Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre V

CHAPITRE V

Je rejoins à Paris mon père et mes frères. — Mon père est nommé au commandement de la 17e division militaire à Paris. Il refuse de seconder les vues de Sieyès et cède la place à Lefebvre.

Je venais d’avoir seize ans au mois d’août 1798. Six mois après, vers la fin de février, je quittai le collège de Sorèze. Mon père avait un ami, nommé M. Dorignac, qui se chargea de me ramener avec lui dans la capitale.

Nous fûmes huit jours pour nous rendre à Paris, où j’entrai en mars 1799, le jour même où le théâtre de l’Odéon brûla pour la première fois. La clarté de l’incendie se projetant au loin sur la route d’Orléans, je crus bonnement que cette lueur provenait des nombreux réverbères réunis dans la capitale.

Mon père occupait alors un bel hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré, no 87, au coin de la petite rue Verte. J’y arrivai au moment du déjeuner : toute la famille était réunie. Il me serait impossible d’exprimer la joie que j’éprouvai en les revoyant tous ! Ce fut un des plus beaux jours de ma vie !…

Nous étions au printemps de 1799. La République existait encore, et le gouvernement se composait d’un Directoire exécutif de cinq membres et de deux Chambres, dont l’une portait le titre de Conseil des Anciens et l’autre de Conseil des Cinq-Cents. Mon père recevait chez lui nombreuse société. J’y fis connaissance de son ami intime, le général Bernadotte, et des hommes les plus marquants de l’époque, tels que Joseph et Lucien Bonaparte, Defermon, Napper-Tandy, chef des Irlandais réfugiés en France, le général Joubert, Salicetti, Garran, Cambacérès. Je voyais aussi souvent chez ma mère Mme Bonaparte et Mme de Condorcet, et quelquefois Mme de Staël, déjà célèbre par ses œuvres littéraires.

Je n’étais que depuis un mois à Paris, lorsque, les pouvoirs de la législature étant expirés, il fallut procéder à de nouvelles élections. Mon père, fatigué des tiraillements incessants de la vie politique, et regrettant de ne plus prendre part aux beaux faits d’armes de nos armées, déclara qu’il n’accepterait plus la députation, et qu’il voulait reprendre du service actif. Les événements le servirent à souhait. À la rentrée des nouvelles Chambres, il y eut un changement de ministère. Le général Bernadotte eut celui de la guerre ; il avait promis à mon père de l’envoyer à l’armée du Rhin, et celui-ci allait se rendre à Mayence, lorsque le Directoire, apprenant la défaite de l’armée d’Italie commandée par Schérer, lui donna pour successeur le général Joubert qui commandait à Paris la 17e division militaire (devenue depuis la 1re). Ce poste devenu vacant, et le Directoire comprenant que sa haute importance politique exigeait qu’il fût confié à un homme capable et très ferme, le fit proposer à mon père par le ministre de la guerre Bernadotte. Mon père, qui n’avait cessé de faire partie de la législature que pour retourner à la guerre, refusa le commandement de Paris ; mais Bernadotte lui montrant la lettre de service déjà signée, en lui disant que comme ami il le priait d’accepter, et que comme ministre il le lui ordonnait, mon père se résigna, et dès le lendemain il alla s’installer au grand quartier général de la division de Paris, alors situé quai Voltaire, au coin de la rue des Saints-Pères, et qu’on a démoli depuis pour construire plusieurs maisons. Mon père avait pris pour chef d’état-major le colonel Ménard, son ancien ami. J’étais charmé de tout le train militaire dont mon père était entouré. Son quartier général ne désemplissait pas d’officiers de tous grades. Un escadron, un bataillon et six bouches à feu étaient en permanence devant ses portes, et l’on voyait une foule d’ordonnances aller et venir. Cela me paraissait plus amusant que les thèmes et les versions de Sorèze.

La France, et surtout Paris, étaient alors fort agités. On était à la veille d’une catastrophe. Les Russes, commandés par le célèbre Souwaroff, venaient de pénétrer en Italie, où notre armée avait éprouvé une grande défaite à Novi. Le général en chef Joubert avait été tué. Souwaroff vainqueur se dirigeait sur notre armée de Suisse, commandée par Masséna.

Nous avions peu de troupes sur le Rhin. Les conférences de paix entamées à Rastadt avaient été rompues et nos ambassadeurs assassinés ; enfin, toute l’Allemagne s’armait de nouveau contre nous, et le Directoire, tombé dans le mépris, n’ayant ni troupes ni argent pour en lever, venait, pour se procurer des fonds, de décréter un emprunt forcé qui avait achevé de lui aliéner tous les esprits. On n’avait plus d’espoir qu’en Masséna pour arrêter les Russes et les empêcher de pénétrer en France. Le Directoire impatient lui expédiait courrier sur courrier pour lui ordonner de livrer bataille ; mais le moderne Fabius, ne voulant pas compromettre le salut de son pays, attendait que quelque fausse manœuvre de son pétulant ennemi lui donnât l’occasion de le battre.

