Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XVII

CHAPITRE XVII

Concentration en Bretagne des troupes destinées à Saint-Domingue. — Événements de Rennes. — Mon frère Adolphe, impliqué dans l’affaire, est incarcéré. — Mort de mon frère Théodore.

Mais arrivons à des faits sérieux. Le traité de Lunéville avait été suivi de la paix d’Amiens, qui mit un terme à la guerre que la France et l’Angleterre se faisaient. Le premier Consul résolut de profiter de la tranquillité de l’Europe et de la liberté rendue aux mers, pour envoyer un nombreux corps de troupes à Saint-Domingue, qu’il voulait arracher à la domination des noirs, commandés par Toussaint-Louverture. Toussaint, sans être en rébellion ouverte avec la métropole, affectait cependant de grands airs d’indépendance. Le général Leclerc devait commander l’expédition ; il ne manquait pas de moyens, et avait bien fait la guerre en Italie, ainsi qu’en Égypte ; mais son lustre principal provenait de ce qu’il avait épousé Pauline Bonaparte, sœur du premier Consul. Leclerc était fils d’un meunier de Pontoise, si l’on peut appeler meunier un très riche propriétaire d’immenses moulins, qui fait un commerce considérable. Ce meunier avait donné une brillante éducation à son fils, ainsi qu’à sa fille, qui épousa le général Davout.

Pendant que le général Leclerc faisait ses préparatifs de départ, le premier Consul réunissait en Bretagne les forces qu’il destinait à l’expédition, et ces troupes, selon l’usage, se trouvaient placées, jusqu’au jour de l’embarquement, sous les ordres du général en chef de l’armée de l’Ouest, Bernadotte.

On sait qu’il exista toujours une très grande rivalité entre les troupes des armées du Rhin et d’Italie. Les premières étaient très attachées au général Moreau et n’aimaient pas le général Bonaparte, dont elles avaient vu à regret l’élévation à la tête du gouvernement. De son côté, le premier Consul avait une grande prédilection pour les militaires qui avaient fait avec lui les guerres d’Italie et d’Égypte, et bien que son antagonisme avec Moreau ne fût pas encore entièrement déclaré, il comprenait qu’il était de son intérêt d’éloigner autant que possible les corps dévoués à celui-ci. En conséquence, les régiments destinés à l’expédition de Saint-Domingue furent presque tous pris parmi ceux de l’armée du Rhin. Ces troupes, ainsi séparées de Moreau, furent très satisfaites de se trouver en Bretagne sous les ordres de Bernadotte, ancien lieutenant de Moreau, et qui avait presque toujours servi sur le Rhin avec elles.

Le corps d’expédition devait être porté à quarante mille hommes. L’armée de l’Ouest proprement dite en comptait un nombre pareil. Ainsi, Bernadotte, dont le commandement s’étendait sur tous les départements compris entre l’embouchure de la Gironde et celle de la Seine, avait momentanément sous ses ordres une armée de quatre-vingt mille hommes, dont la majeure partie lui était plus attachée qu’au chef du gouvernement consulaire.

Si le général Bernadotte eût eu plus de caractère, le premier Consul aurait eu à se repentir de lui avoir donné un commandement si important ; car, je puis le dire aujourd’hui, comme un fait historique, et sans nuire à personne, Bernadotte conspira contre le gouvernement dont Bonaparte était le chef. Je vais donner sur cette conspiration des détails d’autant plus intéressants qu’ils n’ont jamais été connus du public, ni peut-être même par le général Bonaparte.

Les généraux Bernadotte et Moreau, jaloux de la position élevée du premier Consul, et mécontents du peu de part qu’il leur donnait dans les affaires publiques, avaient résolu de le renverser et de se placer à la tête du gouvernement, en s’adjoignant un administrateur civil ou un magistrat éclairé. Pour atteindre ce but, Bernadotte, qui, il faut le dire, avait un talent tout particulier pour se faire aimer des officiers et des soldats, parcourut les provinces de son commandement, passant la revue des corps de troupes, et employant tous les moyens pour se les attacher davantage : cajoleries de tous genres, argent, demandes et promesses d’avancement, tout fut employé envers les subalternes, pendant qu’en secret il dénigrait auprès des chefs le premier Consul et son gouvernement. Après avoir désaffectionné la plupart des régiments, il devint facile de les pousser à la révolte, surtout ceux qui, destinés à l’expédition de Saint-Domingue, considéraient cette mission comme une déportation.

