Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre IX

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 105-111).


CHAPITRE IX


Le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand. — Pavillon de Saint-Ouen. — Détails sur cette fête. — Le duc de Doudeauville remplace le marquis de Lauriston au ministère de la maison du Roi. — Lauriston est nommé maréchal de France.

J’ai dit ailleurs, je crois, les relations que madame du Cayla avait entretenues, sous l’Empire, avec le duc de Rovigo et dont l’extraordinaire ressemblance de son fils témoignait fort indiscrètement.

Depuis que l’immense crédit de la favorite était aussi bien établi, le duc de Rovigo l’assiégeait de ses réclamations. Il voulait être réhabilité à la Cour, employé dans son grade et rentrer dans les voies du pouvoir, menaçant, si elle ne réussissait pas à obtenir ce qu’il désirait, de publier une correspondance qui, non seulement était fort tendre pour Rovigo, mais encore très confiante pour le ministre de la police et prouvait qu’elle n’avait pas attendu la Restauration pour jouer le rôle le plus honteux et en recevoir un salaire.

Elle ne savait comment se tirer de cet embarras. Elle n’avait aucune envie de rétablir la position du duc de Rovigo dont la présence lui était insupportable, mais elle craignait encore davantage de l’exaspérer.

Comme il prétendait toujours que sa conduite, dans l’affaire de la mort de monsieur le duc d’Enghien, avait été la plus innocente du monde, il exigea qu’elle se chargeât de l’expliquer au Roi. Elle se fit répondre par Sa Majesté que, si monsieur de Rovigo parvenait à persuader le public, il lui accorderait ses bonnes grâces. En conséquence, monsieur de Rovigo se mit à l’œuvre et fit une relation, soi-disant justificative, où il s’incriminait de la façon la plus odieuse, tout en chargeant monsieur de Talleyrand très gravement et, je crois, très véridiquement.

Madame du Cayla tressaillit d’aise à cette lecture. Elle y voyait la perte de deux hommes qu’elle redoutait presque également. Cependant, elle fut assez habile pour faire quelques remarques critiques au duc de Rovigo. Elle lui fit adoucir quelques phrases, retrancher quelques aveux, puis l’encouragea à la publication sans toutefois la lui conseiller, afin qu’il ne pût l’accuser de l’y avoir poussé.

L’effet en fut tel qu’elle l’avait prévu. Un tollé général s’éleva contre Rovigo ; tout le parti Talleyrand y excita ; et, le voyant à son comble, le prince s’enveloppa dans sa dignité offensée et déclara qu’il ne reparaîtrait pas aux Tuileries que son nom ne fût vengé de tant de calomnies. Personne ne soutint le duc de Rovigo ; le Roi lui fit défendre de reparaître. Monsieur et son fils déclarèrent qu’ils le feraient mettre à la porte s’il se présentait chez eux. Toutes les réclamations qu’il faisait pour ses dotations furent mises à néant.

Madame du Cayla, elle-même, quoique se disant désolée d’un résultat qu’elle était si loin d’attendre de leurs efforts réunis, se crut obligée de renoncer à le recevoir ouvertement chez elle. Elle lui promit de ne perdre de vue aucune occasion de rétablir sa situation, mais lui fit admettre la nécessité de laisser passer l’orage, et elle s’en trouva débarrassée.

Soit qu’elle craignît de s’attirer trop de haines à la fois, soit qu’elle n’eût pas le moyen de réussir de ce côté, monsieur de Talleyrand eut tous les honneurs de cette affaire. Le Roi lui fit dire « qu’il pouvait revenir aux Tuileries sans craindre de mauvaise rencontre. » En conséquence, il fit sa rentrée le dimanche à la messe, en plein triomphe.

