans l’obligation de remettre sous peu les chevaux des trois régiments entre les mains des Français, il veut au moins les leur livrer en bon état, et avoir soin de ces pauvres animaux jusqu’au dernier moment ; qu’en conséquence, il va ordonner de faire donner l’avoine.

La brigade s’arrête, se forme, met pied à terre, et lorsque les chevaux sont attachés, le colonel des Blankenstein, resté seul à cheval, réunit en cercle autour de lui les officiers et cavaliers des trois régiments, et là, d’un ton d’inspiré qui rendait ce vieux guerrier vraiment superbe, il leur annonce que la division du prince de Rohan, préférant l’honneur à une honteuse sécurité, a refusé de souscrire à la honteuse capitulation par laquelle le feld-maréchal Jellachich a promis de livrer aux Français les drapeaux et les armes des troupes autrichiennes, et que la division de Rohan s’est jetée dans le Tyrol, où il conduirait, lui aussi, la brigade de cavalerie, s’il ne craignait de ne pouvoir trouver dans ces âpres montagnes de quoi nourrir un aussi grand nombre de chevaux. Mais puisque voilà la plaine, ayant, par une ruse dont il se félicite, gagné six lieues d’avance sur les troupes françaises, il propose à tous ceux d’entre eux qui ont le cœur vraiment autrichien de le suivre à travers l’Allemagne jusqu’en Moravie, où il va rejoindre les troupes de leur auguste empereur François II.

Les housards de Blankenstein répondirent à cette allocution de leur colonel par un bruyant hurrah d’approbation ; mais les dragons de Rosenberg et les uhlans du prince Charles gardaient un morne silence !… Quant à moi, bien que je ne susse pas encore assez bien l’allemand pour saisir parfaitement le discours du colonel, les paroles que j’avais comprises, ainsi que le ton de l’orateur et la position dans laquelle il se trouvait, m’avaient fait deviner de quoi il s’agissait, et j’avoue que je restai fort penaud d’avoir, quoique à mon insu, servi d’instrument à ce diable de Hongrois. Cependant, un tumulte affreux s’éleva dans l’immense cercle qui m’environnait, et je fus à même d’apprécier l’inconvénient qui résulte de l’amalgame hétérogène des divers peuples dont se compose la monarchie et par conséquent l’armée autrichienne. Tous les housards sont Hongrois ; les Blankenstein approuvaient donc ce que proposait un chef de leur nation ; mais les dragons étaient Allemands et les uhlans Polonais ; le Hongrois n’avait par cela même aucune influence morale sur ces deux régiments, qui, dans ce moment difficile, n’écoutèrent que leurs propres officiers ; ceux-ci déclarèrent que, se considérant comme engagés par la capitulation que le maréchal Jellachich avait signée, ils ne voulaient pas, par leur départ, aggraver la position de ce feld-maréchal et de ceux de leurs camarades qui se trouvaient déjà au pouvoir des Français. Ces derniers seraient en effet en droit de les envoyer prisonniers en France, si une partie des troupes autrichiennes violait le traité convenu. À cela, le colonel de housards répondit que lorsque le général en chef d’une armée, perdant la tête, manque à ses devoirs et livre ses troupes à l’ennemi, les subalternes ne doivent plus prendre conseil que de leur courage et de leur attachement au pays. Alors le colonel, brandissant son sabre d’une main et saisissant de l’autre l’étendard de son régiment, s’écrie : « Allez, dragons, allez, allez remettre aux Français vos étendards avilis et les armes que notre Empereur nous avait données pour le défendre. Quant à nous, braves housards, nous allons rejoindre notre auguste Souverain, auquel nous pourrons encore montrer avec honneur notre drapeau sans tache et nos sabres de soldats intrépides ! » Puis, s’approchant de moi, et lançant un coup d'œil de mépris aux uhlans et dragons, il ajoute : « Je suis certain que si ce jeune Français se trouvait dans notre position, et forcé d’imiter votre conduite ou la mienne, il prendrait le parti le plus courageux, car les Français aiment la gloire autant que leur pays et s’y connaissent en honneur !… » Cela dit, le vieux chef hongrois pique des deux, et, enlevant son régiment au galop, il se lance rapidement dans l’espace, où ils disparaissent bientôt !…

