Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome V/05

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome v
Fragments.Correspondance inédite.Index général alphabétique.
p. 268-309).

LETTRES
ADRESSÉES PAR LA COMTESSE DE BOIGNE
AU MARQUIS, À LA MARQUISE
ET À RAINULPHE D’OSMOND
(18 AOÛT-27 SEPTEMBRE 1800)[1].


Chichester, lundi 18 août.

Maman vous a mandé, mon cher papa, que nous sommes partis de Londres samedi sous la garde de Dieu, et running a wild goose chase, car nous n’avions de logis nulle part. Nous sommes arrivés sans autre inconvénient que celui de la chaleur jusqu’à Arundel hier à trois heures. Là, le manque de chevaux nous a retenus jusques à six, et je n’ai point été voir Arundel castle, le fameux château des ducs de Norfolk, à cause du soleil qui remplissait toute la route. Arrivés à Bognor à huit heures du soir, nous avons appris que tout était plein et qu’il n’y avait pas moyen de nous donner un lit, que l’auberge la plus prochaine était à sept milles et qu’il n’était pas possible de nous donner une chambre pour nous tenir pendant qu’on changeait nos chevaux. Nous nous décidions à rester dans la voiture lorsque le général and Mrs Morgan sont rentrés de la promenade, étonnés naturellement de nous rencontrer. Nous nous sommes fait quelques questions d’où il est résulté que les Morgan devaient quitter Bognor demain mardi. Ils nous céderont leur appartement à l’hôtel où nous irons si nous avons quelqu’espoir de nous procurer une maison ; car, pour rester à l’auberge, cela serait d’autant plus désagréable que nous avons amené la plupart de nos gens. Je ne sais au surplus ce que nous deviendrons. Pendant qu’on nous donnait des chevaux pour Chichester, nous avons pris le thé chez Mrs Morgan ; le général et elle ont été on ne peut plus aimables pour nous, et ils ont promis de s’informer aujourd’hui si il y a quelque maison à louer. Richard aussi est allé ce matin à Bognor pour chercher à nous en procurer une. Du reste, ce lieu m’a paru charmant ; cela ressemble assez à Hadley Green, près de Bornet, pour le genre du village auquel ce nom ne convient pas du tout. C’est plutôt un rassemblement de jolis cottages de toutes les tailles ; il n’y a point de rue et la première boutique est à Chichester d’où l’on est obligé d’envoyer toute espèce de provisions à Bognor, ce qui rend, dit-on, le séjour fort cher. Nous comptons dîner aujourd’hui à quatre heures et aller ensuite voir la très magnifique maison du duc de Richmond qui n’est qu’à quatre milles d’ici. — Peut-être recevrez-vous ma lettre ce soir ; car elle sera portée par un country post qui part à trois heures. — Je n’ai encore vu Chichester que par la fenêtre, mais il me semble que c’est une jolie petite ville. — Maman vous aura dit, mon bon papa, que, malgré celle que vous lui annonciez, je n’ai point reçu de lettre de vous samedi. Elle vous aura sûrement donné tous les détails relatifs à notre départ. Écrivez-moi toujours au post office, Bognor, Sussex. Nous verrons ce que nous deviendrons et je demanderai que l’on envoie mes lettres dans l’endroit où l’on voudra bien nous recevoir. — Demain, j’adresserai ma lettre dans Queen Anne street, mercredi à Bottendean, et ainsi de suite. — Je compte que le dix-huit d’août ne sera pas plus oublié dans ce dernier lieu qu’ici. — Adieu, cher papa ; j’embrasse le père et le fils du plus tendre de mon cœur. Le général, qui est assez mécontent des petites contrariétés que nous éprouvons, me charge de vous faire mille compliments.



Bognor, mardi 19 août 1800.

Mille remerciments, chère maman, de votre lettre qui me parvient à l’instant et que je commençais à attendre avec impatience. Je m’en vais vous raconter toute mon histoire. Nous avons attendu des chevaux à Arundel pendant quatre heures. Enfin, arrivés ici à huit heures du soir, le maître de la seule auberge du lieu nous a annoncé l’impossibilité de nous procurer un lit plus près que Chichester, qui est à sept milles, et même de nous donner une chambre pendant qu’on changeait nos chevaux. Je me décidais à rester dans ma voiture quand le général et Mrs Morgan sont rentrés de la promenade. Ils ont été aussi bons et aussi aimables que possible et, n’étant que pour deux jours à Bognor, ils ont offert de nous céder leur appartement à l’auberge aujourd’hui mardi, et, après avoir passé une heure avec eux, nous avons été coucher à Chichester. Les Morgan s’étant décidés à partir hier au soir, nous les avons remplacés immédiatement et, depuis hier au soir, nous sommes établis à Bognor. Ne pouvant pas nous procurer une maison sur le lieu même, nous en avons pris une pour huit jours à un mille environ, et l’on nous promet que, d’ici à huit jours, nous en trouverons une ici. Voilà l’état des affaires. Je crois que cet endroit me conviendra assez ; ce ne sont point des maisons séparées comme nous l’avait dit lady Clifford, mais des bowes plus ou moins considérables éparpillés dans un assez joli pays, fort boisé quoiqu’au bord de la mer. — Vous me dites, chère maman, que lady Spincer me recevra avec bonté : je n’en doute pas ; mais il y a dix à parier contre un que je ne la rencontrerai pas ; elle a probablement sa société et, comme moi je suis, ce me semble, destinée à la solitude, je ne me trouverai pas sur son chemin à moins que je n’aille chez elle, ce qui ne me ferait aucune espèce de plaisir. Il n’y a point de promenades publiques, point de rooms, rien ; et, maintenant que je vais m’établir plus out of the way, il y a moins de chances encore. — De la fenêtre où je vous écris, il y a une vue de mer charmante et qui, je trouve, est une ressource ; mais je vais m’en éloigner. J’ai écrit hier à papa ; demain il recevra une autre épître de moi. — Adieu, chère maman ; j’espère que vous n’avez pas oublié toutes les commissions que je vous ai laissées ; dites (c’est-à-dire répétez ; j’espère,) aux bons amis que je vous recommande à leurs soins, et combien je suis fâchée de ne les avoir vus ni l’un ni l’autre avant mon départ. Mille amitiés à ces chères petites filles. Je ne vous prie pas de parler de moi à l’abbé parce que je suis sûre que c’est inutile. N’est-ce pas mon bon abbé, que maman vous fatigue un peu quelquefois de ce sujet là ? À propos, ce pot de pâte que j’avais destiné à terminer sa course dans Queen Anne street, oublié dans le fond de la voiture, m’a suivi jusqu’ici. — Adieu, bonne et chère maman. Je vous embrasse comme je vous aime, vous savez que c’est beaucoup. Courli me charge de vous dire qu’elle est très bonne et très propre fille.


Felpham (Fahram), vendredi 22 août 1800.

Mais pourquoi donc ne m’écrivez-vous pas ? Il y a plus de huit jours que la minette n’a reçu un mot de ta main. — Je vous assure, mon cher papa, que ce silence m’afflige excessivement ; je voudrais quelquefois accuser la poste, mais votre lettre, dût-elle passer par Londres, cela ne pourrait occasionner que le retard d’un jour. Je n’ai point encore mes lettres d’aujourd’hui parce que la poste est à Bognor et que nous en sommes à un mille et demi au moins. — Voilà le froid et la pluie qui commencent ; j’imagine que nous en aurons pour longtemps ; ce qui ne contribue pas à rendre mon vilain séjour moins triste. Si nous n’entendons pas parler aujourd’hui d’une maison, j’espère que monsieur de Boigne se décidera à quitter ici, car partout je puis jouir des doux charmes de la solitude, et peut-être, au moins, parviendrai-je à me procurer un lit dans lequel je puisse dormir, une chaise pour m’asseoir et une cheminée dans laquelle on puisse faire du feu. Peut-être aussi pourrai-je avoir une autre vue que celle de quelques laitues entourées d’un grand vilain mur qui ajoute encore à la tristesse d’un parloir dont la petitesse n’empêche pas qu’il ait l’air d’un galetas, faute de meubles. Vous voyez, au moins, cher papa, que je pourrai difficilement perdre au change. J’ai un mal de tête fou qui m’oblige à quitter ma plume après avoir embrassé le père et le fils.



Felpham, samedi 23 août 1800.