C’était un des moments où il était le plus en évidence. Sa charge de grand chambellan le plaçait immédiatement derrière le Roi. Il s’y tenait debout, la main appuyée sur le fauteuil, hors le moment de l’élévation où il s’agenouillait assez adroitement, malgré sa jambe estropiée, et il ne lui plaisait pas qu’on cherchât à l’assister. Son maintien pendant les offices était inimitable. L’impassibilité de sa physionomie l’y suivait, et personne ne pouvait l’accuser d’y porter ni distraction mondaine, ni cagoterie hypocrite.

Un homme moins habile que monsieur de Talleyrand aurait été abîmé par les révélations contenues dans le mémoire du duc de Rovigo, d’autant que bien des personnes vivantes pouvaient justifier de leur exactitude. Mais il comprit, tout de suite, que le coup venait d’un homme qui n’était pas situé de façon à pouvoir l’asséner vigoureusement et il se plaça si haut que ce fut le Rovigo qui manqua son atteinte et en fut renversé.

Il y a peu de circonstances où monsieur de Talleyrand ait mieux jugé sa position aussi bien que celle de son adversaire et se soit conduit avec plus d’habileté. Le succès fut si complet que, depuis ce temps, les attaques se sont émoussées. Monsieur de Talleyrand est sorti très épuré de ce creuset aux yeux des contemporains, et l’histoire devra se charger de lui rendre la part qu’il a jouée dans la triste tragédie des fossés de Vincennes.

La petite maison, appartenant à la comtesse Vincent Potocka où le Roi avait donné en 1814 la déclaration dite de Saint-Ouen, fut mise en vente à la mort de la comtesse. Bientôt, nous vîmes s’élever sur ses ruines un élégant pavillon. Les meilleurs artistes furent appelés à le décorer. Les plantes les plus rares en ornèrent les jardins et les serres. Un luxe royal s’y déployait, et l’acquéreur ne put être longtemps ignoré, malgré le secret imposé qui excitait vivement la curiosité. On variait sur la destination de ce lieu de délice.

Des invitations, adressées à tout ce que la Cour et la ville avaient de plus distingué, nous apprirent qu’il appartenait à madame du Cayla et qu’elle en ferait l’inauguration par une fête à laquelle elle nous conviait. Quelques personnes, plus scrupuleuses, refusèrent de s’y rendre. Je ne fus pas du nombre. Je connaissais madame du Cayla de tout temps ; nos relations étaient devenues très froides, mais j’étais également curieuse de voir le pavillon et la fête. L’un et l’autre en valaient la peine.

On ne nous avait pas exagéré la magnificence de la maison. Elle était parfaitement commode et construite à très grands frais. Chaque détail était complètement soigné. Depuis l’évier en marbre poli jusqu’à l’escalier du grenier à rampe d’acajou, rien n’était négligé. Il était aisé de voir qu’artistes et ouvriers, personne n’avait été contrôlé dans la dépense. Les plus habiles peintres avaient été employés à décorer les murailles ; mais ce luxe de bon goût ne sautait pas aux yeux et s’accordait avec une noble simplicité. On voyait dans la bibliothèque un immense portrait de Louis XVIII, assis à une table et signant la déclaration de Saint-Ouen.

Ce qui était encore bien plus curieux, c’était le nonce du Pape, monseigneur Macchi, et monsieur Lieutard, assis sous ce tableau et se relayant l’un l’autre pour faire, à tour de rôle, l’éloge des vertus chrétiennes de leur charmante hôtesse. Or il faut savoir que ce monsieur Lieutard était l’instituteur rigide de la jeunesse dévote du temps et qu’aucun de ses disciples n’aurait osé pénétrer dans un théâtre, hormis dans celui que madame du Cayla allait nous ouvrir.

