Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome V/04

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome v
Fragments.Correspondance inédite.Index général alphabétique.
p. 137-267).

LETTRES
ADRESSÉES PAR LA COMTESSE DE BOIGNE
AU MARQUIS, À LA MARQUISE
ET À RAINULPHE D’OSMOND
(12 NOVEMBRE 1799-30 MAI 1800)[1]

Ingatston, tuesday à 9 h.
[12 novembre 1799.]

Déjà vingt-quatre mille me séparent de vous, oh ! mes excellents amis, et, chaque jour, cette cruelle distance va s’accroître de plus en plus. Cette idée me désespère : en vain, je cherche à la chasser ; elle me poursuit et m’accable. Pourquoi, cher papa, t’es-tu séparé de ton Adèle plus tôt qu’un absurde et barbare devoir ne le commandait ? is it kind ? — L’échantillon que j’ai de mon voyage répond à ce que j’en attends. Depuis Londres jusqu’ici cependant, mon compagnon et moi avons gardé un morne silence et, depuis ce temps, il ne s’est passé que des formules de politesse. — Grace au bonheur qui m’accompagne toujours, un des chevaux de ma voiture s’est abattu en sortant de Londres et s’est estropié de manière à ne pouvoir plus aller. Après un arrêt d’une heure, on s’est décidé à le remplacer par celui de John et nous avons continué notre triste route. Si quelque chose avait pu m’amuser c’eût été la terreur de mon compagnon pendant l’heure qui a précédé notre arrivée dans cet endroit que nous n’avons atteint qu’à six heures. — Adieu, chers amis ; je réunis la maisonnée pour l’embrasser comme je l’aime. — Parlez-moi en détail de cette pauvre madame O’Connell. — Mes yeux me font un mal horrible ; je n’en puis plus. Adieu.


Yarmouth, mercredi 13.

Monsieur de Boigne est encore indécis sur le packet boat qui doit nous transporter de l’autre côté de l’eau. Il paraît que la Princesse Royale est un des petits packets qui, pendant la paix, font le trajet de Douvres à Calais, et, dans ce moment ici, le Prince d’Orange et le Dolphin sont à Yarmouth. Monsieur de B. préférerait un de ces derniers qui sont du double plus grands, mais nos voitures sont déjà à bord de la Princesse Royale, de manière qu’il faudra nous séparer, ce qui a toujours beaucoup d’inconvénients et, de plus, il faudra payer double passage. J’opinerais presque pour nous en tenir au premier parti. Il n’y a pas plus de danger à courir dans un petit packet que dans un grand ; et je suis trop malade pour qu’un peu plus ou un peu moins de commodité fasse une grande différence : Enfin monsieur de B. attend à chaque instant monsieur Hint, capitaine du Dolphin, et j’imagine qu’alors notre sort sera décidé. Au surplus, je prends tout cela avec une grande philosophie, et j’attends la décision avec une grande patience. — Monsieur de B. a trouvé ici hier au soir un monsieur Charlée qui arrive de Suisse avec sa famille ; il s’est embarqué à Cuxhaven mardi matin, et n’est arrivé à Yarmouth qu’hier au soir ; il a dit au général que les chemins d’Allemagne étaient presque impassables, que les auberges étaient tellement mauvaises que celle-ci lui paraissait un palais, qu’enfin il avait trouvé impossible de faire plus de dix-huit milles par jour, bien qu’il partît au point du jour et qu’il ne s’arrêtât qu’à la nuit. Voilà d’agréables détails pour moi. Ce monsieur Charlée avait conseillé à monsieur de B. d’aller par eau de Cuxhaven à Hambourg, mais le capitaine Hint, qui sort d’ici (et qui a été à l’office avec monsieur de Boigne arranger nos affaires), m’a bien recommandé de n’en rien faire et m’a dit que lady Webb, par exemple, avait passé deux nuits excessivement orageuses dans un bateau ouvert au milieu de l’Elbe.

Hier au soir, tous les officiers arrivés depuis peu de l’Helder ont dîné ici, et, selon la coutume, se sont tous enivrés. Ils ont cassé les fenêtres, battu les waiters, défendu tous les escaliers qu’ils avaient nommés « chemins couverts » et dont ils barraient le passage ; enfin, pendant quelques heures, nous nous sommes trouvés, comme dans une mêlée. Quelques bouteilles de plus et la présence de l’officier commandant, qui a fait mettre plusieurs de ces messieurs aux arrêts ont fait cesser le vacarme, pas assez cependant pour qu’il n’ait pas fait de bruit toute la nuit de manière à empêcher que j’eusse le moindre repos. Heureusement que tout le régiment s’est mis en marche ce matin et que nous en sommes débarrassés. — La grande nouvelle me fait bien plaisir, mais, comme papa, je mets celle du courrier en quarantaine ; nous n’en aurons la confirmation que demain car, aujourd’hui, il n’y a point de lettre de Londres. — Vous ne me dites pas, ma chère maman, si vous avez craché du sang ; j’espère que ce silence est de bon augure. — Croyez-vous m’étonner par ce que vous me mandez de madame de Crussol ? Ne sais-je pas bien que l’injustice est la vertu dominante de ces dames. Je suis bien plus fâchée du bavardage de monsieur de Montaigne qui expose notre intéressante amie à apprendre un malheur, qui n’existe peut-être pas, d’une manière si dangereuse pour elle.

Adieu, chère maman. — Papa, vous occupez tous les instants de ma vie. — Je remercie l’abbé de son souvenir. — Si vous voyez les lady Hamilton’s give them my very best love. — J’ignore si nous passons à bord du Dolphin, mais je le crois : en ce cas, nous ne partirons que jeudi au plutôt.

Merci, mon cher Rainulphe, de ton petit mot qui m’a prouvé que tu pensais à ta pauvre sœur qui est bien occupée de toi, je t’assure. La vie que je mène à présent est trop monotone pour que j’aie grand chose à te dire, mais, quand j’aurai vu quelque chose d’intéressant, tu peux compter que je t’en rendrai compte. Maintenant, je me borne à t’embrasser bien tendrement. Adieu, mon ami.


Sanmeendham, jeudi
[14 novembre].

Je ne vous ai pas écrit hier, chère maman, parce que nous nous sommes arrêtés à Coppoch, auberge isolée qui est à douze milles d’aucun post office. — J’ignore si nous arriverons ce soir à Yarmouth ; je ne le crois même pas, le manque de chevaux nous retenant ici pour Dieu sait combien de temps. J’ai été bien malade hier au soir, mais je suis mieux, quoique faible et souffrante. En me séparant de vous, on m’a porté un coup dont je serai bien longtemps à me remettre. Enfin… papa, tu as beau me prêcher la soumission et la résignation, jamais, non, jamais je ne m’accoutumerai à un si grand malheur. — Dans l’état où je suis, tant au physique qu’au moral, un beau paysage n’a aucun effet sur moi, mais il me semble que la campagne que j’ai traversée serait magnifique s’il y avait plus de feuilles et moins de brouillard. — La cruelle situation de notre pauvre amie m’occupe plus que je ne saurais dire. Je voudrais la savoir accablée de son malheur : le temps, dit-on, soulagerait peut-être sa douleur. — J’espère trouver de vos nouvelles à Yarmouth. Chère maman, du courage ; j’ai besoin de savoir que vous en avez. — La journée est triste, mais bien moins que mon cœur : il se brise quand je pense au temps qui s’écoulera avant que je vous embrasse tous. — Adieu, je vais tâcher d’avaler un bouillon. Aimez-moi toujours, mes excellents amis, et pensez que votre Adèle est toujours à vos genoux, adorant tant de vertus si mal récompensées.


Lowestoft, vendredi,
[15 novembre].

Nous n’avons pu quitter Sanmeendham que ce matin, ma chère maman, et je vous écris dans une petite ville, à dix milles de Yarmouth, parce que, sans cela, ma lettre ne pourrait poster que demain. — Il n’y a pas de feu, et j’ai si froid qu’à peine je peux tenir ma plume. — La vue de la mer vient de me faire un mal au cœur horrible. J’avoue que cela n’est pas trop raisonnable. Demain, je vous manderai les détails relatifs à notre embarcation que je redoute excessivement, car je ne me sens pas le cœur au ventre, comme dit papa. — J’espère apprendre ce soir que vous avez supporté la cruelle scène de mardi avec votre courage accoutumé. — Le pays que nous avons traversé jusqu’à présent est superbe ; il y a une quantité énorme de seats, dont quelques-uns dans un très grand genre. — Dites mille choses au bon abbé ; j’embrasse père, mère et frère. — Adieu, je ne peux plus tenir au froid qui me gèle d’autant plus qu’avec la prétention d’allumer un feu de charbon mouillé dans une cheminée, on a été obligé d’ouvrir portes et fenêtres. — Adieu, mes bons amis.


Yarmouth, samedi
[16 novembre].

Merci, mon cher papa, de vos trois lettres que j’ai reçues toutes en même temps. Monsieur de Boigne m’a dit, d’après les questions que je lui ai faites de votre part, que son intention était d’aller d’Hambourg à Copenhague, à Berlin, à Dresde, à Vienne, à Munich et, de là, revenir en Angleterre, ou bien, dit-il, si la route du Holstein est par trop mauvaise, il n’ira à Copenhague qu’à son retour de Vienne. Mais j’imagine bien que cela ne sera pas, puisqu’il est notoire que les chemins sont infiniment plus mauvais au printemps que dans aucune autre saison de l’année. Vous voyez, d’après cela, que les sots caquets de la ménagerie ne sont pas avoués, au moins par monsieur de Boigne. — Ce que vous me dites de l’état de maman m’alarme infiniment ; heureusement, un petit mot de sa main est venu me rassurer un peu. Remerciez la de penser à moi de la manière qui peut me rendre le moins malheureuse ; demandez lui, au nom de notre tendresse, de continuer les soins qu’elle a la bonté de prendre d’elle pour nous, et dites lui bien que son enfant, triste et malheureuse, n’aspire qu’au bonheur de se jeter à ses pieds et qu’elle ne supporte une misérable existence que dans l’espoir flatteur qu’un moment si doux la récompensera de tant de maux.

Comment peux-tu croire nécessaire, cher papa, de me recommander de t’écrire souvent et de ne perdre aucune occasion de te donner de mes nouvelles ? Hélas ! n’est-ce pas mon plus doux plaisir que de chercher à rapprocher la distance qui nous sépare en vous entretenant de ma tendresse, de mon respect, de mon admiration pour vos vertus ? Mais, mon père, j’en sens bien le vide et on a beau dire que les lettres charment l’absence, je n’en crois rien : elles peuvent, tout au plus, la rendre moins dure, mais c’est là tout. Mon billet daté de Sanmeendham a dû vous instruire de la raison pour laquelle vous n’avez pas entendu parler de moi jeudi ; à propos de cela, je crains bien que la poste ne quitte pas Yarmouth aujourd’hui ; alors vous ne recevrez cette lettre que quand j’aurai quitté cette île qui renferme… Il me paraît décidé que nous mettons à la voile demain, si le temps le permet. Au surplus, le capitaine Hammond (de la Princesse Royale) doit venir parler à monsieur de Boigne ce matin ; ainsi, nous saurons mieux alors ce à quoi nous sommes destinés. On dit que le vent est contre nous. Ainsi, je voudrais que vous continuiez à m’écrire à Yarmouth, to the care of Messrs Gurney and Turner, bankers, jusqu’à ce que vous me sachiez positivement embarquée. Après quoi, je voudrais que vous m’adressassiez vos lettres chez MM. Berenberg, Goplot ard C°, merchants, Hamburgh, et que vous les envoyassiez à la banque de Stratford place. S’il vient des lettres pour moi à Portland place, je vous prie, cher papa, de me les faire parvenir par la même voie. — Auriez-vous la bonté de dire à George de payer à Pérignon un petit mémoire que j’ai oublié et de faire porter chez madame Le Vassor le petit piano qui est dans la salle à manger ? — Yarmouth est, selon moi, la plus vilaine ville que j’ai jamais vue : il fait si horriblement crotté que je n’ai pas le courage de sortir, quoique nous soyons dans une bien vilaine auberge et bien incommodément, assurément. — Il y a ici seize mille russes blessés : j’en ai vu quelques-uns qui paraissent de beaux hommes mais bien mal tenus. — Nous avons rencontré sur la route un bon nombre de nos anciens amis de Ramsgate. — Adieu, cher papa, je ne fermerai ma lettre que demain puisqu’aujourd’hui elle ne partirait pas, et j’imagine qu’alors je pourrai vous dire le quand et le comment de notre embarcation, car monsieur de B. attend encore le capitaine Hammond. C’est avec la tendresse la plus vive que j’embrasse tous vous autres que j’aime plus que moi-même. — Je ne cachetterai ma lettre que demain matin : ainsi, si vous la recevez, ce sera la preuve que je suis embarquée.


Dimanche matin,
[17 novembre].

Hier, à trois heures, monsieur Hammond, après bien des difficultés fondées sur ce que monsieur Hunter, things messenger, devant passer sur son bord, il ne lui était pas permis de prendre des voitures ni aucun bagage qui pût le retarder, est venu nous dire qu’il voulait bien nous emmener à condition que nous serions prêts à mettre la voile à neuf heures ce matin. D’après cela, je vous avais écrit une grande lettre hier au soir que je supprime comme au moins inutile parce que, le vent s’étant opposé à cet arrangement, Dieu sait le temps que nous resterons ici. Pazienza ! ce n’est pas qu’une fois décidé il me semble que le plus tôt est le mieux : nos voitures sont embarquées et il faut que nous nous tenions prêts à partir au premier signal, fût-ce au milieu de la nuit parce que la présence de monsieur Hunter empêche d’attendre qui que ce soit quand le vent [favorise]. On dit que ce packet boat n’est qu’à un mât et paraît fort petit ; néanmoins, la propriété de la seconde cabine pour le passage coûte vingt-cinq guinées, ce qui me paraît bien cher. En outre, on paie deux guinées pour chaque man servant et une guinée par tête pour la nourriture. Un passage ordinaire coûte trois guinées par tête. Il est vrai que, pour me consoler, le capitaine m’a assuré qu’on était souvent trois jours en mer et, quand monsieur de B. lui a proposé, en plaisantant, de s’engager à me remettre à Cuxhaven en trois jours, il a répondu qu’il ferait de son mieux, mais que, dans cette saison, nothing was more unlikely. Enfin, puisque le sort en est jeté, peu importe ; ce n’est pas, je l’avoue, que l’idée de ce maudit mal de mer si fatigant, si accablant, ne me déplaise infiniment, mais il faut bien en passer par là. Ce matin, j’ai vu arriver sur la place du Marché, où est située l’Angel Inn que nous habitons, le 35e régiment qui venait de débarquer. Pendant qu’on leur distribuait les billets de logement, la mine qu’ils faisaient n’était pas propre à me rassurer sur le supplice que je vais endurer ; car je vous assure qu’ils avaient l’air bien mal à leur aise. — Vous continuerez à m’écrire ici, cher papa, jusqu’à ce que vous me sachiez positivement embarquée, car nous pouvons partir dans huit jours comme demain. — J’espère savoir aujourd’hui par votre lettre ce qu’il y a de nouveau pour la France ; je voudrais bien, assurément, voir le roi sur le trône, mais, égoïstement parlant, j’aimerais encore mieux voir dépeupler le royaume de Manchester. Peut-être que, lorsque tous les habitants seront dispersés sur un plus vaste territoire, ils seraient moins à même de se déchirer les uns les autres. — Dites à monsieur l’évêque de Moulins que j’espère qu’il n’a pas oublié la petite Adèle qu’il comblait tant à Rome et qui se souvient parfaitement qu’il l’amusait beaucoup (éloge assurément très flatteur) et qu’il racontait le plus gaiement possible de bien jolies histoires. S’il se rappelle tout cela, dites-lui combien je suis fâchée d’avoir quitté Londres sans avoir l’honneur de le voir. — Édouard compte-t-il m’envoyer des lettres pour Vienne ? Dites-lui bien des amitiés de ma part ainsi qu’à Émilie. — Parlez-moi souvent et en détail de nos amis de Brompton et rappelez-moi bien tendrement à leur souvenir. — Je calcule que je n’aurai pas de lettre demain, mais vous en recevrez une de moi. — On a prêté une somme quelconque qui rapporte une rente viagère de £ 1000 à un sir Horatio Mann. Cela suffit. — Adieu.


Yarmouth, mardi 19.

Encore à Yarmouth, ma chère maman, et à mon grand regret, car le séjour en est excessivement désagréable et, à tant faire que d’être éloignée de vous, j’aimerais mieux continuer une route qui, dit-on, doit m’en rapprocher. — Monsieur de B. s’est décidé à passer sur la Princesse Royale ; nous y serons bien moins commodément que sur le Dolphin, mais peu importe ; ce qui me déplaît beaucoup est que, probablement, je joindrai au mal de mer d’autres incommodités dont la peur m’avait déjà fait retarder ce cruel voyage, enfin… il est écrit que tout pour moi tournera le plus désagréablement possible. — On assure que ce vent d’est n’est pas du tout inclined to change ; ainsi, peut-être serons-nous retenus ici quinze jours de plus. Depuis mon arrivée à Yarmouth, je ne suis sortie qu’une fois pendant un quart d’heure ; j’ai été jusqu’à la jetée qui est en bois et fort laide. Le froid m’a forcée de rentrer et oncques depuis je n’ai mis le nez dehors. La chambre que nous habitons, quoique située sur le devant de la maison, est d’une tristesse affreuse parce qu’il y a un grand balcon qui règne tout de long de l’auberge et dont le parapet est beaucoup plus haut que moi, ce qui rend la chambre obscure et nous prive même de l’amusement de regarder par la fenêtre, ce qui, pour nous, serait une ressource, je vous assure, car la pluie et la crotte sont trop abondantes pour permettre la promenade. Vous pouvez juger d’après cela de la gaieté de notre situation que je tâche de supporter avec le moins d’ennui possible. Pour ajouter à mon plaisir, on a eu le soin, samedi soir, de porter tous mes livres à bord, de manière que je suis privée du seul amusement qui me reste, quoique l’extrême mal que me font mes yeux ne me permette pas d’en profiter beaucoup. Du reste, je me porte passablement bien quoique ma mine, assurément, ne prévienne pas en ma faveur.

Aujourd’hui, j’attends une lettre avec impatience ; elle m’apportera de nouveaux témoignages de sentiments si nécessaires à mon existence et qui, seuls, la rendent supportable. Vous l’avez exigé, chère maman ; oui, je travaillerai à ma conservation ; je ne crains rien pour elle ; mais je crains bien que les habitants de votre ville n’aient formé un plan contre ma réputation et vous savez que rien ne leur coûte pour parvenir à leur but. La confiance que vous avez eue en moi, soyez-en sûrs, mes adorés amis, ne sera pas démentie, mais je suis bien jeune et n’est-il pas possible que, malgré que le malheur m’ait donné une funeste expérience, l’on parvienne, en m’entourant de pièges, à donner à mes actions un vernis qu’elles ne mériteront pas ? Cette idée me fait frémir, mais cette crainte n’est-elle pas légitime quand mon protecteur naturel avoue lui-même qu’il désire ma perte ?…

Mais pourquoi accroître votre tristesse et vous faire partager celle qui dessèche mon cœur ? Ah ! non, tant qu’il battra, le respect, l’amour filial le rempliront tout entier. — Adieu, mes amis, soyez sûrs qu’en quelque lieu que la fortune me pousse il bat en unisson des vôtres. Adieu.


Yarmouth, ce mercredi 20.

Vous me recommandez de m’occuper, cher papa. Ma lettre d’hier vous aura répondu sur l’agréable manière dont je passe mon temps ; je me suis néanmoins approprié une vieille grammaire allemande appartenant à mon laquais, dans laquelle je fourrage sans y rien comprendre, car elle est en caractères allemands que je ne déchiffre pas facilement. J’aimerais beaucoup à pouvoir baragouiner la langue du pays où je vais : c’est un grand agrément et j’en ai souvent senti la nécessité ici et en Italie ; je crois cependant qu’en parlant français l’Allemagne est le pays du monde où l’on a le moins besoin de savoir la langue du pays ; néanmoins, je compte ne rien épargner pour parvenir à m’expliquer en allemand ; ainsi, attendez-vous quand nous nous rejoindrons à m’entendre jaboter une langue de plus.

Qui est cet abbé de Chousi ? Son nom ne m’est pas inconnu ; est-ce un habitant de Londres, et son histoire se raconte-t-elle sérieusement ? J’imagine que tout le monde fait son paquet ; il me paraît pourtant que la portée de la nouvelle qui parlait du courrier envoyé à Louis xviii et de la détermination qu’avait prise Buonaparte de rétablir la monarchie s’est terriblement évaporée. Je ne doute pas que, samedi, votre recommandation de la mettre en quarantaine n’eûtété regardée comme un crime de lèse-émigration. J’avoue que je ne peux pas penser sans aigreur à nos vilaines femmes de Londres ; vous m’assurez, cher papa, que je ne les hais pas. Mais, pour madame de M…, elle m’inspire en entier ce vilain sentiment, comme vous l’appelez. J’en suis bien fâchée mais je ne suis pas meilleure que cela.

Le vent, comme vous voyez, ne change pas du tout. On dit que le packet sur lequel nous passons est très mauvais, c’est-à-dire pour la commodité, car on assure que c’est un excellent voilier. À la vérité, c’est le capitaine qui m’a dit cela et chacun doit naturellement faire valoir sa marchandise. — Encore un bâtiment de perdu : une frégate hollandaise avec deux cents cinquante hommes du 35e à bord ; dix-sept soldats et un officier se sont sauvés du naufrage ; tout le reste, ainsi que l’équipage, a été perdu. On a retrouvé le corps d’une malheureuse femme hollandaise, mère de quatre petits enfants, qui, dans le moment du naufrage, les a pris dans ses bras de manière qu’elle les tenait encore quand la vague les a poussés sur le sable. Cela fait mal. — Monsieur de B. a vu débarquer des russes ce matin, et voici comment on y procède. On approche une chaloupe du bâtiment qui contient les malades et les blessés (car ce sont les seuls qu’on amène ici) : on y jette à la fois deux ou trois de ces malheureux du haut du bord ; quand le bateau est comble, on l’amène au pied de l’échelle, on met une corde autour de leurs corps et on les hisse le long des marches de l’escalier ; arrivés à la hauteur de la jetée, deux hommes les jettent un peu plus loin afin qu’ils ne gênent pas l’arrivée des autres. Il est vrai qu’en s’éloignant de cet affreux spectacle (car les malheureux, déchirés, par les marches de l’escalier, arrivaient tout en sang) M. de B. a entendu dire à un officier que la ville était pleine et qu’il fallait les rembarquer ou les laisser là ; quelle affreuse chose que la guerre ! Quand un russe meurt, on le met sur une planche de sapin et, s’il y a de ses camarades qui soient en état de creuser un trou, on le fourre dedans, sinon on le jette à la mer… J’ai vu, l’autre jour, un fils de sir C. Grey que des matelots portaient dans un hamac : ce malheureux jeune homme a les deux jambes cassées et il est depuis neuf semaines sur un transport ; on l’a traîné de porte en porte pendant plus d’une heure sans que personne eût pensé à lui procurer une chambre ou qu’aucun habitant voulût le recevoir voilà bien aussi des tribulations ! — Adieu, mes bons amis ; il ne me reste que la place de vous serrer tous trois contre mon cœur.


Yarmouth, jeudi
[21 novembre].

Pardonnez-moi, ma bonne maman ; je suis inquiète et très inquiète du peu que vous écrivez. Je vois trop que, si cela vous était possible, vous aimeriez à causer avec votre Adèle, plus longuement. Je suis bien aise que ce crachement de sang ait cessé, mais cette fièvre dont vous parlez m’alarme beaucoup ; est-elle du même genre que celle que vous eûtes il y a deux ans ? vous m’en parlez bien légèrement et vous savez cependant que l’état de votre santé m’intéresse bien autrement que les non sense de société (que je suis, pourtant, charmée de savoir).

Je voudrais te bouder un peu, cher papa, car ta lettre de mardi me gronde bien fort, trop fort, en vérité, pour pauvre moi qui n’ai pas beaucoup de plaisir, que celui de recevoir vos lettres et qui m’y vois traitée comme un chien. Au vrai, papa, que voulez vous que je fasse ? Vous me recommandez de vous fournir des armes pour consoler maman, et vous êtes fâché que je ne vous parle pas de la situation de mon âme !… Je ne sais pas mentir, et à quoi bon vous montrer les blessures de ce misérable cœur que rien ne peut cicatriser, à quoi bon vous dire que je suis au désespoir, et que je m’y laisse aller, etc ?… Hélas, chers et excellents amis, je ne ferais qu’augmenter votre malheur sans diminuer le mien car je serais même privée de vos consolants reproches sur ma faiblesse puisque… je l’avoue, oui, mon cœur est brisé. Quelque horrible que ce voyage m’ait toujours paru, je n’en connaissais pas la moitié des inconvénients.

Fatigué de moi, fatigué de lui-même, il me fait supporter le poids de son ennui qui s’évapore en scènes, tantôt sur mon silence, tantôt sur mes larmes, tantôt sur ma fausseté si je cherche à vaincre l’un et l’autre. Il me fait les menaces les plus effrayantes, m’assure qu’il emploiera tous les moyens possibles pour détruire ma réputation, m’assure que je ne reverrai l’Angleterre que déshonorée ou soumise. Qu’entend-il par-là ? je l’ignore : voilà, mon père, le sort de votre enfant. Vous jugez bien à mon style qu’il est sorti. Je tremble qu’il ne rentre ; quoiqu’il n’ait encore vu aucune de nos lettres réciproques, il peut le demander d’un moment à l’autre ; ainsi, que votre circonspection ne se démente pas. Vous êtes obéi : j’ai parlé. Je vais cacheter ma lettre au plus vite sans même la relire. — On dit que nous partons aujourd’hui. Si vous n’avez pas de lettre demain, n’en doutez pas. Adieu, mes amis, peut-être… mon cœur saigne. Quel funeste peut- être ! Adieu.


Vendredi [22 novembre].

Nous partons dans la minute, chère maman. Je vous avais écrit une longue lettre hier, qu’on a brûlée, égarée… je ne sais, et je n’ai plus le temps de vous rien dire, si ce n’est que j’ai reçu votre lettre du 6 novembre et que nous partons pour Copenhague par une neige affreuse. Cependant, chère maman, ne vous inquiétez pas si vous ne recevez pas de mes nouvelles. Je suis furieuse que ma lettre soit perdue. — Adieu, je ne puis que vous embrasser tendrement avant de partir ; sans cela nous n’arriverions qu’à la nuit, ce qui serait fort imprudent.


Samedi soir, je ne sais où.

Je ne vous ai pas écrit depuis un siècle, mon cher papa ; mais la pauvre Dadé a été si, si malade ! On dit cependant que nous avons eu un passage unique pour la saison. Dans le fait, sans Bichat qui, toujours pressé, nous a fait embarquer sept heures trop tôt, nous n’aurions été que quarante cinq heures à bord. Tant que nous avons été en mer, je n’ai pas eu un moment de relâche, mais, depuis notre entrée dans l’Elbe, j’ai moins souffert. Arrivée à Cuxhaven, c’est-à-dire à Ritzbüttel, j’ai pris toutes les précautions possibles pour me soulager et, le lendemain, il ne me restait de tous mes maux qu’un corps bien douloureux et un tournement de tête affreux qu’augmente encore la chaleur des poëles allemands dont vous connaissez le désagrément. — Jeudi, nous avons couché à Newhouse et, hier, nous avions la prétention d’arriver à Hadt, mais, après avoir passé treize heures en voiture, nous avons été obligés de nous arrêter dans un endroit dont j’ai oublié le nom, ayant fait quinze milles anglais. — L’hiver, je crois, nous attendait pour entrer dans le pays d’Hanovre car, depuis hier, il gèle à pierre fendre et toute la campagne est blanche. — J’ignore si vous recevrez un billet daté du grand chemin, que j’ai écrit pendant que les postillons changeaient nos chevaux pour ceux d’un monsieur qui s’est chargé de ma lettre et m’a appris l’horrible nouvelle de la défaite de l’armée de Condé. Quel affreux malheur pour les prisonniers ! car, d’après ce que cet homme m’a dit, il paraît que monsieur Buonaparte ne sera pas plus humain que les autres. — Ce pays-ci ressemble au désert de la Thébaïde et les chemins et les auberges sont les plus détestables que j’aie encore vus. — Adieu, pour le moment, mes amis ; je serai demain à Hambourg où je finirai ma lettre. J’ai trop étudié la girouette pour en espérer de vous ; mais, si je calcule bien, vous devez savoir mon arrivée en Allemagne aujourd’hui ou lundi au plus tard.