Ici doit se placer une anecdote qui prouve à combien peu de chose tient quelquefois la destinée des États, comme aussi la gloire des chefs d’armée. Le Directoire, exaspéré de voir que Masséna n’obéissait pas à l’ordre réitéré de livrer bataille, résolut de le destituer ; mais, comme il craignait que ce général en chef ne tînt pas compte de cette destitution et ne la mît dans sa poche, si on la lui adressait par un simple courrier, le ministre de la guerre reçut l’ordre d’envoyer en Suisse un officier d’état-major chargé de remettre publiquement à Masséna sa destitution et au chef d’état-major Chérin des lettres de service qui lui conféreraient le commandement de l’armée. Le ministre Bernadotte, ayant fait connaître confidentiellement ces dispositions à mon père, celui-ci les désapprouva en lui faisant comprendre ce qu’il y avait de dangereux, à la veille d’une affaire décisive, de priver l’armée de Suisse d’un général en qui elle avait confiance, pour remettre le commandement à un général plus habitué au service des bureaux qu’à la direction des troupes sur le terrain. D’ailleurs, la position des armées pouvait changer : il fallait donc charger de cette mission un homme assez sage pour apprécier l’état des choses, et qui n’allât pas remettre à Masséna sa destitution, à la veille ou au milieu d’une bataille. Mon père persuada au ministre de confier cette mission à M. Gault, son aide de camp, qui, sous le prétexte ostensible d’aller vérifier si les fournisseurs avaient livré le nombre de chevaux stipulés dans leurs marchés, se rendit en Suisse avec l’autorisation de garder ou de remettre la destitution de Masséna et les lettres de commandement au général Chérin, selon que les circonstances lui feraient juger la chose utile ou dangereuse. C’était un pouvoir immense confié à la prudence d’un simple capitaine ! M. Gault ne démentit pas la bonne opinion qu’on avait eue de lui. Arrivé au quartier général de l’armée suisse cinq jours avant la bataille de Zurich, il vit les troupes si remplies de confiance en Masséna, et celui-ci si calme et si ferme, qu’il ne douta pas du succès, et gardant le plus profond silence sur ses pouvoirs secrets, il assista à la bataille de Zurich, puis revint à Paris, sans que Masséna se fût douté que ce modeste capitaine avait eu entre ses mains le pouvoir de le priver de la gloire de remporter une des plus belles victoires de ce siècle.

La destitution imprudente de Masséna eût probablement entraîné la défaite du général Chérin, l’entrée des Russes en France, celle des Allemands à leur suite, et peut-être enfin le bouleversement de l’Europe ! Le général Chérin fut tué à la bataille de Zurich sans s’être douté des intentions du gouvernement à son sujet. La victoire de Zurich, tout en empêchant les ennemis de pénétrer dans l’intérieur, n’avait cependant donné au Directoire qu’un crédit momentané ; le gouvernement croulait de toutes parts : personne n’avait confiance en lui. Les finances étaient ruinées ; la Vendée et la Bretagne étaient en complète insurrection ; l’intérieur dégarni de troupes ; le Midi en feu ; les Chambres en désaccord entre elles et avec le pouvoir exécutif ; en un mot, l’État touchait à sa ruine.

Tous les hommes politiques comprenaient qu’un grand changement était nécessaire et inévitable ; mais, d’accord sur ce point, ils différaient d’opinion sur l’emploi du remède. Les vieux républicains, qui tenaient à la Constitution de l’an III, alors en vigueur, crurent que pour sauver le pays il suffisait de changer quelques membres du Directoire. Deux de ces derniers furent renvoyés et remplacés par Gohier et Moulins ; mais ce moyen ne fut qu’un très faible palliatif aux calamités sous lesquelles le pays allait succomber, et l’anarchie continua de l’agiter. Alors, plusieurs directeurs, au nombre desquels était le célèbre Sieyès, pensèrent, ainsi qu’une foule de députés et l’immense majorité du public, que pour sauver la France il fallait remettre les rênes du gouvernement entre les mains d’un homme ferme et déjà illustré par les services rendus à l’État. On reconnaissait aussi que ce chef ne pouvait être qu’un militaire ayant une grande influence sur l’armée, capable, en réveillant l’enthousiasme national, de ramener la victoire sous nos drapeaux et d’éloigner les étrangers qui s’apprêtaient à franchir les frontières.

Parler ainsi, c’était désigner le général Bonaparte ; mais il se trouvait en ce moment en Égypte, et les besoins étaient pressants. Joubert venait d’être tué en Italie. Masséna, illustré par plusieurs victoires, était un excellent général à la tête d’une armée active, mais nullement un homme politique. Bernadotte ne paraissait ni assez capable ni assez sage pour réparer les maux de la France. Tous les regards des novateurs se portèrent donc sur Moreau, bien que la faiblesse de son caractère et sa conduite assez peu claire au 18 fructidor inspirassent quelques craintes sur ses aptitudes gouvernementales. Cependant il est certain que, faute de mieux, on lui proposa de se mettre à la tête du parti qui voulait renverser le Directoire, et qu’on lui offrit de lui confier les rênes de l’État avec le titre de président ou de consul. Moreau, bon et brave guerrier, manquait de courage politique, et peut-être se défiait-il de ses propres moyens pour conduire des affaires aussi embrouillées que l’étaient alors celles de la France. D’ailleurs, égoïste et paresseux, il s’inquiétait fort peu de l’avenir de sa patrie et préférait le repos de la vie privée aux agitations de la politique ; il refusa donc, et se retira dans sa terre de Grosbois pour se livrer au plaisir de la chasse qu’il aimait passionnément.