Bernadotte avait pour chef d’état-major un général de brigade nommé Simon, homme capable, mais sans fermeté. Sa position le mettant à même de correspondre journellement avec les chefs de corps, il en abusa pour faire de ses bureaux le centre de la conspiration. Un chef de bataillon nommé Fourcart, que vous avez connu vieux et pauvre sous-bibliothécaire chez le duc d’Orléans, chez lequel je l’avais placé par pitié pour ses trente années de misère, était alors attaché au général Simon, qui en fit son agent principal. Fourcart, allant de garnison en garnison, sous prétexte de service, organisa une ligue secrète, dans laquelle entrèrent presque tous les colonels, ainsi qu’une foule d’officiers supérieurs, qu’on excitait contre le premier Consul, en l’accusant d’aspirer à la royauté, ce à quoi, paraît-il, il ne pensait pas encore.

Il fut convenu que la garnison de Rennes, composée de plusieurs régiments, commencerait le mouvement, qui s’étendrait comme une traînée de poudre dans toutes les divisions de l’armée ; et comme il fallait que dans cette garnison il y eût un corps qui se décidât le premier, pour enlever les autres, on fit venir à Rennes le 82e de ligne, commandé par le colonel Pinoteau, homme capable, très actif, très brave, mais à la tête un peu exaltée, quoiqu’il parût flegmatique. C’était une des créatures de Bernadotte et l’un des chefs les plus ardents de la conspiration. Il promit de faire déclarer son régiment, dont il était fort aimé.

Tout était prêt pour l’explosion, lorsque Bernadotte, manquant de résolution, et voulant, en vrai Gascon, tirer les marrons du feu avec la patte du chat, persuada au général Simon et aux principaux conjurés qu’il était indispensable qu’il se trouvât à Paris au moment où la déchéance des Consuls serait proclamée par l’armée de Bretagne, afin d’être en état de s’emparer sur-le-champ des rênes du gouvernement, de concert avec Moreau, avec lequel il allait conférer sur ce grave sujet ; en réalité, Bernadotte ne voulait pas être compromis si l’affaire manquait, se réservant d’en profiter en cas de réussite, et le général Simon, ainsi que les autres conspirateurs, furent assez aveugles pour ne pas apercevoir cette ruse. On convint donc du jour de la levée de boucliers, et celui qui aurait dû la diriger, puisqu’il l’avait préparée, eut l’adresse de s’éloigner.

Avant le départ de Bernadotte pour Paris, on rédigea une proclamation adressée au peuple français, ainsi qu’à l’armée. Plusieurs milliers d’exemplaires, préparés d’avance, devaient être affichés le jour de l’événement. Un libraire de Rennes, initié par le général Simon et par Fourcart au secret des conspirateurs, se chargea d’imprimer cette proclamation lui-même. C’était bien, pour que la publication pût avoir lieu promptement en Bretagne ; mais Bernadotte désirait avoir à Paris un grand nombre d’exemplaires, qu’il était important de répandre dans la capitale et d’envoyer dans toutes les provinces, dès que l’armée de l’Ouest se serait révoltée contre le gouvernement, et comme on craignait d’être découvert en s’adressant à un imprimeur de Paris, voici comment fit Bernadotte pour avoir une grande quantité de ces proclamations sans se compromettre. Il dit à mon frère Adolphe, son aide de camp, qu’il venait de faire nommer lieutenant dans la légion de la Loire, qu’il l’autorisait à l’accompagner dans la capitale et qu’il l’engageait à y faire venir son cheval et son cabriolet, attendu que le séjour serait long. Mon frère, enchanté, remplit de divers effets les coffres de cette voiture, dont il confie la conduite à son domestique, qui devait venir à petites journées pendant qu’Adolphe s’en va par la diligence. Dès que mon frère est parti, le général Simon et le commandant Fourcart, retardant sous quelque prétexte le départ du domestique, ouvrent les coffres du cabriolet, dont ils retirent les effets, qu’ils remplacent par des paquets de proclamations ; puis, ayant tout refermé, ils mettent en route le pauvre Joseph, qui ne se doutait pas de ce qu’il emmenait avec lui.