Vous avez dû recevoir un petit billet bien maussade écrit par moi, Adèle, vers midi, hier. Je ne saurais vous donner de raison, si ce n’est que j’avais de l’humeur comme un dogue et que la tristesse du jour, la pluie qui tombait par torrents, la solitude de ma triste habitation m’avaient donné un redoublement de spleen que je n’avais pas encore le courage de shake off, mais, vers le soir, votre lettre est arrivée. Cela m’a fait plaisir ; j’ai secoué mes oreilles, et je me suis demandée si le bon Dieu m’avait créée et mise au monde pour mes aises avoir. Je me suis bientôt convaincue que, si cela avait été son intention, il en avait changé depuis quelque temps, et je me suis déterminée à faire contre fortune bon cœur, et à chercher en moi de quoi résister à la mélancolie où j’étais prête à tomber. Quant à m’ennuyer, j’en demande bien pardon à papa, mais je m’ennuie à la mort. Si je pense, j’en jetterai le germe, mais, en attendant, je m’ennuierai le moins tristement que je pourrai. « Allant pour aller, il importe peu où vous êtes, pourvu que vous vous amusiez ». C’est bien mon avis, mais le « pourvu » n’existe pas. — Comment avez-vous trouvé ma description du château du duc de Richmond ? Elle était animée et variée comme ma vie. — Les sujets qui peuvent fournir matière à notre correspondance me sont bientôt trouvés ; ma tendresse, ta tendresse, notre tendresse, et puis recommencer, sans craindre, il est vrai, de nous ennuyer mutuellement. — Je vous ai déjà dit et redit, cher papa, chère maman, que je ne comptais pas me baigner. Ainsi toutes vos précautions sont inutiles. — Je prétends que le général est charmé de notre éloignement de la mer, prétexte pour ne pas prendre de bains : dans le fait, je crois qu’il s’en soucie médiocrement. — Qu’est-ce que cette opération que s’est fait faire maman ? Je vous jure que c’est un secret pour moi. Vous dire que je suis au désespoir de la solitude où mon absence la laisse ne vous apprendrait, je crois, rien de nouveau, mais, avec cela, je crois que, si l’air de Bottendean et les bains sont salutaires au père et au fils, vous auriez tort de la rejoindre avant le temps fixé pour votre retour : elle aime de manière à préférer le bien de ses amis à sa propre satisfaction. Le retour des O’Connell ne la laisse pas absolument sans quelqu’un qui l’entende ; d’ailleurs le bon abbé (si sa tristesse augmentait) est chargé par moi de vous en avertir, et je ne doute pas qu’il remplisse cette commission avec exactitude. — Je n’ai point écrit à maman depuis jeudi. Aujourd’hui, ce serait inutile. Je ne sais pas si le Diligent country post éprouve aussi l’influence du dimanche. — Adieu, cher papa ; parlez de moi à tout ce qui vous entoure. Antoinette doit être bien gentille maintenant que son teint est éclairci, embrassez-la pour moi. — Bonhomme ne me fait donc pas l’honneur de m’écrire ? Dites-lui, je vous prie, que je lui en sais bon gré. Adieu mon bien-aimé papa. — Je viens d’écrire une lettre de trois pages à madame Jintner, dans laquelle il y en a deux et demie de mensonges. Ah ! le monde, le monde !



Felpham, dimanche 24 août 1800.

Encore passe, chère maman, que vous m’accusiez, quoique à tort, de négligence et d’inexactitude, votre attentive bonté vous en donne le droit, mais papa, dont je n’ai encore reçu qu’une pauvre petite lettre depuis mon départ, ne devait pas me traiter avec cette injustice. Je croyais qu’il était convenu que j’écrivais à chacun à son tour, et c’est ce que j’ai constamment fait ; dimanche, mardi et jeudi, j’ai dépêché ma prose à maman, et les autres jours ont été dévoués à monsieur papa qui se plaint d’avance ; c’est toujours aimable. Je ne vous ai point écrit hier, c’eût été inutile ; j’ai tenté la fortune en espérant qu’elle porterait mon épître du samedi à Brightelmstone. — Au nom du ciel, qu’est-ce que madame de Duras va faire en France ? Quelles réclamations a-t-elle à faire ? Enfin, je lui souhaite toute prospérité. Je n’imagine pas que le duc la suive ; emmène-t-elle ses enfants ? Madame de Th., la femme d’un gentilhomme de la chambre, rentrer !  ! Il me semble entendre madame de la Trémoïlle. Dans le fait, je ne vois pas trop ce que la jeune duchesse a à faire en France, si ce n’est de s’éloigner du Den où, sûrement, on lui envie le genre de bonheur domestique dont elle paraît jouir, quoiqu’il soit si éloigné du goût de ces dames. Qu’est-ce qu’un ambassadeur de Louis XVIII quand on fait la paix avec Buonaparte ? Cette charge, à moins que les événements ne changent grandement de face, ne sera qu’un ridicule et n’occasionnera que des déboires au malheureux qui la remplira. Voyez-vous le comte de Chastellux obligé de céder le pas à l’ambassadeur de la République et de supporter ses insolences ? Ce serait dur pour tout le monde, mais, pour le nouvel ambassadeur, ce sera mortel ; la rage l’étouffera. Voilà mon horoscope. — Qu’est-ce que cette lettre relative au grade de maréchal de camp ? Je ne savais pas que papa en attendît ni que… Mais, apparemment, je ne suis plus initiée dans les affaires. Quant à l’opération secrète et douloureuse, dont un grand babillard m’a fait part, ne supposant pas, il est vrai, mon ignorance totale, je vous en parlerai quand vous m’expliquerez ce qui en est. — Je ne suis pas fort étonnée que madame Lambert n’ait pas adopté le ton et les manières du cher époux : elles n’ont assurément rien de séduisant. Quelle sotte femme ! Je suis étonnée que monsieur Lambert lui ait permis d’assister au choix de mes chevaux et de mes voitures, car mon intendant et mon architecte auraient pu suffire sans les conseils de ma dame. Assurément cet homme, qui avait soutenu la misère avec une espèce de force d’âme, n’a pas su résister à l’écueil de la prospérité. Je crois que ma dame a bien souvent souhaité les « fragments sur le siège de Sion », au feu, et leur auteur au… ; mais je vais dire quelque chose de mal ; il vaut mieux me taire. — Je pourrai, quand vous voudrez, vous servir de baromètre. Mandez-moi si cela peut vous divertir et je vous dirai exactement le temps qu’il fait à Bognor, ou, du moins, à Felpham, car c’est tout ce que je sais de ce qui s’y passe. — À propos, j’ai monté Carina trois fois ; elle ne va pas mal, mais elle a peur des vagues. — Dites à Foster d’aller chez Buhot lui commander une paire de souliers comme les derniers qu’il m’a faits. — Le général ne se décide pas à entrer dans l’eau par la tête, ni même par les pieds.

Je ne sais comment mon bavardage m’a conduite jusque dans les ends, où il ne me reste plus qu’à embrasser ma bonne maman, et à lui souhaiter une vie moins monotone que celle de son enfant, mais non point un meilleur feu que celui au coin duquel je vous écris.



Felpham, lundi 25 août 1800.

J’ai reçu hier un petit billet de maman rempli d’inquiétude, de reproches et de chagrin. Je ne conçois pas comment mes lettres ont pu manquer, mais je suis fâchée que maman m’accuse de négligence. Je ne reçois mes lettres qu’en envoyant celles que j’écris à la poste, parce qu’elle est à un mille et demi de Felpham et que cela évite deux voyages. Il serait possible qu’on eût manqué l’heure de la poste, mais, alors, cela ne ferait que le retard d’un jour. Je m’y perds. En tout cas, si elles sont perdues, c’est un léger malheur, car elles ne contiennent que du rabâchage fort peu intéressant, et l’inquiétude qu’exprime maman est le seul inconvénient qui puisse en résulter. Celui-là est assez majeur pour que je ne néglige aucun soin qui puisse assurer la régularité de notre correspondance. Il me sera moins difficile de calculer les moments dans quelques jours, parce que nous aurons mercredi une fort jolie maison à Bognor, dans le même bow que celle de la duchesse de Devonshire et de lady Bective dont, par parenthèse, je n’ai point entendu parler et à laquelle je ne ferai de politesses que celles que j’aurai à rendre. — L’impossibilité d’avoir un piano me console beaucoup de l’absence des Sapio. Si j’avais pu me procurer un instrument, j’aurais cherché à les attirer ici, c’eût été une ressource dans la solitude où il est probable que je passerai encore quelques semaines, pas beaucoup cependant, j’espère, car c’est à avaler sa langue. — Le changement de temps a mis fin à la promenade en sociable. J’ai monté Carina trois fois et elle s’est très bien conduite, mais le déluge dont le ciel nous fait cadeau depuis quatre jours l’a fait rester à l’écurie et moi dans ma chambre. — Maman me mande que vous avez reçu des lettres qui vous rappellent à Londres : j’aimerais savoir ce que c’est, si vous le trouvez convenable. — Adieu, mon bon et cher papa ; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime. Et Rainulphe donc, croyez-vous que je l’oublie ? Ah non, le cher enfant ! je le presse contre mon cœur.


Felpham, mardi ai août 1800.

Vous ne recevrez que quelques lignes de moi aujourd’hui, ma bonne maman, pour vous gronder de l’inquiétude qu’exprimait votre lettre de samedi. Une fois pour toutes, rappelez-vous qu’éloignée comme je le suis de toute grande route il est très possible que la poste de traverse soit irrégulière, que, d’ailleurs, nous sommes à un mille et demi du post-office et que cela peut aussi apporter quelque retard à notre correspondance. Au surplus, quand même les lettres que je vous ai écrites auraient été perdues, la perte serait aussi mince que possible, attendu qu’il n’y a rien de moins intéressant que le bavardage que je vous adressais. — Nous avons une maison à Bognor que nous prenons par semaine ; elle coûte sept louis ; on la dit fort bonne. Je ne l’ai point vue, parce qu’elle est encore habitée par lord Digley qui ne part que demain ou même jeudi. Nous y entrerons le plus tôt possible. Cette maison est située dans le même bow que celles de la duchesse de Devonshire et de lady Bective. — Je n’ai encore rencontré personne à qui j’ai eu l’occasion de m’abaisser à faire la révérence. Jugez quel bonheur pour la fière Adèle ! — Voilà une lettre de maman, une autre de papa. J’y répondrai une autre fois, parce qu’aujourd’hui je suis pressée : nous devons aller à cheval dîner à Arundel et voir le château ; ce sera toujours quelque chose à faire. Je suis bien aise que vous ayiez reçu mes lettres, et j’espère que vous remarquez la douceur avec laquelle je reçois vos injustices, la force de l’habitude. Mille choses au bon abbé.