Hambourg, dimanche 1er décembre.

Nous voici encore, et cet encore est bien fatigant. — Ce matin, nous avons remonté l’Elbe jusqu’à Harburg qui est à un mille d’Allemagne plus haut que Hambourg ; là, nous nous sommes embarqués et, par un temps de mois de juin, nous avons redescendu la rivière jusqu’à Altona d’où, par terre, nous sommes arrivés ici, il y a environ un quart d’heure. Le coup d’œil que j’ai tant entendu vanter ne m’a paru rien moins que beau : les maisons sont affreuses, le pays plat et démeublé, la charmante Altona me semble un vilain trou et Hambourg est effroyable ; voilà tout ce que m’ont inspiré les nouvelles connaissances que je fais et qui ne servent qu’à me faire regretter tout ce que j’ai perdu. Il est possible que la mauvaise disposition de mon esprit me fasse paraître tout plus désagréable que cela n’est ; mais il me semble que jamais je n’ai autant souffert de fatigue et d’incommodité. Avant-hier, je partageais ma chambre à coucher avec des cochons, des bœufs, des chevaux et, qui pis est, des fumeurs de tabac, etc… — J’ignore encore la conduite que je tiendrai vis-à-vis de la colonie d’Altona. Monsieur de B. a une lettre pour le baron de Breteuil. Ou je ne verrai pas mesdames ses filles, ou, assurément, elles n’auront pas à se plaindre de moi, car je suis déterminée à y mettre toute la coquetterie possible. Je ne doute pas qu’elles ne soient prévenues contre moi, mais je chercherai à détromper ces dames sur la fausse impression qu’on doit leur avoir donnée. — Adieu, mes bons et chers amis ; ma lettre, dit-on, ne peut partir que mardi. J’espère que maman m’aime assez pour n’être pas inquiète. — Adieu encore. Hélas ! quand vous embrasserai-je ?…


lundi 2

Je n’avais que trop bien calculé ; je n’ai pas de lettre et je serai sur les charbons jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de maman à qui je voudrais bien que la lettre que j’écrivis la veille de mon départ de Yarmouth ne fût jamais parvenue : si j’eusse cru qu’il fût aussi prochain, elle ne fût pas partie. — D’après mes réflexions de cette nuit, je me suis décidée à répondre avec empressement aux moindres avances que me feront les françaises ici. Mon séjour, à ce que j’espère, sera trop court pour que cela puisse avoir aucun inconvénient et il vaut autant être vantée qu’honnie ; d’ailleurs, j’ai bien des raisons pour choisir ce parti-là. La lettre au baron est de madame de M. ; j’imagine que j’y suis peinte en vilaine couleur… au surplus, il me semble qu’il doit la connaître et sans doute mettre en quarantaine ce qu’elle avance. Au surplus, il me semble qu’on s’est bien trouvé du plan qu’on a suivi à Londres et, si l’on ne possède pas les suffrages, ce ne sera pas faute de les acheter, et je ne doute pas que cela ne continue à donner des partisans. Il est clair qu’on voudrait être bien pour moi, mais chassez le naturel, il revient au galop ! et ce que nous avions prévu sur le compte du saxon est arrivé : à bon entendeur, salut ! — J’ai été ce matin me promener sur les remparts, c’est-à-dire je suis montée dans une espèce de coche, assez commode pourtant, dont un froid exécrable m’a forcée à lever toutes les glaces qui, en peu d’instants, ont été complètement gelées, de manière qu’après avoir passé deux heures en voiture je suis rentrée ne connaissant que la doublure du carrosse.

mardi 3

La lettre du 26 que je viens de recevoir m’a rassurée un peu sur votre état, mon excellente maman ; c’est le premier sentiment de joie que j’aie éprouvé en arrivant sur cette terre que j’abhorre. — Oui, ma chère maman, Rainulphe a raison ; je me joins à lui et je le prie de m’associer toujours à ses prières, cher enfant ! — L’histoire que je vous ai contée de ce malheureux jeune Grey, tout ce qu’il souffrait, m’est resté là. Pendant plusieurs jours, il me semblait toujours voir notre enfant en pareil cas ; je ne saurais vous dire combien j’en ai eu l’esprit frappé ! tant il est vrai que des dispositions internes dépendent la manière de voir les choses ; dans un autre temps peut-être, à peine l’aurais-je remarqué. — Monsieur de B. — continue à chercher à être bien avec moi, quoique ce que je vous ai dit dans la première feuille lui donne beaucoup d’humeur, d’autant plus qu’il est forcé à supporter bien des choses qui, en Angleterre, n’auraient pas eu lieu. Du reste, au fond, nous sommes toujours à peu près de même, mal ensemble sans scène. — Il m’a dit hier que son intention avait été de m’attaquer en divorce sur le compte de W.-M., et qu’une femme de la société déguisée en femme du peuple l’avait fait venir trois fois chez le marchand de fromage qui demeure en face du no 11 dans Beaumont street, que, là, elle l’avait fait enivrer et lui avait fait dire devant cinq témoins des choses fort extra-ordinaires : monsieur denoB. possède, à ce qu’il dit, le détail de ce bizarre procédé. Si vous pouvez découvrir quelque chose là dessus, cela ne peut pas avoir d’inconvénients. — J’ai été hier à la Comédie ; on donnait Tartuffe ; quoique les acteurs soient détestables, cela m’a fort amusée ; que de finesse, que de grâce, quelles fines et bonnes plaisanteries ; je crois que j’y retournerai ce soir ; cela vaut mieux, je trouve, que la plupart des amusements et, d’ailleurs, je n’en ai pas d’autres. — Monsieur de Boigne me parait avoir l’intention de prendre un lodging à Altona ; alors j’imagine que nous serons dans l’émigration jusqu’au col. — Que je plains notre pauvre amie ! je conçois bien que monsieur O. doit souffrir d’avoir à dissimuler un chagrin aussi légitime, mais aussi il serait cruel de donner une pareille nouvelle à cette intéressante femme avant qu’elle fût confirmée. Parlez de moi à tous les gens qui ont la bonté de s’y intéresser. — Adieu, maman ; je vous quitte pour écrire au vieil évêque et à cette pauvre Dorothée dont je viens de recevoir une lettre bien triste ; je vais l’engager à vous communiquer les causes de son chagrin et, quand elle sera à Londres, je vous engage à la traiter avec bonté : ne peut-il donc y avoir de bonheur en ce monde ? Aurez-vous la bonté de dire à George de s’arranger avec John pour payer la pension de Céva ? Au moment de mon départ de Londres, je n’ai pas pensé à la pauvre bête. Je veux qu’elle reste avec le cocher. — Adieu, mes adorés amis ; je vous quitte, mais, demain, je recommencerai mon bavardage. Ne soyez pas inquiets si vous n’avez pas de lettres, mais accusez tout l’univers plutôt que la négligence de votre Adèle.


Hambourg, jeudi 5 décembre.

Je ne vous ai point écrit hier, ma chère maman, parce que j’ai passé la plus grande partie de la matinée à écrire à mon oncle et à la comtesse Louise de Werthern, à qui j’ai simplement fait part de mon arrivée en Allemagne, en leur parlant du chagrin que ce voyage me cause et de la consolation que j’attends de trouver en eux des gens qui savent vous apprécier, et auxquels je pourrai parler de tout ce que j’ai perdu, etc… Avec quelques amitiés et quelques compliments, c’est là toute ma lettre. — Maintenant, je vais vous mettre au fait de ma situation actuelle, de ce que j’ai fait, de ce que je compte faire, car je sais bien par moi-même qu’il n’y a pas de si petit détail qui n’intéresse quand il regarde ce qu’on aime. Monsieur de Boigne est fort indécis ; il ne sait pas s’il passera les quinze jours qu’il compte rester ici, à Hambourg ou à Altona. Comme cela m’est également désagréable, je le laisse faire à son goût. J’ai été tous les soirs à la Comédie Française, où j’ai entendu chanter dans Les Prétendus une mademoiselle Guenêt dont je suis charmée. Je n’ai pas rencontré de plus belle voix, ni de manière de chanter plus simple et plus finie ; enfin, j’en suis dans l’enthousiasme. Un monsieur dont je ne sais pas le nom, mais qui connaît le général et qui est fort obligeant, a été chez elle de ma part, et elle m’a fait dire qu’elle serait à mes ordres ; ainsi je cherche à louer un piano-forte, et aussitôt que j’en aurai un, j’espère faire de la musique avec mademoiselle Guenêt. J’ignore si elle chante l’italien ; je le crois, d’après son excellente manière. Elle ne s’accompagne pas, mais je la chargerai de me trouver un accompagnateur ; l’espoir de chanter avec elle est la seule raison qui me fait préférer Hambourg à Altona, mais j’imagine qu’en lui envoyant ma voiture ; elle viendra me trouver où je serai, d’autant plus que je ne compte l’avoir que le matin, et en forme de leçons. La Comédie Française m’amuse beaucoup ; on a donné deux petits opéras-comiques, dont la musique est vraiment charmante ; ce sont Les Prétendus et l’Ami de la Maison. Il n’y a que mademoiselle Guenêt qui sache chanter, mais tous les acteurs savent leurs parties, vont en mesure, ont même de l’ensemble et la voix juste, de sorte que, s’ils n’ajoutent rien au charme de la musique, au moins ils ne la gâtent pas. Hier, j’étais dans une loge à côté de celle de l’envoyé de Russie où était le duc d’Havré : il m’a fait mille politesses auxquelles j’ai répondu de mon mieux ; il a eu l’air fort étonné de me voir, et m’a dit qu’il n’avait pas osé me saluer craignant que je ne voulusse garder l’incognito d’après… Comme je n’ai pas voulu le comprendre, je l’ai assuré que je n’étais pas un personnage assez important pour avoir aucune prétention à l’incognito, et la conversation en est restée là. — Vous savez, chère maman, que le marquis de Montmorency m’avait chargée d’un paquet pour madame de Vaudémont. Depuis trois jours, je faisais en vain toutes les perquisitions possibles pour savoir où elle demeurait ; enfin, hier, John que je venais d’envoyer à Altona pour s’en informer, me rendait compte de sa commission, lorsqu’un grand monsieur est venu me dire que madame la princesse de Lorraine était en voiture, qu’elle était bien fâchée que l’heure ne lui permît pas de descendre pour venir me remercier de lui avoir apporté un paquet, car, logeant à la campagne, elle craignait de trouver les portes de la ville fermées, etc. J’ai répondu sur le même ton ; monsieur de Boigne est descendu lui porter son paquet ; elle lui a dit qu’elle comptait passer chez moi vendredi, c’est-à-dire demain. D’après cela, vous imaginez bien que, dès aujourd’hui, j’irai lui présenter mes hommages ; je n’aurais pas osé aller chez elle de but en blanc ; mais, après la démarche qu’elle a faite, je crois que je ne peux lui montrer trop de respect et d’attentions. Je crois, au moins, que papa m’eût dit « vas-y » ; et il sait bien ce qu’il m’a promis le jour de mon départ, si j’étais sage et si j’écoutais bien tout ce qu’il me disait pendant mon absence. Au surplus, cette visite me déplaît beaucoup et d’autant plus que madame de Lorraine est à Ham, village et peut-être maison qu’habite aussi madame de Matignon. Il est inutile d’après cela de vous expliquer le désagrément que j’en attends. Je vous en rendrai compte à mon retour ou demain matin. Vous voilà, ma chère maman, parfaitement instruite de tout ce que je fais. — On dit qu’il faut que je parte à cause des portes qui se ferment à trois heures et demie. Vous savez si vous êtes aimée de votre Adèle.


Vendredi, 6 décembre.

Ma visite s’est passée mieux que je ne l’espérais. Madame de Lorraine est en ce moment chez un anglais, un colonel Wood ; c’est là qu’elle nous a reçus. Il ne s’est rien passé d’intéressant dans la conversation qui n’a roulé que sur les lieux communs et qui n’a été marquée que par beaucoup de politesse de part et d’autre. Madame de Lorraine doit venir ce matin chez moi, où je l’attends. — Monsieur de Boigne s’est enfin décidé pour Altona où nous allons dès aujourd’hui. Peu m’importe le lieu que j’habite maintenant. J’espérais cependant ne rester dans la contrée que trois ou quatre jours et il paraît que je suis destinée à y passer trois semaines. Les détails que l’on nous donne sur la route que nous allons entreprendre sont véritablement effrayants. Nous mettrons au moins quinze jours pour nous rendre à Copenhague, et souvent on est ballotté pendant deux ou trois jours dans un bateau ouvert pour passer le grand Belt. Du reste, on ne trouve pas même de pain dans les auberges. Cependant, j’attends avec impatience le moment de commencer ce voyage, s’il est vrai que ce chemin doive me rapprocher de Londres. — Le duc d’Havré est venu chez moi hier et m’a dit qu’il espérait me faire faire connaissance avec ses filles. Or, j’ignore absolument qui sont ces dames, mais j’imagine que je le découvrirai avant que vous ayiez le temps de me le mander. — Lady Webb est encore ici ; j’imagine que nous n’aurons pas beaucoup de rapports ensemble ; au surplus, ce sera comme elle voudra. — Mademoiselle de Viguier se marie la semaine prochaine ; elle épouse le consul d’Angleterre ; on dit que c’est un assez bon parti. — À la maison, tout est dans l’ordre accoutumé, si ce n’est les extrêmes tendresses que l’on fait à Anne. Je cherche en vain à en découvrir le motif ; elle croit que c’est dans l’espoir de m’inspirer le sentiment dont on est si cruellement tourmenté. Cet accès de bonté a commencé à bord du bateau où j’ai fait quelques plaisanteries sur les services qu’il lui avait rendus pendant qu’elle était malade, car elles l’étaient, toutes les deux, et nul mortel n’osait approcher, du sanctuaire où je vomissais !… On n’a pas remis au baron la lettre de la divine, à laquelle je vois qu’on n’a pas écrit depuis son départ de Londres. Ce long séjour à Hambourg m’avait d’abord alarmée ; mais je cherche à me persuader que c’est à tort. Si vous pouvez vous procurer des éclaircissements sur la bizarre histoire dont je vous ai parlé, j’en serai charmée. Il est possible que ce ne soit qu’une fable inventée pour me tourmenter. — J’attends des lettres avec bien de l’impatience et j’espère en avoir aujourd’hui ou demain. Ma santé est passablement bonne ; je mange, je dors, mais je ne pense pas vaincre le ver rongeur qui me dévore, et mes rêves surtout me tournent la tête ; je sais bien que c’est une bêtise, mais ils m’affligent à un point ridicule et je mets souvent plusieurs heures à triompher de l’impression qu’ils me laissent. Je sais bien que je n’ai pas besoin de rêves pour être malheureuse, mais c’est plus fort que moi : — Adieu, mes bons amis ; je réunis père, mère et frère pour leur faire mille caresses. Amitiés au bon abbé.



Altona, 8 décembre.

Voilà votre lettre du 29, ma bonne maman, remplie de tendresse comme à l’ordinaire et, comme à l’ordinaire encore, de bons conseils. Non, ma chère maman, quand j’ai demandé à Rainulphe de faire oublier sa sœur, je comptais bien qu’il n’en serait rien ; sans cela, je me fusse bien gardée de faire pareille requête ; elle serait bien trop cruelle pour mon cœur qui ne vit que par vous et pour vous. Vous me recommandez la patience et le courage : sur mon honneur, je crois que vous seriez contente de moi ; je pousse l’un et l’autre au plus haut degré de perfection ; je pourrais vous en citer mille exemples, mais ce serait trop long. Je végète ici depuis deux jours, et, si monsieur de Boigne était aussi ennuyé de ce séjour que moi, nous n’y resterions pas longtemps. Ce n’est pas qu’il ne me déplaise aussi peu qu’un autre, mais, en dépit de la neige et de la gelée, je meurs d’envie d’être sur la grande route de Copenhague, et je vous assure que, ce n’est pas pour y arriver. — Je n’imagine pas pourquoi vous vous êtes figuré que nous avions eu un très long passage. Au surplus, j’en suis bien aise, parce que vous avez reçu de mes nouvelles longtemps avant d’en attendre et cela vaut mieux que plusieurs jours d’inquiétude. Celle que j’avais pour ma réputation est beaucoup moins vive depuis que je vois qu’on a pris à tâche de me l’inspirer. À chaque instant, je vois percer les célèbres paroles : « Elle n’est sensible qu’à l’honneur, il fallait l’accabler ». Comme je connais l’auteur, elles ne m’accablent pas beaucoup, et je défie la cabale infernale et tous ses entours, à laquelle mon modérantisme donne bien du fil à retordre. D’ailleurs, je commence à espérer qu’un jour ou l’autre la vertu l’emportera sur le vice et que le dénouement sera pour nous. Ainsi, chère, maman, prenez courage et ne craignez rien pour moi qui suis devenue, quoique assez maussade, une beaucoup plus puissante dame qu’à Portland place. Ce n’est pas qu’on ne morde son frein, mais on a besoin de ses « bonnes » pour pouvoir le rompre ; au reste, comme je ne veux pas en profiter, je ne fais pas semblant de m’apercevoir de ce changement.

Quant à toi, cher papa, il faut que je t’avoue que ta figure de rhétorique m’a paru médiocre et qu’il me semble qu’il valait mieux me dire : « Mon enfant, tu écris comme une cuisinière, et, à 14 ans, tu ne faisais pas une faute »… que de m’envoyer une grande page toute pleine d’allégories (peu ingénieuses) sur la petite fille, son amie, la tienne, etc… Ce n’est pas que je ne te sache bon gré d’avoir doré la pilule, car, à dire le vrai, l’idée que j’ai quatre fois plus d’esprit qu’il n’en faut pour me corriger est toute propre à me faire mettre du cœur à l’ouvrage, et je vous assure que je n’ai pas eu de peine à trouver un moment favorable pour prêcher la petite personne : elle m’a paru disposée à recevoir en tout temps les leçons qui viennent de ce quartier. J’allais presque suivre vos allusions, mais les lettres de monsieur de Moustiers sur la mythologie, m’ont gâté le goût : je ne puis pas admirer la finesse de vos allégories… Plaisanterie à part, je viens de relire ce charmant ouvrage avec grand plaisir, mais, que vous dirai-je de Gil Blas ? Je ne l’avais jamais compris. Il n’y a pas une page qui ne contienne les remarques les plus fines, les plus philosophiques et les plus gaies : jusqu’à présent, il m’amusait ; j’en avalais un volume en deux heures à peine ; à présent, en lirais-je dix pages dans le même temps ? voilà pourtant ce que je ne faisais pas à quatorze ans ! — Je chercherai à me procurer les petits Émigrés ; la lettre 43e ne sera pas oubliée : — Le futur s’appelle Colnbrook. Je n’ai point vu la demoiselle ni n’aurai probablement cet honneur, attendu que, fort décidée à répondre à toutes les avances qu’on me fera, je le suis également à n’en point faire ici. Depuis trois jours, je suis sur les charbons ; enfin, j’apprends que la personne qui m’y tenait n’est autre que Henry Dillon qui a la bonté de m’appeler sa très proche parente.


Lundi 9.

Mademoiselle Guenêt est venue ce matin chez moi, et j’en ai été fort contente : elle a chanté comme un ange et votre Adèle comme un petit cochon. Elle doit revenir vendredi avec un accompagnateur, et, d’ici là, je compte employer à profit le temps qui me reste, d’autant plus que je me suis procuré un piano-forte assez passable. Je vous dirai avec la même bonne foi si mes efforts sont un peu couronnés de succès. Ce maudit Damiani, je crois, m’a été bien nuisible ! Depuis que je suis à Altona, je n’ai pas encore quitté ma tanière, mais je compte aller courir demain ; ce n’est pas qu’il y ait grand chose à voir ici. On m’a même dit qu’il n’y a rien du tout de curieux. — Je vous ai dit, dans ma dernière lettre, que j’attendais madame de Lorraine. Obligée de quitter l’auberge pour venir ici, j’y ai laissé un petit billet aussi poli qu’il m’a été possible pour m’excuser ; je sais qu’elle l’a reçu peu d’instants après. — On donne au théâtre allemand à Hambourg l’opéra de la Flûte enchantée ; je suis bien piquée de ne l’avoir pas vu. — Monsieur de Boigne paraît peu content des prix de ce pays ci ; il nous en a coûté 30 guinées pour passer quatre jours à l’auberge, et la livre sterling ne vaut ici que 16 shillings ! Elle n’en a valu que 11. — Bonsoir pour aujourd’hui.


Mardi 10.

Je ne vous ai pas écrit plus longuement hier parce que j’avais une migraine horrible. À peine, cependant je posais ma plume qu’on est venu m’annoncer monsieur le duc d’Havré et madame la princesse de ***, sa fille dont je ne sais pas encore le nom. J’ai été aussi polie que ma migraine me l’a permis et la princesse m’a paru charmante. J’irai ce soir lui rendre sa visite. — On ne fixe point encore le jour de notre départ ; on a reçu hier une lettre qu’on prétend venir de Berne ; on désirerait me donner à entendre qu’elle est écrite par un individu de la respectable famille, mais je suis d’une discrétion insoutenable : assurément, au moins, on ne m’accusera pas de curiosité ! D’ailleurs, à quoi serviraient des questions auxquelles il ne répondrait que de la manière qui lui conviendrait. — Continuez, ma chère maman, je vous en prie, à envoyer vos lettres chez monsieur Johnson. Le général lui écrira à ce sujet. Je ne vous ai donné l’adresse de messieurs Gossler qu’afin que vous puissiez en faire usage dans un cas pressé. — Si je ne connaissais la prestesse avec laquelle les gazettes anglaises donnent les nouvelles, je vous dirais que Masséna a été battu, qu’il a perdu 5000 hommes et a été fait prisonnier ; mais je sais trop bien que les nouvelles publiques précèdent de beaucoup les particulières. — Il est inutile que je vous dise qu’on ne voit pas mes lettres ; ce m’est une grande consolation de pouvoir vous parler à cœur ouvert. Mes lettres portent un cachet de vérité et doivent vous rassurer sur ma situation qui, à l’ennui près, n’a d’autre nouvel inconvénient que le malheur d’être éloignée de vous. — Adieu, mes chers amis ; je veux sortir aujourd’hui, car je crois que ma migraine d’hier tenait un peu à la vie renfermée que je mène depuis que je suis ici. Et puis, je vais étudier mon piano pour faire moins cativa figura demain matin. — Le nom de l’homme qui épouse mademoiselle de Viguier est Cockburn et non pas Colnbrook. Je crois le connaître ; si cela est, c’est un fort joli garçon et le fils de sir James Cockburn, mais c’est un younger brother ; on dit, au surplus, que ses places lui font un revenu de deux mille livres sterling. Il me paraît, entre nous, que la future ne joue pas ici le même rôle qu’à Londres et, d’après la manière dont on en parle, il me semble qu’on la traite avec bonté. — Adieu, chers amis. Je prie Rainulphe de vous caresser pour moi, mais à condition qu’il me fera regretter plutôt qu’oublier.


Altona, mercredi 11 décembre.

Mes efforts ont été couronnés du plus brillant succès : j’ai battu mademoiselle Guenêt à plate couture ; elle m’a prodigué les louanges avec beaucoup plus de vérité et infiniment moins de plaisir que lundi dernier ; l’homme qui m’accompagnait était dans l’enthousiasme. Mademoiselle Guenêt a chanté l’air d’Œdipe : « tout mon bonheur est de suivre vos pas » ; je l’ai priée de m’apprendre à le prononcer ; les paroles m’ont inspirée ! J’ai eu de la peine à le finir, mais j’avoue que j’ai été contente de moi. Cela m’a rappelé la partition d’Alceste apportée en triomphe chez madame de Vaudreuil, quoiqu’elle ne dût servir qu’à établir ma victoire. Ce petit succès, le seul que j’aie eu depuis six mois, m’a presque tourné la tête ; je vois que l’habitude est nécessaire en tout. Je vous dirai en confidence que mademoiselle Guenêt a un beaucoup moins grand talent que je ne croyais ; elle a certainement un bel organe, mais ses passages sont mal choisis et mal exécutés : je suis d’autant plus fâchée d’avoir à rabattre de l’éloge que je vous en avais fait que je vous ai dit que je l’ai battue. — La lettre 43me des petits Émigrés n’a pas été négligée ; nos cœurs sont toujours à l’unisson, cher papa ; elle m’a fait répandre bien des larmes ; cependant j’aime mieux mon air d’Œdipe. Quant à l’ouvrage, il me semble que votre critique est bien indulgente. Si c’est un roman, pourquoi ne pas m’intéresser par l’histoire ? Pourquoi amener cette quantité de personnages auxquels on ne peut s’intéresser ? À la place de lady Edward Fitzgerald, je serais bien choquée de voir annoncer au public que je suis cette maussade Olympe qui joue un si plat rôle et ce sot lord Selby avec son amour romanesque. Il n’y a de tolérable dans tout cela que monsieur et madame d’Armaillé, car je n’aime pas les enfants de douze ans qui raisonnent comme des hommes de quarante et qui deviennent amoureux d’un portrait quand ils n’ont pas le bonheur de l’être depuis l’âge de cinq ans. Et puis tous ces changements de nom ! Madame de G. a l’air de jouer à la toilette de Madame ; assurément, elle a bien raison de dire à ses petits enfants que ce livre n’est pas à leur portée ; il n’est pas à la mienne toujours. Je ne comprends pas, je l’avoue, le mérite de toutes ces fautes d’orthographe qu’elle fait imprimer avec tant de soin ; c’est d’une petitesse qui ne répond pas à la philosophie sublime de l’auteur. Comment ose-t-elle se vanter au point où elle le fait dans une de ses lettres ? Il faut être Adèle écrivant à papa pour faire pareille chose. De plus, quand on cite avec affectation une langue étrangère, il faut tâcher de savoir ce que l’on dit, et ne point écrire a lady of fashion qui est une expression plébée, mais bien a woman of fashion et dans le sens où elle le dit, a fashionable lady, car a lady of fashion ne s’entend que d’une femme de qualité, point du tout d’une femme à la mode, et ne peut nullement se prendre en mauvaise part : malgré les conseils de sa tendre mère si contente de la savoir loin d’elle, lady Selby, quelque chose qu’elle fasse, ne peut pas se dispenser d’être a lady of fashion. Quant aux principes politiques, ce serait avoir bien mal profité des conseils que cet ouvrage renferme que d’oser en parler, puisque je suis encore dans ma dix-huitième année ; quand j’aurai dix-neuf ans, je vous dirai qu’ils m’ont scandalisée au dernier point et que ce beau dévouement, cette bonne foi qui fait qu’en touchant la terre de France il faut se déterminer à devenir un scélérat me paraît d’autant plus dangereux qu’au premier aperçu ce raisonnement ne manque pas de plausibilité… Mais je m’aperçois que je me laisse aller à mon bavardage et que je n’aurai pas la place pour vous donner les détails de tout ce qui peut m’arriver d’ici à vendredi. À propos, vous-ai je dit que j’avais fait une découverte très intéressante ; ce n’est rien moins que l’origine des jokey-caps que portent les gens de Sa Majesté Britannique ; vous ne vous doutez pas que c’est le chapeau commun dans tout le pays de Hanovre, c’est une observation qui, je crois, a échappé à tous les voyageurs : voilà ce que c’est que d’être bien attentive, on découvre des vérités cachées. J’allais vous parler de la pomme de Newton, mais cela ressemblerait trop aux à propos de monsieur de La Blancherie, et il m’ennuyait à la mort. Mon Dieu, comme je [bavarde] ! mais, je suis en train de jaboter ce soir, et à qui puis-je dire mes petites sottises plutôt qu’à vous dont je connais l’indulgence et la tendresse. Allons, mademoiselle, taisez-vous et allez vous coucher. Ce ne sera pourtant pas avant d’avoir embrassé les habitants de Queen Anne street. Je dis bien vrai quand je vous assure que je ne rêve qu’à vous !


Vendredi 13.