Cependant, la police du premier Consul, qui commençait à se bien organiser, avait eu vent qu’il se tramait quelque chose dans l’armée de Bretagne, mais sans savoir précisément ce qu’on méditait, ni quels étaient les instigateurs. Le ministre de la police crut devoir prévenir du fait le préfet de Rennes, qui était M. Mounier, célèbre orateur de l’Assemblée constituante. Par un hasard fort extraordinaire, le préfet reçut la dépêche le jour même où la conspiration devait éclater à Rennes pendant la parade, à midi, et il était déjà onze heures et demie !…

M. Mounier, auquel le ministre ne donnait aucun renseignement positif, crut qu’il ne pouvait mieux faire pour en obtenir que de s’adresser au chef d’état-major, en l’absence du général en chef. Il fait donc prier le général Simon de passer à son hôtel et lui montre la dépêche ministérielle. Le général Simon, croyant alors que tout est découvert, perd la tête comme un enfant, et répond au préfet qu’il existe en effet une vaste conspiration dans l’armée, que malheureusement il y a pris part, mais qu’il s’en repent ; et le voilà qui déroule tout le plan des conjurés, dont il nomme les chefs, en ajoutant que dans quelques instants, les troupes réunies sur la place d’Armes vont, au signal donné par le colonel Pinoteau, proclamer la déchéance du gouvernement consulaire !… Jugez de l’étonnement de M. Mounier, qui se trouvait d’ailleurs fort embarrassé en présence du général coupable qui, d’abord troublé, pouvait revenir à lui, et se rappeler qu’il avait quatre-vingt mille hommes sous ses ordres, dont huit à dix mille se réunissaient au moment même, non loin de la préfecture !… La position de M. Mounier était des plus critiques ; il s’en tira en habile homme.

Le général de gendarmerie Virion avait été chargé par le gouvernement de former à Rennes un corps de gendarmerie à pied, pour la composition duquel chaque régiment de l’armée avait fourni quelques grenadiers. Ces militaires, n’ayant aucune homogénéité entre eux, échappaient par conséquent à l’influence des colonels de l’armée de ligne et ne connaissaient plus que les ordres de leurs nouveaux chefs de la gendarmerie, qui eux-mêmes, d’après les règlements, obéissaient au préfet. M. Mounier mande donc sur-le-champ le général Virion, en lui faisant dire d’amener tous les gendarmes. Cependant, craignant que le général Simon ne se ravisât et ne lui échappât pour aller se mettre à la tête des troupes, il l’amadoue par de belles paroles, l’assurant que son repentir et ses aveux atténueront sa faute aux yeux du premier Consul, et l’engage à lui remettre son épée et à se rendre à la tour Labat, où vont le conduire les gendarmes à pied qui arrivaient dans la cour en ce moment. Voilà donc le premier moteur de la révolte en prison.

Pendant que ceci se passait à la préfecture, les troupes de ligne, réunies sur la place d’Armes, attendaient l’heure de la parade qui devait être celle de la révolte. Tous les colonels étaient dans le secret et avaient promis leur concours, excepté celui du 79e, M. Godard, qu’on espérait voir suivre le mouvement.

À quoi tiennent les destinées des empires !… Le colonel Pinoteau, homme ferme et déterminé, devait donner le signal, que son régiment, le 82e, déjà rangé en bataille sur la place, attendait avec impatience ; mais Pinoteau, de concert avec Fourcart, avait employé toute la matinée à préparer des envois de proclamations, et dans sa préoccupation, il avait oublié de se raser.