Felpham, mercredi 27 août 1800.

Hier, mon cher papa, nous avons été à Arundel et pour voir le château des Howard que leur a apporté en dot Marianne, héritière de la branche aînée d’Arundel. J’avais beaucoup entendu parler de cette maison, et je conçois qu’elle ait pu être fort belle avant les improvements qu’on y fait ; mais j’ai été tout à fait disappointed. À cent pas du porter lodge, on voit une espèce d’arche ou plutôt de porte cochère fort étroite et qui paraît usée par la négligence soignée du propriétaire beaucoup plus que par le temps ; cette arche conduit dans une grande cour carrée au fond de laquelle le corps de logis est situé ; on le rebâtit dans ce moment ; les ailes qui bordent les deux côtés de la cour ont encore l’air masure et le quatrième côté, occupé par un jardin potager (seul pleasure ground) termine le coup d’œil qui n’est ni beau, ni agréable. Il est impossible de calculer les sommes que doit coûter ce nouveau château ; la forme est gothique mais les ornements, infiniment trop multipliés même s’ils étaient bien choisis, sont du genre grec le plus pur et qui forme un contraste aussi désagréable à l’œil que choquant pour l’imagination. La colonne mince et cannelée supportant un poids qui devrait la réduire en poudre est surmontée d’un chapiteau corinthien parfaitement travaillé ; les coins formés par les fenêtres pointues sont ornés d’une colombe portant une branche d’olivier ; l’architecture, la frise seraient mieux placées parmi les ruines d’Athènes ou sur le Forum romain. Enfin, c’est un grand assemblage de petites choses que le mauvais goût a accumulées pour détruire l’effet l’une de l’autre. Arundel castle ne paraît l’habitation d’un grand seigneur que lorsqu’on pense aux sommes qu’il doit en coûter pour le gâter dans un siècle où la main-d’œuvre est aussi chère. L’intérieur du château n’est pas en état d’être jugé ; les portes de Mahogony sont très magnifiques, les vitres ont un yard de long ; tout dit que l’argent n’y a point été épargné ; mais tout accuse le goût, je dirais plutôt le bon sens du propriétaire. Il y a huit ans que les improvements sont commencés et il y a encore vingt ans de travaux ; du reste, point de park, point de pleasure ground. Les entours du château ne sont nullement soignés, et c’est d’autant plus à regretter que les arbres d’alentour sont magnifiques, quoiqu’ils ne soient pas éloignés de la mer de plus d’un mille. Pour finir comme j’ai commencé, cher papa, j’ai été very much disappointed. — Après cela, j’ai à vous remercier de votre lettre de la Saint-Barthélemi, pleine de conseils sur ma négligence supposée, ce qui commence à m’offenser un peu : comment ? mon exactitude accoutumée ne me vaut pas un peu d’indulgence ! comment ? les torts d’un maudit country post me sont tout d’abord imputés ! cela est-il juste, je vous le demande ? — Que diable faisons-nous à Felpham ? Ma foi, je n’en sais rien, si ce n’est que nous nous y ennuyons. — Adieu, je t’embrasse.



Felpham, jeudi 28 août 1800.

Je vous ai quittée avant hier, ma bonne maman, pour aller dîner à Arundel et voir le château qui m’a extrêmement désappointée : point de grandeur, point d’éclat, la magnificence qui y règne est entièrement dans les détails. Figurez-vous un bourgeois voulant avoir un château sur le plan de celui des Howard, voulant l’embellir de tout le gaudiness que son mauvais goût peut suggérer, mais n’épargnant aucune somme d’argent et vous aurez une idée parfaite de Arundel castle. Point de parc, un potager pour pleasure ground, enfin, rien de ce qui annonce l’habitation du plus grand seigneur d’un pays. — Que vous êtes bonne, ma chère maman, de vous occuper de moi et de m’écrire aussi exactement ! Vos lettres me sont une grande consolation, car je n’aime pas cette solitude dont je ne sens nullement les charmes. Jugez ce que ce serait dans un pays où on oserait y joindre tous ceux de la pénurie ? Mais, grâce au ciel, mon devoir est rempli et ma décision est bien fixe. Je crois que peu de personnes de mon âge ont eu autant de croix à porter, mais je me roidirai contre l’adversité et je supporterai l’adversité avec le courage que vous avez droit d’attendre de moi. Je ne sais trop pourquoi tout ce bavardage, mais je suis triste et ma plume, toujours guidée par mon cœur quand c’est à vous que j’écris, ne peut se refuser à exprimer ce qu’il sent. — Nous devons changer aujourd’hui de maison. En allant hier parler à la maîtresse de celle que nous prenons, je vis plusieurs personnes à une fenêtre, qui me faisaient toutes les grâces imaginables. C’étaient mesdemoiselles North. J’arrêtai ma voiture, et j’entrai. Louisa, Elisabeth, Brownlow et Charles sont ici ; l’évêque et Lucy doivent les rejoindre aussitôt que Mrs Garnier sera confined. Si on me permet de les voir, ce sera de très agréables compagnes, d’autant plus que nous serons dès ce soir à quatre portes de chez elles. — Je n’ai point entendu parler de lady Bective ; j’imagine que le voisinage produira un rapprochement entre nous, car je ne doute pas que, si, par hasard, nous nous rencontrons, nous serons les meilleures amies du monde. Quel monde ! — Voilà votre lettre d’hier. Elle n’est pas trop intéressante ; je serais plus flattée de votre souvenir de Courli si vous ne sembliez y avoir pensé parce que vous n’aviez pas autre chose à dire ; enfin je vous apprendrai que miss Courli a éprouvé plusieurs accidents depuis son arrivée ici, que par exemple, monsieur de B. l’a jetée à l’eau au bout du pier ; la pauvre petite, fatiguée, à moitié chemin a coulé bas ; nous l’avons crue perdue lorsqu’une vague l’a jetée à terre, presque noyée. Elle a eu le spleen pendant trois jours ; du reste, elle est maintenant très bien. — Je n’ai pas l’imagination de Mrs Radcliff, mais Arundell ne m’a inspiré aucun autre sentiment que celui du mauvais goût de son propriétaire. — Adieu, chère maman ; je vous embrasse et je vous prie de parler de moi à tous les gens qui s’y intéressent.



Hothampton Crescent, Bognor, vendredi 29 août 1800.

Mon bon papa, je te remercie de ta lettre de mardi que j’ai reçue hier. Je suis bien aise que mes deux lettres soient arrivées ensemble, car je n’étais pas fort contente de la première : elle était un peu dull, n’est-ce pas, mon bon papa ? — Depuis hier, nous habitons une très jolie maison, fort commode et située dans un charmant pays. Cette situation me conviendrait assez, si je pouvais m’y entourer des personnes si nécessaires à mon bonheur. Mesdemoiselles North, arrivées mardi, sont mes très proches voisines ; j’espère que leur présence rompra un peu l’entière solitude pour laquelle je suis convaincue que le bon Dieu ne m’a pas formée. Louisa, Elisabeth, Brownlow et Charles sont ici ; l’évêque et Lucy doivent les suivre aussitôt que madame Garnier sera hors d’affaire, après avoir donné le jour à un troisième enfant. — Je suis bien aise que vous retourniez à Londres. Les lettres de maman me paraissent plus tristes, et j’entendrai parler de vous plus exactement. Papa bête, je ne vous ai pas parlé du château du duc de Richmond ; je vous ai même dit que je ne l’avais pas vu. — Je ne vois pas pourquoi Rainulphe ne m’écrivait pas, tout comme à un autre ; les correspondances altrui lui prennent tant de temps qu’il n’en a pas à me donner, c’est toujours flatteur. Je le prie de se clouer le troisième acte dans la tête, de manière que je l’y trouve à mon retour. Mais, je ne lui fais pas une caresse : s’il en veut, qu’il les demande. — Maman me raconte l’histoire de monsieur de la Châtre : cela fait trembler. Croyez-vous que Buonaparte ait proposé la paix à ce pays-ci ? — Est-ce qu’il faut que j’écrive à mademoiselle de Chastellux ? — Adieu, papa ; l’heure de la poste me presse ; imaginez qu’elle part à midi et, si je la manquais aujourd’hui, elle ne part que dimanche.



Hothampton Crescent, samedi 30 août 1800.

Quoique ma lettre ne doive partir que demain, je vous écris de provision, ma bonne maman. Hier, j’ai adressé à Bottendean la dernière lettre que je compte y envoyer. — Comme j’allais monter à cheval, les North sont venues me voir. Après une visite very friendly, je leur ai proposé de les mener en sociable, in the evening, ce qu’elles ont accepté. Alors, j’ai reçu votre lettre qui m’annonce le meilleur état de votre santé. J’ai fait une charmante promenade, Carina étant fort douce et fort aimable. À mon retour, j’ai trouvé les cartes de la duchesse de Devonshire, de lady Georgiana Cavendish et de lady Elisabeth Foster. Lady Spencer a quitté Bognor mardi dernier. À six heures, j’ai été prendre les misses ; Brownlow et Charles ont été à cheval et tout le monde est revenu passer la soirée chez moi jusqu’à neuf heures. Voilà, chère maman, tout le détail de ma journée d’hier qui n’a pas été désagréable. Demain, je vous raconterai le reste de mes histoires et je ferai les commentaires. Pour aujourd’hui, adieu.