Je ne t’ai pas écrit hier, cher papa, parce que j’ai passé toute la soirée à dire et à m’entendre dire amicablement les choses les plus dures et les plus offensantes ! Je ne conçois pas moi même comment les scènes les plus violentes ont pu s’échanger dans ce calme parfait qui fait qu’après avoir écouté pendant cinq heures d’horloge toutes les injures les plus infâmes, j’ai été me coucher sans avoir éprouvé un moment d’impatience. Je crois que j’ai été si malheureuse, que j’ai souffert si cruellement depuis dix-huit mois que je ne suis plus susceptible d’être affligée par ces mêmes choses qui, il y a quelque temps, me mettaient la mort dans l’âme. Maintenant, tout mon espoir est dans mon retour à Londres, et tout ce qui ne tend pas vers ce but glisse sur mon cœur sans l’effleurer. — Oh ! oui, mes amis, je ne vis que dans l’espoir de voir arriver ce moment si désiré qui doit me remettre dans vos bras. Si on pouvait juger de nos intentions comme de celles d’un autre, je croirais que cette époque tant désirée est plus éloignée que jamais, mais vous savez que c’est une raison de croire que nous serons à Londres dans un mois. — J’ignore quand nous devons quitter ce triste lieu. Aux demandes que j’ai faites à ce sujet, on m’a répondu qu’on attendait des lettres, et peut être un individu, Ch… J’ai eu l’air d’apprendre cette nouvelle avec une joie qui a fort déconcerté le nouvelliste. « Mais je croyais que vous n’aviez nul souci de vivre avec une autre femme ? » : — « Une étrangère, vous avez raison, mais une parente, c’est bien différent ; d’ailleurs il y a déjà longtemps que j’ai une très grande envie de savoir qui je suis, et j’imagine que je saurai des détails que vous me cachez. » Et voilà mon seigneur très embarrassé, tourmenté par ses propres armes. De quelque manière que les choses tournent, il me semble que j’ai pris le parti le plus sage. Néanmoins, nous sommes encore ici et c’est ce qui me désole.

J’ai été l’autre jour chez la duchesse d’Havré, mais je n’ai trouvé personne. Hier, mademoiselle de Viguier s’est mariée : j’ai vu ses camisoles de nuit qui sont de la plus grande magnificence ; le tout est garni de superbe dentelle. Monsieur de Boigne, après m’avoir engagée à ne point envoyer de billet chez madame de Viguier, me persécute ce matin pour aller chez madame Cockburn. Vous imaginez bien que je n’en ferai rien, au moins pour aujourd’hui. — J’oubliais de vous dire ce que ce mariage m’a valu, car monsieur de Boigne m’a fait l’honneur de me dire que j’étais infiniment plus jolie que la mariée (qu’il n’a jamais vue) et il est entré ce matin dans ma chambre en m’apportant un sac qui contenait 1500 marks (environ £ 150) en me disant que c’était un présent de noces. J’ai trouvé le présent assez joli, mais il me les a repris depuis, en m’assurant que c’était une plaisanterie. — J’ai été hier dans deux ou trois boutiques qui m’ont paru assez belles. Vous croyez bien que je n’oublie pas votre bœuf, mais, depuis quelques jours, l’Elbe est gelée de manière qu’aucun vaisseau ne peut sortir du port ; vous ne recevrez donc votre bœuf qu’avec le dégel ; ce qui m’afflige le plus est de ne pas pouvoir envoyer à maman une pelisse que j’ai fait faire pour elle et dont l’utilité diminuera chaque jour. — Adieu, mes bons amis, parlez de moi souvent à tous ceux qui m’aiment et surtout à ces excellents O’Connell. Hier, il y a eu un mois que je vous ai quittés et, avant hier, dix-huit que je suis mariée. Je ne suis pas fâchée que ces deux tristes époques se trouvent réunies.


Altona, dimanche 15 décembre.

Depuis huit mortels jours, mon excellente maman, je suis sans lettres de vous et je vous assure que ce manque des nouvelles qui m’intéressent le plus au monde n’a pas servi à me rendre moins malheureuse durant cette éternelle semaine. Je suis horriblement souffrante ; j’ai la maladie du pays d’une manière affreuse, et elle en a amené beaucoup d’autres ; avec cela, je fais contre fortune bon cœur. Je crois cependant que la vie que je mène contribue à altérer ma santé, et je voudrais, par raison, trouver l’occasion de me dissiper un peu, car, l’ennui, dit-on, n’engraisse que les sots, et j’ai à ce compte là beaucoup d’esprit. Mais, ici, je ne connais personne et n’ai pas le moyen de faire des connaissances. Je n’ai pas été chez madame de Viguier et je n’approuve pas beaucoup le plan de monsieur de Boigne qui me propose d’y aller en l’assurant que je ne croyais pas le mariage aussi prochain. Il me persécute pour me faire accomplir ce beau chef d’œuvre. J’ai rendu à madame de Solre la visite qu’elle m’a faite ; je ne l’ai pas trouvée. Ainsi, depuis huit jours, la seule figure humaine que j’aie vue est celle de madame de Vaudémont qui sort de chez moi où elle a passé un quart d’heure. Mais, ce qui me déplaît surtout, c’est que je sens que, si je m’y laissais aller, je deviendrais sauvage. Le peu d’habitude que j’ai de voir du monde me rend d’une maussaderie et d’une gaucherie vis-à-vis des étrangers que je ne peux pas vaincre. Monsieur de Boigne a eu soin de dire à madame de Vaudémont qui faisait l’éloge de madame Cockburn que ces dames étaient rivales et qu’il n’avait pas pu décider madame de B. à aller chez madame C… J’ai eu presque envie de le faire mentir, mais je n’ai pas pu me décider à porter mon triste visage au milieu d’une noce et à le rapprocher de celui de la jolie mariée auquel il a été si souvent comparé. Voilà, je le crains, le vrai punctilio qui m’empêche de faire la première visite. Je ne suis pas décidée à sacrifier l’amour-propre au tort que me ferait une pareille accusation d’impolitesse et, si je veux que la politesse l’emporte, il faut que j’évite soigneusement tous les miroirs, car, jamais je n’ai été aussi laide ; au surplus, je prendrai conseil de mon oreiller. — Ah, chère maman, que vous me manquez ! Je ne suis plus moi, sans vous. J’ignore comment il s’est fait que vous étiez tellement identifiée à moi que je ne m’aperçois que par la disette où je suis de la nécessité dont me sont vos conseils.


Lundi.

Je suis en bien meilleur spirit aujourd’hui, chère maman, parce que le jour de notre départ est fixé pour jeudi 26. Cette bonne nouvelle m’a mis le cœur au ventre ; ce long séjour à Altona commençait à me paraître plus suspect que je n’osais même vous l’exprimer et je cherchais en vain à découvrir le motif qui nous retenait ici. Le sort en est jeté ; j’ai écrit ce matin un billet excessivement poli à madame de Viguier, en lui disant que je n’avais pas été chez elle dans la crainte que ma présence fût importune pendant un moment où, etc… Vous en comprenez le sens, et le billet était celui d’une femme de bonne compagnie pour la forme et le fond : mes raisons ne sont pas bien bonnes ; mais, quand on vit dans le monde, il faut se décider à en donner et à en recevoir de pareilles. Je ne me serais pas décidée, je crois, à aller chez madame de Viguier, à cause de ma vilaine mine, si le propos adressé à madame de Vaudémont ne m’y avait presque forcée. — J’ai été ce matin à Hambourg pour me procurer du molleton de coton, et j’en ai trouvé qu’on me dit être le plus beau, mais qui me paraît bien plus gros que la robe de chambre de papa ; on prétend qu’il paraîtra mieux après avoir été blanchi. J’ai tâché d’avoir de la futaine et je n’en ai trouvé que de la très grosse ; il est difficile de s’en procurer. J’ai été ce matin dans deux magasins (il ne faut pas dire ici boutiques) magnifiques. J’ai été menée dans l’un par une carte que son propriétaire a envoyée hier à monsieur de Boigne en le priant de passer chez lui. On nous a fait traverser plusieurs antichambres pour parvenir à une boutique, ou plutôt à une galerie assez spacieuse. Au bout de quelques minutes de solitude, un commis est venu nous dire que monsieur Shramm allait venir, et a déployé devant nous une quantité d’étoffes charmantes et du meilleur goût. Monsieur Shramm, un petit vieillard en bourse et en habit brodé, a paru et, sans autre préambule, a commencé par me prier à souper. Mon séjour à Altona m’a fait refuser une invitation que j’aurais voulu accepter, quoiqu’elle m’ait d’abord fort étonnée, mais, ce qui m’a surprise encore davantage, a été de voir cet homme changer absolument de langage et de ton du moment où il a passé de l’autre côté du comptoir, où le donneur de souper est devenu un véritable marchand : cette transition m’a paru d’une finesse et d’une raison que je n’aurais pas soupçonnée dans un homme de cette espèce. Au surplus, son magasin serait remarquable à Londres, — Adieu, chère maman, je vous quitte pour aller passer une robe. Je vais, ce soir, chez madame la duchesse d’Havré.


Mardi 17.

Point encore de lettres. Vous avez dû recevoir les miennes exactement, car le vent n’a pas varié. Mais je suis désolée de ne point savoir de vos nouvelles. Je crains ce vent d’est pour papa presque autant que pour vous, ma chère maman. Forcez-le à bien soigner son rhume. Mon Dieu, s’il était malade, que deviendrait la pauvre Minette ? Je ne sais pourquoi cet inévitable silence me tourmente, mais tant il y a que je suis bien, bien malheureuse. À quoi bon vous le dire, hélas ! j’en suis bien sûre, vous ne le savez que trop. — On ne m’a pas parlé de la lettre, ni de la visite qu’on attendait, et on a fixé le jour du départ, sans qu’il en fût question. Je n’ai pas trouvé madame d’Havré hier au soir. J’ai reçu un billet de madame de Viguier qui est très poli ; j’irai chez elle ce matin, ainsi que chez madame Cockburn et chez lady Webb. J’ai oublié de vous dire qu’elle était venue chez moi l’autre jour. Son séjour ici donne lieu, à ce qu’on m’a dit, à beaucoup de conjectures, et une femme de chambre, maltraitée par elle, et entrée au service de madame Cockburn, tient des propos ridicules, qui, à coup sûr, m’auraient dégoûtée d’un pareil domestique, quelque tort que pût avoir son ancienne maîtresse. — Monsieur et madame Henry Dillon sont aussi à Altona. — Si j’avais su faire ici un aussi long séjour, j’aurais pris des lettres pour lady Crawfurd, attendu que l’isolement dans lequel je vis me prépare des suites dont la pensée m’alarme. — Adieu, mes excellents amis ; j’attends des lettres avec l’impatience d’un cœur tout à vous.


Altona, 18.

J’ai bien des choses à vous raconter depuis hier, ma chère maman ; je vais chercher à mettre de l’ordre dans mon récit. En vous quittant hier, j’allais chez madame de Viguier. La société présente était le duc d’Havré, madame de Bouillé et madame Morel. Je vous assure que l’air d’Altona n’a pas été plus favorable à l’esprit de madame de Viguier qu’à sa figure. J’ai été abasourdie de m’entendre apostropher deux minutes après mon entrée par : « Eh ! bien, madame de Belzunce a donc rabattu de sa morgue et de son train ? » Vous jugez bien qu’une ignorance bien réelle a dicté ma réponse. Madame de Viguier m’a demandé si j’allais à la comédie samedi (la troupe française joue à Altona). « J’ignore encore si j’irai ; si je puis faire un arrangement avec une autre femme, peut-être m’y déciderai-je ; si lady Webb, par exemple… » — « Lady Webb ! ah, dressez vos batteries ailleurs : elle va avec ma fille. » — « Au pis aller, je resterai chez moi, et c’est un arrangement qui me convient toujours. » J’ai été, de là, chez lady Webb, mais elle ne savait pas si nous serions friendly ou formal. Les batteries me sont revenues dans l’esprit et je n’ai pas pu m’empêcher d’en rire. Lady Webb m’a dit que lady Crawfurd l’avait chargée de me prier d’aller chez elle paarce que elle désirait beaucoup me connaître et qu’elle ne pouvait pas faire de première visite accordingly. Il a été décidé que j’irais aujourd’hui à Hambourg avec lady Webb pour faire une visite à lady Crawfurd, qu’elle (avec sir Thomas) dinerait samedi chez moi et que nous irions ensemble au théâtre, et nous nous sommes séparées les plus intimes amies du monde après avoir été six mois presque brouillées. Ce matin, j’ai été prendre lady Webb, et elle m’a menée chez lady Crawfurd qui n’y était pas ; de là, nous avons été chez la jolie madame de Fot (ou Fol) qui est encore belle comme un ange ; elle fait ici le métier de peintre, et lady Webb fait faire son portrait ; j’ai été bien aise de la voir ainsi que lady Edward Fitzgerald qui était dans son atelier ; je n’ai vu qu’après sa sortie que c’était la fameuse Paméla : aussi, à peine l’ai-je regardée, mais elle ne m’a pas frappée. Lady Webb doit me présenter à lady Clifford qui est la mère de tous ceux que nous connaissons. — Voilà, ma chère maman, des détails qui seraient minutieux et même ridicules s’ils ne vous étaient pas adressés ; mais, privée du bonheur d’être avec vous, je veux au moins que vous sachiez tous les plus petits détails de tout ce que je fais, et qu’aucune de mes démarches ne soit inconnue à mes mentors chéris. Vous pourriez croire à la manière dont je vous parle de mistress Cockburn qu’elle m’occupe beaucoup. Je vous assure cependant que je n’en parle qu’à vous. — Henry Dillon est venu chez moi ce matin ; il n’est point vrai que sa femme soit ici ; elle a refusé positivement d’y venir ; ce dont on le dit très mécontent. Lady Webb m’a dit qu’il était question de séparation and that she had behaved shamingly. — Adieu, mon excellente maman ; j’irai demain chez la princesse de Lorraine qui demeure à six milles d’ici. — Adieu encore ; vous savez si ce mot coûte au cœur de votre Adèle.


Jeudi 19.

J’arrive de Blankenesse. La maison de madame de Lorraine est dans une situation charmante. J’y ai vu le duc de Guines qui m’a fait mille politesses et qui m’a plu beaucoup. D’après les opinions que j’ai entendu soutenir à la maîtresse de la maison, sa liaison avec l’envoyé français m’a paru moins extraordinaire ; je vous assure que le ton d’Altona ne ressemble guère à celui de George street ; j’imagine que cela tient à un intercourse familier avec des gens d’une autre opinion qui osent l’énoncer. J’avoue que je suis trop encroûtée (comme dit madame de Genlis) pour que ces manières-là ne me déplaisent pas excessivement. — J’espère que nous partirons jeudi. À cet effet, je vais ce soir chez lady Clifford. — Madame la duchesse d’Havré et sa fille sont venues chez moi hier au soir. Madame de Solre m’a témoigné un vif désir d’entendre mademoiselle Guenêt, et, comme elle vient chez moi demain, j’ai proposé à ces dames d’être de la partie, ce qu’elles ont accepté. Ainsi, je les attends demain : je ne suis pas bien décidée à chanter moi-même ; cela dépendra beaucoup de la fantaisie du moment. J’ai accepté ce matin un dîner que donne le colonel Dillon à tout ce qu’il y a de fashionable à Altona, c’est-à-dire en anglais. C’est pour dimanche. — On dit que l’Elbe ne dégèlera pas de plusieurs semaines, mais je laisserai le petit paquet que je vous destine chez monsieur Gossler qui se chargera de vous le faire parvenir. Vous recevrez en même temps, ou par quelque autre voie, une demi-douzaine de shawls dont je vous prie de disposer avec les speeches que vous croirez devoir convenir aux personnes que vous choisirez et dont Émilie et Dorothée sont les seules dont je vous demande la nomination. — Vous saviez déjà, chère maman, ce que je vous ai mandé sur le compte de mon aimable amie ; peut-être à l’heure qu’il est vous a-t-elle dit tout son chagrin, et je vous demande de la traiter comme mon amie. Oh ! c’est bien maintenant que je la plains véritablement et mon cœur peut bien sentir toute l’étendue d’une douleur aussi légitime ; embrassez-la pour moi. — Dites à Émilie que je la prie d’apprendre mon nom à Georgine et qu’il faut qu’elle dise « Adèle » à mon retour. — Monsieur de B. m’a donné un fort beau manchon de martre : on ne demanderait pas mieux que de me combler de présents, mais il paraît que je les reçois si mal et que je suis si indifférente qu’en vérité ce serait pitié ! — Ma chère maman, je vous supplie, si vous êtes sans lettres de moi, ne soyez pas inquiète et croyez que l’impossibilité que les lettres vous parviennent est la seule chose qui les retienne pendant mon voyage en Danemark. J’ignore si je pourrai même vous en envoyer ; mais j’en aurai toujours une de prête pour profiter de toutes les occasions que je rencontrerai. J’ai oublié de numéroter mes lettres, mais vous verrez bien, par les dates, s’il y en a quelques-unes de perdues. — J’embrasse mon cher enfant ; dites-lui que, si je ne lui ai pas écrit, c’est parce que je n’ai encore rien vu dont le récit fût digne de lui et qu’il n’en tient pas moins sa place dans mon cœur.


Vendredi 19.

Mon monde sort de chez moi dans la minute et je n’ai que le temps de vous embrasser avant l’heure de la poste. — Sir Thomas et lady Webb, le duc et la duchesse d’Havré avec leurs filles formaient toute la société. La matinée s’est passée assez gaiement ; je n’ai pas mal chanté. Tout le monde se réunit pour chercher à me retenir, mais j’espère toujours partir jeudi. La princesse de Lorraine m’a écrit pour me proposer d’aller déjeuner chez elle mardi, mais je n’irai pas : il fait trop froid et Blankenesse est trop loin. — J’ai été hier chez lady Clifford ; je ne peux pas dire que la société y soit fort gaie, mais the old lady me plaît beaucoup. — Adieu, ma bien chère maman ; l’heure me presse. — Je n’ai pas encore de lettres de vous ; il y a quatre malles de dues, c’est désolant. — Aimez-moi toujours, mes adorés amis ; j’espère que je suis digne d’un sentiment qui fait mon bonheur et ma gloire.


Altona, dimanche 21.

Il est donc écrit, mon excellent papa, que je n’aurai jamais le bonheur de recevoir des nouvelles d’Angleterre. Pays chéri ! Ah ! mes amis, quel sort cruel que le mien d’être éloignée de vous et de ne pouvoir pas même savoir de vos nouvelles. Comment est ma pauvre maman ? Qu’est devenu votre rhume ? Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Que l’absence est une cruelle chose, surtout dans ma situation ! — Le froid est si excessivement rigoureux que j’en suis tout à fait malade. J’ai été hier à la Comédie, comme je vous ai mandé que je devais le faire, et je m’y serais assez amusée s’il y avait fait moins froid ; jy ai vu madame Cockburn qui a quitté sa loge pour venir se mettre avec nous dans le stage box ; elle m’a paru horriblement changée et son mari a l’air d’un palefrenier ; si les éclats de rire qu’on m’a dit qu’il a fait sur les tricks de Monsieur le Prêtre, qui le mariait à la chapelle catholique sont véritables, cela ne donne pas une bien haute idée de son esprit. — Vous avez vu par mes dernières lettres que lady Webb et moi nous sommes inséparables ; elle m’est assez commode et probablement je la lui suis aussi. Je suis étonnée de son extrême légèreté ; si je m’intéressais à elle, cela me ferait trembler. Sir T. a prêté à monsieur de Boigne, les Barons de Telsheim : représentez-vous une femme de vingt ans riant et citant les aventures de mademoiselle Crattle ; (comme je n’ai pas lu le livre, une ignorance apparente autorisait mon silence). Il est vrai que son mari n’est pas des plus délicats ; il tient même souvent des propos que seule la présence de sa femme peut faire passer. Hier, par exemple, il me montra un vers de La Rochefoucauld qui sert d’épigraphe à un livre : « Le physique de l’amour vaut bien les sentiments », en me demandant si c’était mon avis. Je lui répondis fort sérieusement que l’impression était trop petite et que je n’y voyais pas ; il a eu l’esprit de comprendre que cela ne me convenait pas, et il se l’est tenu pour dit. — J’ai été ce matin entendre la messe chez madame d’Havré où j’ai déjeuné. Je ne peux pas vous dire combien toute cette famille me plaît : il y règne un air de concorde et d’amitié qui fait plaisir et envie. Monsieur d’Havré, fier de deux filles charmantes, paraît si heureux, elles ont l’air si occupées de lui être agréables ! Ah, cher papa, ce tableau touchant m’a fait saigner le cœur ; je l’ai tout gros, tout gros, et j’aurais besoin de la petite histoire pour me consoler. J’avais refusé le déjeuner de mardi. Mais madame d’Havré était chargée par madame de Lorraine de l’arranger pour le jour qui me conviendrait, et il a fallu l’accepter pour mercredi. Comme je l’avais deviné, il est question de musique, et on m’a demandé si la présence de madame Cockburn me déplairait. Vous voyez quelle a été ma réponse, mais je ne sais comment m’en tirer sans remettre sur pied cette maudite rivalité qui m’a tant déplu ; je ne vois qu’un rhume qui puisse me sauver ; mais, alors, on dira que j’ai peur d’être battue et cela a bien aussi quelques inconvénients. Cependant, je crois que cela vaut mieux que de former, à Altona, un parti qui serait bientôt détruit faute de chef.

Lundi.

Il serait difficile de vous expliquer à quel point, la journée d’hier m’a été désagréable. Lady Webb et une honorable mistress Curzon (belle-fille de lord Scarsdale et dont je ne peux pas mieux vous comparer le ton qu’à mistress Devaines) ont eu une véritable querelle ; les deux maris ivres ont pris parti pour leurs femmes, enfin le vacarme n’a fini que par la retraite précipitée de monsieur et madame Curzon. À cette scène a succédé une péroraison de monsieur D. qui, pendant les deux heures d’horloge qui se sont écoulées jusqu’à neuf (heure à laquelle j’avais demandé ma voiture), n’a cessé de nous expliquer de la manière la moins recherchée les torts dont il croit devoir se plaindre : je ne peux pas vous dire combien j’ai été choquée de voir tout le monde le presser de questions et de plaisanteries ; il est affreux de voir déshonorer à tout jamais une femme qui ne l’a peut être pas mérité par les propos d’un fou et de deux jeunes étourdis qui, par parenthèse, me paraissent bien mal ensemble. Si je trouvais mauvais qu’on plaisantât du bonnet ou de la robe de madame ou mademoiselle Untel, sans doute ce serait ridicule, mais ne trouvez-vous pas, cher papa, qu’il est bien mal d’attaquer la réputation d’une femme, surtout quand le public la ménage, ce qui n’arrive guère quand elle a des torts ? J’avoue qu’hier au soir, dût mon visage sérieux paraître pédant, je n’ai pas pu partager la gaîté publique. — Sir Thomas, lady Webb, monsieur Clifford et monsieur Dillon, dînent chez moi aujourd’hui. Je suis très contente du plan que j’ai adopté ; sans cela nous courions grand risque de rester ici fort longtemps. Je ne crois pas cependant que nous partions jeudi : la neige qui tombe à flocons nous en empêchera pendant quelques jours. Au surplus, je ne décide rien ; je n’en parle même pas ; ainsi, j’ignore absolument ce que je dois faire ! — Adieu pour aujourd’hui, mes chers amis. Je suis toujours sans lettres et le vent ne m’en promet pas.


Mercredi 24.

J’ai reçu hier deux lettres, mon cher papa, une de mademoiselle de… en réponse à la mienne extrêmement amicale ; elle m’envoie une lettre pour une de ses cousines, mariée à Copenhague, me parle beaucoup de son amitié, etc… ; l’autre du vieil évêque : elle m’a paru un peu froide ; il est vrai qu’il n’avait pas reçu la mienne ; mais son style m’a paru se ressentir un peu du passage des voyageurs italiens à Munich. Au surplus, je puis me tromper ; ainsi ne lui en parlez pas. — Ma journée d’hier s’est passée assez désagréablement, mais elle avance mon projet, et tout m’est bon pour parvenir à ce but ; on boude excessivement, on pousse l’impolitesse jusqu’à l’insolence ; enfin, si la neige retarde notre départ, ce ne sera pas pour longtemps, et c’est là tout ce que je demande. Je compte, à Copenhague, suivre un tout autre plan qu’ici et, loin d’attendre qu’on me fasse des avances, me jeter à la tête des gens à coups de poings. — La vieille lady Clifford est venue chez moi hier au soir, ce qui est une grande faveur, puisqu’elle ne sort jamais ; mais elle dit que je lui plais, et j’en suis charmée, parce qu’elle paraît bonne et aimable. J’irai chez elle ce soir ; je suis très flattée d’avoir le vote des vieilles femmes, surtout quand elles ressemblent à lady Clifford. J’irai demain à ce maudit déjeuner. Malgré la neige, on dit qu’il y aura cent personnes ; cette nouvelle m’a décidée à mettre un habit de cheval et à ne pas chanter : j’aurai un rhume et, qui pis est, une cravate ; de cette manière, je serai dans l’impossibilité de manquer à mes intentions d’aujourd’hui, quand même j’en aurais le désir, ce que l’amour-propre pourrait bien m’inspirer. — On dit que mademoiselle de Pardaillan, qui demeure chez madame de Lorraine, est jolie comme un ange ; ajouterai-je qu’on prétend qu’elle me ressemble beaucoup ? J’imagine que le nez rouge que je devrai au froid demain matin mettra tous les spectateurs de son côté. Je mène monsieur et madame d’Havré et leurs filles. Voilà toutes mes petites dispositions. Vous ne saurez que par le courrier prochain le résultat d’une bataille où je compte avoir une conduite si lâche ; j’aime bien mieux céder la victoire que d’avoir à combattre, d’autant plus, je ne crois pas vous l’avoir dit, que j’ai très bien chanté l’autre jour. L’auditoire n’était pas nombreux mais c’est assez pour qu’on ne croie pas que j’aurai cédé à la peur. Je connais trop votre indulgence, cher papa, pour craindre que vous trouviez mon petit bavardage ridicule. Je vous dis tout ce que je pense. Quand je suis loin de vous, c’est mon seul dédommagement. — Madame Cockburn sort de chez moi ; elle a interrompu ma lettre ; elle ne va pas chez madame de Vaudémont ; n’importe, je n’y chanterai pas. Elle m’a invitée à dîner chez elle de manière que je n’ai pas pu refuser, mais je crois que je n’irai pas. — Adieu, cher papa ; l’heure de la poste presse ; il faut finir. Adieu. J’embrasse, comme je l’aime, toute la maisonnée.


Jeudi 26 décembre.

Je vais vous rendre compte de ma journée d’hier, chère maman, si un mal de tête affreux me le permet. Mais, auparavant, je vais vous faire part d’un mouvement de joie que j’éprouve depuis vingt-quatre heures : le vent a changé et me promet des nouvelles d’Angleterre ; tout le monde, hier, m’en faisait compliment, et c’est le seul que j’accepte avec reconnaissance. Je crois que l’extrême souffrance nerveuse que j’éprouve vient de l’inquiétude où je suis. Il me semble toujours entendre parler de poste ou de lettres ; l’espérance d’en avoir me console de voir mon départ retardé de huit jours : la neige rendait ce délai indispensable, et l’état de ma santé prudent. — Voyons donc, où étais-je en finissant ma dernière lettre ? Ah, je vous disais que je n’accepterais pas le dîner de madame Cockburn… En réfléchissant, je pense que j’aurais l’air de prendre parti dans l’histoire de femme de chambre qui divise mistress Cockburn et lady Webb et qui inspire à la dernière des propos sur les consuls et leur situation inutile au moins déplacés dans ce cas ci. Toutes ces considérations mûrement pesées, ajoutées à la présence des d’Havré qui devaient tous y être, m’avaient décidée à aller chez mistress Cockburn. Or, il existe à Altona une certaine dame dont la situation un peu scabreuse, ne la fait pas rechercher. Cette madame de Montesson a eu la fantaisie de divorcer à la municipalité de Paris et d’épouser (si cela s’appelle ainsi) le jeune Viguier. Depuis son séjour à Altona, personne ne la voit, et monsieur le duc d’Havré, apprenant qu’elle devait dîner chez sa belle-sœur, n’a pas voulu que sa femme et ses filles y allassent ; il m’a raconté ce fait avec la plus grande bonté, en me disant qu’il croyait remplir un devoir en m’en instruisant : ceci s’est passé hier matin à la messe et, là, on a décidé que monsieur le duc d’Havré et monsieur de Boigne iraient dîner chez mistress Cockburn, que je passerais la journée chez madame d’Havré et que l’excuse de n’avoir pas le temps de faire notre toilette au retour de la campagne servirait également pour ces dames et pour moi. — Au lieu des cent personnes que je croyais trouver à Blankenesse, nous n’étions pas dix. On m’a tant pressée de chanter que je n’ai pu me refuser aux sollicitations de la société et que je me suis passablement tirée d’affaire. Madame de Pardaillan m’a dit qu’elle m’avait beaucoup vue chez madame la duchesse d’Orléans qui raffolait de moi. Sa fille est extrêmement jolie et paraît gentille. — Je vous ai déjà dit que je menais le duc d’Havré et ses filles. En revenant de chez madame de Lorraine, il a parlé à ses enfants d’une manière qui m’a, je ne sais pourquoi, touchée à un tel point qu’en dépit de tous les frowns de monsieur de Boigne j’ai fondu en larmes et j’ai sangloté pendant un quart d’heure. J’ai dîné et passé toute la soirée jusqu’à minuit en quatuor avec madame d’Havré et ses filles. J’aime madame de Solre à la folie ; c’est le seul cœur que j’aie trouvé, à Altona, capable de me comprendre ; j’ai pleuré la moitié de la soirée et c’est la seule que je me rappelle avec plaisir depuis bien des mois. Je n’ai cependant rien dit de ce qui me regarde ; mais j’ai parlé de vous, de vos bontés pour moi, et cette bonne petite princesse m’a d’autant mieux entendue qu’ayant dit le matin à monsieur de B. que le changement de vent devait lui être agréable aussi, il lui a répondu que non, car il n’attendait pas de remises, phrase qui lui a paru fort jolie apparemment, car il l’a répétée plusieurs fois, avec une complaisance dont je lui sais bien bon gré. Au surplus, d’après les rapports que nous ont faits monsieur d’Havré et le général du dîner d’hier, je suis charmée de n’avoir pas été de la partie ; il parait que le plus mauvais ton y a régné ; les nouveaux mariés se tutoient, se cajolent, et, indépendamment de la belle-sœur, monsieur Durand, l’envoyé de la République, était de la partie, ce qui m’aurait paru, je l’avoue, toute aussi mauvaise compagnie.