Il y avait du vrai dans chacun des deux raisonnements que je venais d’entendre, mais celui du colonel de housards me paraissait le plus juste, parce qu’il était le plus conforme aux intérêts de son pays ; j’approuvais donc intérieurement sa conduite, mais je ne pouvais raisonnablement conseiller aux dragons et aux uhlans de l’imiter ; c’eût été sortir de mon rôle et manquer à mes devoirs. Je gardai donc une stricte neutralité dans cette discussion, et, dès que les housards furent partis, je proposai aux deux colonels des autres régiments de me suivre, et nous nous mîmes en route pour Lindau. Nous y trouvâmes sur la plage du lac les maréchaux Jellachich et Augereau, ainsi que l’armée française, et les deux régiments d’infanterie autrichienne qui n’avaient pas suivi le prince de Rohan. En apprenant par moi que les housards de Blankenstein, refusant de reconnaître la capitulation, se dirigeaient vers la Moravie, les deux maréchaux entrèrent dans une grande colère. Celle d’Augereau était principalement motivée par la crainte que ces housards ne jetassent une grande perturbation sur les derrières de l’armée française, car la route qu’ils allaient suivre traversait les contrées dans lesquelles l’Empereur, en marchant sur Vienne, avait laissé de nombreux dépôts de blessés, de parcs d’artillerie, etc., etc. Mais le colonel ne crut pas devoir signaler sa présence par un coup de main, tant il avait hâte de s’éloigner du pays où rayonnaient les armées françaises ; aussi, évitant tous nos postes et suivant constamment des chemins de traverse, se cachant le jour dans les bois, puis marchant rapidement toute la nuit, il parvint à gagner sans encombre les frontières de la Moravie, et s’y réunit au corps d’armée autrichien qui l’occupait.

Quant aux troupes restées avec le feld-maréchal Jellachich, après avoir déposé leurs armes, étendards et drapeaux, et nous avoir remis leurs chevaux, elles devinrent prisonnières sur parole pour un an, et se dirigèrent dans un morne silence vers l’intérieur de l’Allemagne, pour gagner tristement la Bohême. Je me rappelais, en les voyant partir, la noble allocution du vieux colonel hongrois, et crus voir sur bien des figures de uhlans et de dragons que beaucoup regrettaient de n’avoir pas suivi ce vieux guerrier, et gémissaient en comparant la position glorieuse des Blankenstein à leur propre humiliation.

Parmi les trophées que le corps de Jellachich fut contraint de nous livrer, se trouvaient dix-sept drapeaux et deux étendards, que le maréchal Augereau s’empressa, selon l’usage, d’envoyer à l’Empereur, par deux aides de camp. Il désigna pour remplir cette mission le chef d’escadron Massy et moi. Nous partîmes le soir même dans une bonne calèche, faisant marcher devant nous un fourgon de poste, qui contenait les drapeaux gardés par un sous-officier. Nous nous dirigeâmes sur Vienne par Kempten, Branau, Munich, Linz et Saint-Pœlten. Quelques lieues avant d’arriver dans cette dernière ville, nous admirâmes, en longeant les rives du Danube, la superbe abbaye de Mölk, l’une des plus riches du monde. Ce fut en ce lieu que, quatre ans plus tard, je courus un bien grand danger, et méritai les éloges de l’Empereur, pour avoir accompli sous ses yeux le fait d’armes le plus éclatant de ma carrière militaire, ainsi que vous le verrez, lorsque nous serons au récit de la campagne de 1809. Mais n’anticipons pas sur les événements.