Voilà une lettre de maman datée de samedi, une autre de papa de vendredi. Je vous remercie tous les deux, mes bons amis ; dites-moi si vous voulez que je vous écrive tous les jours, ou que j’expédie mes lettres trois fois par semaine. — J’ai rendu hier à madame la duchesse de Devonshire sa visite de la veille ; je ne l’ai pas trouvée ; ainsi, nous en resterons là probablement jusqu’à nouvel ordre. — Je suis beaucoup plus agréablement ici qu’à Felpham dont j’étais bien ennuyée. — Où prenez-vous, ma bonne maman, que mes lettres sont tristes ? Je vous assure que je ne suis nullement de cet avis-là et que je trouve, au contraire, que, all things considered, elles le sont très peu. — Papa me dit avoir été content de mes idées sur le château d’Arundel. J’en suis bien aise, car je n’en étais pas trop contente. — Un petit billet de Louisa North m’a appris hier au soir que madame Garnier était, depuis vendredi, la mère d’une jolie petite fille et que toutes deux se portent fort bien ; c’est trop heureux. Je vais aller leur faire mon compliment. — Si mes souliers sont faits, envoyez-les chez l’évêque, à Chelsea ; j’en parlerai à ses filles, et je suis sûre qu’il s’en chargera. Dites à Foster d’aller chez un des premiers orfèvres dans Bond street, à main droite en entrant par Oxford (j’ai oublié son nom mais c’est la quatre ou cinquième boutique) et, si des small cruets to stand upon the table que j’ai commandées la veille de mon départ sont finies, qu’elle les fasse mettre dans une petite boîte et qu’elle me les envoie par la même occasion. — Rainulphe m’a écrit hier une lettre charmante à laquelle je vais répondre incessamment. Embrassez-le pour moi ainsi que mon adoré papa. J’espère que le trio, en se réunissant, trouvera qu’il lui manque quelque chose.



Hothampton Crescent, lundi.

C’est à ton aimable lettre, mon cher Rainulphe, que je veux répondre aujourd’hui. Je t’en ai adressé plusieurs depuis quelque temps, mais le contenu n’était pas pour le bonhomme. Je suis bien aise que tu aies prévenu les reproches que je te faisais la dernière fois que j’ai écrit à papa et, puisque tu attaches assez de prix à mes caresses, il serait bien injuste de te les refuser. Oui, mon ami, je te presse contre mon cœur, un cœur qui, je m’en flatte, battra toujours à l’unisson du tien. Ah, mon frère, ne trompe pas ma tendresse ; cherchons à imiter les vertus de parents si justement adorés, et soyons toujours unis en dépit des revers de la fortune ! Quelques années que j’ai de plus que toi me donnent des droits que je ne veux jamais perdre, et la certitude que mon tendre attachement me fera toujours penser à ton intérêt me continuera les droits maternels que je réclame. Quiconque verrait ce que j’écris à un enfant de treize ans me croirait folle ; mais ces gens-là ne connaîtraient ni le cœur ni la raison de mon Rainulphe, et c’est à eux que j’en appelle pour autoriser mon bavardage qui, je m’en aperçois, devient un peu trop sérieux. — Je suis charmée de ce que papa me mande de ton application ; il ne te manque que cela, mon ami. Je te prie de ne pas oublier le troisième acte d’Iphigénie avant mon retour ; la scène qui commence par « Venez, venez ma fille », est, je crois, dans cet acte-là ; je suis sûre que tu l’aimes. — Ton ancien ami, Charles North, est ici ; il a pris un degré de timidité de trop, mais, quand il peut le secouer, il retrouve son ancien humour qui ne l’a pas abandonné ; il me parle de toi avec intérêt et je lui en sais bon gré. Les plaisirs de Bognor, mon cher Rainulphe, ne fournissent pas matière à des descriptions bien gaies. Excepté les North, je n’ai encore vu personne, pas même la duchesse de Devonshire, quoiqu’elle m’ait fait une visite que je lui ai rendue. Je ne doute pas que la tendresse de Paul ne soit very surfeiting ; je ne le trouve pas du tout gentil, mais tu dois le connaître mieux que moi. Une fois à Londres, tes correspondances diminueront, et j’espère que j’en profiterai. En attendant, je te charge d’embrasser papa et maman pour moi ; je ne te dis pas de quelle manière, parce que ton cœur sera mon interprète. Adieu, cher enfant ; ne m’oublie pas auprès de monsieur l’abbé qui, j’en suis sûre, ne sera pas affligé de ton retour. J’espère que le mien réunira bientôt « la famille » : je n’en connais pas d’autre. — Adieu, mon frère ; voilà une lettre bien triste et bien sérieuse, mais je suis bien gauche si tu ne comprends pas combien tu m’es cher. — À propos, j’oubliais de te parler des « culottes de monsieur l’ambassadeur » : très bien, mon frère, très bien ; il y avait du genuine humour dans la manière dont c’était dit.



Hothampton Crescent, mardi 2 septembre 1800.

C’est à Rainulphe que j’ai écrit hier. J’espère qu’il se sera chargé de vous donner de mes nouvelles. Puisque vous l’aimez mieux, maman, je vous écrirai habituellement tous les jours, mais c’est à condition que vous ne serez pas inquiète si ma lettre n’arrive pas. J’imagine que l’évêque sera parti avant que mon paquet ne soit prêt. Ses filles l’attendaient dès hier ; je les vois presque tous les jours, tantôt chez moi, tantôt chez elles, tantôt à la promenade, et elles me plaisent chaque jour davantage. Brownlow aussi gagne beaucoup à être connu. — Hier au soir, j’ai été à la library, avec Elisabeth North ; nous avons rencontré une madame Farrell que Brownlow connaît un peu : elle est fort jeune et fort jolie ; elle faisait un tintamarre terrible ; elle voulait baffler, il fallait quelques personnes de plus, elle a fait souscrire toute sa société composée de cinq ou six hommes ; elle a tiré les dés ; elle a ri ; elle a crié ; elle a joué pour celui-ci, joué pour celui-là. Malheureusement, mon nom était dans la liste ; il a fallu performer ; jamais, non jamais je crois, je n’ai été aussi gauche, pire qu’une boarding school miss. Cette dame, je crois, s’est un peu amusée à mes dépens, mais elle m’avait absolument stormed par son extrême vivacité, qui, au surplus, n’avait pas l’air d’avoir un grand succès auprès des hommes, même de sa société. J’ai appris depuis qu’elle arrivait de la campagne où elle avait passé sa vie et qu’elle n’était mariée que depuis quinze jours. Nos nigh next-door neighbours sont sir Lionel Darell et ses filles, dont l’une a épousé un colonel Nightingale. Tout est fait pour se consoler, car les rires que j’entends ne me permettent pas de croire que c’est pour s’affliger de la mort de lady Darell. Toute la bande est venue chez moi ce matin pendant que je déjeunais, ce qui fait que j’ai peur d’être un peu en retard pour la poste. Ils ne m’ont pas beaucoup plu ; ils vont au marché à Chichester pour acheter leur viande. — Sir Lionel est directeur de la Compagnie des Indes ; vous en avez entendu parler aux Sapio ; ils habitent Richmond. Dites à madame Sapio que j’ai vu une fort jolie petite maison pour deux louis par semaine et que je lui en aurais mandé les détails si vous ne m’aviez dit qu’elle ne pensait pas venir à Bognor. — Je n’ai point rencontré la duchesse de Devonshire ; je ne sais pas si je devrai lui faire une autre visite, mais il me semble que oui, d’après la politesse qui l’a engagée à passer chez moi le lendemain de mon arrivée ici. — Adieu, j’embrasse à la hâte papa, maman et bon Wow.


Bognor, mercredi 3 septembre 1800.