Vendredi 27.

Je n’ai point encore de lettres, mais, en revanche, je suis malade comme une bête. Adieu, ma bonne maman. Je vous embrasse tous du plus tendre d’un cœur tout à vous.


Dimanche, 29 décembre.

Monsieur Gossler sort d’ici. Ce maudit homme m’a mise au désespoir : les glaces sont si fortes à Cuxhaven qu’il faut que je renonce à recevoir de vos nouvelles de plusieurs semaines et, ce qui m’afflige encore davantage, c’est que vous n’avez pas des miennes, car la même raison retient sept malles à Cuxhaven. Je ne peux pas vous exprimer à quel point je suis découragée. Depuis quatre jours, je ne respire que dans l’espoir d’avoir des lettres et m’en voilà plus éloignée que jamais. Chers et excellents amis, est-il possible que je sois si totalement séparée de tout ce qui m’attache à la vie ? — On dit que nous partons vendredi pour Copenhague, et je m’éloigne encore sans avoir eu la légère consolation de recevoir un mot de vous depuis le 29 novembre. Avec cela, je désire partir mais je doute que cela soit, car je crains bien que la neige qui tombe de plus en plus n’y mette un obstacle invincible si les Belts sont parfaitement gelés ; je n’ai aucune objection à les passer en traîneau, mais la description qu’on me fait des bateaux à patins dans lesquels on vous attache pour aller également sur la glace et sur l’eau me paraît peu engageante. Au surplus, peu importe et je passerai comme on voudra. Je suis horriblement souffrante, mais toutes les espérances dont je vous parlais dans ma lettre se sont envolées depuis hier au soir ; je ne m’en porte pas mieux pour cela. La neige m’a fait tant de mal aux yeux que j’ai été obligée de m’interrompre dix fois pour écrire cette page.


Lundi 30.

Je me suis arrêtée hier ; je n’en pouvais plus. La nouvelle que je venais d’apprendre m’avait accablée, et ce n’est qu’un torrent de larmes qui m’apporta le moindre soulagement. Plus on est malheureuse, plus on est sensible aux disappointments de cette espèce. Mais, à quoi bon écrire, me disais-je hier ; peut-être seront-ils trois mois sans entendre parler de leur enfant chéri, et tout ce que je leur dirai sera oublié avant qu’ils puissent le recevoir. Mais, chère maman, quoique ces réflexions nuisent sans doute à l’espoir que j’avais de vous voir suivre et juger les démarches de votre Adèle, cependant ce m’est une consolation de voir que vous serez obligée d’avouer que tout mon être est à vous, que je ne respire que pour vous, que, si je respire encore, ce n’est que pour vous, que si, enfin, je cherche à plaire aux gens qui m’entourent, ce n’est que dans l’espoir qu’il reviendra à papa que son ouvrage est digne de lui et que vous m’en aimerez encore davantage. Ah ! oui, ma bonne maman, je suis insatiable. Si je plais, je me dis : « papa jouirait de ce petit succès » et cette idée me rend mille fois plus prévenante. En vérité, je ne saurais exprimer ce que j’éprouve pour vous ; il faudrait décrire chacun de mes sentiments, chacune de mes idées, puisque tous et toutes se rapportent à vous, mes guides adorés, que je regrette à chaque instant de ma vie. Je ne trouve un peu de consolation que dans la compagnie des d’Havré. Le duc aime tant madame de Solre ; il est dans une telle agitation en la voyant destinée à figurer dans une contredanse de belles danseuses, et dans une telle joie en la voyant les éclipser toutes que je ne peux m’empêcher de l’aimer de tout mon cœur. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas dire ce qu’on éprouve, mais la perfection n’est que pour un seul. — Je ne suis pas sortie depuis plusieurs jours, seulement hier pour aller chez lady Clifford, pour plusieurs raisons : ma santé et l’extrême jalousie qu’on a de sir J. W. sont les principales. On m’a fait part assez paisiblement des sentiments qu’on éprouvait et je me suis soumise de bonne grâce, quoique l’absurdité d’une pareille idée doive sauter aux yeux de chacun. Au surplus, comme cette société n’a pas grand charme pour moi, je n’ai pas eu un grand mérite à m’en éloigner. — Demain, nous donnons un grand dîner chez Rainville. C’est une restoration (cela s’appelle ainsi) où tous les habitants d’Altona donnent à dîner. Ce sera la Gerbe, et, vendredi, je crois que nous partons décidément. Les convives seront… Mais à quoi servent des noms ? Tous les gens qui m’ont fait des politesses. Mistress Cockburn demeure dans cette maison, mais je ne crois pas qu’elle vienne parce qu’elle a manqué se rôtir l’autre jour, que monsieur Cockburn a manqué se brûler en éteignant le feu, qu’on a manqué lui couper la main hier, parce que la gangrène a manqué se mettre à sa brûlure, et, enfin, j’espère qu’il ne manquera pas d’en guérir, attendu que quelques mal-intentionnés prétendent qu’il en est quitte pour deux grosses ampoules. Au surplus, j’ai fait à cette occasion tout ce que vous auriez pu me conseiller : je me suis tue et j’ai envoyé savoir des nouvelles. Madame de Solre ayant exprimé le désir d’entendre Dussech qui est ici, je me le suis procuré ; ainsi j’imagine qu’il y aura un peu de musique demain après le dîner et qu’il faudra que je chante. Je ne doute pas qu’on dise à Londres que je donne des fêtes, mais peu m’importe pourvu que je retourne à Portland place. Le dîner de demain, d’ailleurs, n’est pas de mon « imaginative », car j’aurais mieux aimé qu’il n’eût pas lieu. Je le trouve de trop, et je doute fort que, dans l’état où je suis, je me tire d’affaire en faisant les honneurs d’un dîner de dix-huit personnes où, du reste, je ferai de mon mieux. — Tout le monde me charge ici de mille choses pour vous, ma bonne maman : prenez cela pour ce que cela vaut, pas pour grand chose, an empty sound. Je deviens chaque jour plus misanthrope. Je vois que les anglais sont comme les autres et qu’ils font moins de méchancetés à Londres ; c’est qu’ils n’en ont point le temps et que le nombre de leurs connaissances est plus étendu. Il y en a une dizaine ici qui se déchirent comme la province de Manchester. Lady Webb est au milieu de tout cela ! Grâce au ciel, je n’y suis pas. Maman, l’émigration n’a pas changé les hommes, seulement on les voit plus ce qu’ils sont, c’est-à-dire… J’oubliais que je n’ai que dix-huit ans et que je devrais voir tout en beau… Je ne sais pourquoi cette idée que le siècle va finir sans que je vous embrasse m’afflige davantage que si c’était une année toute simple. Papa, maman, je ne vous souhaite pas la bonne année : il n’y en aura pour vous comme pour moi que quand nous serons dans les bras les uns des autres. Alors, pour la première fois depuis bien des mois, j’éprouverai un sentiment de joie sans mélange. Il me semble que, si j’étais en route pour aller vous retrouver, mon voyage dût-il durer des années, je souffrirais moins qu’en « toupillonnant » comme je le fais. Je n’ai pas le courage d’écrire à ma chère madame O’Connell ; si elle sait son malheur qu’une petite lettre d’amitié paraîtrait froide et déplacée, sinon… je suis trop occupée d’elle pour pouvoir lui parler d’autre chose. — Vous recevrez le paquet que je vous ai annoncé avec le dégel ; vous trouverez les schawles dans la doublure des redingotes ; quant au bœuf, j’espère qu’il sera bon ; il faut le faire cuire à très petit feu et pendant cinq ou six heures ; la même méthode est suivie pour les jambons fumés. — J’espère que mon Rainulphe ne croira pas que je l’ai oublié si je ne lui envoie rien. Je n’ai rien trouvé, si ce n’est un jeu de jonchets qu’on me promet et dont j’espère que Célinie et lui s’amuseront. Adieu, chère maman. Je vous embrasse peu aujourd’hui. Je me laisse une petite place pour recommencer demain. J’ai reçu une seconde lettre de l’évêque, bonne et aimable : comme à son ordinaire. Adieu chers amis, je vais faire ma toilette et répéter un air pour ce soir. Lady Clifford viendra ce soir chez moi ; c’est une grande faveur, mais sa ladyship est, dit-elle, folle de moi. Adieu, maman, je charge Rainulphe de vous embrasser pour deux.



Itzéhoé (à 48 milles d’Altona)
Dimanche, 5 janvier 1800.

Vous avez reçu par la dernière malle, mon cher papa, un billet qui certainement ne méritait pas la peine d’être envoyé si loin, mais, dans l’incertitude de ce qu’était devenue la lettre que j’avais fermée la veille au soir et connaissant l’inexactitude des postes, je n’ai pas voulu qu’il en partît une seule qui ne vous portât un mot de moi. D’ailleurs, je voulais vous annoncer positivement notre départ pour Copenhague. Je vous disais, dans cette lettre dont j’ignore le sort, que le dîner de mardi dernier, donné par nous chez Rainville, s’était très bien passé, que madame de Lorraine avait fait tout au monde pour me retenir jusqu’à lundi parce qu’elle avait arrangé une fête dont j’étais l’objet pour ce jour là, que monsieur de Guines m’avait fait mille amitiés et m’avait donné plusieurs lettres pour Copenhague, que les d’Havré et cette bonne lady Clifford avaient été, comme à leur ordinaire, adorables pour moi, enfin que j’avais fort bien chanté, quoique très mal accompagnée par D. qui avait l’air charmé et qui probablement vantera d’autant plus mon talent que je lui ai fait donner dix guinées pour la soirée qu’il a passée chez moi. Vous jugez bien qu’avec ces moyens là on a une voix céleste. Je vous disais aussi que, malgré l’attente des lettres et même peut-être des personnages qu’on m’avait annoncé devoir nous retenir longtemps à Altona, il n’en a plus été question depuis le jour où je vous ai rendu compte de la courte conversation que cette nouvelle avait occasionnée et que, du reste, tout était dans l’ordre accoutumé : très mal, sans scènes. Il y en a cependant eu une petite en public sur ce qu’on a voulu me faire des plaisanteries sur ma tristesse, auxquelles j’ai répondu froidement mais d’une manière décidée, en disant ouvertement les raisons qui la causaient. L’extrême jalousie qu’avaient inspirée les soins (de pure politesse) de sir J. W. m’a presque amusée ; elle avait succédé, elle a succédé à celle qu’avait inspirée John et m’était infiniment plus commode. J’ai été, pendant un moment, décidée à en faire part à la femme : mais elle est trop légère et trop conteuse d’histoires ; j’en ai trop mauvaise opinion, enfin, tout lui est bon pour faire des tracasseries et il lui faut bien peu de fondement pour fabriquer des calomnies atroces ; je ne conçois pas où elle a pu pêcher tout ce qu’elle m’a raconté ! Si je pouvais vous le dire, cela vous ferait dresser les cheveux sur la tête ; par exemple, elle m’a assuré qu’elle avait beaucoup à se plaindre de sa tante parce que, dit-elle, « si je n’étais pas catholique, j’aurais pu faire de bien meilleurs mariages et un, entre autres, que je regrette tous les jours davantage » ; quel speech ! J’espère que c’est légèreté car je serais fâchée qu’une aussi jeune personne fût aussi corrompue que ce propos pourrait le faire supposer. J’ai été bien aise de m’en débarrasser, car elle me faisait tant d’amours que j’étais dégoûtée, et j’aurais voulu pouvoir les rendre à ma voiture à laquelle ils étaient véritablement adressés. Mais, c’est assez parlé d’Altona. — Je ne peux pas vous dire que votre lettre du 6 décembre m’a fait bien plaisir parce que j’en espérais d’une date plus fraîche, mais c’est quelque chose de savoir que vous étiez bien alors. — Nous avons fait la route d’Altona à Itzéhoé en deux jours. Ne croyez pas, cher papa, que ce fait soit une expression impropre ; c’est un fait. Partis samedi par la neige, il a fallu nous faire accompagner par une douzaine d’hommes armés de pioches. Ce n’est pas que trois ou quatre cents personnes n’eussent fait le chemin dans la nuit, mais le vent qui soufflait détruisait leur ouvrage à chaque instant, et nous avons plusieurs fois enfoncé jusqu’à l’essieu. Tant bien que mal, nous sommes arrivés ici à onze heures du soir, hier, et nous passons toute la journée dans l’espoir que la gelée durcira la neige et que d’autres voyageurs nous rendront le service que nous avons rendu hier, en frayant et en découvrant la route, ce qui n’est pas facile, je vous assure. Je ne cherche pas à vous donner une idée du froid qu’il fait : le thermomètre est de quatre degrés plus froid qu’il ne l’a été l’hiver dernier à Londres. Je souffre beaucoup des yeux ; c’est à peine si je peux y voir pour écrire.

Je vous le répète, mes chers amis, tant que je le pourrai, je tâcherai qu’aucune malle ne parte sans vous porter de mes nouvelles, mais, si cela arrive, ne soyez pas inquiets ; soyez sûrs que je ne ferai pas d’imprudences. Adieu ; je vous embrasse du plus tendre de mon cœur qui ne bat que pour vous. Ah ! mes amis, quand nous reverrons nous ? Je remercie le bon abbé de son petit mot. Je crains que mon frère ne trouve ces jonchets, tant vantés, bien vilains.



Bemmels, lundi, 6 janvier.

Je vous écris, chère maman, dans l’espoir de pouvoir faire mettre ma lettre à la poste à Schleswig où j’imagine que nous arriverons demain, quoique nous en soyons encore à sept milles d’Allemagne et que nous n’ayons pas pu parvenir d’en faire trois aujourd’hui ; mais, véritablement, les chemins sont détestables au point, par exemple, que nous n’avons pas fait un quart du chemin sur la grande route et que, le reste du temps, nous avons été obligés de voyager de champ en champ en passant la voiture à bras par dessus les haies qui les séparent. Enfin, c’est un bonheur inconcevable que nous n’ayons pas versé trois ou quatre fois ; du reste, nous sommes entrés dans une auberge où il n’y a pas eu de feu depuis un mois que dans la chambre à fumer qui nous est commune avec nos postillons, ce qui me serait fort égal si ils n’y fumaient pas, mais j’aime encore mieux geler qu’étouffer. Mon compagnon de voyage supporte ces contrariétés d’une manière divertissante pour moi : il se plaint de tout, et regrette surtout son départ d’Altona, se prend à moi de tout ce qu’il souffre, s’impatiente de ma patience et voudrait pour tout au monde que je me plaignisse autant que lui ; mais je ne fais que rire de ses doléances en l’assurant que je savais parfaitement tout ce à quoi je m’exposais en consentant à ce voyage, que je le lui ai représenté, qu’il n’en a tenu compte, que je me suis soumise à son caprice et que, maintenant qu’il n’est plus question que de supporter des désagréments, je me croirais bien faible de me plaindre après les sacrifices d’un genre si pénible que j’ai faits. Je me flatte cependant que nous ne serons pas retenus bien longtemps pour passer les Belts. Demain matin, nous partirons, j’espère, à huit heures au plus tard et je ne me flatte pas d’être à Schleswig avant huit ou neuf heures du soir. — Je ne vous parle pas du pays que je traverse ; vous connaissez la neige et je n’ai vu que cela, mais, autant que je puis en juger au travers de cette couverture blanche, il me paraît plat et je crois que, même en été, il doit être fort laid. Les habitants paraissent excessivement reculés : nos voitures sont pour eux un objet d’étonnement plutôt que d’admiration car ils paraissent incapables d’un sentiment qui supposerait un genre d’émulation ; ils sont fort bien quatorze ou quinze occupés à atteler quatre chevaux et cette opération dure au moins une heure et demie ; s’ils veulent faire reculer une voiture de quatre pas, ils détellent froidement les chevaux les attachent derrière et tirent la voiture à reculons, etc… enfin il faut quatre allemands et quatre heures pour faire autant qu’un anglais en une heure. Le paysan, ici, est soumis à la corvée, au moins pour débarrasser les chemins après la neige. J’ignore s’ils sont contraints à d’autres travaux, mais, assurément, ils n’exécutent pas celui-là avec soin. — Adieu, mes chers amis ; je vais tâcher d’avaler un peu des cochonneries qu’on nous sert et puis chercher du repos dans mon petit lit qui est mon seul comfort et hors duquel je n’ai pas couché depuis mon arrivée à Cuxhaven ; vous savez que je ne peux pas souffrir le changement de lit. — Je vous embrasse tous pour ce soir : quel agréable jour des Rois !… ma foi, s’il faisait aussi froid qu’aujourd’hui, ils y avaient bien quelque mérite.


Mardi 7, à Schleswig.

Ce n’est pas sans peine et sans fatigue que nous sommes ici, je vous assure, ma bonne maman. Je n’en puis plus de froid. Si je ne craignais pas n’être pas en état de faire une longue course, j’opinerais pour que nous fissions neuf milles d’Allemagne demain ; alors nous pourrions espérer d’arriver jeudi à Aarö où l’on passe le petit Belt. Je tâcherai de vous écrire de là, ne fût-ce qu’un mot. Ce qui est assez extraordinaire, c’est qu’on ne connaît pas plus l’état actuel des Belts qu’en Angleterre : ce peuple me paraît de la plus grande apathie. Mon Dieu ! que je voudrais être allemande ! — Adieu, ma bonne et chère maman ; embrassez papa et Rainulphe pour moi. Quoique j’écrive avec des gants, mes doigts sont tellement gelés que je puis à peine tenir ma plume. Mille amitiés aux bons O’Connell ; le sort de cette malheureuse femme m’occupe sans cesse.



Kalding, vendredi 10 janvier 1800.

C’est à toi, mon bon ami, que je veux écrire. Peut-être est-ce la seule lettre que tu recevras de ta vie datée du Jutland ; d’ailleurs, il faut que je t’apprenne une nouvelle qui, sans doute, t’intéressera parce que j’imagine que, depuis mon départ, tu t’occupes assez de la géographie du pays que je traverse pour savoir que le petit Belt se passe à Aarö. Eh bien, mon ami, ce passage est changé : on l’a transféré à Snoghorg d’où l’on va à Middeljart, en Fionie. — Je me flatte, mon cher Rainulphe, que tu m’as suivie dans mon voyage jusqu’à Schleswig, par Itzehoë et Rendsburg (situé sur l’Eyder et très bien fortifiée) ; apprends que, de là, nous avons été à Flensburg en laissant Gottorp à notre droite. Flensburg a un excellent port et c’est là que l’on construit et que l’on frète tous les vaisseaux destinés au cabotage de la Baltique. La ville, quoique très petite, est, dit-on, fort commerçante. — Jusqu’à Apenrade, le pays est affreux, mais, depuis ce petit bourg situé dans une position délicieuse, la campagne (jusqu’à Kalding, par Hadersleben) paraît bien boisée et charmante. Au surplus, je n’ai plus guère de sensations d’aucun genre, si ce n’est pour vous aimer tous plus que jamais, car tout en moi est gelé ! je ne saurais te faire comprendre à quel point j’ai froid, mon cher Rainulphe, à moins que tu ne te rappelles le Saint-Gothard. — Je me flatte que papa et maman auront reçu deux lettres de moi depuis que j’ai quitté Hambourg, l’une de Itzehoë et l’autre de Schleswig, mais la mer rend les correspondances si peu exactes qu’il est presqu’impossible de tenir un compte fidèle des lettres qu’on reçoit. — Je ne doute pas, mon ami, que tu n’aies cherché à être encore meilleur garçon depuis mon départ : redouble tes soins pour consoler nos excellents parents. Mon cher Rainulphe, je te promets que, si je suis assez heureuse pour être auprès d’eux quand les soins de l’état que j’espère te voir embrasser t’en éloigneront, je n’épargnerai rien pour adoucir un chagrin aussi cruel. — J’ignore encore quand nous arriverons à Copenhague ; je crois que nous traverserons le petit Belt demain ; mais les rapports qu’on nous fait du grand diffèrent beaucoup les uns les autres ; les plus favorables cependant ne nous promettent rien d’agréable. Dis à papa que je lui écrirai d’Odense et que je lui manderai ce que je saurai relativement à notre passage. — Sais-tu bien, mon cher frère, que je n’ai rien pu trouver à Hambourg à t’envoyer que ce jeu de jonchets que l’on m’avait fort vantés mais qui m’ont paru assez laids : je crains bien qu’ils ne te fassent la même impression. Je te prie, ainsi que monsieur l’abbé, de manger du bœuf fumé à votre lunching et de boire un verre de Porto à ma santé. Je te prie aussi, mon ami, d’embrasser bien tendrement pour moi madame O’Connell, Aimée et même mademoiselle Célénie, dussiez-vous en rougir tous les deux. — J’espère savoir par toi des nouvelles de Céva. Vas voir Lessé et demande-lui si Tarina se porte bien et si elle est en bon état. Mandez-moi tout cela ; mandez-moi surtout si maman est bonne fille, si elle mange, si elle dort, si elle est raisonnable, et, en tous cas, caresse-la bien pour moi et mets toi bien souvent (à mon intention) sur les genoux de notre adoré papa. — Adieu, mon enfant chéri, reçois les caresses bien tendres d’une sœur qui ne désire vivre que pour toi. — Mille choses au bon Zéqui ; je suis sûre qu’il pense à moi bien souvent. Bonsoir, mon ami ; je suis bien fatiguée et à moitié endormie : je vais me mettre dans mon lit et cela sans souper pour la meilleure raison du monde : il n’y a rien à manger, pas même du pain.



Odense, mardi 14 janvier.

Je mandais à mon frère l’autre jour que je vous écrirais d’Odense. Hélas, mon cher papa, je crains bien que vous receviez plus d’une lettre d’ici, car il me semble à peu près impossible de passer le grand Belt. Des passagers qui viennent de Copenhague disent avoir été huit jours sur une petite île déserte au milieu du Belt où ils ont pensé périr de faim et de froid, sans que les glaces leur permissent d’en sortir. Vous voyez que ces détails sont encourageants ! au surplus, dites bien à maman de ne pas s’inquiéter : car même ma prudence est fort peu nécessaire et sûrement, si nous courons quelque danger, ce sera à notre insu. — Nous avons été retenus deux jours à Snoghoy, quoique la mer soit beaucoup moins large en cet endroit que la Tamise ne l’est à Londres, mais la communication n’est généralement entretenue que par des bateaux fort petits, et, comme il en fallait un beaucoup plus grand pour transporter nos voitures qui ont passé dans le même sans être démontées, il a fallu élargir de passage qu’on avait fait dans la glace pour les petits bateaux. Je ne puis mieux comparer cette navigation qu’à la chute d’un vaisseau qu’on lance, excepté que la quille touche l’eau. — Au surplus, nous avons envoyé John à Nyborg pour savoir en détail de quelle manière il sera possible que nous nous rendions à Korsör. On dit qu’il faudra laisser nos voitures, mais, sûrement, je n’y consentirai jamais parce que je ne me sens pas la force de faire cent milles en Zélande, au mois de janvier dans des charrettes absolument découvertes, car les Stool waggons, qui sont les seules voitures de postes, ne sont pas autre chose. — Il y a un monsieur le comte de Stolberg qui poursuit la même route que nous : c’est un jeune homme de très bonne maison et qui nous a fait toutes les avances qu’un gentleman peut faire, mais nous les avons reçues avec plus que de la froideur. Il s’est contenté de nous faire une première visite que je n’imagine pas qu’il soit tenté de renouveler. J’en suis fâchée car il me semble que sa présence eût été un délassement à l’ennui que doit infailliblement causer le voyage que je fais, qui ne peut pas même intéresser la curiosité. Depuis que je vois des vilains pays, il n’y en a point à comparer avec la Fionie : de Middeljart à Odense, nous avons traversé trente-six milles de pays sans voir un village, un arbre, pas même une maison pour changer de chevaux, les mêmes nous ayant traînés tout le temps. Du reste, la neige ne manque pas dans cette plaine éternelle dont les propriétaires ne doivent pas beaucoup connaître le luxe assurément.

L’idée que je serai encore si longtemps sans recevoir de vos nouvelles, puisque je ne peux pas espérer d’en avoir avant d’arriver à Copenhague, m’afflige à un point que vous comprendrez facilement, puisque c’est ma seule consolation dans la triste situation où je me trouve et dont je voudrais bien vous faire le détail, ce qui est impossible. À cette fois suffit que, avant-hier matin, monsieur de B. m’a donné un bon coup de poing devant quatre témoins, que, depuis ce temps, nous n’avons pas échangé une seule parole. Ne croyez pas, cependant, que j’en sois du tout malheureuse, car, le moment de colère passé, j’ai vu immédiatement l’avantage qu’une pareille action me donnait sur lui. Au surplus, vous recevrez les détails par quelque voie aussitôt que cela sera possible. Je crois qu’on rachèterait chèrement la sottise faite. — Adieu, mes excellents amis ; ne me plaignez pas ; je ne m’ennuie, en vérité, pas beaucoup. Je vous embrasse et je ferme ma lettre. Adieu, encore adieu.



Nyborg, vendredi 17 janvier.

Quoiqu’à Nyborg, je ne suis pas plus rapprochée du but de mon voyage, ma chère maman, et les glaces me paraissent combinées contre moi. Cela m’étonne d’autant moins que je m’en rapporte à mon étoile de me susciter sans cesse de nouveaux contre-temps ; celui qui me retiendra quelques semaines à Nyborg n’est pas un des moins fâcheux pour moi puisqu’indépendamment du désagrément de passer ce temps dans une mauvaise auberge, et absolument seule, cela m’éloigne encore du but où tend tout mon espoir et je ne puis regarder mon séjour ici que comme un temps perdu. — Ce qui me désespère aussi est l’impossibilité d’avoir de vos nouvelles, messieurs Beremberg et Gossler devant envoyer à Copenhague toutes les lettres qu’ils recevront pour moi, et l’instabilité de notre séjour ici m’empêchant d’écrire ni à Hambourg ni à Copenhague qu’on me les fasse parvenir, car il n’y a point d’autre empêchement, la malle allant régulièrement à Korsör mais dans des bateaux à patins. Voici la manière dont on voyage dans ces esquifs qui sont extrêmement petits : on attache le patient avec le bateau ; après quoi, deux hommes le poussent devant eux sur la glace jusqu’à ce qu’il flotte, alors, les bateliers s’élancent dedans au risque de le faire chavirer, ce qui arrive souvent ; ils vont à rame jusqu’à ce qu’ils rencontrent un autre glaçon sur lequel ils s’élancent et hissent le bateau qu’ils recommencent à pousser. Ce petit manège se répète tous les quarts d’heure à peu près ; car, excepté le premier glaçon qui s’étend à un mille allemand (six milles anglais) en mer, les autres ne sont pas fort grands. J’avoue que, ne trouvant pas un grand mérite à me noyer dans le Belt, je ne suis pas fort empressée d’éprouver ce genre de navigation et que je suis assez d’avis d’attendre ici la gelée ou le dégel : indépendamment du danger, c’est une corvée pénible, attendu qu’à chaque fois que le bateau saute de la glace dans l’eau, le malheureux voyageur est inondé quand il n’est pas noyé. Deux femmes qui sont arrivées il y a quatre jours avaient un pouce de glace sur toute leur personne : je n’en crois rien, mais je vous répète exactement le propos qu’on m’a tenu. — Adieu, ma bonne maman, je vous embrasse pour aujourd’hui. Avez-vous reçu ma lettre du quatorze écrite d’Odense ?