Midi sonne. Le colonel Pinoteau, prêt à se rendre à la parade, s’aperçoit que sa barbe n’est pas faite et se hâte de la couper. Mais pendant qu’il procède à cette opération, le général Virion, escorté d’un grand nombre d’officiers de gendarmerie, entre précipitamment dans sa chambre, fait saisir son épée, et lui déclarant qu’il est prisonnier, le fait conduire à la tour, où était déjà le général Simon !… Quelques minutes de retard, et le colonel Pinoteau, se trouvant à la tête de dix mille hommes, ne se serait pas laissé intimider par la capture du général Simon et aurait certainement accompli ses projets de révolte contre le gouvernement consulaire ; mais, surpris par le général Virion, que pouvait-il faire ? Il dut céder à la force.

Cette seconde arrestation faite, le général Virion et le préfet dépêchent à la place d’Armes un aide de camp chargé de dire au colonel Godard, du 79e qu’ils ont à lui faire sur-le-champ une communication de la part du premier Consul, et, dès qu’il est arrivé près d’eux, ils lui apprennent la découverte de la conspiration, ainsi que l’arrestation du général Simon, du colonel Pinoteau ; et l’engagent à s’unir à eux pour comprimer la rébellion. Le colonel Godard en prend l’engagement, retourne sur la place d’Armes sans faire part à personne de ce qui vient de lui être communiqué, commande par le flanc droit à son régiment, qu’il conduit vers la tour Labat, où il se réunit aux bataillons de gendarmes qui la gardaient. Il y trouve aussi le général Virion et le préfet, qui font distribuer des cartouches à ces troupes fidèles, et l’on attend les événements.

Cependant, les officiers des régiments qui stationnaient sur la place d’Armes, étonnés du départ subit du 79e, et ne concevant pas le retard du colonel Pinoteau, envoyèrent chez lui, et apprirent qu’il venait d’être conduit à la tour. Ils furent informés en même temps de l’arrestation du général Simon. Grande fut l’émotion !… Les officiers des divers corps se réunissent. Le commandant Fourcart leur propose de marcher à l’instant pour faire délivrer les deux prisonniers, afin d’exécuter ensuite le mouvement convenu. Cette proposition est reçue avec acclamation, surtout par le 82e, dont Pinoteau était adoré. On s’élance vers la tour Labat, mais on la trouve environnée par quatre mille gendarmes et les bataillons du 79e. Les assaillants étaient certainement plus nombreux, mais ils manquaient de cartouches, et en eussent-ils eu, qu’il aurait répugné à beaucoup d’entre eux de tirer sur leurs camarades pour amener un simple changement de personnes dans le gouvernement établi. Le général Virion et le préfet les haranguèrent pour les engager à rentrer dans le devoir. Les soldats hésitaient ; ce que voyant les chefs, aucun d’eux n’osa donner le signal de l’attaque à la baïonnette, le seul moyen d’action qui restât. Insensiblement, les régiments se débandèrent, et chacun se retira dans sa caserne. Le commandant Fourcart, resté seul, fut conduit à la tour, ainsi que le pauvre imprimeur.

En apprenant que l’insurrection avait avorté à Rennes, tous les officiers des autres régiments de l’armée de Bretagne la désavouèrent ; mais le premier Consul ne fut pas la dupe de leurs protestations. Il hâta leur embarquement pour Saint-Domingue et les autres îles des Antilles, où presque tous trouvèrent la mort, soit dans des combats, soit par la fièvre jaune.

Dès les premiers aveux du général Simon, et bien que la victoire ne fût pas encore assurée, M. Mounier avait expédié une estafette au gouvernement, et le premier Consul mit en délibération s’il ferait arrêter Bernadotte et Moreau. Cependant, il suspendit cette mesure faute de preuves ; mais pour en avoir, il ordonna de visiter tous les voyageurs venant de Bretagne.