Je vous remercie, mon cher papa, de votre lettre de vendredi. Je ne connais pas les deux moulins dont vous me parlez, mais je chercherai à les découvrir et, si j’y parviens, ils fixeront souvent le regard de votre Adèle qui, j’ose le croire, mérite votre tendresse. — J’imagine qu’Ed. Fitz-James s’est décidé à ne pas passer par Bognor, car je n’en ai pas entendu parler. — Hier, en me promenant à cheval, j’ai rencontré lady B. et sa fille en voiture ouverte, sur une chaussée assez étroite ; le cheval du général ayant eu peur, le cocher et moi nous nous sommes arrêtés, et lady Bective s’est trouvée en face de moi et tout près ; elle avait l’air fort embarrassée de sa personne : je lui ai fait une grande révérence qu’elle m’a rendue, et je crois qu’il vaut mieux que nous soyons en curtsying terms ; cela est toujours plus commode et plus agréable. — Dans l’après-dîner, comme j’allais à la mer, je l’ai aperçue à trente pas devant moi ; j’ai pris un autre sentier qui conduit au même but, et elle n’a pas plutôt vu la route libre qu’elle a rebroussé chemin, ce qui a empêché Mary d’exhiber ses charmes à la library. Il faudra cependant qu’elle en prenne son parti, car moi je n’ai pas peur et je me trouverai où elle sera sans la moindre crainte. Avec cela, dans un endroit comme celui-ci, cette situation est désagréable, mais, comme je ne ferai aucune avance, je ne m’exposerai pas à recevoir des impertinences. — Revenons à ma promenade : sur les sands, j’ai rencontré Elisabeth North et ses frères ; après avoir fait quelques tournées, nous avons été nous asseoir dans la library où la duchesse de Devonshire et sa famille sont entrées peu après. La duchesse m’a accostée tout de suite, et, après quelques questions sur la santé de maman, sur mon séjour à Bognor, elle a adressé quelques paroles à miss North, et elle a eu beau se battre les flancs, il était clair à voir qu’elle ne trouvait plus rien à dire, en dépit qu’elle en eût. Cette timidité est une chose bien extraordinaire dans une femme aussi accoutumée à jouer un rôle dans la plus grande société : pendant qu’elle nous parlait, elle n’a pas cessé de rougir. Assurément, il y a du mérite à être poli quand cela coûte autant. — Deux grands yeux qui ne disent pas grand’-chose, un gros nez épaté, des lèvres épaisses et vermeilles, une vilaine coupe de visage, un teint superbe, de jolis cheveux, une charmante tournure et beaucoup de fraîcheur font de lady Georgina Cavendish un ensemble selon moi fort agréable ; elle joint l’air d’une grande douceur à beaucoup de timidité, accompagné d’assez de noblesse. Vous rappelez-vous Caroline, protégée de lady Elisabeth Foster ? Elle s’appelle maintenant mademoiselle de Saint-Jules : faire son portrait ou celui de lady Harriet, seconde fille de la duchesse, c’est la même chose exactement ; au surplus, elles sont aussi désagréablement laides l’une que l’autre. Voilà toutes mes histoires. Maman veut que j’écrive tous les jours ; qu’elle ne se plaigne pas de mon stupide bavardage. — Je n’ai point entendu parler de bal à Bognor ; il n’est pas question de notre départ. Je ne sais pas quand je pourrai me jeter dans vos bras.



Hothampton Crescent, jeudi 4 septembre 1800.

Nous avons été jusqu’à Chichester à cheval. Monsieur de Boigne s’est beaucoup plaint de la chaleur et de la fatigue ; en rentrant, il n’a pas pu dîner, il a été se coucher vers huit heures et il s’est relevé. Je crois qu’il a eu un peu de fièvre. Ce matin, avant mon réveil, il est retourné à Chichester ; j’imagine que c’est pour consulter un médecin, car, dans tout Bognor, il n’existe pas même un apothicaire. — Que voulez-vous que je fasse vis-à-vis de la duchesse de Devonshire ? Je ne veux pas avoir l’air de me pousser sur elle ; d’ailleurs, elle part demain, je crois ; ainsi elle ne me serait pas d’une grande ressource. — Je vois beaucoup les North, mais je vous ai déjà dit tout cela, n’est-ce pas ? Le fait est que je me bêtifie chaque jour davantage. À propos, j’ai été hier chez ces Darell que je n’aime pas beaucoup : ils étaient sortis ; j’ai laissé ma carte, contente d’en être quitte à si bon marché, mais il faudra recommencer sûrement, car, après les avances qu’ils ont faites, ils n’en resteront sûrement pas là. Figurez-vous que le seul rapport qu’il y ait entre nous est que le général a dîné avec sir Lionel à une fête donnée par le propriétaire d’un vaisseau qu’on venait de lancer, il y a de cela près de trois ans, et il y avait trois ou quatre cents personnes à table. Il faut avouer que c’est une drôle de manière de faire connaissance. J’ai entendu dire l’autre jour à la library que lady Shaftesbury allait arriver : si cela est vrai, j’espère que nous ferons connaissance par les North qui la voient. Je serais bien aise d’être en friendly terms with her. — J’espère, ma bonne maman, que vous mettrez vos intentions en effet et que vos promenades ne se passeront pas en paroles. Mandez-moi si papa se porte mieux, si les sels et le changement d’air ont augmenté son appétit et s’il aime toujours son Adèle. — J’écrirai donc à Pauline puisqu’il le faut I have nothing to say. Mille amitiés au bon abbé et à son cher petit élève que j’aime de tout mon cœur ; je le réunis à papa et à maman pour les embrasser tous trois.



Vendredi 5 septembre.

J’étais un peu inquiète de l’état du général hier matin, mais je suis maintenant rassurée : il se plaint encore d’un mal de tête, et je le crois d’autant plus facilement qu’il a la joue très enflée. Il s’est avisé d’aller en sociable à sept milles pour se faire arracher une dent. — J’ai été me promener pendant un moment hier et, dans ce court intervalle, lady Bective et sa fille sont venues chez moi ; elles avaient appris par hasard la veille, ont-elle dit à Henry, mon séjour à Bognor. C’est très bien ; comme cela, je rendrai la visite aujourd’hui et, du reste, je ne presserai la re connaissance qu’autant que cela lui conviendra. Il me semble que, si je les rencontre, je ne ferai aucune espèce d’excuses ; toutes seraient fausses, affectées et ridicules. Cela me rappelle la conduite de lady Webb qui était cependant encore plus naturelle puisqu’elle avait besoin de moi. C’est une triste chose que la société. Je crains bien qu’elle ne soit la même dans tous les pays et que, si cela nous paraît encore plus frappant dans le cercle de Manchester, c’est que l’oisiveté et l’impossibilité de se transporter et de changer le lieu, la scène, rend la méchanceté et la bassesse plus actives. Je me rappelle le temps où j’aurais rendu impertinence pour impertinence, où mon honnête véracité ne m’aurait pas permis d’exprimer ce que mon cœur ne sentait pas, où… mais les temps sont bien changés, certainement. Je sais bien qu’il entre un peu d’indifférence dans mes sentiments, et, comme je crois beaucoup moins aux avances, je suis bien plus difficilement choquée. Avec cela, si je suivais l’impulsion de mon cœur, je n’irais pas chez lady Bective. Le général prétend que je dois sa visite aux politesses de la duchesse ; cela ne m’étonnerait pas. À propos de la duchesse, que voulez-vous que je fasse ? Je crains sa timidité ; je crains surtout qu’elle me trouve « entrante » : Des femmes de ma nation et de mon espèce se sont, de leur propre aveu, conduites envers elle d’une manière si peu noble ! J’aime encore mieux qu’elle me trouve réservée que toujours prête à tout accepter, même ce qu’on ne me propose pas. — Hier au soir, j’ai été chez l’évêque ; il dînera chez moi demain avec tous ses enfants. C’est une bonne et aimable famille ; ils ont l’air si heureux qu’ils me font envie. — Mon paquet sera arrivé trop tard ; je m’informerai aujourd’hui de la manière de le faire parvenir ici par quelque voiture publique et je vous le manderai. — Lady Augustus Frederich remplacera lady Elisabeth Foster qui reste quelques jours de plus que la duchesse. Je suis bien aise, chère maman, que la timidité naturelle que je destine à cette dame vous ait amusée ; elle est, au surplus, jolie comme un ange ; je l’ai rencontrée hier et j’ai trouvé que le sérieux lui allait beaucoup mieux que le giggling de l’autre jour. — Vous ne me parlez pas de la santé de madame O’Connell ; comment est-elle ? Pauvre femme ! dites-lui combien ma tendre amitié est occupée d’elle. — Mille choses à Édouard et à Émilie, et caresses au petit George. Adieu, mes bons amis ; je ne sais trop à qui j’écris ; réunissez-vous pour m’embrasser.



Samedi 6 septembre 1800.


Hier, j’ai été chez la duchesse. Au bout de quelques minutes, les North sont arrivés et nous avons levé le siège ensemble. Lady Elisabeth Foster était là et elle m’a beaucoup plu ; la duchesse m’a demandé quand j’étais arrivée à Londres (le deux de juin) : « It is very unkind then in you, madame de Boigne, not to have come to my ball, I was so busy at that time, I did not hear of your return but you must know how much your presence would have pleased me and adorned my ball. » J’ai répondu très convenablement ; c’est certainement très poli ; mais assez extraordinaire. — J’ai été chez lady Bective not at home ; je m’y attendais. J’ai suivi l’évêque chez mes voisins qu’il connaît un peu, et je leur ai proposé de passer la soirée chez moi ce soir ; du reste ; la pluie a rempli le reste de la journée d’hier et le commencement de celle d’aujourd’hui. Je vous dirai demain comment la fin se sera passée. — On dit qu’il y aura un bal lundi ; si cela est, j’irai sûrement. — Adieu ; à demain.

Vous ne m’aviez pas dit que mon vieil oncle dut aller à Neufchâtel ; si papa le croit convenable qu’il dise quelque chose de ma part au jeune afin de m’éviter les reproches à mon retour qui, je me flatte, sera dans quinze jours ou trois semaines au plus tard. — Adieu donc, vous autres, mauvais qui me faites toujours bavarder quatre fois plus que je ne voudrais car je n’aurai plus rien à vous dire quand nous nous rejoindrons : vous devez savoir tout ce qui se passe à Bognor un peu mieux que si vous y étiez.



Dimanche 7.