Les meilleurs acteurs y jouèrent un joli vaudeville, puis une petite pièce de circonstance d’après laquelle il nous fut loisible de croire, si cela nous plaisait, que madame du Cayla n’était que la concierge sensible et dévouée du pavillon historique que ses soins avaient arraché à l’oubli, à la profanation de la bande noire, pour le conserver à la reconnaissance de la France, dont un bon nombre de couplets témoignèrent. Les applaudissements des spectateurs la confirmèrent, et madame du Cayla sortit de l’enceinte couverte de couronnes civiques et proclamée l’héroïne de la charte par un auditoire qui n’y tenait guère.

Je m’amusai bien à cette fête, fort belle et fort bien ordonnée, mais divertissante surtout par son côté bouffon. Tout le corps diplomatique s’y pressait sur les pas de la dame du lieu, aussi bien que les évêques et les mères de l’Église. Elle avait attaché un grand prix à les y faire venir. Toujours elle les avait soignés avec empressement, et chaque semaine un grand dîner réunissait les âmes pieuses à sa table. Une demi-heure avant celle fixée aux invités à la fête de Saint-Ouen, le Roi était venu en inspecter les apprêts. Les traces des roues de son lourd carrosse se voyaient dans les allées, très bien sablées d’ailleurs.

Madame du Cayla avait espéré la présence de Monsieur. Elle en avait laissé courir le bruit, assez complaisamment, au commencement de la matinée ; mais vers la fin elle se révoltait contre une idée aussi saugrenue. Le fait était que Monsieur avait hésité.

Monsieur de Villèle l’encourageait à soutenir madame du Cayla, dont il exploitait le crédit sur le Roi ; mais l’influence de Madame l’emporta : cette princesse ne pouvait s’abaisser à caresser la favorite et la traitait toujours plus que froidement.

Madame de Choisy, sa dame d’atour, qu’elle avait mariée au vicomte d’Agoult et chez laquelle elle passait toutes ses soirées, ayant, au mépris de ses défenses, formé une liaison intime avec madame du Cayla, la princesse lui en témoigna son mécontentement et ne mit plus les pieds chez elle, quoique l’appartement qu’elle occupait fût contigu au sien. La reconnaissance de madame du Cayla se signala en faisant nommer le vicomte d’Agoult gouverneur de Saint-Cloud.

J’ai dit que le général de Lauriston était resté seul du ministère Richelieu. Il dut cette faveur à la mansuétude avec laquelle il payait les sommes énormes que la faiblesse du Roi répandait sur ses royales amours, sans jamais les trouver trop considérables. Cependant on désira sa place de ministre de la maison du Roi pour monsieur de Doudeauville, afin que Sosthène de La Rochefoucauld, chargé de la division des beaux-arts, ne relevât que de son père.

En conséquence, pour désintéresser monsieur de Lauriston, solder ses complaisances et acheter sa discrétion, on le nomma tout à la fois grand veneur et maréchal de France. Il avait beaucoup fait la guerre, comme tous les serviteurs de Napoléon, mais il n’avait aucune réputation militaire et cette élévation souleva des tempêtes.

Les patrons de Lauriston crurent les calmer en l’envoyant commander l’armée de réserve en Espagne. Lui, de son côté, voulut décorer son nouveau bâton de quelques lauriers. Il fit faire le siège de Pampelune, après la reddition de Cadix et la délivrance du roi d’Espagne, qui amenait nécessairement la chute de toutes les places sans coup férir. Quelques braves gens payèrent de leur sang l’élévation de Lauriston au grade de maréchal, sans la justifier aux yeux de personne.

Il avait laissé la liste civile fort dérangée. Elle acheva de se dilapider sous l’administration du duc de Doudeauville, très galant homme mais trop faible et trop dépendant pour oser faire la moindre résistance aux caprices de son fils et de madame du Cayla. Cette facilité le forçait à fermer les yeux sur les autres abus, et jamais caisse n’a été livrée plus ostensiblement au pillage.

La sage administration de monsieur de La Bouillerie, sous le nom d’intendant, avait réparé le mal en peu d’années, et, avant la révolution de 1830, la liste civile était libérée de toute dette.