Samedi 18.

Les événements de ma vie, tant que je resterai ici, ne seront pas très variés ni très intéressants. Le silence qui continue à régner autour de moi ne permet à ma situation de changer en aucun genre. Je voudrais bien savoir ce que la divine dit de mon sort à venir, car je ne me flatte pas qu’elle ait perdu ou qu’elle perde jamais son influence : on la connaît tout comme nous ; il n’est pas question de dessiller les yeux pour montrer un monstre ; au contraire, la connaissance parfaite qu’on a de sa méchanceté n’est qu’une raison pour l’aimer davantage. J’avoue que, plus je réfléchis au genre de sentiment que cette femme peut inspirer, moins je le conçois… enfin ! — J’ai lu dernièrement un livre qui m’a fort intéressée : c’est une espèce de pamphlet journaliste intitulé Précis des événements militaires. Cet ouvrage, dont il n’a encore paru que sept numéros, rend compte très clairement de la campagne très embrouillée de 99 ; il me semble que le style qu’on a adopté convient parfaitement à la grandeur du sujet par sa simplicité ; mais le morceau qui m’a paru le mieux fait est le premier où l’on rend compte de la situation de la France lors du traité de Léoben et à sa rupture ; je voudrais que papa lût cet ouvrage ; je crois qu’il l’intéresserait et puis je serai bien aise qu’il m’en mandât son opinion. — On me promet que, si le temps qu’il fait depuis deux jours dure encore cinq ou six jours, nous pourrons passer le Belt ; mais qui oserait se flatter d’un dégel soutenu pendant huit jours au mois de janvier en Fionie ? — Adieu, bonne et chère maman ; j’ignore quand ma lettre partira parce que c’est la poste de Copenhague qui la prendra en passant : on l’attend aujourd’hui, mais Dieu sait quand elle arrivera.


Dimanche 19.

Voici la poste, mes bons amis. Adieu ; le dégel continue, je n’ai que le temps de vous embrasser tous. Croyez qu’il existe dans un petit coin de la Fionie un cœur tout à vous.



Nyborg, mercredi 22 janvier.

Malgré le dégel qui continue, notre départ ne paraît pas très prochain. Je suis sortie hier pour la première fois depuis que je suis ici, et j’ai été à quatre milles où l’on s’embarque pour la Zélande pendant l’hiver. Là, on m’a donné l’espoir que nos voitures pourraient passer vers le commencement d’avril ou la fin de mars. — Monsieur de Boigne a eu différents plans en vue depuis les huit jours que nous sommes ici à croquer le marmot : d’abord, il voulait retourner à Hambourg : mais je m’y suis opposée parce qu’au bout d’un séjour de trois mois, je me serais trouvée au même point qu’à présent ; ensuite il s’est décidé à aller à Berlin par Lubeck, et à remettre le voyage de Copenhague à notre retour de Munich. Cette idée me convenait beaucoup mieux que l’autre ; quoiqu’elle eût l’inconvénient de nous faire faire six cents milles de plus qu’il n’était nécessaire, elle occasionnait une beaucoup moins grande perte de temps, et c’est là ce qui m’intéresse le plus… mais elle s’est évaporée pour donner lieu à une autre de beaucoup la plus raisonnable qui serait que monsieur de Boigne allât seul à Copenhague terminer ses affaires, et qu’il revînt me prendre ici où je l’attendrais. Je me passerais fort bien de voir Copenhague. — J’ignore si monsieur de Boigne mettra ce projet à exécution mais j’en doute. — À présent, cher papa, vous savez quel doit être mon sort, c’est-à-dire que vous ne savez rien. Ce qui m’étonne, c’est que je ne m’ennuie pas beaucoup ici : j’ai rappris tout l’Art poétique par cœur ; enfin je m’occupe et, si j’avais pu me procurer un maître d’allemand, je ne regretterais pas mon séjour, mais toute la ville de Nyborg ne fournit pas un homme qui parle français et allemand. Du reste, depuis que je suis dans ce pays, je n’ai pas appris à dire un mot et je crois que j’y passerais dix ans sans faire le moindre progrès, à moins de m’y livrer entièrement pendant quelque temps comme j’aurais pu le faire en ce moment, surtout si monsieur de B. va seul à Copenhague, puisqu’il ne peut guère être absent moins de quinze jours et que ce temps, uniquement employé à connaître les principes de la langue du pays où l’on se trouve, doit suffire à donner beaucoup de facilité. — Je sollicite monsieur de B. d’écrire à Copenhague pour qu’on m’envoie mes lettres, s’il y en a pour moi. — Êtes-vous aussi sans nouvelles ? Mon Dieu que je vous plains !


Vendredi 24.

Monsieur de Boigne me paraît décidé à partir demain si les vents le permettent. Alors, notre séjour ici tiendra lieu de celui que j’aurais fait à Copenhague et je ne le regrette pas du tout. Si je vivais comme un animal sociable, je pourrais assez m’amuser des différentes personnes que cette auberge renferme. Le comte de Stolberg y a passé plusieurs jours et m’a paru fort gentlemanlike : je l’ai vu deux ou trois fois ; du reste, il y a une grande intrigue dans la maison. Certain italien a épousé, il y a deux mois, à Copenhague, une demoiselle russe dont la position paraît avoir été scabreuse ; à peine mariés, la discorde s’est mise entre eux et, arrivés ici, ils se sont décidés à se séparer. Les articles n’étaient pas difficiles à faire ; il n’y a rien de part ni d’autre : mais la dame, qui paraît être au plus offrant, s’est mise sous la protection d’un colon de l’Île de France, d’un vieux monsieur de Chézon qui arrive d’Afrique et me parait d’autant plus propre à pigeonner que c’est un de ces faibles esprits forts, qui se vante d’avoir oublié son Pater, qui assure que ces gaillards de confesseurs ne sont plus à la mode, etc… et que la dame qui m’a honorée de deux ou trois visites me semble avoir beaucoup d’esprit et savoir se plier parfaitement aux idées des gens à qui elle souhaite plaire. Elle m’a raconté son histoire à sa guise ; mais elle s’est embarrassée de manière à me faire entendre plus qu’elle ne voulait, cependant elle m’a dit des traits de jalousie de son mari dont j’ai été trop frappée pour en révoquer en doute la vérité. Je n’ai pas été la seule à saisir les ressemblances, ce qui m’a procuré une soirée assez plaisante par l’extrême intérêt qu’on a mis à défendre le mari, ce qui semblait étonner les auditeurs beaucoup. Au surplus, cette femme est tellement coquine que, quoique assez aimable, j’ai été obligée de lui fermer ma porte ; elle m’a appris le mariage de mademoiselle de Xernichef avec un mince officier russe et celui de Brunette Le Brun avec une espèce de valet de chambre renforcé du comte de Xernichef qui lui devait une petite somme mais qui est ruiné et exilé. — Faites mon compliment de condoléance à Rainulphe sur ce mariage. Monsieur de Stolberg connaît madame de Werthern ; il m’en a parlé comme d’un ange ; comme chacun a son histoire, celle de ce jeune homme est que sa femme, fille du feu roi de Prusse, s’étant sauvée de chez lui avec son secrétaire, il s’est battu avec lui, l’a tué et maintenant est obligé de fuir tandis que la comtesse est enfermée dans la citadelle de Wurtzbourg par ordre de son frère : où donc est le bonheur dans ce monde ? J’ai trouvé assez plaisante cette réunion de ménages malheureux à Nyborg.

Dimanche 26.

Le temps affreux qu’il fait retient monsieur de Boigne ici depuis deux jours. Il partira aussitôt que cela lui sera possible. — Il est arrivé hier un général danois qui n’a quitté Londres qu’il y a un mois ; il a passé par Calais ; il est venu chez moi ce matin et m’a dit qu’en traversant la France il n’avait reçu que des attentions et des politesses les plus marquées des mêmes gens qui l’insultaient il y a cinq ans, que les postes étaient servies à merveille et les auberges comme en Angleterre ; il n’avait point d’armes sur sa voiture mais il dit que cette précaution est devenue inutile ; il doit me donner des gazettes anglaises qu’il attend aujourd’hui, ce qui me fera bien grand plaisir. Comme il est directeur des postes, il m’a proposé de faire ouvrir la malle pour me procurer la lettre mais, malheureusement, elles sont sous le couvert de monsieur Duntzfelt, ce qui me disappoint cruellement. — Par mon ignorance de la langue des danois et la très grande difficulté de trouver un interprète, j’ai manqué une poste, ce qui me décide à fermer ma lettre aujourd’hui afin qu’à quelque heure qu’arrive la poste elle puisse s’en charger. — La solitude entière où je me trouverai pendant quinze jours au moins ne m’effraie pas beaucoup ; ce qui m’alarme davantage est la situation d’Hambourg, la réponse laconique de Buonaparte au Sénat que j’ai lue dans la gazette de Leyde du 14 janvier : il paraît que cette ville est mal assurée et j’avoue qu’il y a beaucoup d’égoïsme à l’intérêt que je prends à sa conservation. — Adieu, mes bons amis, c’est du plus profond de mon cœur que je vous prie de penser à moi le 19 février : que cette époque me rappellera de moments heureux ! Puissé-je en passer encore dans vos bras ; car je sens bien que, pour moi, le vrai bonheur ne peut jamais être que là. — Je suis malade comme une bête depuis deux jours. Si je me laissais aller, ah ! comme J’aurais vite la maladie du pays ; mais je suis bonne fille.



Nyborg, mardi 28 janvier.

Le temps des miracles n’est pas passé : il vient de s’en opérer deux, les voici ; jugez par vous-même. Monsieur de B. a tenu pendant quatre jours à la même opinion et est à l’heure qu’il est sur le chemin de Korsör à Copenhague, car, son étoile ne l’abandonnant jamais, il a passé en quatre heures. Avais-je raison, sont-ce là des miracles, chère maman ? Quel homme ! Après avoir craint de me laisser avec vous un quart d’heure, il me campe là, dans une auberge (en Fionie, il est vrai) sous la seule garde de quelques valets dont il se méfie. Je vais maintenant, chère maman, vous mander bien des détails que je n’ai pas encore pu vous donner. Ce n’est pas qu’il lise mes lettres, mais je crains toujours que la fantaisie ne lui en prenne, et je crains de me compromettre ; c’est pour la même raison que je continue à vous recommander la plus grande circonspection. — Commençons par les raisons qui m’ont empêchée d’aller à Copenhague : vous me connaissez assez pour croire que ce ne sont pas les dangers du passage qui m’ont retenue ; la raison que j’avais donnée de ne vouloir pas faire cent milles en charrette n’existait plus parce que monsieur Duntzfelt m’avait envoyé une voiture à Korsör, et je me serais alors décidée à partir si monsieur de B. n’avait pas, avant que j’apprisse cette nouvelle, annoncé le dessein d’aller seul finir ses affaires, ce que j’ai préféré, d’abord parce que l’excuse des glaces en aurait été une excellente pour me retenir là jusqu’au mois de mars et puis que l’état de ma santé ne me permettait pas de m’embarquer avant le 30 au plutôt. C’était donc du temps gagné de toutes les manières ; de plus, je savais que vous, ma chère maman, n’étiez pas sans inquiétudes sur mon séjour à Copenhague et j’ai voulu vous les épargner. D’ailleurs, la solitude convient beaucoup mieux à la situation de mon âme que le bustle d’une cour où je me serais précisément trouvée pendant le fracas du carnaval et où je me serais vue obligée de me livrer à ce qu’on appelle les plaisirs pour pouvoir la quitter. Je n’ai jamais été plus fatiguée de mon être que pendant les derniers jours de mon séjour à Altona où il a fallu paraître m’amuser ou me décider à passer l’hiver ; il n’y a rien qui fatigue autant que des false spirits. — Si j’avais cru à l’absence du général, je vous aurais évité l’ouvrage que vous donnera sans doute l’énigme expédiée par Anne, il y a quelques jours, et qui vous parviendra peut-être longtemps avant cette lettre parce qu’elle passera par la France avec la poste danoise et que j’envoie les miennes à messieurs Gossler pour les faire passer à Cuxhaven. — Je vais vous raconter le fait dont elle vous parle, un peu plus clairement, j’espère. Depuis notre départ d’Altona, nous étions assez mal ensemble et monsieur de B. avait repris la louable habitude de me dire des injures, non pas à l’heure mais à la journée ; mais, comme cela m’est maintenant fort égal, je ne l’écoutais pas et il se fatiguait la poitrine inutilement. Arrivés à Snoghoy, au bord du petit Belt en Jutland, nous y avons été retenus deux jours, comme je vous l’ai mandé d’Odense. Enfin, il a été décidé que nous partirions à huit heures le lundi 13 pour nous rendre à Odense (qui est à trente-six milles de Middeljart) le même jour. Pendant toute la nuit, monsieur de B. n’a cessé de m’accabler d’outrages qu’il serait inutile et fastidieux de répéter ; il m’a beaucoup pressée de me lever le matin : en effet, je me suis dépêchée de m’habiller et, afin de perdre moins de temps, ayant passé mon gilet et le cotillon de mon habit, j’ai envoyé Catherine chercher John pour démonter mon lit ; il est arrivé pendant que je mettais ma cravate ; j’étais entièrement prête à partir, à l’exception de mon habit qu’une de mes femmes tenait, pour m’aider à le mettre. Entrez, ai-je dit à John qui était dans la chambre où monsieur de B. s’habillait. À peine se disposait-il à m’obéir que l’autre, se précipitant comme un furieux dans la chambre, m’a crié : « Madame, si vous n’avez aucune décence, j’en aurai pour vous et si vous, suivant vos principes français, aimez à paraître nue devant vos gens, cela ne me convient pas. Sortez ». Cette dernière parole, accompagnée d’un geste fort énergique, s’adressait à John ou plutôt à son épaule. « Monsieur, comme les gens qui vous entendront pourront croire que les grossièretés de vos propos sont méritées, il est juste que je leur prouve le contraire. Je veux que tout le monde soit juge de la nudité dont vous vous plaignez. » En disant ces mots, je me suis avancée vers la porte que l’on m’a fermée au nez en me donnant deux coups de poing, un à l’épaule et l’autre à la figure. Adieu, chère maman, je suis fatiguée. La suite à demain.

Mercredi 29.

Mon premier mouvement a été de pousser un grand cri, le second d’ouvrir la porte et de dire à John et à Richard (ils étaient dans la première chambre) et à mes femmes (elles étaient dans la mienne) : « Je vous prends tous à témoin de la manière dont monsieur de B. me traite. Remarquez mon costume et rappelez-vous que c’est pour cela qu’il m’a battue. ». Après avoir dit ce peu de mots qui ont beaucoup calmé l’emportement du patron, je suis rentrée dans ma chambre et Catherine est sortie de l’appartement ; elle est revenue peu de moments après. Monsieur de B. l’a suivie dans ma chambre où il espérait me trouver pleurant et me désespérant ; car il a eu l’air fort désappointé de me voir achevant tranquillement ma toilette. « J’espère, monsieur, que vous n’allez pas recommencer à me battre. » — « À vous, battre, non, non, madame : vous et votre complice (parlant d’Anne) aurez beau faire, vous ne parviendrez pas à persuader une telle fausseté. » — « Qu’appelez-vous une telle fausseté ? Demandez à Catherine qui n’est pas ma complice puisqu’elle rentre dans la chambre avec vous si c’est une fausseté. » — « Catherine (avec un air destiné à l’intimider), m’avez-vous vu frapper madame de B. ? » — « Je ne peux pas dire, monsieur, que j’ai vu le coup ; mais j’ai vu votre main sur le visage de madame et quand vous l’avez retirée. » — Cette distinction m’a fait sourire et a comblé la fureur de monsieur de B. Je ne lui ai fait aucun reproche ; mais j’avoue que j’étouffais. Une promenade sur le devant de la maison où j’ai laissé couler quelques larmes m’a fort soulagée et, pendant quatre jours entiers, il ne s’est pas dit un mot entre nous, quoique nous fussions toujours ensemble. Cependant, j’ai remarqué que monsieur de B. se réjouissait de m’avoir affligée, accordingly. J’invitai le comte de Stolberg (qui avait été témoin de ma promenade matinale à Snoghoy et à qui j’ai quelque raison de croire que John en avait dit le motif) à passer la soirée chez moi. Il m’avait été présenté la veille dans la cour par monsieur de B. Je fus excessivement polie et presque gaie. Je m’adressai plusieurs fois à monsieur de B. et je dissimulai parfaitement la manière dont nous étions ensemble devant monsieur de Stolberg, mais, à son départ, je repris mon froid et mon silence. Cette petite visite, en prouvant à monsieur de B. qu’il avait perdu le droit de m’affliger, le mit au désespoir. Enfin, coûte que coûte, j’ai conservé mon silence pendant huit jours entiers, ce qui est d’autant plus long qu’étant toujours seuls il était continuellement à me faire des excuses : cependant, je ne lui ai pas formellement pardonné ; mais nous nous sommes quittés assez bons amis, quoique très froidement de part et d’autre. J’ai reçu un billet de Zélande au moment de son arrivée qui contenait tous les amours possibles. Je lui ai répondu hier et le genre de ma lettre m’a d’abord embarrassée ; à la fin, je me suis décidée à écrire amicalement en mêlant toujours quelques phrases sur les propos auxquels j’aimerais bien à croire si les actions répondaient, etc… — Après l’action du 13, John, furieux des coups de poing qu’il avait partagés avec moi, a, je crois, demandé son congé ; mais l’affaire s’est arrangée sans que j’en sache les détails.

Monsieur de B. a repris, depuis cet événement, toute sa haine pour Anne. Il a été excessivement jaloux de monsieur de Stolberg ; il m’a dit, une fois, que j’aurais beaucoup à faire si je voulais aimer tous les hommes qui sont aussi grands que monsieur de Stolberg si j’allais à Berlin, parce qu’il y en avait un grand nombre dans l’armée prussienne (ceci devant témoins). Je lui ai répondu que c’était vrai, mais que, comme on disait que la plupart étaient roux (monsieur de Stolberg est roux) et que ceux-là ne me plaisaient pas, cela diminuerait mon ouvrage : cette réponse que monsieur de B. a été obligé de prendre en bonne part a mis les rieurs de mon côté.

À présent, ma chère maman, vous vous attendez peut-être que je vais vous dire ce que je dois devenir lors du retour de monsieur de B. ; mais c’est un secret que je ne trahirai assurément pas et, sur notre future destinée, il peut compter sur ma discrétion. Je lui écrirai demain pour savoir sérieusement où nous allons en partant d’ici car, depuis quelque temps, ses plans ou plutôt ses phrases changent chaque jour : tantôt nous devons retourner à Londres immédiatement, tantôt il doit me mener à Munich y acheter une maison, m’y établir et aller chercher sa famille pour l’habiter avec nous, mais comme, malheureusement, ce projet a mon approbation, il est tombé dans l’eau ; tantôt nous devons nous établir à Bariep pour y être aussi heureux que monsieur d’Armaillé et y faire danser les petites paysannes, tantôt nous devons retourner en Angleterre pour nous défaire de tous les liens qui nous attachent à ce maudit pays, tantôt, en se glorifiant d’y appartenir, on jure que c’est le seul qui soit habitable ; tantôt, mais à quoi servent toutes ces folies… Voilà la poste ; il faut fermer ma lettre au plus vite. Adieu mille fois, chers amis.



Nyborg, jeudi 30.

Suis-je donc seule dans l’univers ? Oui, seule, seule avec mes larmes : elles coulent depuis vingt-quatre heures sans interruption et personne ne les a essuyées. Ah ! pourquoi m’avez-vous tant aimée, accoutumée depuis mon enfance à voir partager mes moindres chagrins ? Cet isolement affreux redouble mon désespoir ! « Elle était mieux, foi de papa ». Ah ! pardonne-moi, mon ami, si je doute de ce que tu me dis ; mais ce mieux a commencé le mardi, mardi jour du courrier ! Je ne puis m’empêcher de traduire cet elle est mieux, elle est mieux de l’abbé par je ne veux pas vous assommer tout d’un coup. De dix lettres qui me sont parvenues hier au soir, celle du quatorze est la dernière. Ah, mon excellente mère, quand reverrai-je cette écriture dont les derniers traits m’ont arraché tant de larmes ? Oh ! mon Dieu, quand cette cruelle incertitude finira-t-elle ? J’attends une lettre avec l’impatience la plus vive et, cependant, je la redoute.


Samedi, 1er  février.

Je me croyais en état d’écrire l’autre jour ; mais j’ai été obligée de cesser parce que je me suis trouvée mal et Anne n’a pas voulu me rendre mon écritoire avant cette minute. J’ai le cœur déchiré ; je n’ose fixer mes regards d’aucun côté. Ce fire-side, objet de tous mes désirs ; de tous mes regrets, n’est maintenant pour moi qu’un objet d’effroi !… J’attends des lettres demain et peut-être monsieur de Boigne à qui mes gens ont écrit que je n’étais pas bien. Peut-être n’aurai-je pas de vos nouvelles d’Angleterre, peut-être… ah ! mon Dieu, mon Dieu, je suis bien occupée de cette pauvre duchesse, quel horrible événement ? et ma respectable amie, et cette chère aimée ! Juste ciel, que de malheurs, que de chagrins ; je ne sais encore si je rêve ou si je veille, depuis que j’ai reçu ces fatales lettres (tant désirées), mon existence paraît confuse ; je ne sais ce que je dis ni ce que je fais ; tout ce que je sais c’est que je vous aime tous avec idolâtrie et que je ne respire que pour vous et mon Rainulphe aussi. Il est malade… et mon excellent, mon adorable, mon adoré père est-il en état de soutenir tant de secousses et de chagrins ? Je suis beaucoup mieux ; ne vous inquiétez pas pour moi ; je fais tout ce que vous pourriez me conseiller ; seulement je suis un peu faible et je m’arrête. — Adieu, recevez toutes les caresses de votre Adèle. — Parole d’honneur, papa, je n’ai eu d’autre maladie que deux ou trois attaques de nerfs à la suite desquelles j’ai eu un accès de fièvre mais qui est absolument passé. Je me suis mise au bouillon de poulet pour toute nourriture : tu vois que je soigne ton bien. Adieu, mon ange chéri.



Nyborg, jeudi 6 février.

Je n’ai point encore reçu de lettres depuis celle du quatorze janvier. D’après cela, vous imaginez facilement quel est l’état de mon âme. Depuis mon départ, je n’ai pas encore été si longtemps sans vous parler de ma tendresse. Je ne vous donnerai d’autre raison de mon silence que l’impossibilité de le rompre. Mes forces me permettent de me promener dans ma chambre ; à présent, je passe ma vie à la traverser de long en large, à courir à la fenêtre au moindre bruit dans l’espoir de voir arriver des lettres que ma raison me défend d’attendre. La poste de dimanche n’est venue qu’hier ; elle avait été retenue par les glaces ; elle ne m’a apporté que des lettres de monsieur de Boigne qui ne fixe point le moment de son départ et remet au courrier prochain à répondre aux questions que je lui avais faites sur notre future destination. — Ma seule occupation et la seule qui me soit supportable est de relire toutes vos lettres ; il me paraît qu’il en manque au moins quatre ; peut-être me parviendront-elles par la suite ; celle où maman me rend compte de la douleur déchirante de madame de Fitz-James m’a fait répandre des torrents de larmes ; au surplus, c’est un chef-d’œuvre que cette lettre : elle est digne de madame de Sévigné. Je ne sais si la mort de madame de Maillé m’aurait fait autant d’impression à Londres qu’à Nyborg ; mais je ne le crois pas. On a mandé à monsieur de Boigne qu’elle avait été causée par la présence de trois constables qui, étant venus pour arrêter son père, lui avait fait une révolution. — Comme votre lettre du 8 ou 7 est perdue, cela peut-être ; mais ce trait me paraît porter toutes les marques de la bonté française. Je bénis le ciel de n’avoir pas été à Copenhague. Le séjour de Nyborg convient beaucoup mieux à ma profonde tristesse que celui d’une cour qui me paraît devoir être fort gaie ; d’ailleurs, ici, personne ne me console et c’est le seul soulagement que je puisse recevoir. — Monsieur de Boigne me mande qu’il s’amuse beaucoup. J’en suis charmée. Il me paraît que nous rapporterons de notre expédition de Danemark trois épées qu’il espère que la rouille n’aura pas entièrement gâtées. Voilà les grandes affaires !


Vendredi 7.

J’ai été interrompue par l’entrée de monsieur de Boigne. Il m’a rapporté beaucoup d’assez jolies choses de Copenhague. Nous partons demain pour Hambourg d’où je crois que nous prendrons notre chemin vers Cuxhaven, mais surtout, chers amis, n’en parlez à personne, personne sans exception. D’ici là, la girouette pourrait bien encore tourner ; ainsi ne vous livrez pas trop à l’espoir de m’embrasser peut-être dans moins d’un mois. J’avoue cependant que cette idée me tournerait la tête si j’avais le bonheur de recevoir de bonnes nouvelles de Londres. Je n’en attends qu’à Hambourg, parce que le général a déjà écrit à monsieur Gossler de garder nos lettres jusques à notre arrivée. Mes lettres doivent vous parvenir bien inexactement ; c’est la faute de la poste de Copenhague dont on ne peut jamais calculer les mouvements. — Adieu, mes uniques et adorés amis ; j’ai le cœur gros et léger ; fasse le ciel que je reçoive de bonnes nouvelles et que monsieur de Boigne reste du même avis : c’est ma prière de tous les moments ; ce sera la vôtre, j’en suis bien sûre.

Ne soyez pas inquiets si vous ne recevez pas de mes nouvelles pendant longtemps. Je compte voyager très expéditivement et, peut-être, ne rencontrerai-je pas de poste sur la route ; d’ailleurs, à l’inquiétude près, je me porte assez bien, quoique monsieur de Boigne m’ait trouvée très maigrie.



Hambourg, vendredi, 14 février.

Vous voyez par la date de ma lettre, mes excellents amis, que je n’ai point perdu de temps, venant de Nyborg ; je courais après des nouvelles sur lesquelles reposait mon bonheur. Que Dieu soit béni ! quoique mauvaises, celles que j’ai reçues m’ont tranquillisée. Ma bonne, mon adorable maman, quel cruel intervalle que celui qui s’est passé depuis le 29 janvier jusqu’à aujourd’hui ! Vous croirez difficilement que la vue de l’écriture de madame de Mville m’a causé un des plus vifs mouvements de joie que j’aie éprouvés de ma vie. On m’a apporté plusieurs lettres de chez monsieur Gossler où j’avais envoyé en débarquant. Celle de la divine à monsieur de B. était, selon sa louable coutume, adressée par la main d’autrui. J’ai cru reconnaître celle de l’abbé ; j’ai tremblé ; j’ai pressé monsieur de B. de l’ouvrir. Oh, joie ! j’ai reconnu le griffonnage inimitable ! Alors j’ai eu le courage de briser le cachet des lettres de l’excellent papa où j’ai trouvé quelque consolation. — J’ai fait cinquante milles anglais aujourd’hui. Je suis horriblement fatiguée. — À demain, mes adorés amis ; je vous réunis tous, ah, tous ! pour vous embrasser comme je vous aime ; en vérité, c’est beaucoup.


Samedi 15.

Je ne vous ai point écrit en route, ma chère maman, pour plusieurs raisons ; mais celle qui a ajouté de la force à toutes les autres était la certitude que je ne pouvais pas vous donner de mes nouvelles parce que j’allais aussi vite que la poste. — Parlons d’abord de notre correspondance. Vos lettres me sont parvenues bien inexactement et, d’après le calcul que j’ai fait, il m’en manque encore cinq ; mais, depuis le 7 janvier jusqu’au 31 (qui sont les dernières malles), je tiens journal exact. — Que je suis fière de l’approbation de mes respectables amis ! ah oui ! vous êtes toujours présents à ma pensée, toujours consultés ; vous dirigez tacitement toutes les actions de ma vie. Si je vaux quelque chose, n’est-ce pas à vos soins, à vos bontés que je le dois ? Quelle reconnaissance pourrait jamais vous payer de si grands bienfaits ? — J’espère écrire par ce courrier à cette bonne madame O’Connell ; j’avoue que, quelque vive que soit mon amitié, c’est une tâche pour moi ; mais je vois déjà papa qui s’apprête à me faire un petit sermon.