Abandonnés par l’homme de leur choix, Sieyès et ceux qui voulaient avec lui changer la forme du gouvernement, ne se sentant ni assez de force ni assez de popularité pour atteindre leur but sans l’appui de la puissante épée d’un général dont le nom rallierait l’armée à leurs desseins, se virent contraints de songer au général Bonaparte. Le chef de l’entreprise, Sieyès, alors président du Directoire, se flattait qu’après avoir mis Bonaparte au pouvoir, celui-ci, ne s’occupant que de la réorganisation et de la conduite des armées, lui laisserait la conduite du gouvernement dont il serait l’âme, et Bonaparte seulement le chef nominal. La suite prouva combien il s’était trompé.

Imbu de cette pensée, Sieyès, par l’entremise du député corse Salicetti, envoya en Égypte un agent secret et sûr pour informer le général Bonaparte du fâcheux état dans lequel se trouvait la France, et lui proposa de venir se mettre à la tête du gouvernement. Et comme il ne doutait pas que Bonaparte n’acceptât avec résolution et ne revînt promptement en Europe, Sieyès mit tout en œuvre pour assurer l’exécution du coup d’État qu’il méditait.

Il lui fut facile de faire comprendre à son collègue directeur Roger-Ducos que la puissance leur échappait journellement, et que, le pays étant à la veille d’une complète désorganisation, le bien public et leur intérêt privé devaient les engager à prendre part à l’établissement d’un gouvernement ferme, dans lequel ils trouveraient à se placer d’une manière moins précaire et bien plus avantageuse. Roger-Ducos promit son concours aux projets de changement ; mais les trois autres directeurs, Barras, Gohier et Moulins, ne voulant pas consentir à quitter le pouvoir, Sieyès et les meneurs de son parti résolurent de se passer d’eux et de les sacrifier lors de l’événement qui se préparait.

Cependant, il était difficile, ou du moins périlleux, même avec la présence du général Bonaparte, de changer les constitutions, de renverser le Directoire et d’établir un autre gouvernement sans l’appui de l’armée et surtout de la division qui occupait Paris. Afin de pouvoir compter sur elle, il fallait être sûr du ministre de la guerre et du général commandant la 17e division militaire. Le président Sieyès chercha donc à gagner Bernadotte et mon père, en les faisant sonder par plusieurs députés de leurs amis, dévoués aux projets de Sieyès. J’ai su depuis que mon père avait répondu aux demi-ouvertures que l’astucieux Sieyès lui avait fait faire : « Qu’il convenait que les malheurs du pays demandaient un prompt remède ; mais qu’ayant juré le maintien de la Constitution de l’an VI, il ne se servirait pas de l’autorité que son commandement lui donnait sur les troupes de sa division pour les porter à renverser cette Constitution. » Puis il se rendit chez Sieyès, lui remit sa démission de commandant de la division de Paris et demanda une division active. Sieyès s’empressa de la lui accorder, tant il était aise d’éloigner un homme dont la fermeté dans l’accomplissement de ses devoirs pouvait faire avorter le coup d’État projeté. Le ministre Bernadotte suivit l’exemple de mon père et fut remplacé par Dubois-Crancé.

Le président Sieyès fut pendant quelques jours assez embarrassé pour donner un successeur à mon père ; enfin, il remit le commandement de Paris au général Lefebvre qui, récemment blessé à l’armée du Rhin, se trouvait en ce moment dans la capitale. Lefebvre était un ancien sergent des gardes françaises, brave militaire, bon général d’exécution, quand on le dirigeait de près, mais crédule au dernier point, et ne s’étant jamais rendu compte de la situation politique de la France ; aussi, avec les mots habilement placés de gloire, patrie et victoire, on était certain de lui faire faire tout ce qu’on voulait. C’était un commandant de Paris tel que le voulait Sieyès, qui ne se donna même pas la peine de le gagner ni de le prévenir de ce qu’on attendait de lui, tant il était certain qu’au jour de l’événement Lefebvre ne résisterait pas à l’ascendant du général Bonaparte et aux cajoleries du président du Directoire. Il avait bien jugé Lefebvre, car, au 18 brumaire, celui-ci se mit avec toutes les troupes de sa division sous les ordres du général Bonaparte, lorsqu’il marcha contre le Directoire et les Conseils pour renverser le gouvernement établi et créer le Consulat, ce qui valut plus tard au général Lefebvre une très haute faveur auprès de l’Empereur, qui le nomma maréchal duc de Danzig, sénateur, et le combla de richesses.

J’ai retracé rapidement ces événements, parce qu’ils expliquent les causes qui conduisirent mon père en Italie et eurent une si grande influence sur sa destinée et sur la mienne.