Ma journée d’hier s’est très bien passée. Les North sont restés jusqu’à onze heures, les Darell plus tard. Ces Darell ne me plaisent nullement ; ils vont demain au bal ; je ne sais pas s’ils iront dans leur black sociable ; du reste, ils sont passablement vulgar ; il n’y a pas encore un mois que Mrs Nightingale est mariée. Quant à moi, je suis chaperon de miss North. — L’évêque m’a proposé à dîner pour demain ; mais j’ai refusé parce que je compte être mise très simplement et qu’il faut, au moins, que ma robe ait l’air propre ; d’ailleurs mes chevaux sont à un mille d’ici et il serait bien difficile de les faire sortir si souvent le même jour. — Vous avez vu, par le commencement de ma lettre, que la duchesse a été plus que polie pour moi et que, si, d’après son speech, je ne cherchais pas à la voir à Londres, j’aurais tort. — Je suis bien fâchée de ce que papa me mande de l’état de Betsy ; ces nourritures prolongées infiniment plus qu’il n’est nécessaire sont certainement fort touchantes, mais bien déraisonnables. — On prétend que la duchesse douairière de Butland est attendue ici tous les jours ; comme je n’ai aucune espèce de rapport avec elle, cela m’est fort égal. — Hier on a parlé de l’arrivée de lady Augusta ; l’évêque a dit que cela l’embarrassait beaucoup et qu’il hâterait son départ ; ses filles l’ont engagé à n’être pas trop avare mais, après les propos qu’on a tenus, il me semble qu’il a raison. — Lady Bective m’a parfaitement reconnue le jour où je l’ai rencontrée et, si vous connaissiez l’emplacement de nos maisons, vous verriez l’impossibilité de son ignorance de mon séjour ici ; j’imagine que je la verrai au bal ; tout Bognor y sera sans en excepter Mrs Farrell qui est bien jolie ; voyez si ma robe pouvait être chiffonnée ! Vous souriez ; et bien, mes bons amis, je vous embrasse par là-dessus.



Bognor, lundi 8.

Je vous aime beaucoup ; beaucoup j’aime vous ; vous beaucoup j’aime, j’aime… Il y a, dit le maître de philosophie, plusieurs manières de dire la même chose ; mais, sur ce sujet-là, je crois avoir tout épuisé. Cependant, je vous ai donné le texte de ma lettre et je n’ai que des amplifications à faire sur ce sujet-là et mon cœur les dictera bien facilement. Aujourd’hui, mon blank day, je ne recevrai pas de vos nouvelles ; je ne sais pas pourquoi vos lettres ne contiennent rien de bien agréable et cependant c’est mon plus grand et, je puis bien le dire, mon seul plaisir, sans en excepter même le bal de ce soir. Au surplus, je vous confierai que je compte m’y amuser beaucoup ; il y aura sûrement beaucoup de quizzes ; tout Chichester y sera et, moi, je suis sûre d’un set qui me convient, ce qui fait l’agrément ou le désagrément d’une partie de ce genre. — Le général, comme je crois vous l’avoir mandé, est tout à fait bien, mais il me semble qu’il a complètement abandonné l’idée de se baigner ; quant à moi, je me porte à merveille quoique je sois un peu maigrie à ce que disent mes robes ; l’exercice que j’ai fait ici peut y avoir contribué. Depuis ma course à Chichester cependant, je ne suis sortie qu’une fois en voiture fermée pour faire ma visite à la duchesse ; il est vrai qu’il n’a pas décessé de pleuvoir, ce qui ne contribue pas à rendre Bognor un séjour agréable. — Je voudrais bien que papa me remplisse le jeabot sur la paix et sur la guerre ; mes propres opinions sont à vau l’eau ; je n’y comprends plus rien : est-il vrai que la reine soit médiatrice entre les deux empereurs, est-il… ? Mais voilà un rayon de soleil ; je le saisis pour aller faire mes arrangements pour ce soir avec les North. — Adieu : je vous embrasse à la suite d’un sot griffonnage ; pour ne pas perdre de temps, je ne relis pas ma lettre, car, ce soleil, il ne faut pas le perdre, ou, comme dit Benelli, scapera.



Bognor, mardi 9 septembre.

Vous voulez donc savoir all how and about it. Eh bien, chère maman, je vais vous satisfaire. 1o my dress : j’étais coiffée en cheveux, avec deux nœuds de ruban blanc, dont l’un était séparé par ma boucle d’antique, c’était fort joli ; ma robe de mousseline blanche était attachée par devant et sur les épaules avec des roses blanches ; mon collier d’antique, et voilà toute ma parure. À neuf heures, j’ai été prendre mesdemoiselles North et nous avons été dans une grande salle éclairée par une douzaine de chandelles et où nous avons trouvé sept ou huit personnes ; lady Elisabeth Foster, son fils, mademoiselle de Saint-Jules étaient là. Nous nous sommes réunis, et j’ai réclamé la petite Caroline comme une de mes old play fellows, ce qui m’a assuré la bienveillance de lady Elisabeth, à ce que j’ai vu dix fois dans le courant de la soirée. Petit à petit, on est parvenu à former sept ou huit couples et la danse a commencé. Mademoiselle de Saint-Jules danse parfaitement ; tout le reste était fort au-dessous du médiocre. Après avoir refusé plusieurs fois, j’ai offert de servir de pilier pour allonger le set et, par complaisance, je me suis tenue là debout pour pirouetter avec tous ceux qui passaient pendant quelque temps ; enfin j’ai descendu le set avec monsieur Foster qui danse bien et je m’en suis tirée mieux que je n’aurais cru ; j’ai promis à Brownlow de danser avec lui lundi prochain et je compte, en effet, chercher à secouer mon awkwardness ; assurément il est impossible de trouver une meilleure occasion d’être gauche, si gauche je suis, ce que je ne crois pas. Peut-être, à mon retour à Londres, prendrai-je quelques leçons avec Rainulphe. Nous verrons. — Ah ! maman ; ma robe aurait pu être chiffonnée ; quel ton, quelle manière ! L’éducation qu’a reçue cette jolie madame Farrel explique sa conduite ; son père, l’amiral Thompson, la menait dans tous ses voyages, les mousses ont été ses seules compagnes et c’est à bord d’un vaisseau qu’elle a appris à se conduire ; assurément il n’y a rien qui n’y paraisse, elle ne danse que comme les matelots, elle whisk about. Lucy North, qu’elle n’avait jamais vue, s’est trouvée sur son chemin ; elle l’a prise par les épaules sans s’arrêter et l’a fait pirouetter de manière à lui faire perdre son aplomb et puis, avec un gros rire, elle a continué à danser. Enfin, maman, ma robe pouvait être chiffonnée. — Lady Elisabeth et Caroline étaient les seules personnes qui paraissent des women of fashion ; car vous savez que les North en ont le jeu sans l’air. Monsieur de Boigne a demandé à lady Elisabeth qui était Caroline ; elle a saisi avidement l’occasion de nous dire qu’elle était une orpheline, que ses parents l’avaient confiée à elle, lady Elisabeth, au commencement de la Révolution et qu’elle avait une fortune assez considérable, qu’heureusement, en la lui confiant, on l’avait placée dans les fonds anglais. — Que de bavardage, chère maman ! On me demande comment je puis écrire tous les jours : c’est comme cela, c’est en disant des fariboles qu’assurément je n’adresserais à nulle autre personne et qui ont besoin de toute votre indulgence, j’en suis trop sûre pour la réclamer. — Adieu, mes bons amis ; je vous embrasse du plus tendre de mon cœur. J’espère que ce ne sont pas les lettres que papa m’écrit qui lui font mal à la tête. Cette pauvre tête, rancune tenante, je voudrais bien être là pour la soulager par mes caresses.



Hothampton Crescent, jeudi 11 septembre.

J’espérais, ma bonne maman, pouvoir me passer de mes souliers, car je crois que nous ne resterons pas ici plus de quinze jours, mais le gravier de la mer use tellement que je vais être pieds nus ; je vous prie donc de m’envoyer mon paquet, adressé chez Mr. Pink, at the Hotel Bognor, near Chichester, Sussex, — for madame de Boigne. — Nous avons dîné hier chez l’évêque ; Charles est parti pour Caton où Brownlow a été le conduire. La journée, sans être bien gaie, a été fort agréable ; nous avons été nous promener en sociable. Nous nous étions rencontrés le matin sur les sands où nous nous sommes promenés longtemps avec les Foster. — Je compte réunir quelques personnes chez moi samedi à souper. Lady Élisabeth a fait la conquête du général. Mademoiselle de Saint-J. a l’affectation de quinze ans, elle sera mieux à dix-huit : il est extraordinaire qu’une aussi jeune personne soit aussi agréable au bal et aussi peu le matin. — Aujourd’hui, nous dînons chez les Darell que je n’aime pas du tout ; ils sont vulgaires au possible. Hier, à la library, j’ai fait connaissance avec Mrs Lushington, fort liée avec les North ; elle était miss Lewis, sœur du Mank ; on la dit auteur elle-même et femme d’un grand mérite. J’ai rencontré, avant hier, lady Bective ; du plus loin qu’elle m’a aperçue, elle m’a fait révérence sur révérence, smile sur smile. J’étais à cheval ; j’ai rendu tout cela sans m’arrêter, mais je compte passer chez elle ce matin ; cela ne vaut pas la peine d’être fâchée contre si peu de chose. Je suppose que lady Mary est in love, car le bal la fatigue, le bruit d’une baffle l’assomme. La library est toujours si pleine ; cela l’étouffe ; enfin la solitude et les shrubberies sont les seuls charmes qu’elle trouve à Bognor. C’est lady Elisabeth qui m’a conté tout cela, car je ne l’ai pas vue, comme vous savez. J’imagine que je pourrai bientôt juger par moi-même des progrès de la santé de Reeson ; il me semble qu’il est attendu avec impatience, je souhaite de tout mon cœur que cela se termine bientôt. — Mille choses au bon papa. J’étais si épouffée hier que tous ces beaux raisonnements je ne les ai pas autrement compris. — Voilà votre lettre ; l’adresse que je vous ai donnée pour mon paquet devient donc inutile mais la manière dont il me parvient m’est infiniment désagréable. Voulez-vous bien dire à Foster de se plaindre de ce qu’on nous a envoyé la gazette du 3 septembre ce matin. — Adieu, mes chers amis, je vous embrasse tous deux de tout mon cœur ; adieu, au revoir.