Que la conduite de Joubert est drôle, en effet ! c’est cependant un homme d’esprit, raisonnable même et (je croyais) attaché à toute notre famille ; je ne doute pas que cette bizarrerie ne soit un mérite à ses yeux ; ne trouvez-vous point que c’est un trait dans le genre de Masi ? — J’ai reçu le paquet des pelletiers, mais celui remis entre les mains de monsieur Gossler est toujours ici et la pelisse et les robes de chambre seront hors de saison avant qu’elles ne parviennent à leur destination. — J’ai été à Altona ce matin, chez la duchesse d’Havré, lady’s Clifford et Webb. — On attend madame Dillon tous les jours ; d’après les lettres reçues par le général, il parait qu’elle a l’approbation de madame de M. : j’en suis fâchée pour elle. — Je ne vous ai point parlé du séjour de monsieur de B. à Copenhague ; il paraît qu’il s’y est fort diverti ; on prétend qu’on m’y a fort regrettée et que le prince royal n’a rien négligé pour me procurer la facilité de m’y rendre. — Adieu, mes chers amis ; dans quelques jours, je pourrai vous dire probablement ce que nous devenons. — Le général, qui a été parfait pour moi en tout ce qui regarde la maladie de maman, me charge de vous faire mille tendres compliments ; il compte écrire à papa peut-être par ce courrier ; en attendant, il me dit de vous assurer qu’après avoir embrassé le bon oncle à Munich il me ramènera immédiatement au milieu de vous tous qui m’êtes si chers (ceci est officiel).


Dimanche 16.

Voici ce que monsieur de Boigne me paraît avoir décidé pour notre marche. Nous partirons lundi prochain ; nous irons par Kassel, Nuremberg et Ratisbonne ; notre séjour ici est prolongé par le délabrement de la vieille voiture qui n’a pas résisté aux routes du Holstein, quoiqu’elles soient passablement bonnes ; il y a un col de cygne de cassé, etc… J’ai été interrompue cinq ou six fois depuis que j’ai commencé ce peu de lignes, d’abord par monsieur Schramm (beau-frère de monsieur Gossler et marchand de soie) qui m’a invitée à souper jeudi prochain, invitation que j’ai acceptée, ensuite par monsieur Gossler qui m’a dit qu’il ne manquait aucune malle, ce qui m’étonne, puisque je n’ai pas reçu cinq de vos lettres, ensuite par sir Thomas et lady Webb qui est grosse, qui ne partira pour Vienne que six semaines avant le temps où elle doit accoucher, qui y restera trois mois et qui espère y faire une connaissance qu’elle pourra charger d’avoir l’œil sur son enfant pendant qu’elle se divertira en Italie : voilà le speech qu’elle m’a fait. — Adieu, je vous quitte pour aller à la Comédie.


Lundi 17.

Je reprends ma plume, enfin. J’ai déjà eu cinq ou six visites ce matin. Hier, j’ai laissé des cartes (car je n’ai trouvé personne) chez mesdames Cockburn, de Viguier, mistress Beckford et lady Crawfurd. — Pendant mon absence, monsieur C. de Mussey est venu chez moi ; je l’ai vu le soir à la Comédie ; il m’a dit que ses parents étaient établis à la campagne près d’ici et que lui-même donnait ici des leçons de chant, ce qui m’a engagée à être plus polie pour lui que je ne l’aurais été sans cela, les pêches à cinq schillings me tenant toujours au cœur. — Madame la duchesse d’Havré et madame de Solre sortent de chez moi ; j’ai promis d’aller déjeuner chez elles mercredi. — Je viens d’écrire à madame O’Connell ; je vous envoie la lettre que vous remettrez, si cela vous paraît convenable.

Mardi 18.

Je viens de recevoir une lettre toute aimable de Munich à laquelle je vais répondre ainsi qu’à une de Dorothée que j’ai trouvée ici. Il y a encore trois malles d’Angleterre de dues et le vent est contraire. — Je vous prie, chère maman, de donner les ordres à Foster pour m’acheter ce qui est nécessaire pour me faire douze corsets et douze fichus de nuit ; je désirerais que les garnitures fussent en mousseline des Indes, brodées et festonnées ; je vous prierai aussi de lui donner un modèle pour les faire faire. Vous vous rappelez que mes corsets ont des manches et qu’ils sont doublés et garnis. Pardon, chère maman, de la peine que je vous donne. — J’espère recevoir par le prochain courrier une lettre de Rainulphe que j’embrasse du plus tendre de mon cœur. — En acceptant le déjeuner proposé pour demain, je n’avais pas pensé que c’était mon birth day. Monsieur de B. voulait donner une fête : jugez quelle tête j’y aurais portée. — Adieu, chère maman ; croyez que toute ma vie est employée à penser à vous. — Je vais tous les soirs à la Comédie : c’est un délassement ; du reste, ma vie est assez triste comme à l’ordinaire. La phrase officielle m’a été dictée par monsieur de Boigne : ainsi, vous pouvez en parler. Comme je l’avais prévu, la girouette n’est pas directement tournée vers Cuxhaven. Adieu mille fois, chers amis.



Hambourg, mercredi 19 février.

Le 19, chers amis, aujourd’hui, votre Adèle a reçu vos soins depuis dix-neuf ans. Qu’une époque, souvent, rappelle de tristes idées ! Je ne puis vous dire à quel point je suis accablée ; c’est la première fois de ma vie que ce jour se sera écoulé sans que j’aie été pressée sur le cœur paternel ! Il me paraît mille fois plus dur d’être séparée de vous en ce moment. Depuis huit jours, je me raisonne sur ce point, mais je ne réussis pas : tous les jours se ressemblent, me dis-je ; non, ils ne se ressemblent pas, non votre Adèle n’aura pas entendu prononcer ces mots si doux : God bless, my child, vous ne lui avez point dit qu’elle contribuait à votre bonheur, vous… mais à quoi sert de vous attrister aussi ? C’est une faiblesse que je me flatte que vous n’avez pas partagée ; quant à moi, c’est beaucoup plus fort que ma raison ; je me rappelle l’année que ce jour finit ; je tremble en l’envisageant : que de secousses, que d’événements malheureux, que de chagrins de tous les genres ! je ne peux pas dire, comme tant d’autres : « le passé ne fait rien ». Ah ! toute ma vie s’en ressentira ; je ne puis m’empêcher de remarquer par quelle fatalité (à dix-neuf ans) toutes les époques qui devraient être pour moi jours de fête sont jours de larmes. Rappelez-vous le 11 de juin de l’année dernière ; mais, non, ne vous rappelez rien de tout cela ; rappelez-vous bien plutôt, mes bons amis, que je vous aime de toute mon âme, que, de près comme de loin, nous sommes sans cesse occupés les uns des autres. C’est à genoux, mes adorés parents, que je reçois avec le respect, la tendresse, la vénération profonde que vous savez inspirer les bénédictions que je suis bien sûre que vous me prodiguez en ce jour. Ah ! je suis toujours certaine que nos cœurs se rencontrent.

J’ai écrit à l’évêque : il me parle, dans sa lettre, du projet qu’il semble avoir de rentrer en France avec sa respectable amie. — J’ai été ce matin chez la duchesse d’Havré comme un chien qu’on fesse. Je n’en suis pas fâchée ; cela m’a forcée à l’air de la distraction. On a beaucoup parlé de cette pauvre madame de Maillé ; ce sujet lugubre me convenait fort ce matin. — Lady Crawfurd est venue chez moi hier ; elle m’a invitée à souper pour vendredi. D’après ce qu’elle m’a dit, il me paraît que mesdames de Matignon et de Montmorency doivent y être. J’aurais mieux aimé (d’après cela) ne pas y aller, car je connais l’indulgence de ces dames, et je ne doute pas qu’on ne fabrique une histoire comme à l’ordinaire ; mais lady C. m’a pressée de manière à n’être pas refusée. J’imagine que mistress Cockburn y sera, quoiqu’elle ne sorte presque pas ; elle ne voit plus aucun français : en tout cas, on prétend que ce nouveau ménage va fort mal. Monsieur Cockburn à ce qu’on dit is going into business. — Adieu, mes chers amis ; votre Adèle vous embrasse avec un cœur bien, bien gros.


Jeudi 20.

Vous ai-je mandé, chers amis, la route que je crois que nous prendrons en allant à Munich ; il me semble que oui, mais, quitte à me répéter, je vous redirai le nom des endroits que nous traverserons : Brunswick, Wolfenbüttel, Erfurt, Bamberg, Nuremberg, et Ratisbonne ou Augsbourg : c’est la ligne la plus droite et, par conséquent, celle qui me convient le mieux. — Monsieur de Boigne m’a dit avoir reçu hier une lettre de sa famille. J’en suis charmée pour lui ; il paraît qu’il ne lui reste d’autres parents que deux sœurs, vieilles filles, et trois frères dont deux sont en Amérique et l’autre supposé mort. Il prétend qu’il doit me laisser à Munich tandis qu’il ira rencontrer ses sœurs à Genève ou à Milan ; mais c’est un projet en l’air que je ne le crois pas assez sot pour exécuter ; vous avez bien assez de perspicacité pour en voir les nombreux inconvénients. Ce qu’il y a de certain c’est que, si j’aime les batailles, c’est de loin, et je compte me tenir à une distance très respectueuse du théâtre de la guerre qui, depuis que le retour des russes est certain, paraît devoir être fort active ; selon moi, Munich est déjà bien voisin des armées. Monsieur de B. n’a pas voulu me montrer les lettres de ses sœurs parce que, dit-il, il y a trop de détails. Quelle drôle de raison ! si je les vois, comme je l’espère, je compte qu’elles m’en apprendront bien davantage. — Je vais ce soir chez monsieur Schramm ou, plutôt, monsieur le général de Boigne et sa dame y vont car c’était ce que portait le billet d’invitation. J’imagine bien que le meilleur ton n’y régnera pas, mais tout le monde y va et, d’ailleurs, il faut bien voir les usages des pays où le sort vous conduit. J’ai cherché à me mettre simplement sans cependant affecter un déshabillé qu’on m’avait conseillé et qui, dès lors, pouvait être désobligeant pour les maîtres de la maison. — Adieu, mon cher papa ; je vous parlerai demain de la grande fête de ce soir.


Vendredi 21.

Cela s’est très bien passé, je vous assure, beaucoup mieux que je ne m’y serais attendue. Ayant été à la Comédie, je ne me suis rendue chez monsieur Schramm qu’à neuf heures. J’ai été reçue fort poliment et placée entre madame de Moravief (la femme de l’envoyé de Russie) et madame Gossler qui fait assez passablement les honneurs de la maison de son père. Bientôt après, on s’est mis à table, et c’est bien dit, car il n’y avait rien dessus, mais un assez grand nombre de valets ont fait tourner autour de la table des plats découpés : cela n’avait pas bonne mine, mais c’est l’usage du pays chez tout le monde, ainsi que le ducat qu’il faut donner aux gens en sortant ; ce qui ne l’est pas, je crois, est l’anecdote de ce matin. À neuf heures, monsieur Schramm m’a envoyé une pièce de taffetas dont j’avais trouvé l’échantillon joli il y a quelques jours, en me disant qu’il était charmé d’avoir pu me la procurer ; nous avons compris qu’il fallait payer le souper. — Je vais ce soir chez lady Crawfurd où je suis sûre de m’amuser encore bien moins qu’hier ; enfin n’importe ; il faut faire contre fortune bon cœur. — Je n’ai été chez lady Webb qu’une fois depuis mon arrivée et je compte aller la voir aujourd’hui ou demain, afin qu’elle dise du mal de moi huit jours plus tard. — Je vous prie de parler de moi aux ladys Hamilton ; je suis bien touchée des soins qu’elles vous donnent, mais, en vérité, ma bonne maman, on n’a pas un grand mérite à vous en rendre. Dites aussi tout ce qui est convenable à tout le monde.

Pardon, maman, de vous donner toutes mes commissions, mais je voudrais bien que vous disiez à Foster de me faire trois draps de lits neufs et de les garnir au pied comme des côtés. — Adieu, mes excellents amis ; je vais écrire à mademoiselle de Werthern pour lui dire que je suis bien fâchée de ne pas la voir, mais ce sera un grand mensonge, puisque j’espère retourner quelques jours plus tôt au milieu de tout ce qui m’est cher. — Quatre malles sont dues, hélas ! peut-être partirai-je sans lettres. — Vous jugez (par ce que je vous ai dit) la manière dont je parle des lettres reçues ou prétendues reçues de la famille.



Hambourg, samedi 22 février.

Ils vous comblent partout d’éloges fastueux.
La vérité n’a pas cet air impétueux,


ni celui de madame de Matignon, je vous assure ; au surplus, la soirée d’hier chez lady Crawfurd s’est passée mieux que je ne croyais. Il n’y avait de ma connaissance que madame de Matignon qui m’a trouvée jolie comme un ange, coiffée à ravir, mise comme une nymphe, etc… J’ai été, comme vous pouvez croire, extrêmement flattée de tous ces compliments dont je connais la sincérité. La duchesse de Montmorency n’y était pas, parce qu’elle était incommodée, madame Cockburn parce qu’en vérité on avait oublié de lui dire de venir. Madame de Bool, la femme du ministre d’Autriche, qui était chez lady Crawfurd, m’a fait mille politesses ; c’est une dame de Munich ; elle m’a proposé des lettres pour sa famille que j’ai acceptées avec reconnaissance ; elle est fort jeune, fort jolie, fort aimable, et elle m’a dit : ah ! qu’on est heureuse d’aller à Munich, avec un ton que j’ai reconnu. — Lady Crawfurd m’a dit avoir été, avant hier, chez lady Webb, qui était dans son lit fort menacée d’une fausse couche. Je vous quitte pour aller chez elle.


Dimanche 23.

Nous ne partirons pas demain, à cause de la voiture qui ne sera prête que pour mardi. Encore notre départ est-il bien hasardé, puisqu’on ne passe pas l’Elbe souvent pendant des semaines entières ; cependant on nous fait espérer qu’en remontant la rivière pendant vingt ou vingt-cinq milles, nous parviendrons peut-être à la traverser, en y mettant cinq ou six heures. Le duc de Choiseul, qui attend le second dégel à Cuxhaven, a tenté trois jours de suite le passage de l’Elbe sans pouvoir l’effectuer. Quel triste pays pour voyager ! J’imagine que monsieur de Choiseul sera fort fêté à Londres : le récit qu’il peut faire doit être plus intéressant pour le cœur que pour l’esprit ; car, malgré son long et pénible séjour en France, il doit peu savoir ce qui s’y passe. — Ce pauvre monsieur de Vibraye doit être bien heureux ; faites-lui mon compliment, je vous prie, en l’assurant de la part que je prends à un bonheur que ses vertus ont si bien mérité. — Tout le monde s’accorde à approuver et à admirer la conduite de Monsieur : il a d’autant plus de mérite que sa position est certainement difficile. — Emmanuel d’Harcourt était, l’autre jour, chez lady Crawfurd où l’on a beaucoup parlé du mariage de son frère ; on a voulu me faire deviner qui il épousait ; je ne l’aurais pas deviné en cent. — J’ai été hier chez lady Webb qui ne m’a pas reçue, ainsi que lady Clifford qui était à table ; ainsi, j’ignore l’état de lady Webb, mais, d’après ce que lady Crawfurd m’a dit, elle a fait une fausse couche. — Le baron de Breteuil est venu chez moi hier au soir ; je ne l’ai pas vu parce qu’étant un peu souffrante je m’étais couchée de bonne heure ; il a passé une heure avec monsieur de Boigne. J’imagine que cela veut dire que je devrais aller chez madame de Matignon ; malheureusement, j’ai l’ouïe dure. — J’ai été à deux comédies, cette semaine, qui m’ont fort divertie : l’une était la Métromanie que je ne connaissais pas ; quoiqu’indignement jouée, il y a beaucoup d’intérêt, de gaieté, mais, surtout, il y a des vers qui, en dépit des acteurs, m’ont paru sublimes, entr’autres, une scène (dans laquelle Damis explique à son oncle les raisons pour lesquelles il préfère la poésie au barreau et à la magistrature) m’a fait le plus grand plaisir. Le père de Famille, qu’on a donné le lendemain, m’a intéressée : il y a des moments de passion assez bien rendus, mais les situations touchantes ne sont pas soutenues et l’on se refroidit en attendant qu’elles reviennent. — Adieu, mes bien chers amis ; je vous aime de toute mon âme.

Lundi 24.

Aucun espoir de recevoir les cinq malles qui sont dues, et je partirai sans avoir de vos nouvelles. Je suis bien tentée quelquefois d’en attendre ici ; mais leur arrivée est si incertaine et tous les retards sont si pénibles à mon cœur que je pars demain, décidément. — J’ignore comment nous traverserons l’Elbe ; on me fait espérer que ce sera en voiture sur la glace, ce qui, de toutes les manières, serait la plus expéditive. J’avoue cependant que je préfère la terre ferme à ce sol aquatique, car, malgré mon peu de poltronnerie, un jour que je traversai le golfe de Nyborg, en voyant des marques de dégel tout autour de moi, je n’étais pas fort à mon aise. Enfin, nous verrons. Vous recevrez probablement une lettre de Brunswick où je vous parlerai de tout cela. — Imaginez ce qui m’est arrivé hier au soir : j’ai été à la Comédie où l’on donnait Paul et Virginie ; je ne sais pourquoi la scène, fort mal jouée, où Virginie apprend qu’elle doit quitter sa mère : « c’est un devoir, ce ne sera qu’un voyage… » m’a rappelé une matinée bien cruelle. Je me suis mise à pleurer au grand étonnement de mes voisins qui ne voyaient rien là de bien touchant. Malheureusement, monsieur de Boigne a voulu chercher à me distraire : ma foi, les sanglots se sont mis de la partie, tous les yeux se sont tournés vers moi et, encore un peu, j’allais faire scène. Cependant, j’ai eu assez de sang-froid pour n’avoir pas l’air de m’apercevoir de l’effet que j’avais fait ; on a beaucoup chuchoté en me regardant pendant le reste du spectacle et, s’il s’y trouvait quelque déserteur involontaire de Manchester (espèce qui fourmille ici), je ne doute pas qu’avec quelques grains de l’imagination fertile de ce pays là, on ne parvînt à fabriquer une fort jolie petite noirceur sur ce sujet. — Monsieur de Boigne est allé chez le baron de Breteuil ; j’attends son retour pour faire une quantité de visites que je dois rendre avant de partir. — À propos, j’ai vu ici des portraits de Monniers qui sont charmants ; j’ai été bien tentée de faire faire le mien pour vous ; mais je n’étais pas assez riche ; sans cela, je le lui aurais fait ébaucher avant mon départ pour Munich et il l’aurait fini à mon retour. Une demi-hauteur coûte quarante louis ; c’est très bien peint, mais j’ai pensé que ma triste figure, qui, n’en déplaise à madame de Matignon, est devenue bien laide, ne valait pas cela ; cependant, mandez-moi si cela vous ferait plaisir et, peut-être, pourrais-je le faire faire en repassant ici où il faudra que nous revenions, parce que monsieur de B. y laisse beaucoup d’effets. — L’évêque de Châlons m’a demandé mes commissions pour l’Angleterre : je n’en ai pas à lui donner ; j’aime mieux écrire par la poste et mon paquet est trop gros pour que je l’en charge. D’ailleurs, comme il dit à qui veut l’entendre qu’il va retrouver son amie intime, mais très intime, madame de Rouhault, j’aime autant n’avoir rien de commun avec la clique ; j’ai lâché devant lui quelques phrases qui, j’espère bien, ne seront pas tombées à terre.


Mardi 25.

Je pars. Les voitures sont à la porte ; il gèle, et j’espère, nouveau Moïse, passer la rivière à sec. — Dans la visite faite au baron de B., hier, monsieur de Boigne s’est vu forcé de lui offrir ainsi qu’à madame de M. une place dans ma loge. La duchesse de M. est venue m’y faire une visite ; au reste, ces dames ont été fort aimables pour moi et, selon la résolution que j’avais prise de ne point repousser les avances, j’ai reçu les leurs avec beaucoup de reconnaissance. — J’ai reçu un billet très aimable de lady Webb qui me mande qu’elle espère avoir échappé à la fausse couche ; je sais des paroles sur cet air que je vous dirai quand je n’aurai rien de mieux à faire : elles vous étonneront. — Adieu, mes bien chers amis ; votre Adèle ne respire que dans l’espoir d’être bientôt dans vos bras. Adieu donc, chers, mille : fois chers.



Gifhorn, le 27 février.

Nous sommes partis de Hambourg le 25, comme je vous le mandais, vers midi. À quatre heures, nous sommes arrivés à Lüneburg, ayant fait vingt-quatre milles anglais. Là, l’Elbe est coupée par une île ; nous avons passé le premier bras de la rivière sur la glace et vous pouvez juger de son épaisseur puisque nous avons traversé le second en bateau ; enfin, coûte que coûte, c’est fini. Hier, nous avons fait quarante milles, aujourd’hui soixante dans des routes affreuses et je suis fatiguée à mort. Demain, j’espère arriver de bonne heure à Brunswick et avoir le temps de voir un peu la ville. Si je puis découvrir la demeure de la comtesse de Gramont et que cela me soit possible, j’irai lui rappeler ses anciennes bontés pour moi. — Je vous ai dit que madame de Matignon était venue à la Comédie dans ma loge ; le général prétend qu’elle le lui a demandé et je le crois d’autant plus volontiers qu’elle a fished for a schawle de la manière du monde la plus extraordinaire ; elle m’a raconté qu’elle était rentrée en France avec sa fille, de crainte qu’étant seule elle ne formât des liaisons peu convenables. J’ai pensé que j’avais bien besoin de quelqu’un pour m’avertir dans ce moment là. — Je ne sais pas si le prince Henri de Prusse qui était à Hambourg est le véritable… ; ce qui me le ferait croire c’est que, le jeune prince ayant été arrêté par ordre de sa cour et conduit à Magdebourg, le duc de Montmorency a fait son entrée dans la ville libre huit jours après.

Brunswick, vendredi 28.

Nous sommes arrivés ici à onze heures. Je me suis informée de la demeure de la comtesse de Gramont et j’ai appris avec un véritable chagrin que la pauvre femme n’existait plus depuis quatre mois. — J’ai été voir le palais du duc qui est au-dessous du médiocre et le museum où il n’y a qu’un morceau curieux : c’est une seule onyx travaillée en vase qui représente les mystères de la bonne déesse ; cette pièce (qui servait probablement aux sacrifices) est fort belle, mais le reste n’est qu’une réunion de colifichets de cire, d’ivoire, de nacre, de perles, etc… Il est vrai que la plus belle collection du monde ne pourrait point intéresser par le froid exécrable qu’il fait. — En allant au château, j’ai rencontré la sœur du duc régnant à pied, accompagnée d’une seule dame et suivie d’un laquais : il ne paraît pas que cette cour étale beaucoup de faste ; on m’a montré l’appartement de madame la princesse de Galles… pauvre princesse ! — Les traîneaux de Brunswick sont les plus beaux que j’aie encore jamais vus ; quand j’en entends passer, je cours à la fenêtre comme un enfant ; j’aime mieux cependant les regarder qu’en user ; il doit faire cruellement froid. Ici, le cheval du palefrenier (qui précède le traîneau) et celui qui traîne sont tous deux couverts de peau de tigres, ainsi que la femme qui occupe l’intérieur de la coquille ; c’est vraiment fort joli. — J’ai quitté Hambourg sans lettre et je n’ose me flatter d’en trouver à Munich où je crois que nous arriverons dans dix jours au plus tard, puisque nous avons fait le quart du chemin en trois jours ; je ne sais d’où je vous écrirai la prochaine fois, mais ce sera bientôt. Le pays de Hanovre qu’on ne quitte qu’à deux milles de cette ville est le plus vilain que j’aie encore vu : il n’y a ni blé, ni bois, ni prairies, mais, en revanche, beaucoup de peat. — Madame Cockburn était venue passer la nuit qui a précédé mon départ à l’hôtel d’Angleterre pour aller au bal à Hambourg. En descendant le matin, j’ai rencontré son mari sur l’escalier ; je ne l’ai vu que quelques minutes et pour la première fois, mais il m’a paru que sa réputation n’était nullement usurpée, qu’il prêtait en tout au ridicule dont on l’accable ; il a appelé sa femme pour venir me voir, et j’ai vu que vingt fois il l’avait mise au supplice. Dans le fait, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui eût plus mauvais ton : c’est exactement celui de monsieur Bowles lorsqu’il est devenu si confiant, et cela est d’autant plus choquant qu’il a une fort jolie figure et l’air très distingué. — Adieu, mes chers amis. Je suis horriblement fatiguée et il ne me reste que la force de vous embrasser de tout mon cœur. Je ne sais si vous pouvez me lire, car j’écris dans mon lit et assez incommodément. J’embrasse Rainulphe ; mille amitiés au bon abbé. Monsieur de B. parle toujours d’aller rencontrer ses sœurs. Adieu.



Stolberg, dimanche 2 mars.

Vous avez vu par ma lettre de Brunswick, mon cher papa, que nous avions traversé l’horrible pays de Hanovre sans aucun accident en dépit des routes. Hier, nous avons couché à Blankenburg, à huit milles allemands de Brunswick. Cette ville, ou plutôt ce bourg, m’a fait faire de bien douloureuses réflexions sur les variantes attachées au sort des malheureux mortels. Le château qu’habitait Louis XVIII est décent, les environs sont charmants ; tout le pays jusqu’à Stolberg est extrêmement pittoresque ; les forêts, blanchies par la neige, ont un effet nouveau pour moi et d’autant plus agréable que les inégalités des touffes de neige forment une espèce de chiaro oscuro que je ne saurais expliquer mais qui m’a beaucoup plu. — La grande quantité de neige qui est tombée depuis notre départ de Hambourg rend les routes pénibles et même dangereuses dans les pays de montagne comme ceux-ci ; nous avons été vingt fois au moment de verser, mais, jusqu’à ce moment, nous nous sommes sauvés des accidents de tous les genres. — Je finirai ma lettre demain à Gotha. On dit que c’est une jolie ville, mais je ne serai guère à même d’en juger, car nous n’arriverons que tard, ayant cinquante-quatre milles à faire d’ici là. — Je suis bien malheureuse d’être si longtemps sans nouvelles et d’autant plus que la rigueur de la saison ne semble pas m’en promettre encore : en vérité, cet hiver est plus rigoureux que le dernier ; il l’a été pour moi du moins dans tous les genres. — Vous ai-je dit que j’avais écrit à mademoiselle de Werthern aussi aimablement qu’il est en moi ? — Adieu ; j’écris sur mes genoux, huchée sur une chaise d’une toise de haut, sans tabouret, et je vous quitte pour aller manger un morceau de saucisse bouillie et de la choucroute avec du pain de son. C’est à la lettre que nous mourons de faim.

Gotha, mardi.

Quoique nous ayons été en voiture hier depuis sept heures du matin jusqu’à onze heures du soir, nous n’avons jamais pu faire que quarante milles anglais et ce n’est que ce matin que nous sommes arrivés ici. — Gotha est une ville charmante. Le palais est fort beau ; je ne suis pas entrée dedans ; mais j’en ai fait le tour en voiture. Je ne saurais vous exprimer à quel point ce voyage me fatigue : je suis comme battue depuis deux jours, tant le chemin est cahotant. — Je compte écrire au bon évêque aujourd’hui pour lui apprendre notre marche et lui dire que, mardi prochain, j’espère l’embrasser. Quand, mes bons amis, pourrai-je vous en mander autant ? C’est le premier de mes vœux. — Si je ne craignais pas que vous vous moquassiez de moi, je vous raconterais que, ce matin à Longrensalz où nous avons couché cette nuit, un petit doguin est entré dans ma chambre ; la pauvre bête a sauté sur mon lit ; je lui ai donné un morceau de pain ; elle en a mangé un entier ; elle était starved ; je l’ai plainte ; je l’ai aimée ; je l’ai achetée et elle est devenue la compagne de mon pèlerinage : voilà toute mon histoire. Je réclame d’avance l’amitié de mon Rainulphe pour Coralie qui est, je vous assure, une fort jolie chienne et que je ne gâterai pas, j’espère. — Je ne sais, en vérité, ce que j’écris, car je dors toute en vie. Adieu, mes bons et chers amis ; je vous embrasse comme je vous aime. Parlez de moi aux O’Connell ; mille choses au bon abbé que je n’ai pas encore remercié de m’avoir donné les détails de la maladie de maman. Adieu encore, mes excellents et adorés amis.

Comme je finis cette lettre, mon cher mari, assis auprès de moi, me témoignant beaucoup d’amitiés, me charge de vous assurer de ses respects et de son amitié dans la confiance que vous voudrez bien lui accorder la vôtre nécessaire à son bonheur. — Adieu, mes bons amis.