Pendant que tout cela se passait, le bon Joseph arrivait tranquillement à Versailles dans le cabriolet de mon frère, et grande fut sa surprise, lorsqu’il se vit empoigner par des gendarmes, qui, malgré ses protestations, le menèrent au ministère de la police. Vous pensez bien qu’en apprenant que la voiture conduite par cet homme appartenait à l’un des aides de camp de Bernadotte, le ministre Fouché en fit ouvrir les coffres, qu’il trouva pleins de proclamations ; par lesquelles Bernadotte et Moreau, après avoir parlé du premier Consul en termes très violents, annonçaient sa chute et leur avènement au pouvoir. Bonaparte, furieux contre ces deux généraux, les manda près de lui. Moreau lui dit que n’ayant aucune autorité sur l’armée de l’Ouest, il déclinait toute responsabilité sur la conduite des régiments dont elle était composée ; et l’on doit convenir que cette objection ne manquait pas de valeur, mais elle aggravait la position de Bernadotte, qui, en qualité de général en chef des troupes réunies en Bretagne, était responsable du maintien du bon ordre parmi elles. Cependant, non seulement son armée avait conspiré, mais son chef d’état-major était le meneur de l’entreprise, les proclamations des rebelles portaient la signature de Bernadotte, et l’on venait de saisir plus de mille exemplaires dans le cabriolet de son aide de camp !… Le premier Consul pensait que des preuves aussi évidentes allaient atterrer et confondre Bernadotte ; mais il avait affaire à un triple Gascon, triplement astucieux. Celui-ci joua la surprise, l’indignation : « Il ne savait rien, absolument rien ! Le général Simon était un misérable, ainsi que Pinoteau ! Il défiait qu’on pût lui montrer l’original de la proclamation signé de sa main ! Était-ce donc sa faute à lui si des extravagants avaient fait imprimer son nom au bas d’une proclamation qu’il désavouait de toutes les forces de son âme, ainsi que les coupables auteurs de toutes ces menées, dont il était le premier à demander la punition ! »

Dans le fait, Bernadotte avait eu l’adresse de tout faire diriger par le général Simon, sans lui livrer un seul mot d’écriture qui pût le compromettre, se réservant de tout nier, au cas où, la conspiration manquant son effet, le général Simon viendrait à l’accuser d’y avoir participé. Le premier Consul, bien que convaincu de la culpabilité de Bernadotte, n’avait que des demi-preuves, sur lesquelles son conseil des ministres ne jugea pas qu’il fût possible de motiver un acte d’accusation contre un général en chef dont le nom était très populaire dans le pays et dans l’armée ; mais on n’y regarda pas de si près avec mon frère Adolphe. Une belle nuit, on vint l’arrêter chez ma mère, et cela dans un moment où la pauvre femme était déjà accablée de douleur.

M. de Canrobert, son frère aîné, qu’elle était parvenue à faire rayer de la liste des émigrés, vivait paisiblement auprès d’elle, lorsque, signalé par quelques agents de police comme ayant assisté à des réunions dont le but était de rétablir l’ancien gouvernement, on le conduisit à la prison du Temple, où il fut retenu pendant onze mois ! Ma mère s’occupait à faire toutes les démarches possibles pour démontrer son innocence et obtenir sa liberté, lorsqu’un affreux malheur vint encore la frapper.