Hothampton Crescent, vendredi 12 septembre 1800.

Je n’ai que le temps de vous embrasser ce matin, ma bonne maman, parce que je compte aller à Chichester et que c’est une opération assez longue avec les mêmes chevaux. Un détail de la journée d’hier serait aussi fastidieux peut-être que la journée même. En addition aux autres vulgars, nous possédions madame Farrel qui a comblé la mesure. Je n’ai pas encore assez d’usage du monde pour être à mon aise dans une pareille société, et je souhaite que l’habitude ne me le donne pas, car je ne connais rien qui m’attriste comme cela. — Je recevrai aujourd’hui la réponse à ma lettre affamata que je me reproche beaucoup, car elle n’a dû servir qu’à vous tourmenter. En attendant la poste, je vais m’habiller et je finirai après. — La voilà. Rien ne m’étonne : l’envie, la méchanceté, la jalousie de vertus qu’on ne saurait imiter me font trouver tout cela fort simple. — Ah, mon Dieu, quelle funeste expérience à dix-neuf ans ! Adieu, mes bons amis ; monsieur de Boigne m’attend. J’écrirai plus longuement demain.



Hothampton Crescent, jeudi 13 septembre 1800.

Je suis fâchée qu’on nous ait expédié madame M. : à l’impossible nul n’est tenu, et, comme je ne vois pas que nous puissions rien faire pour elle, il faut nous en tenir à notre bonne intention ; il n’y a rien de si difficile que de procurer une place du genre qu’elle demande. Les candidats sont si nombreux et il est si rare qu’on ne connaisse pas soi-même quelqu’un qu’on aime mieux avoir auprès de soi qu’une étrangère. La visite de lady Templetown, je vais vous l’expliquer : lady Elisabeth Foster aura mandé à sa belle-sœur, lady Hervey, que j’étais ici, et cela aura rappelé à la famille notre existence. Ce n’est pas la première fois que nous voyons pareille chose. — Je suis étonnée que madame de Guiche ne soit pas venue chez vous, mais je n’en suis pas fâchée ; tout ce qui tend à nous éloigner de la clique me convient fort. Ces volontiers, le but de tant de mauvaises plaisanteries, prouvent cependant qu’ils ne sont pas inutiles ; il me semble que, tant qu’ils préserveront leur loyalty, les émeutes populaires ne sont pas à craindre pour ce pays ci. — Benelli est-il parti ? J’espère que oui. — Faites ma paix avec Sapio, maman ; il faut qu’il vienne chez moi le lendemain de mon arrivée. Lady Mary chante comme un ange ; elle a gagné tout ce que j’ai perdu, et la différence est maintenant fort à mon désavantage. — Adieu, ma bonne maman ; je vous charge de cette grande négociation : ménagez le plus possible tous les amours-propres.



Hothampton Crescent, vendredi.

Ma recette d’hier n’a pas trop bien réussi ; mes spirits ne sont pas beaucoup meilleurs ; mais il faut vaincre la tristesse que j’éprouve. Je donnerais beaucoup, depuis quelques jours, pour ne pas connaître une seule personne ici : je n’en vois guère, mais c’est encore trop. — Cette madame Nightingale est partie hier ; elle a dîné chez moi la veille ; il fallait bien lui rendre ce qu’elle nous avait donné. La drôle de femme ! Elle m’a fait toutes les confidences de tous les genres que vous pouvez imaginer. En vérité, maman, je trouve cette rage de paroles bien dégoûtante. Une nouvelle famille, de nouveaux voisins, j’ignore absolument qui c’est et je ne m’en soucie guère. — Hier, on m’a pressée d’aller au bal, mais je m’en suis défendue de mon mieux. Je crois qu’il a dû être brillant : lady Elisabeth a passé toute la semaine à recruter ; elle a écrit à plusieurs colonels dont les régiments sont aux environs d’envoyer leurs officiers à la fête. Elle m’a dit que la duchesse de Guiche lui avait écrit, que cependant elle ne la connaissait pas beaucoup : « Mais vous saurez, madame de Boigne, qu’en France on écrivait beaucoup plus facilement que dans ce pays-ci. » Elle m’a dit aussi que, madame de Polignac et sa fille étant venues ici au commencement de la Révolution, elles y avaient été singulièrement fêtées. « Madame de Guiche croit peut-être que ce sera la même chose, but she is woefully mistaken » et, à la manière dont on m’a parlé de sa lettre, c’était avec l’intention de se retirer. Madame de Vaudreuil voit-elle beaucoup madame de Guiche ? Mandez-moi cela, chère maman. — Je vous prie de parler de moi à Edward et à Émilie ainsi qu’a ma chère petite Georgine que je voudrais bien revoir. — Il me semble que notre absence sera prolongée plus que je ne le croyais. — Adieu, mes bons, mes chers amis ; je vous presse sur un cœur qui battra toujours à l’unisson du vôtre.



Hothampton Crescent, lundi.

L’évêque part aujourd’hui pour Londres. Je n’ai rien à vous envoyer que des amitiés que je confie au papier dont la poste se charge. — Hier, toute la famille a encore passé la soirée chez moi. Mesdemoiselles North vont au bal avec lady Elisabeth et je suis charmée que cela me rende ma liberté ; j’en profiterai pour ne pas y aller et je passerai mon bal au bord de la mer, amusement beaucoup plus congenial à mes sentiments. Je suis tout à fait out of spirits depuis quelques jours ; je ne sais pas trop pourquoi ; car, quoique j’aie bonne raison, je suis depuis longtemps si accoutumée à tous les genres de chagrins et de contrariétés qu’ils n’ont plus le droit de m’étonner. Je ne sais ce que je dis ; je suis triste et bête. — Je vous embrasse, mes bons amis : Voilà mes chevaux. I will gallop over the spleen and kill all the blue devils. — Ne me gronde pas, papa regarde ce chiffon de papier comme non avenu.



Hothampton Crescent, mercredi.

C’est pousser la bonté un peu trop loin, mon cher papa, que d’être at home pour l’heureux Lambert. Si j’étais à Londres, je m’arrangerais avec Z. et nous lui donnerions au moins la fièvre quarte, comme dit maman. Madame Lambert le trouve-t-elle toujours charmant, adorable ? Ah, la pauvre femme ! en tout cas, ça ne peut être qu’un jeu joué car, avec le bon goût dont je lui ai vu donner des preuves, l’accès de délire une fois passé, elle doit se reprocher bien cruellement la sottise qu’elle a faite et qui est certainement inexplicable. — Je suis bien aise que vous ayez montré ma lettre à l’évêque. Cela m’évitera des ouvertures désagréables à faire. Depuis mon séjour à Bognor, mes dépenses ne se sont pas montées à une guinée ; ainsi je compte retourner à Londres riche comme Crésus ! — Je sais bien que Consalvi a reçu le prix que méritaient ses vertus et son bon sens, mais il me semble que monsignor Galeppi aurait mieux rempli cette place, n’est-ce pas, papa ? Que devient le cardinal Maury ? J’espère qu’il ne s’en tiendra pas au titre d’ambassadeur de Louis XVIII ; c’en sera un bien mesquin, surtout si le clergé devient républicain. — À peine je finissais ma lettre hier, qu’on m’a annoncé lady Bective et sa fille ; nous nous sommes parlé comme si nous nous étions vues la veille ; elles m’ont engagée à passer la soirée chez elles ce soir. Les commentaires sont inutiles ; ils ne seraient pas en faveur du monde et de ses pompes. — Adieu, mes bons amis, mes seuls amis ; mille amitiés au bon abbé.



Bognor, vendredi 19 septembre 1800.

Quelle générosité, en effet ! cela a dû surprendre la clique ; ils ne sont guère capables de sentir la noblesse d’une pareille action. — L’accident arrivé à notre pauvre amie est bien extraordinaire ; je ne comprends pas ce que ce peut être. Combien il est vrai que, quand la machine est dérangée, tout prend une tournure sérieuse. Je n’avais jamais entendu parler de ce genre de maladie ; mais il me semble que, tout au moins, cela annonce que le sang est en bien mauvais état. Donnez-moi régulièrement de ses nouvelles ; vous savez à quel point tout ce qui la regarde m’intéresse. — Pourquoi Mrs Vial a-t-elle changé de nom ? il n’est pas si fameux qu’elle craigne de ne pouvoir pas conserver l’incognito ; cela me paraît porter une teinte furieusement romanesque : Clairemont aussi c’est un nom d’héroïne ; j’aimerais mieux qu’elle s’en fût tenue à celui qu’elle portait avant ; au surplus, peu importe. Je voudrais pour beaucoup pouvoir lui être bonne à quelque chose, mais je ne vois aucune probabilité de réussir. Vous lui aurez sûrement dit tout ce qu’il fallait pour moi ; ainsi, je ne vous charge d’aucune commission. — Je ne vois pas pourquoi, mon cher papa, tout resterait in statu quo. Lorsque j’ai annoncé mes intentions, monsieur de B. n’y était pour rien ; à son tour, il a proposé d’ajouter 70 livres ; il les a augmentées jusqu’à cent ; ainsi, en retirant les 30, je ne change rien aux premières intentions. D’ailleurs, la manière dont tout se traite en catimini fait que je dois ignorer absolument la situation où l’on se trouve et, sûrement, monsieur d’A. n’est pas rentré en France pour rien. Vous savez que, quoi que j’en dise, je ferai tout justement ce que vous croirez convenable, mais réfléchissez à tout cela. — Adieu, mes aimables correspondants ; les vôtres sont mon plus grand plaisir. Depuis, j’habite Bognor Backs où il n’y a seulement pas une pierd.