Cobourg, jeudi 6 mars.

Le printemps doit déjà poindre en Angleterre tandis que j’éprouve toutes les rigueurs de l’hiver qui, sans doute, ne cessera jamais, car il neige tous les jours et toute la journée. Vous trouverez peut-être, ma chère maman, que je vous parle beaucoup de la pluie et du beau temps, mais ces sujets trivials, en général, sont fort intéressants pour moi et, par conséquent, pour vous. — Le pays, depuis Gotha, d’où je vous écrivis à moitié endormie, est extrêmement pittoresque et fort riche, autant que je puis en juger dans cette saison : ce n’est plus les plaines et la misère des pays de Hanovre et de Brunswick ; la Saxe a un aspect tout différent ; des villages d’aussi bonne mine que ceux d’Angleterre, quoique d’une forme différente, sont semés de toute part. Le paysan a l’air riche et heureux ; tout est gras et content jusqu’aux chevaux de poste ; du reste, les femmes et les enfants sont charmants. Je ne sais aussi si je m’accoutume à leurs manières, mais ce pays-ci m’a l’air beaucoup moins sauvage que tous ceux que j’ai parcourus depuis trois mois. Quoique toujours, chez des saxons, nous avons changé de prince toutes les nuits depuis trois jours : à Gotha, à Meiningen et à Cobourg d’où je vous écris de chez un de mes héros favoris : il n’est pas forcé, au surplus, que, quelque amour de la gloire qu’on puisse avoir, on renonce à servir une cour qui ne sait pas ménager l’archiduc. Je ne peux pas vous dire à quel point je suis furieuse de cet excès d’ingratitude, quelque confiance que j’aie dans les talents du général Kray. On nous a baragouiné quelques choses des russes, de leur retour, de leur départ, de je ne sais quoi, car ces nouvelles se contredisent si constamment qu’on ne sait à qui croire. — Je vous disais, l’autre jour, que j’allais écrire à l’évêque, mais la fatigue l’a emporté. Je n’écrirai que de Nuremberg d’où j’expédierai cette lettre et où j’espère arriver après-demain ; à condition toutefois que nous parvenions à faire dix milles allemands, c’est-à-dire soixante anglais demain, ce qui n’est pas facile, je vous assure. — Adieu, chers amis ; je m’arrête, car la cheminée de la chambre où je suis fume tellement qu’à peine si je peux voir la pointe de ma plume. Adieu, bons amis.


Nuremberg, samedi 3 mars.

Nuremberg est une grande villasse, affreuse ; elle est, dit-on, fort commerçante ou plutôt fort manufacturière (je ne sais trop si cela est français). Je viens d’acheter de la toile qui me paraît assez belle et qu’Anne prétend être fort bonne. — Je viens d’écrire à l’évêque aussi. — Figurez-vous que l’idée d’arriver à Munich ne me fait aucun plaisir. Je crois que je suis devenue tout à fait insensible ; mais, en vérité, j’éprouve plus de sentiments de regrets que de joie, et il faut que je me raisonne, que je me gronde pour en sentir aucune. Ah ! mes uniques amis, quand sera-ce à vous à m’attendre, quand reverrai-je le clocher de Saint-Paul, les tours de Westminster, New Bond… ? Je suis triste, triste à mort ; ce long intervalle sans lettre, cette espèce de réunion avec une partie de ma famille, tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire : la gelée, la maudite gelée ne me promet pas de lettres de longtemps ; cependant, malgré l’impossibilité apparente, il me reste un léger espoir d’en trouver à Munich ; un dégel partiel, un voyageur hardi, un bateau à patins peut-être auront pu m’en apporter. — J’ai éprouvé hier et aujourd’hui un inconvénient pour les voyageurs que je ne connaissais pas. Depuis Cobourg, la chaussée est assez belle (car, jusqu’ici, il n’y avait pas de chemin et la voiture qui y a passé la première en a posé les fondements) et, en allant au sud, nous nous éloignons de la neige ; mais, quelques jours de gelée claire ayant extrêmement durci la glace qui couvre les routes, elles sont remplies de bourbiers ou plutôt de glace pilée qui vole de toutes parts et vous coupe à la lettre ; ce nouveau tourment m’a abîmé les yeux. — J’ai vu, ce matin quelques beaux tableaux. — Je vous écrirai peut-être avant cela ; mais probablement je ne ferai pas partir de lettres avant mon arrivée à Munich. — Monsieur de B. parle toujours d’aller en Suisse ; mais je ne crois pas qu’il exécute un projet aussi imprudent, à moins que la paix ne se fasse. — Adieu, mes excellents et adorés amis ; je ne vous recommande point de penser à votre Adèle.



Munich, le jeudi 13 mars.

Il n’y en avait pas, et mes pressentiments m’ont trompée : les dernières nouvelles sont du 31 janvier. — Nous sommes arrivés ici hier à cinq heures du soir, nous avons débarqué chez le bon oncle qui m’a reçu comme je m’y attendais ; sa pauvre amie est fondue en larmes en m’embrassant ; ma présence lui rappelait des souvenirs bien amers ; cette réunion m’en rappelait aussi… La première demi-heure s’est passée dans les pleurs. Quand nous avons commencé à être un peu plus calmés, les questions se sont succédées avec rapidité de part et d’autre. J’ai parlé de Rainulphe ; j’en ai dit ce que j’en pense et j’ai appris avec un sentiment de jalousie tout à fait maternel qu’Eugène écrivait fréquemment à son oncle de très jolies lettres tandis qu’il ne connaissait même pas l’écriture de mon frère ; on m’a dit que, sans doute, j’en avais beaucoup et qu’on serait bien aise d’en avoir ; hélas ! il a fallu faire un petit mensonge et dire que je croyais avoir brûlé tout ce que j’avais reçu, etc… Avis à mon Rainulphe que je presse contre mon cœur. — J’ai trouvé le bon évèque bien vieilli ; il est cependant en assez bonne santé et mademoiselle de M. ne m’a pas l’air aussi malade que je la croyais, à l’exception de son extinction de voix qui n’est pas aussi marquée que celle de mademoiselle Wilkès. — Nous dînons aujourd’hui chez l’évêque à une heure et demie. Il m’a parlé, hier, de dîner chez lui tous les jours et de faire un arrangement à cet effet ; mais monsieur de B. n’accepte pas cette proposition et je n’en suis pas fâchée, car il est toujours bien incommode de n’avoir pas un bouillon chez soi. Mon oncle est très décemment logé ; je ne pourrais mieux comparer sa société, par ce que j’en ai vu, qu’à celle de l’archevêque ; il y a de même quatre vieux hommes en pension ; et la maison ne désemplit pas de gens qui viennent faire la partie de trictrac de monseigneur. Du reste, on y règle les destins de l’Europe tout comme à Londres. Les étrangers croient qu’on meurt de faim en Angleterre parce que nos lords ne mangent plus de pâtisserie, mais, moi, je les rassure. — Le baron de Bollès est parti hier pour Augsbourg ; il a fait ici un pompeux éloge de mes grâces, de ma beauté, de mes vertus et surtout de mon extrême politesse ; il a chargé mademoiselle de M. de dire à madame de Boigne combien il était fâché de partir sans avoir l’honneur de la voir, etc… Je vois que, du moins, il sait prendre parfaitement l’air du bureau et j’en suis charmée pour le destin de la France : c’est un talent fort utile pour un ambassadeur, mais, pour un suisse, c’est un peu fin. — Mademoiselle de M. m’a parlé du fléau de nos familles : je l’ai comprise subito. — J’ai appris avec chagrin la mort de cette pauvre madame Adélaïde d’une fluxion de poitrine, à Trieste. « Les deux pauvres princesses » ai-je dit comme une bête. « Elles sont bien heureuses, bien heureuses », a repris Alexandrine ; et votre Adèle a compris que papa lui faisait ses grands yeux. — À Ratisbonne, j’ai vu la plus vilaine ville qui soit sous la face du ciel. Un jeune négociant m’a raconté que, dans cette ville impériale comme dans toutes celles de la même espèce, les habitants sont obligés de payer deux et demi pour cent du capital de leur fortune de quelque espèce qu’elle soit, fonds, terres, meubles et immeubles, qu’ils sont obligés de déclarer sous serment, c’est-à-dire que le commerçant qui a cent mille louis de principal est obligé (quelqu’ait été le succès de l’année) d’en payer deux mille cinq cents : au reste, ils sont à la merci de tous les princes qui les entourent et qui ne manquent jamais de les gréver quand la fantaisie leur en prend. Le passage des russes à Ratisbonne a coûté 60 000 florins aux habitants : c’est trop de payer des taxes aussi énormes sans jamais jouir même de la protection d’un gouvernement qui sait se faire respecter. — Adieu, mes chers, chers, mille fois chers amis. — Cette lettre ne partira que samedi ; je la finirai d’ici-là.


Vendredi 14.

J’ai dîné hier chez le bon oncle comme je vous le disais, et, entre nous, j’ai trouvé la journée un peu longue depuis une heure jusqu’à neuf. — La nouvelle qui occupe tout le monde est le rappel de l’armée de Condé : c’est affreux, dit l’un, épouvantable, désolant, consternant : enfin tout est ici dans la désolation et l’on croit tout perdu. Il me semble, cependant, que la retraite de quatre mille hommes n’est pas un événement bien majeur. Mademoiselle Alexandrine est bien aimable, mais il y a toujours une quantité de vieilles croix de Saint Louis déraisonnables et bavards comme à leur ordinaire. L’évêque a un portrait de maman que je convoite bien ; je n’ose pas le demander : je le trouve encore ressemblant. Monsieur de B. lui a donné une tabatière avec nos portraits, le mien est beaucoup plus ressemblant qu’il n’était, mais malheureusement, ce n’est pas lui qui a changé. — Monsieur de B. parle toujours d’aller voir sa famille ; je crois que j’irai à la cour : on dit que l’Électrice est charmante et, d’ailleurs, il faut aller chez elle ou nulle part, car elle est partout. J’irai aujourd’hui chez madame de Lerchenfeld pour qui la baronne de Bool m’a donné une lettre. Il n’y a point de ministre anglais. Monsieur Wickham est ici avec sa femme dont je n’ai jamais entendu parler. — Jusqu’à demain, adieu, chers.


Samedi 15.

J’ai lu avec indignation hier le sot pamphlet ou plutôt l’extrait du pamphlet de mons. Lucien Buonaparte. Quel amas d’insolences, de mensonges, de bêtises ! Il y dit de grandes vérités, dit-on ; assurément, elles ne sont pas nouvelles. Qui a jamais douté que la Grande-Bretagne et la France fussent des puissances rivales et qu’il fut de l’intérêt de l’une et de l’autre de s’abaisser jusqu’à un certain point ? — Ici, l’empereur Paul est la flamme du moment : tout ce qui appartient à l’armée de Condé en parle avec enthousiasme. — Nous sommes à l’auberge d’où je cherche à sortir le plus tôt possible parce que je n’ai absolument qu’une chambre pour manger, dormir, et recevoir. Monsieur de B. se voit forcé de se soumettre à cet arrangement qui, je crois, lui paraît extraordinaire. Il parle de rester ici un mois, mais je crois qu’il est difficile que mon séjour ne soit pas plus long que cela s’il tient à l’idée d’aller voir ses parents ; sans cela, j’imagine qu’il partira bientôt car la société n’est pas faite pour le divertir beaucoup. — Adieu, mes bien aimés amis, vous savez à quel point vous m’êtes chers. On me charge de compliments pour vous de toutes parts. Adieu.



Munich, dimanche 16.

Je vous écris, chère maman, pendant que monsieur de Boigne fait toutes les visites épiscopales auxquelles le bon oncle attache un très grand prix. Il faut rendre la justice à monsieur de B. qu’il s’y prête de très bonne grâce. — Hier, on nous a menés chez douze ou treize grandes dames dont je vous épargne les noms ; enfin, je suis en pleine émigration. Je n’ai jamais tant vécu avec les français, mais cela fait plaisir au bon évêque, et cela suffit. Je ne puis pas dire cependant que cette société me convienne en aucune manière : j’y suis, je le sens, parfaitement déplacée ; le genre de luxe qui m’entoure inévitablement excite la jalousie… le blâme en est bien près ; je n’entends parler que de misères, de chagrins, de besoins, et vous sentez que ma situation devient pénible. Si je garde le silence, c’est insouciance, si je m’apitoie sur le sort de la personne dont on raconte l’histoire, au lieu de plaindre les gens on devrait les soulager : si… mais, mes adorés amis, nous sommes trop à l’unisson pour que vous ne compreniez pas l’embarras de ma situation : — J’attends ce matin la comtesse de Lerchenfeld ; elle m’a fait dire qu’elle viendrait me proposer d’aller à l’Opéra dans sa loge, ce que j’accepterai d’autant plus volontiers qu’on n’en trouve pas à louer ; on dit que cette jeune allemande est fort aimable et très bonne musicienne ; je voudrais pour beaucoup me lier avec elle. — Adieu, mes bons amis. Il dégèle depuis hier.

Lundi 17.

Madame de Lerchenfeld a passé une heure chez moi hier et n’a pas démenti sa réputation.

Mardi 18.

Vous voyez qu’à peine je commençais ma lettre j’ai été interrompue. Il n’était cependant que onze heures du matin ; mais, depuis ce moment jusqu’à dix heures du soir, je n’ai pas eu un moment à moi. Cette obsession me tue. — Ici, on ne ferme pas sa porte et, d’ailleurs, la mode pour les français est d’entrer chez vous sans savoir si vous voulez les recevoir ou non, — Pour en revenir à nos moutons, madame de Lerchenfeld, dans sa visite de dimanche, m’a proposé d’aller à l’Opéra avec elle, ce que j’ai accepté ; mais elle n’a point proposé à monsieur de B. d’être de la partie et il s’est vu forcé de me laisser aller sans lui ; ce qui vous étonnera encore davantage, c’est qu’il n’a point témoigné la moindre humeur. Madame de Lerchenfeld est une femme de vingt-trois ans, fort liée avec l’Électrice et assez élégante ; son mari, de fort peu son aîné, ressemble à monsieur Matthews ; il est le reigning top de la ville mais paraît assez aimable. Le ménage a été excessivement poli pour moi. On m’apporte dans la minute un billet de madame de Lerchenfeld qui m’engage à aller passer la soirée chez elle ce soir. — J’ai mené mon oncle se promener hier ; il m’a paru fort instruit par le côté gauche. On lui a mandé que la bizarrerie de mon caractère, n’était comparable qu’à ma hauteur. Je lui ai raconté l’histoire des 15, 16, 17 et 18 mai ; il ne comprend pas plus que nous ce changement inexplicable et ce n’est pas là ce qu’on a cherché à lui expliquer. Le bon oncle, cependant, soupçonne bien le même motif que nous, il me demandait de ne pas nous brouiller ; je lui ai dit que nous ne l’étions pas et que nous serions même fort bien ensemble si nous n’avions jamais été mieux. — Je suis triste, tourmentée, sans nouvelle de vous, c’est tout dire. Je ne sais pourquoi je vous parle de moi, car, assurément, je n’ai rien de bon à vous dire : l’obligation où je me trouve d’avoir l’air contente et presque reconnaissante d’être ici achève de me désespérer. Personne ne comprend comment je vous aime ; cela me choque « Eh ! bien, ma chère amie, il faut bien suivre son mari ! » Hélas ! je le sais bien ; ce n’est pas là ce que je vous demandais. Je crois que je n’ai jamais été si dégoûtée de ma personne qu’ici ; l’adulation la plus fastidieuse me poursuit ; je n’ai pas un moment à moi : enfin je suis obligée de vous écrire de mon lit pour me soustraire à cette persécution et, quoiqu’il ne soit que dix heures, monsieur de B. a reçu trois visites : c’est désolant. Au surplus, je suis malade comme une bête ; l’humeur rentrée en est, je crois, la cause. Peut-être suis-je injuste ; mais à… Là, voilà un monsieur, je ne sais qui, qui a traversé mon salon et qui est entré sans plus de façon dans ma chambre à coucher, c’est par trop familier aussi. — On prétend que j’ai beaucoup de succès ici : c’est toujours tant mieux. Mademoiselle de M. dit que le désir que je témoigne de retourner en Angleterre est désobligeant pour mon mari ; il l’était bien plus vraiment de m’emmener malgré moi. — Adieu, mes excellents amis ; aimez-moi malgré ma maussaderie : je serais crevée sans cette petite évacuation de bile.


Munich, mercredi 19 mars.

J’ai passé une soirée assez agréable chez madame de Lerchenfeld, hier. Il y avait environ quinze personnes, et cela a été fort gai ; malheureusement pour moi, un monsieur Aguière est parmi les intimes et il n’est pas fort bien dans les papiers de mon oncle, ce qui me gêne beaucoup. Madame de Lerchenfeld m’a proposé de chanter. Après quelques difficultés, j’ai consenti à chanter le duo d’Afrida avec elle ; elle a une jolie petite voix qu’elle conduit sagement et avec goût. Elle s’attendait bien, à ce qu’il m’a paru, à emporter la palme. Le premier morceau de récitatif l’a étonnée, et, après la cavatina, elle avait l’air plus embarrassée que contente. Du reste, on m’a fait beaucoup de compliments qui se sont encore accrus après un autre duo que madame de Lerchenfeld m’a fait déchiffrer et dont je ne me suis pas mal tirée. Je suis restée chez elle jusqu’à minuit : voilà ma journée d’hier. Aujourd’hui, car je vous écris en rentrant chez moi, j’ai eu du monde à dîner, c’est-à-dire mon oncle et ses convives, monsieur et madame Moussin ; cette madame Moussin est la personne qui avait tant de bonté pour ce pauvre Martinville et à qui sa mère a écrit à ce sujet la lettre que vous savez. J’ai fait ce que j’ai pu pour être aimable, et…


Jeudi 20.

J’ai été interrompue hier au soir. Je n’ai pas un moment que je puisse regarder comme à moi. — Après le dîner donc, j’ai chantaillé pour mon oncle qui a eu l’air charmé, et, à cinq heures et demie, j’ai été retrouver madame de Lerchenfeld dans sa loge à l’Opéra qui m’a fait le plus grand plaisir : quoique en allemand, la musique était charmante et le drame assez intéressant. — Ce monsieur Aguière, dont je vous parlais hier, est venu ce matin chez moi pour m’engager à passer la soirée chez lui samedi ; je l’ai refusé, mais il a remis la partie à un autre jour, et il m’a annoncé qu’il changerait le jour jusqu’à ce qu’il pût en trouver un qui me convînt. Je suis fort embarrassée ; je ne puis pas dire à un homme qui vit constamment dans une société qui me plaît : « Je ne veux pas aller chez vous » ; et il m’est encore plus impossible d’accepter son invitation ; quoiqu’il soit reçu partout ici même chez l’Électeur, puisque c’est un suisse qui a été longtemps au service de la République (on l’accuse même de malversations) et qu’indépendamment de l’antipathie naturelle que j’ai pour ces sortes de gens, ce serait mettre contre moi toute l’émigration de Munich qui ne partage assurément pas le tolérantisme de celle d’Altona. Il serait difficile de vous exprimer le ridicule des espoirs et des désespoirs qui règnent ici alternativement, jugez-en : Le royaume de Manchester est celui de la raison, en comparaison. Je vous mandais, l’autre jour, que tout était perdu, que l’armée par excellence, ce serait un crime de lèse-émigration de l’appeler l’armée de Condé, retournait en Volhynie. Eh ! bien, pas du tout, elle va à Trieste ou à Hambourg, s’embarquer pour faire une descente sur les côtes du Royaume, et ce prétendu rappel n’est qu’un jeu joué : ce sont les petites maisons ouvertes ! — J’ai dîné chez l’évêque où j’ai vu l’évêque de Châlons qui m’a montré une lettre du cardinal Maury. Il lui apprend la nomination du pape Chiaramonte que vous saurez, sûrement, longtemps avant la réception de cette lettre, mais, comme il est possible que les détails soient moins authentiques que ceux-ci, voilà ce qu’on m’a dit : Pie VII a cinquante-huit ans ; il est de Césenne et a été bénédictin ; il est parent de son prédécesseur et, qui plus est, ami intime de notre cardinal qui paraît charmé de son élection. — Adieu, mes excellents amis ; ce long silence me désespère.


Vendredi 21.

Je ne crois pas vous avoir mandé que nous restions à l’auberge parce qu’on ne trouve que fort peu d’appartements ici et qu’on ne voulait point nous louer le seul qu’on pût avoir pour moins de deux mois, ce qui m’en a tout de suite dégoûtée, et, indépendamment du vif désir que j’ai de retourner dans vos bras, je me trouve fort mal située ici sous tous les rapports imaginables. Cependant, mon séjour est encore indécis : monsieur de Boigne n’a pas reçu les lettres qu’il attend de Suisse et qui doivent, dit-il, déterminer sa marche ; il me promet, au reste, de ne pas être absent plus de quinze jours. Mademoiselle de Marti m’a proposé d’aller chez elle passer le temps de son absence. Je sens bien que ce serait plus convenable que de rester dans une auberge, mais cela me sera insupportable ; il me semble qu’en ne recevant personne chez moi je puis bien y rester, ce qui me serait extrêmement agréable, d’autant plus que je suis devenue si triste et si maussade que ce m’est une véritable fatigue de ne pas le paraître et c’est une dissimulation qu’il me serait impossible de soutenir toute une journée. Je ne sais pourquoi je me trouve si mal ici, car on m’y comble, et j’étais la moitié moins malheureuse à Hambourg. Je ne sais si c’est l’énorme distance qui nous sépare qui ajoute un poids de plus sur mon cœur, mais je crois plutôt que c’est la nécessité où je me trouve d’avoir l’air satisfaite, de ne pas oser parler de tout ce que j’aime, car on a ici la maudite manière du Somerset street de vouloir expliquer et adoucir tout ce que je dis et, comme c’est encore pis, j’ai pris le parti de me taire. Vous ne vous doutez point que c’est ici l’endroit où j’ai pu le moins exprimer le chagrin que j’ai d’être éloignée des objets de ma vénération et de mon amour.


Samedi 22.

J’ai, aujourd’hui, toute la société à dîner, et je suis au désespoir, car je suis malade comme une bête. Monsieur de Boigne est très bien pour tout le monde ; il faut lui rendre justice ; aussi il réussit à merveille. Je ne doute pas qu’on vous en écrive des amours, et surtout que nous sommes très bien ensemble ; mais c’est toujours comme à l’ordinaire, et même un peu plus mal, car les scènes ont recommencé de plus belle : la seule différence c’est qu’elles m’affectent moins. Tout me contrarie ici : on a l’air de faire croire à monsieur de Boigne qu’il est le plus généreux des hommes parce qu’il ne vit pas comme un émigré ; on cherche à lui faire comprendre la manière de retrognoner sur tout. Enfin, il contrecarre tous mes plans. J’ai voulu chercher à les expliquer, mais on ne les comprend pas plus que mes sentiments ; d’ailleurs, depuis que je suis ici, je n’ai jamais eu plus d’une heure de conversation sans témoins et, comme il ne peut pas en résulter un grand avantage, je ne les recherche pas extrêmement : cela donnerait peut-être de l’humeur sans aucun fruit. Au surplus, témoignez de la reconnaissance pour les bontés qu’on a pour moi, car, véritablement, on est aussi bien qu’on peut être. Mais, ce n’est pas nous, ce nous que je ne retrouve nulle part, auquel j’ai l’insolence de m’associer et que j’embrasse tendrement sans en excepter le bon abbé. Adieu, mes chers amis. Je suis malade comme une bête, j’ai une migraine affreuse qui ne me quitte pas depuis deux jours. Vous devez vous en apercevoir à la manière dont j’écris ; de plus, j’ai de l’humeur contre tout l’univers et surtout contre les éléments qui me privent de la seule consolation que je sois susceptible de recevoir.



Munich, lundi 24 mars.

À peine sortais-je de mon lit hier qu’on est venu me prier de céder pour la journée mon balcon à monsieur l’archiduc Charles. Vous pensez bien que je ne m’y suis pas refusée. Le prince n’est arrivé qu’à cinq heures. Fort peu honteuse d’une curiosité qui a tant de motifs pour l’excuser, je suis sortie de ma chambre et je me suis tenue sur l’escalier pour le voir. Papa, l’archiduc n’a pas l’air assez malade pour autoriser la route qu’il prend ; il est maigre et pâle, mais cela parait plutôt l’effet de sa complexion naturelle que de la maladie ; Quoique petit, il a l’air noble et distingué, enfin, peut-être est-ce l’aveuglement que m’inspirent ses grandes et belles qualités, mais son physique m’a paru mieux que je ne m’y attendais, surtout d’après les rapports qu’on fait de l’état de sa santé que je crois fort exagérés. Vous savez que j’adore les héros et surtout l’archiduc… le tambour bat, il part. Il avait été déjeuner chez l’Électeur et n’est revenu ici que pour monter en voiture. Ma petite chienne, attirée par l’odeur de la viande, est entrée chez lui hier ; il l’a mise sur ses genoux et l’a caressée, lui a donné à manger… Tout intéresse chez des grands hommes ! La voix de l’archiduc est singulièrement douce, même en parlant allemand. Vous allez croire, mes chers amis, que je raffole de l’archiduc, et c’est, ma foi, vrai. Seulement il est affreux qu’une intrigue, car je ne crois plus à la maladie, prive l’Europe d’un tel soutien. Il voyage avec une suite assez nombreuse. — J’ai passé une heure, hier matin, avec la comtesse de Lerchenfeld ; elle me plaît de plus en plus ; elle est aimable, raisonnable et polie. Elle m’a dit que l’armée de Condé était détestée dans ce pays-ci, et beaucoup plus crainte des paysans que les patriotes, que si un paysan, par exemple, se hasardait à faire quelques réflexions ou à mener un peu plus lentement lorsqu’on surchargeait trop ses chevaux, ils assommaient de coups les manants qui ne savaient pas ce qu’on devait à des gentilshommes comme eux. On dit aussi que l’empereur Paul est charmé d’en être débarrassé, car, peu corrigés par l’expérience, ils ont témoigné une pitié pour le peuple chez qui ils étaient et un mécontentement qui commençait à gagner autour d’eux. Il est assez simple que le moscovite riche, qui se voit par la discipline exilé loin de sa famille où il pouvait mener une vie aisée et heureuse, ne supporte pas sa situation quand il voit un émigré dont c’est la seule ressource se plaindre amèrement d’habiter la même garnison. Tout le monde, au reste, se réunit, pour louer la conduite de monsieur le prince de Condé. Depuis hier qu’on sait que l’armée est à l’Angleterre, tout le monde me demande : « Que fera-t-on de nous à la paix ? » Moi, comme une bête, je réponds tout platement : « on vous réformera avec six mois de paye, ou bien, peut-être, on vous enverra à Batavia ou quelque part en Amérique ». Eh bien, pas du tout, je crois cela, parce que je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. C’est un engagement, tacite, il est vrai, qu’a pris l’Angleterre de remettre chacun chez lui, et elle ne peut, sans se déshonorer, y manquer à présent. Je crois cependant qu’elle ne s’en gênera guère. Il faut être bien malheureux pour être obligés de s’accrocher à de pareils espoirs ! — Il me semble, cher papa, que voilà bien du bavardage politique. Pour changer de langage, je vous dirai que j’ai été hier à l’Opéra dans la loge de madame de Lerchenfeld ; on donnait don Juan de Mozart, dont le marquis de Duras était si enthousiasmé il y a deux ans, enthousiasme que je partage depuis que je l’ai vu, car cette musique a besoin d’un grand orchestre et celui d’ici est excellent ; il y a, entre autres, un effet musical que je ne connaissais pas : au fond du théâtre, des ménétriers jouaient un menuet pour la société qui dansait, et, sur le devant, les principaux acteurs accompagnés de l’orchestre, chantaient sur une mesure très vive et à deux temps. Je ne sais si je m’explique, mais ce singulier morceau est charmant.


Mardi 25.