Mes deux plus jeunes frères étaient élevés au prytanée français. Cet établissement possédait un vaste parc et une belle maison de campagne au village de Vanves, non loin des rives de la Seine, et dans la belle saison, les élèves allaient y passer les quelques jours de vacances. On faisait prendre des bains de rivière à ceux dont on avait été satisfait. Or, il arriva qu’une semaine, à la suite de quelque peccadille d’écoliers, le proviseur priva tout le collège du plaisir de la natation. Mon frère Théodore était passionné pour cet exercice ; aussi résolut-il, avec quelques-uns de ses camarades, de s’en donner la joie, à l’insu de leurs régents. Pour cela, pendant que les élèves dispersés jouent dans le parc, ils gagnent un lieu isolé, escaladent le mur et, par une chaleur accablante, se dirigent en courant vers la Seine, dans laquelle ils s’élancent tout couverts de sueur. Mais à peine sont-ils dans l’eau, qu’ils entendent le tambour du collège donner le signal du dîner. Craignant alors que leur escapade ne soit signalée par leur absence du réfectoire, ils se hâtent de s’habiller, reprennent leur course, escaladent de nouveau le mur et arrivent haletants au moment où le repas commençait. Placés dans de telles conditions, ils eussent dû peu ou point manger ; mais les écoliers ne prennent aucune précaution. Ceux-ci dévorèrent selon leur habitude ; aussi furent-ils presque tous gravement malades, surtout Théodore, qui, atteint d’une fluxion de poitrine, fut transporté chez sa mère dans un état désespéré. Et ce fut lorsqu’elle allait du chevet de son fils mourant à la prison de son frère, qu’on vint arrêter son fils aîné !… Quelle position affreuse pour une mère !… Pour comble de malheur, le pauvre Théodore mourut !… Il avait dix-huit ans : c’était un excellent jeune homme, dont le caractère était aussi doux que le physique était beau. Je fus désolé en apprenant sa mort, car je l’aimais tendrement.

Les malheurs affreux dont ma mère était accablée coup sur coup augmentèrent l’intérêt que lui portaient les vrais amis de mon père. Au premier rang était le bon M. Defermon. Il travaillait presque tous les jours avec le premier Consul, et ne manquait presque jamais d’intercéder pour Adolphe et surtout pour sa mère désolée. Enfin, le général Bonaparte lui répondit un jour : « que bien qu’il eût mauvaise opinion du bon sens de Bernadotte, il ne le croyait pas assez dénué de jugement pour supposer qu’en conspirant contre le gouvernement, il eût mis dans sa confidence un lieutenant de vingt et un ans ; que, d’ailleurs, le général Simon déclarait que c’était lui et le commandant Fourcart qui avaient mis les proclamations dans le coffre du cabriolet du jeune Marbot ; que, par conséquent, s’il était coupable, il devait l’être bien peu, mais que lui, premier Consul, ne voulait relâcher l’aide de camp de Bernadotte que lorsque celui-ci viendrait en personne l’en solliciter. »

En apprenant la résolution de Bonaparte, ma mère courut chez Bernadotte pour le prier de faire cette démarche. Il le promit solennellement ; mais les jours et les semaines s’écoulaient sans qu’il en fît rien. Enfin, il dit à ma mère : « Ce que vous me demandez me coûte infiniment ; n’importe ! je dois cela à la mémoire de votre mari, ainsi qu’à l’intérêt que je porte à vos enfants. J’irai donc ce soir même chez le premier Consul et passerai chez vous en sortant des Tuileries. J’ai la certitude que je pourrai enfin vous annoncer la liberté de votre fils. » On comprend avec quelle impatience ma mère attendit pendant cette longue journée ! Chaque voiture qu’elle entendait faisait battre son cœur. Enfin, onze heures sonnent, et Bernadotte ne paraît pas ! Ma mère se rend alors chez lui, et qu’apprend-elle ?… Que le général Bernadotte et sa femme viennent de partir pour les eaux de Plombières, d’où ils ne reviendront que dans deux mois ! Oui, malgré sa promesse, Bernadotte avait quitté Paris sans voir le premier Consul ! Ma mère désolée écrivit au général Bonaparte. M. Defermon, qui s’était chargé de remettre sa lettre, ne put, tant il était indigné de la conduite de Bernadotte, s’empêcher de raconter au premier Consul comment il avait agi à notre égard. Le général Bonaparte s’écria : « Je le reconnais bien là !… »