Hothampton Crescent, lundi 22 septembre 1800.

Je vous ai quittés hier à la hâte pour aller voir la marée ; le vent était très fort et la mer agitée ; cependant nous sommes arrivés trop tard the tide was turned. Aujourd’hui, elle est haute à midi et je compte être spectatrice de la marée équinoxiale. — Je ne sais rien du tout du temps que nous devons rester ici ; ce que je sais c’est que j’en suis bien fatiguée, mais, comme vous savez, cela ne fait pas grand’chose. — Depuis quelques jours, il fait un froid exécrable et, s’il dure, je ne sais pas ce que je deviendrai car, dans ces maisons bâties à la hâte, rien ne ferme et la moitié des chambres sont sans cheminées. — Hier au soir, monsieur North a fait demander à parler au général dans la salle à manger ; quelques minutes après, ces messieurs sont montés en me priant d’aller consoler une dame flamande à laquelle le gouvernement avait donné l’ordre de partir, qui n’avait pas le sol, etc,… Je devinai tout de suite ce que c’était, et je répondis que je ferais certainement tout ce qui serait en mon pouvoir mais qu’en attendant je serais charmée de voir monsieur Foster si ces messieurs voulaient lui dire de monter. C’était lui, en effet, et pas trop mal fagoté ; il avait été à la library, chez la marchande de modes et dans deux ou trois autres maisons sans être reconnu. Le général en a été parfaitement la dupe dans les premiers moments. Il est question de le faire aller au bal dans ce costume ; cela me paraît bien ridicule, surtout dans un bal de souscription où il y a des gens de toutes les espèces ; beaucoup regarderont cette mascarade comme fort impertinente et d’autres se croiront autorisés, par cet exemple de la société qui donne le ton ici, à se passer toutes les frolics que la vulgarity and bad breeding peuvent inspirer. Je ne serais pas étonnée qu’un pareil déguisement rendît ces bals de si mauvaise compagnie qu’il fût impossible d’y aller ; au surplus, cela ne me regarde pas et je n’émets mon opinion que sur le papier. — Lady Elisabeth a passé toute la semaine à faire des recrues pour le bal avec une ardeur vraiment française ; j’espère qu’elle réussira mieux que la dernière fois. C’est un vœu désintéressé car je ne crois pas y aller. — Lady C. m’a raconté que Corisande avait beaucoup de succès à Devonshire house, qu’elle allait à Chatoworth avec sa mère et qu’on espérait que monsieur les y rejoindrait. Cela ne durera pas. — Adieu mes bons amis ; l’heure me presse et la marée n’attend pas.



Bognor, mercredi 24 septembre.

C’est en vain, mon cher papa, que je travaille depuis hier à découvrir le mot de l’énigme : je l’ai apprise par cœur, je l’ai répétée, répétée, retournée, examinée, rien ! Mon esprit est tout à fait bouché ; au surplus, cela ne m’étonne pas ; je n’ai de ma vie trouvé le mot d’une énigme, de cette espèce-là s’entend, car, pour celle d’un autre genre, je me crois beaucoup de perspicacité et le grand mot intérêt sert de clef à presque toutes… Je m’éloigne de mon sujet, tu diras ; je voudrais dorer la pilule avant de te la faire avaler, mais la voilà toute nue. Papa, je n’y comprends rien et je donne ma langue aux chiens. Que peut être ma flamme qui a « traversé des mers l’espace formidable sans s’éteindre » ?… Rainulphe l’a-t-il trouvé ? J’espère que non ; qu’il se rappelle que je suis sa sœur aînée et que je lui défends d’avoir plus d’esprit que moi. — À propos, je ne vous ai plus parlé de cette marée équinoxale ; cela est plus curieux à comprendre qu’à voir, d’autant plus qu’un fort vent de terre l’a empêchée de s’enlever autant que nous nous y attendions ; c’était un spectacle beaucoup moins beau que celui de la veille dont je vous ai parlé. — J’aime à la folie cette histoire de madame de Matignon ; la petite vengeance de Buonaparte est aussi juste que modérée, et ; probablement, comme cela ajoutera quelques difficultés aux affaires si bien commencées, ces dames s’en repentiront longtemps, et le papa ! J’ai ri de bon cœur… cela est-il bien vrai, bien sûr ? — Ma bonne maman, vous ne comprenez pas bien ce que je vous ai dit au sujet des North ; nous sommes parfaitement bien ensemble ; il n’y a pas la moindre brouillerie entre nous et, quand nous nous rencontrons, c’est avec intimité. Pendant les premiers jours de leur arrivée, nous avons vécu presque entièrement ensemble, nous sortions, nous rentrions aux mêmes heures et de la même manière ; depuis l’intimité avec lady Elisabeth, c’est elle qui a pris ma place, et ces dames se sont d’autant moins quittées que, lady Elisabeth n’ayant point de voiture, celle de l’évêque lui était commode ; d’un autre côté, la maison de la duchesse de Devonshire est fort agréable, une intimité avec lady Elisabeth y donne of course les entrées libres (voyez, maman, si la clef que je vous ai donnée tout à l’heure n’ouvrirait pas cette porte-là). Or, mesdemoiselles North éprouvent vis-à-vis de moi l’embarras de notre première familiarité ; nous devions aller ensemble dans plusieurs endroits où elles ont accompagné lady Elisabeth, le tout en catimini ; voilà, exactement, où nous en sommes et rien, vous voyez, n’est plus loin d’une brouillerie. L’évêque est revenu hier et, comme c’est surtout depuis son départ que nous nous sommes moins vues, j’imagine que son retour (et l’absence de lady Elisabeth qui a quitté Bognor hier) nous réunira davantage, attendu que je ne compte pas bouder. — Il fait un temps exécrable ; les éléments se font la guerre d’une manière presque effrayante quand on habite une maison de cartes comme celle-ci où le vent souffle de tous les côtés et où il fait un froid terrible, quoiqu’assise auprès d’un bon feu. — J’ai des tiroirs, madame maman, et je compte en faire usage incessamment, — Mercredi prochain, nous quitterons Bognor ; nos gens prendront le chemin de Londres et nous celui de Brighton. — J’imagine que nous ne serons guère à Londres avant samedi ou lundi ; je n’en suis pas fâchée. J’aimerais assez à passer deux ou trois jours à Brighton. Lady Camelfort y est-elle ? — Adieu ; je vous embrasse de bon cœur.



Bognor, vendredi 27 septembre 1800.

N’attendez que quelques mots de moi aujourd’hui, mon cher papa, parce que, la journée étant très belle, nous allons partir immédiatement pour Petworth. Vous avez souvent entendu parler de la belle maison de lord Egremont. Elle n’est qu’à seize milles d’ici, et, avec quatre chevaux de poste, sur le sociable, nous y serons, je crois, en une heure et demie. — Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui, si je ne m’étais rappelé que la poste ne partait pas demain. — La viande me paraît un mets fort restaurant. Je ne trouve que le divan pour expliquer le second vers ; il est apparemment garant des traités entre le grand seigneur et les janissaires. Je ne sais pas trop si la Néva roule ses flots avec vitesse, mais elle les roule et cela suffit. La vie, assurément, en fuyant emporte la jeunesse. Voilà comme j’explique le logogriphe ; quant à l’énigme, j’y ai encore réfléchi hier toute la journée ; cette tête allumée n’éclaire pas du tout la mienne. — Voilà ma voiture. — Adieu, mes bien bons, bien chers amis. Il y a des siècles que je n’ai dit un mot à ce pauvre abbé, mais je ne pense pas moins à lui pour cela et je lui défends de m’oublier. Quant à monsieur Rainulphe, je ne sais que penser de son silence. Je ne recevrai probablement pas votre lettre avant mon départ, car il n’est que onze heures.



Petworth, vendredi [27 septembre 1800].

Une lettre remise dans les mains de monsieur de Boigne, au moment où nous sommes montés en voiture, nécessite son retour à Londres immédiatement pour un placement d’argent considérable et fort avantageux. — Attendez-nous dimanche, ma bonne maman, un peu tard, parce que nous quitterons Bognor le même jour. Aurez-vous la bonté de le faire dire à Foster ? J’espère que vous nous donnerez à dîner. — Adieu, chers amis, au revoir bientôt.

  1. Cette série de lettres est contenue dans un second dossier constitué par le marquis d’Osmond et qu’il a intitulé « Lettres d’Adèle pendant son séjour à Bognor » (Note des éditeurs).