M. Defermon, les généraux Mortier, Lefebvre et Murat insistèrent alors pour que mon frère fût élargi, en faisant observer que si ce jeune officier avait ignoré la conspiration, il serait injuste de le retenir en prison, et que s’il en avait su quelque chose, on ne pouvait exiger de lui qu’il se portât accusateur de Bernadotte, dont il était l’aide de camp. Ce raisonnement frappa le premier Consul, qui rendit la liberté à mon frère et l’envoya à Cherbourg, dans le 49e de ligne, ne voulant plus qu’il fût aide de camp de Bernadotte. Mais Bonaparte, qui avait à son usage une mnémonique particulière, grava probablement dans sa tête les mots : Marbot, aide de camp de Bernadotte, conspiration de Rennes ; aussi, jamais mon frère ne put rentrer en faveur auprès de lui, et quelque temps après, il l’envoya à Pondichéry.

Adolphe avait passé un mois en prison ; le commandant Fourcart y resta un an, fut destitué, et reçut l’ordre de sortir de France. Il se réfugia en Hollande, où il vécut misérablement pendant trente ans du prix des leçons de français qu’il était réduit à donner, n’ayant aucune fortune.

Enfin, en 1832, il pensa à retourner dans sa patrie, et pendant le siège d’Anvers, je vis un jour entrer dans ma chambre une espèce de vieux maître d’école bien râpé ; c’était Fourcart ! Je le reconnus. Il m’avoua qu’il ne possédait pas un rouge liard !… Je ne pus m’empêcher, en lui offrant quelques secours, de faire une réflexion philosophique sur les bizarreries du destin ! Voilà un homme qui, en 1802, était déjà chef de bataillon et que son courage, joint à ses moyens, eût certainement porté au grade de général, si le colonel Pinoteau n’eût pas songé à faire sa barbe au moment où la conspiration de Rennes allait éclater ! Je conduisis Fourcart au maréchal Gérard, qui se souvenait aussi de lui. Nous le présentâmes au duc d’Orléans, qui voulut bien lui donner dans sa bibliothèque un emploi de 2,400 francs d’appointements. Il y vécut une quinzaine d’années.

Quant au général Simon et au colonel Pinoteau, ils furent envoyés et détenus à l'île de Ré pendant cinq ou six ans. Enfin, Bonaparte, devenu empereur, les rendit à la liberté. Pinoteau végétait depuis quelque temps à Ruffec, sa ville natale, lorsqu’en 1808 l’Empereur, se rendant en Espagne, s’y arrêta pour changer de chevaux. Le colonel Pinoteau se présenta résolument à lui et lui demanda à rentrer au service. L’Empereur savait que c’était un excellent officier, il le mit donc à la tête d’un régiment qu’il conduisit parfaitement bien pendant les guerres d’Espagne, ce qui, au bout de plusieurs campagnes, lui valut le grade de général de brigade.

Le général Simon fut aussi remis en activité. Il commandait une brigade d’infanterie dans l’armée de Masséna, lorsque, en 1810, nous envahîmes le Portugal. Au combat de Busaco, où Masséna commit la faute d’attaquer de front l’armée de lord Wellington, postée sur le haut d’une montagne d’un accès fort difficile, le pauvre général Simon, voulant faire oublier sa faute et récupérer le temps qu’il avait perdu pour son avancement, s’élance bravement, à la tête de sa brigade, franchit tous les obstacles, gravit les rochers sous une grêle de balles, enfonce la ligne anglaise et entre le premier dans les retranchements ennemis. Mais là, un coup de feu tiré à bout portant lui fracasse la mâchoire, au moment où la deuxième ligne anglaise, repoussait nos troupes, qui furent rejetées dans la vallée avec des pertes considérables. Les ennemis trouvèrent le malheureux général Simon couché dans la redoute parmi les morts et les mourants. Il n’avait presque plus figure humaine. Wellington le traita avec beaucoup d’égards, et dès qu’il fut transportable, il l’envoya en Angleterre comme prisonnier de guerre. On l’autorisa plus tard à rentrer en France ; mais son horrible blessure ne lui permettant plus de servir, l’Empereur lui donna une pension, et l’on n’entendit plus parler de lui.