Vous dire que je suis triste, malade, mécontente de moi et des autres ne serait rien vous apprendre de nouveau, ainsi je n’en parlerai pas. J’ai reçu hier une lettre de lady Webb du 13 qui me mande qu’il y a six malles de dues et qu’il gèle plus fort que jamais : vous jugez combien cette nouvelle a dû m’égayer. Mais j’ai appris à me taire, et mes regrets sont si raisonnablement combattus que j’ai appris à n’en plus exprimer : baste ! — Lady Webb me dit qu’elle a fait une fausse couche peu de jours après mon départ. J’en suis fâchée pour elle ; elle a vraiment besoin de quelque chose qui la rende plus posée ; elle croit qu’elle sera à Munich incessamment. Je ne partage pas son opinion, le plan de sir Thomas étant évidemment de la retenir auprès de lady Clifford à moins que cette fausse couche, produit d’une scène, n’ait donné à lady W. des droits sur son mari. On se trompe bien sur les hommes et les plus gentlemanlike ne le sont pas toujours dans leur intérieur. — Aujourd’hui, je suis en pénitence, parce que c’est le jour fixé par monsieur Aguière pour le souper qu’il doit me donner et que, n’ayant pas d’autre raison pour refuser d’y aller, je compte faire dire que je suis malade, et, en vérité, ce ne sera pas mentir. — L’évêque et son amie ont été se promener dans ma voiture. Il dîne chez moi avec deux ou trois autres français. N’étant venue que pour mon oncle, je vis absolument parmi eux, mais leur ton me déplaît souverainement. — J’ai, depuis quelques jours, un piano forte et je fais venir un maître de chapelle qui accompagne passablement ; c’est mon seul délassement. — Adieu, mes chers amis ; je ne sais point du tout quand je partirai d’ici ; si je le demande, on répond qu’on l’ignore. Fasse le ciel que ce soit bientôt, car je ne respirerai que lorsque je serai réunie à ceux que j’aime avec tant d’ardeur. Adieu, mes seuls amis ; pourquoi m’avez-vous tant appris à vous aimer ?



Munich, jeudi 27.

Comme je ne suis pas sortie de chez moi hier, je n’ai à vous parler que de ma tendresse, sujet qui ne peut s’épuiser qu’avec ma vie. Depuis dix-neuf ans, je reçois tous les jours de nouvelles preuves de vos bontés, et, quand je commence à pouvoir vous prouver ma reconnaissance par mes soins et mes caresses, le ciel me prive de ce bonheur. En vérité, mes bons amis, il faudrait avoir beaucoup plus de mérite que je n’en ai pour ne point murmurer, pour ne point m’affliger. Il faut surtout être suivie d’un guignon bien guignonant pour, en près de cinq mois, n’avoir reçu que deux fois des nouvelles qui devraient parvenir deux fois par semaine. Il n’y a point d’exemple d’une seconde gelée assez forte pour empêcher les malles d’arriver librement (vous ne vous douteriez pas que c’est pour me consoler qu’on me tient ce langage !). Eh bien, s’il n’y a pas d’exemple, c’est donc pour moi qu’il était réservé !… Ce qui me désole aussi, c’est la certitude que vous n’avez point de lettres de moi depuis des siècles. Peut-être, à l’heure qu’il est, me croyez-vous à Copenhague. Peut-être en êtes-vous restés à la lettre que je vous écrivais le jour où j’étais si malade à Nyborg ; peut-être avez-vous reçu la dernière que j’aie datée de ce bourg. Dans l’un ou l’autre cas, j’en serais fâchée : toutes deux vous auront tenus dans une agitation funeste à la santé de maman ; au surplus, tout le monde m’assure ici qu’elle se porte à merveille et que, si elle est malade, c’est tant mieux parce que cela lui assure trente ans de parfaite santé. J’enrage quand j’entends tenir de pareils propos et, en vérité, j’ai bien quelque mérite à ne pas témoigner toute l’humeur que j’en ressens. Cher papa, ne me trouves tu pas bien maussade ? En prenant cette plume, je me promets toujours de ne pas laisser évaporer ma bile, mais, en dépit de moi, elle se trouve toujours mêlée à l’encre et conduit cette plume à dire des choses qui devraient être renfermées dans mon cœur. Ainsi, je finirai par devenir tout à fait insociable, et je le suis déjà bien assez, je vous assure. Je vous raconterai demain ce que je crois qui m’aigrit.


Vendredi 23.

Voici mon histoire ou, plutôt, l’histoire des différents sentiments que j’ai éprouvés depuis mon arrivée ici. Je n’ignore pas que c’est vous mander celle de ma déraison, mais c’est avec tous mes ridicules, tous mes défauts que vous m’avez aimée jusqu’ici, et je veux toujours paraître à vos yeux, précisément, ce que je suis. Vous voyez que je regretterais une amitié usurpée. Je ne sais si c’est folie, je ne pouvais pas expliquer l’espèce d’espoir qui m’occupait depuis Nuremberg, et qui m’a fait verser des torrents de larmes en arrivant ici. On a eu la bonté de les prendre pour une marque de sensibilité, mais, point du tout, c’était le désappointement qui les faisait couler. Quoique j’eusse presque honte de me l’avouer à moi-même, il me restait l’espoir d’avoir des lettres… Enfin, j’espérais du moins trouver des gens qui m’entendraient et, tous les jours, je suis de plus en plus détrompée ; du reste, la société dont je vous ai parlé à différentes reprises me déplaît beaucoup. Le ton qui y règne et auquel je n’ai jamais été accoutumée me fatigue et me gêne. Je ne puis croire que c’est le même que les mêmes gens avaient dans leur patrie. On appelle chaque chose par son nom ; on dit la raison pour laquelle madame Untel reste chez elle ; enfin, on m’embarrasse vingt fois par jour, et, en même temps, vous devez concevoir que cela m’afflige. Aussi préférai-je rester chez moi autant qu’il m’est possible, mais cela est bien difficile. — Monsieur le prince de Condé a passé ici cette nuit en allant à Augsbourg où monsieur Wickham lui a mandé de venir le trouver pour terminer les affaires relatives à l’armée. Il paraît que monsieur W. abuse un peu des droits du payeur, qu’il fait voleter tous les chefs d’un bout de l’Allemagne à l’autre et que tout le monde s’accorde à regretter vivement le gentlemanlike and civil colonel Crawfurd. Je n’ai point vu le prince à son passage, quoiqu’il ait logé dans cette auberge ; mais, j’avoue que ma curiosité ne m’y portait pas autant qu’à voir l’archiduc. Cependant, s’il reste quelques jours à son retour, il est probable que j’aurai cet honneur là. — J’imagine que vous savez le mariage du général Aston. Qui est cette nièce de quatorze ans ? — Monsieur le duc de Berry est parti pour Naples. On dit qu’il sera vice-roi de Sicile et que sa future est jolie comme un ange ; je suppose que c’est madame Amélie. À propos des princes, on fait beaucoup de contes ici sur la réconciliation de la maison d’Orléans avec Monsieur ; j’imagine que vous me manderez ce qu’il y aura de vrai à ce sujet. On a dit monsieur le prince de Galles mort aussi, mais cela ne se confirme pas. Personne ne portant ici le deuil de madame Adélaïde, je me suis dispensée de le prendre ; je suppose que, par égard pour Monsieur, il aura eu lieu parmi les français, au moins à Londres. Milady Wallace, la sœur de la duchesse de Gordon dont le nom a trop fréquenté les newspapers pour ne pas vous être connu, est à Munich, et, chaque fois qu’elle me rencontre, ce qui n’est guère qu’à la promenade, elle me fait toutes les agaceries possibles : elle est fort bien reçue ici.

Je ne peux pas vous dire à quel point ce manque de lettres m’afflige. Je n’ai plus le courage de vous écrire ; je pense que tout mon jabotage ne vous arrivera que dans des siècles. — Je suppose que le paquet (j’espère que vous l’avez reçu à l’heure qu’il est) aura été composé de lettres beaucoup moins régulièrement partagées que les dernières. Les voyages que j’ai faits et pendant lesquels il m’a été impossible de calculer les jours des malles ont dû rendre notre correspondance [irrégulière], mais, grâce aux glaces, cela ne fait plus rien. — Monsieur Angelo a mandé à monsieur de Boigne que, probablement, Lessé avait vendu nos chevaux et qu’il en avait mangé l’argent, puisqu’il n’avait pas voulu lui dire où ils étaient. Je vous prie, cher papa, de vous informer de ce qu’ils sont devenus, mais sans dire à Lessé qu’il a mal fait de ne point rendre de compte à Angelo. — J’espère que, dans les lettres que j’attends, il y en aura une de Rainulphe où il rendra réponse à toutes les questions que je lui ai adressées du Jutland.


Samedi 29.

J’ai dîné hier chez mon oncle avec un monsieur d’Hautefort qui dit nous connaître beaucoup et qui me paraît avoir plus l’intention que les moyens d’être aimable. — On ne fixe point encore d’époque pour notre départ. Monsieur de Boigne attend toujours des lettres de Chambéry, mais les Webb arrivent incessamment et je me flatte que cela hâtera notre retour. Anne, à ce que je crois, se mariera immédiatement après mon arrivée à Londres et, quoique je sois très contente de Catherine sous tous les rapports essentiels, elle est trop gauche pour pouvoir me servir seule. Ainsi, si vous avez quelqu’un dans l’œil, ce sera bien fait ; je voudrais une anglaise. Mais, comprenez bien, ma chère maman, je ne vous prie pas de m’arrêter une femme de chambre, cela ne serait pas bien pour celle que j’ai, mais seulement d’en avoir quelqu’une en vue. — Adieu, mes bons et chers amis ; je vous embrasse du plus tendre d’un cœur tout à vous. Mille amitiés aux bons et chers O’Connell qui m’occupent bien souvent. J’embrasse Rainulphe et ma petite Georgine. Ah ! mon Dieu qu’il est cruel de n’avoir pas de nouvelles de ceux qu’on aime. — Mademoiselle de M., qui est parfaite pour moi, me charge de… etc. Le bon oncle est bien enrhumé et votre minette bien triste.



Munich, lundi 30 mars.

Je les ai lues ; je les ai relues. Je vous remercie, mes excellents amis, de tout le bien qu’elles m’ont fait. Quoiqu’encore malade, maman est dans un état moins alarmant. C’est toujours quelque chose ; je n’ai jusqu’à présent des lettres que du 18 janvier, c’est-à-dire cinq ; mais j’en attends d’autres incessamment ; car, en me les envoyant, monsieur Gossler me mande qu’il y a encore sept malles dues. — Je vais répondre en courant à ce que vous me dites : 1o Papa me parle de ma modestie ! La lettre du 14 janvier (qu’il a reçue avant de terminer la sienne) a dû lui prouver que ce n’était pas cette vertu qui retenait ma plume, et non plus la vérité qui dirigeait celle des autres. J’y vois deux motifs : l’un serait un improvement, puisque ce serait se corriger d’un tort dont on a senti les inconvénients, l’autre, que je crois plus probable, le désir de faire entendre que l’absence est favorable à la paix. 2o Vous me blâmez de n’avoir point été à Copenhague ; cependant, je ne peux que m’en réjouir, car, indépendamment des fatigues et des difficultés de la traversée du grand Belt, j’y serais peut-être encore, au lieu d’être presque au bout de ce voyage qui me déplaît tant. Adieu, mes chers, chers, mille fois chers amis.

Me revoilà pourtant ; j’ai encore un petit moment et j’en profite pour causer avec vous. Il serait bien difficile de vous mettre exactement auprès de moi ; par exemple, il serait impossible de comprendre ma conduite ici sans Savoir que tout ce qu’on dit à l’évêque ou à mademoiselle de M., est immédiatement propagé par la voix du curé (que vous avez vu à Constance) dans toute l’émigration de Munich. Or, vous concevez que cette multiplicité de confidents nécessite le silence le plus rigide sur tous les sujets qui peuvent avoir le moindre intérêt : voilà ce qu’on apprend que sur les lieux. J’ai été abasourdie de m’entendre demander par un homme que j’ai vu deux fois si cela allait mieux, avec un air mystérieux. J’ai répondu que non, que j’étais toujours souffrante ; on a voulu s’expliquer et je me suis éloignée du curieux impertinent. — Je crois que je finirai par aller à la Cour. J’ai rencontré l’Électrice à la promenade avant-hier ; elle était avec madame de Lerchenfeld ; elle m’a fait dire par cette dame qu’elle était un peu choquée de ce que je ne voulais pas la voir : elle est toute jeune et d’une superbe tournure ; je crois que je ne peux pas me dispenser d’aller chez elle, d’autant plus que cela n’est pas gênant ; elle vous reçoit seule chez elle, en petite robe, et il n’y a pas telle chose qu’un jour de cour. Je compte aller chez madame de Lerchenfeld et chez quelques dames françaises, car je veux profiter des spirits que me donnent mes lettres pour faire ces visites. — J’ignore toujours le moment de mon départ. Monsieur de Boigne garde là-dessus un silence uniforme et rigoureux qui me désespère ; je crains bien que ce ne soit pas avant Pâques, mais je me flatte que mon séjour ici ne sera pas plus long : indépendamment du désir que j’ai d’être auprès de vous, il me déplaît beaucoup.


Mercredi 2 avril.

Je ne vous ai pas écrit hier parce que j’avais mal à la tête et que j’ai été me promener dans l’espoir de le faire passer, ce qui n’a pas trop bien réussi. Cela ne m’a pas empêchée d’aller faire quelques visites le soir, entre autres chez madame de Polignac qui me paraît assez aimable, ainsi qu’une madame de Marcieu qu’on m’avait dit avoir un grand talent sur le piano-forte, mais cela est bien médiocre. J’ai vu chez ces dames la baronne d’Alingen que vous vous rappelez avoir vue à Constance et qui, depuis ce temps, s’est conduite de manière à n’être reçue que dans fort peu de maisons. On m’a forcée à chanter, et je m’en suis tirée avec la Biondina in Gondoletta. En sortant de chez mesdames de Polignac et de Marcieu, j’ai été chez la comtesse de Lerchenfeld. Vous rappelez-vous, chère maman, un homme que nous voyions tous les jours à l’Opéra, que nous appelions « le grand suisse » et qui ressemblait à monsieur d’Anonville ? C’est le comte de Frauberg-Montjoie, frère de celui qui suit les princes d’Orléans ; il tient ici une des premières charges auprès de l’Électeur. Je l’ai rencontré (la première fois que j’y ai été) chez madame de Lerchenfeld ; il nous a fait mille politesses et je crois que c’est lui qui présentera monsieur de Boigne parce qu’il n’y a ici qu’un chargé d’affaires qui même n’est point reconnu pour tel par le gouvernement et qui est plutôt le représentant de monsieur Wickham que celui de la Nation : c’est lui-même qui a dit à monsieur de B. qu’il ne pouvait pas le présenter. — Vous avez vu, par mes lettres de Hambourg, que le paquet que vous avez reçu, j’espère, à l’heure qu’il est n’était point parti parce que l’Elbe ne s’était dégelé que jusqu’à Cuxhaven, et qu’il doit partir de Hambourg pour arriver à Londres où je ne doute pas qu’il arrive à bon port, car il est véritablement impossible de mettre plus de recherches, de soins, d’exactitude que ne l’a fait monsieur Gossler envers moi. C’est lui qui s’est chargé de l’envoi du bœuf, afin de ne le prendre que lorsqu’il le faudra et de la meilleure espèce ; j’espère qu’il aura réussi. — Demain je compte sur sept lettres au moins, mais ce ne seront point des réponses aux miennes. J’ai calculé que, puisque les dernières que j’avais reçues avant cet envoi étaient du 31 janvier, vous ne deviez pas en avoir de plus récentes que le 1er février, jusqu’au second dégel. — Adieu, mes bons amis ; je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que mon Rainulphe. Mille amitiés à cette bonne madame O’Connell : ce m’est une vraie consolation de penser qu’elle est mieux.


Munich, lundi 8 avril.

Je vous disais hier, chère maman, que je vous écrirais plus longuement aujourd’hui ; mais je ne crois pas que je le puisse, car je suis toujours très souffrante. Je vous mandais que monsieur de Boigne partait mercredi prochain pour Vérone et que je ne savais trop à quoi me résoudre. Ayant donc pris conseil de mon oreiller à défaut de cet esprit sage que je désirais hier, je me suis décidée à le suivre. J’en ai déjà parlé, et l’on m’a refusée. Mais, comme je vois qu’il vaut mieux que j’y aille, je ne compte pas me rebuter. Après vous avoir quittés, mes adorés amis, y a-t-il quelque chose qui puisse me coûter ? Et, puisque j’ai suivi monsieur de Boigne jusqu’en Fionie dans la saison où j’y ai été, je puis bien faire cent lieues de plus pour qu’il n’ait point à dire que je l’ai quitté et que je n’ai point voulu aller voir ses parents, ce à quoi il ne manquerait pas, quoique lui même, je crois, se dispenserait très volontiers de ma présence. J’ai fait la condition que je ne partirais que lorsque j’aurais reçu des lettres d’Angleterre, ce qui sera probablement jeudi. Adieu, chers et uniques amis. Mon cœur est bien gros, bien navré. Mille choses à cet excellent abbé ; j’ai bien regretté son bon esprit depuis quelques jours.


Mardi 9.

Il est arrangé que je partirai, à condition cependant que je n’irai que jusqu’à Innsbruck où j’attendrai monsieur de B. qui sera huit jours absent : ce serait déjà quelque chose que ce gain de temps. Une autre chose me déterminerait à partir, c’est ma situation vis-à-vis de madame l’Électrice, ayant refusé d’aller chez elle tant que j’aurais d’aussi vifs sujets d’inquiétude sur la santé de maman ; il paraîtrait extraordinaire que, restant ici encore trois semaines ou un mois, je ne profitasse pas de ses bontés, et cependant, dans ma situation, monsieur de B. étant absent, je ne pourrais point aller dans le monde. — Je craignais que le bon oncle me sût mauvais gré de mon départ ; mais, quand j’ai dit à mademoiselle de Mville mes intentions, elle les a fort approuvées et m’a même dit que monsieur de B. s’était beaucoup plaint à elle de ce que je ne le suivais pas et qu’il saurait avoir la même obligeance quand il serait question d’aller voir mes parents. Ce n’est pas que ce propos ait influé en rien sur mes dispositions. — Ne manquez pas, je vous prie, cher papa, de remercier mon oncle et mademoiselle de Morville de toutes les bontés qu’ils ont eues pour moi, car, malgré mon humeur et ma maussaderie, il faut que j’avoue qu’on a eu pour moi tous les soins imaginables et que je crois que c’est autant ma faute que celle des autres si je les ai trouvés désagréables. — Adieu, mes bien, bien bons amis. J’aurai sûrement des lettres jeudi, et, alors, nous partirons vendredi, ou peut-être samedi à cause de la sainteté du jour. Adieu pour aujourd’hui, mes excellents amis ; quand pourrai-je vous exprimer à quel point je vous aime ? mais je suis trop sûre de votre cœur pour croire que vous en doutiez. — Je voudrais bien savoir si vous approuvez mon voyage ; il me semble cependant que cela doit être, d’après toutes les conversations que nous avons eues ensemble.


Mercredi 9 avril.
(je me suis trompée sur la date pendant tout le mois)…

Il est toujours décidé que je pars, et je ne veux pas faire d’objection sur Innsbruck, parce que je veux être en route. Ma santé est détestable depuis que je suis ici. Je crois cependant que l’inquiétude que j’éprouve y a plus contribué que l’air humide de Munich qu’on en accuse, et l’agitation où me tient l’état de maman, le désir de ne point faire une fausse démarche me fouettant le sang encore plus. Au reste, je ne suis pas seule changée. Monsieur de B., depuis son départ, est vieilli de dix ans. Il est cassé. Il a un rhume qui dure depuis Copenhague, et il y a d’autres circonstances qui me le font trouver peu bien ; par exemple, il a la fièvre deux ou trois fois par semaine. — Tout le monde me flatte de l’espoir que mes lettres arriveront aujourd’hui, mais je ne les attends que demain et, si je n’en ai pas, je crois que je deviendrai folle. — Ne serait-il pas possible que le vésicatoire appliqué sur la poitrine ait, pour une raison quelconque, produit cet abcès ? Je me creuse la tête nuit et jour pour arriver à comprendre votre lettre extraordinaire et j’espère que, demain, j’aurai des nouvelles du 14. — Dieu vous garde des vilains rêves, mon cher papa ; c’est un de mes supplices depuis cinq mois ; ils me laissent une oppression, une tristesse que les réflexions ne font qu’accroître. — Il ne faudra pas vous attendre que je vous dise ce que je pense de ces princesses qui, sûrement, sont des pécores, tout en une fois. J’entrelarderai mes lettres de vers à leurs louanges. — Adieu, mes chers, bons amis ; vous savez combien vous m’êtes chers et combien votre bonheur est nécessaire au mien ; je ne pense qu’à vous ; je ne vis que pour être serrée dans vos bras. Mille amitiés à mon frère. A-t-il oublié Adèle ? J’espère que non. Vous me mandez qu’il est bien bon garçon ; je l’en remercie au nom de tous.



Munich, le jeudi 10 avril.

Enfin voici des lettres, depuis le 15 février jusqu’au 25 mars. Les dernières, comme vous voyez, sont assez récentes ; cependant elles ne me rassurent point sur l’état de maman. Tout le monde me dit que je n’ai pas le sens commun ; mais, il me semble que mon inquiétude n’est que trop légitime. Malheureusement, je pars samedi et pour m’éloigner encore de ce lit de douleur vers lequel tous mes vœux me rappellent. J’espère que monsieur de Boigne, après avoir vu ses sœurs, me ramènera près de vous. Je m’en flatte, je l’avoue, et je ne saurais trop dire pourquoi ; car je ne crois pas que l’infernale Martinville croie encore son ouvrage assez avancé. Enfin, il n’y a point de ressources ; contre sa volonté rien ne fait loi. Au surplus, elle aurait pu faire une autre histoire sur la maladie de maman que de dire qu’elle était un simulacre, car c’est la même que celle du mois de juin de l’année dernière, et, pour une scélérate d’esprit, je lui croyais plus d’imagination. Au reste, laissons-la, elle et ses caquets. Je la méprise trop profondément pour m’occuper d’elle le moins du monde. — Ma pauvre maman, vous espériez donc que votre Adèle vous arriverait avec les premières lettres ? Hélas, vous rendiez bien justice à mon cœur : s’il dirigeait seul mes actions, il y a bien longtemps que je serais à vos pieds. Une des choses qui me chagrinent le plus c’est de ne pouvoir pas vous dire, de ne pouvoir pas me dire à moi-même ce que je dois devenir dans quinze jours. Vous me demandez, chère maman, quand je serai dans vos bras. Hélas ! je l’ignore absolument. Tantôt je vois mon retour comme prochain, tantôt il me paraît plus éloigné que jamais. Je vous le demande en grâce, chers amis, que ma présence ne soit pas nécessaire à votre bonheur. Oubliez-moi ; votre chagrin ajouté au mien est plus que je ne puis supporter. Si je reviens, si jamais j’ai le bonheur de me retrouver dans les bras des respectables, des adorables parents qui ont formé mon cœur à l’image du leur, alors il faudra jouir d’un moment aussi doux. Je ne pourrais pas vous exprimer à quel point le peu de lignes que vous avez tracées, le jour de l’anniversaire de votre mariage, m’ont émue. Ah ! maman, puissé-je toujours être digne d’une telle bénédiction. Je suis heureuse d’avoir reçu de vos nouvelles et, pourtant, je suis triste, triste à mourir. Je ne doute pas, d’après ce que me dit papa sur le désir qu’il a que je me concilie l’intérêt des parents de monsieur de Boigne, que vous approuviez mon voyage à Vérone : quant à celui de Paris, il n’en a jamais été question, à ce que dit monsieur de Boigne. Ce qui est certain, c’est que cela a été pour moi la première nouvelle. Le ciel me préserve d’une pareille expédition ! — Si je reçois des lettres d’Émilie, je vous manderai ce qu’elles contiennent. Des lettres précédentes auront pu vous faire comprendre à quel point sa présence en Angleterre me serait agréable : celle-là connaît le serpent tout comme moi, et c’est beaucoup dire, je vous assure. — Cette histoire de monsieur de Lussé est horrible ; je suis bien fâchée aussi pour cette pauvre mademoiselle Benfield : d’après ce nouvel incident, ils doivent être totalement ruinés. — Il me semble que monsieur O’Connell a choisi un bien mauvais moment pour aller en Irlande ; sa femme aurait plus besoin que jamais de ses soins. Mais, je le vois mieux que personne, souvent nécessité fait loi. — J’ai été, hier au soir, un moment chez madame de Lerchenfeld que je voulais rencontrer avant mon départ. Cette jeune femme me plaît chaque jour davantage ; elle joint à beaucoup d’usage du monde et à une grande politesse de l’esprit et de la sensibilité. Elle est fort aimée et fort considérée ici. Je suis fâchée des histoires qu’on fait sur le compte de madame Henry Dillon. Au reste, je me suis doutée qu’elle avait tort dès que j’ai vu madame de Martinville prendre son parti. — Quant à cette fièvre dont papa se vante, elle ne me fait aucun plaisir. Soigne-toi bien, mon excellent papa, que ne suis-je…


Vendredi 11.

Quoique j’eusse expressément défendu qu’on me laissât entrer du monde et que j’eusse posté un de mes gens à ma porte pour ne l’ouvrir à personne, on l’a forcée hier, pendant que je vous écrivais, selon le louable usage du pays. J’avoue que cela me paraît si familier, je dirai même si grossier que j’ai toutes les peines du monde à être polie pour les gens qui arrivent chez moi de cette manière-là qu’autoriserait à peine la plus grande intimité. L’autre jour, j’étais à la fenêtre et seule chez moi ; monsieur de Polignac passe dans la rue. En voyant qu’il lève la tête, je retire la mienne : dix secondes après, il est dans ma chambre : « je me suis aperçu, dit-il, que vous ne vouliez pas être vue, et, je viens vous surprendre »… Cependant c’est un homme de fort bonne compagnie !… — Je me flatte, cher papa, que, si maman a besoin de quelque chose de la façon de George, vous le lui aurez fait faire ; je suis bien aise qu’il se soit rendu utile. Toutes ces maladies ont dû user la provision de bouillon ; j’espère que vous l’aurez fait renouveler. — Je suis fatiguée de n’être pas maîtresse chez moi, et, coûte que coûte, je veux le devenir ; monsieur de Boigne m’a conseillé et dit de répondre quand on me dirait « Monsieur a défendu ; monsieur ne veut pas, » — « Fort bien ; obéissez moi toujours et nous verrons bien si monsieur osera me dire qu’il désapprouve les ordres que je donne ». Ce sont ses propres paroles. Vous voyez que je ne peux guère me refuser à cet accès de complaisance. — Le bon oncle est en fort bonne santé. Je lui ai donné hier l’arrière-garde. Plus je vois cet intérieur, moins j’ai bonne opinion du curé (je ne lui connais pas d’autre nom) : il est maître : il dicte les ordres auxquels il a l’air d’obéir ; de plus, c’est un complete busy body ; il croit que tout le monde a en lui la même confiance que ses hôtes, et il se trompe, car je n’en ai pas plus en son cœur qu’en son esprit. Enfin, I am glad to be off. L’intérieur de mon oncle me serait odieux, mais il paraît lui être fort agréable. Il y a toute la journée du monde chez lui, des hommes c’est-à-dire, car jamais de femmes. On y joue au trictrac depuis trois heures jusqu’à neuf où le whist de mademoiselle Alexandrine commence. En fait de mangeaille (car c’est une des parties qui occupe le plus la société, surtout monsieur d’Amécourt, digne émule de Fricandeau Bouzale) mademoiselle de M. s’en occupe beaucoup ; elle a une très bonne cuisinière, ce qui fait que, sans avoir rien de bien recherché, tout ce qu’ils mangent est bon. À propos, je me demandais par qui tout ce que je disais à mon oncle était répété à monsieur de Boigne : c’était par le cher curé, tout simplement. — Je fermerai ma lettre demain matin avant de partir. Si mes lettres sont moins régulières pendant les sept ou huit jours que nous serons en voyage, n’en soyez pas inquiets. Je ne peux pas répondre que je serai toujours à temps pour la poste, lors même que je saurai son départ. Adieu, chers.


Samedi 12.

Adieu, bien chers. Je suis fâchée de quitter le bon oncle, mais je ne regretterai guère Munich, ni le séjour que j’y ai fait. Depuis qu’on sait notre départ, nous sommes accablés de tous côtés de demandes d’argent exorbitantes. On me recommande toujours en particulier d’appuyer les demandes, mais il y a raison partout, et j’ai fini par dire à monsieur de Boigne la situation où l’on me mettait. Adieu, chers, encore. J’espère que la route de Vérone mène à Londres. — Je vais déjeuner avec mademoiselle de M. et partirai de chez elle.



Innsbruck, dimanche de Pâques 13 avril.

Vous voyez, mon cher papa, que, depuis hier que j’ai fermé ma lettre, à onze heures, à Munich, nous n’avons pas arrêté de faire du chemin. Pendant les cinquante premiers milles, la campagne est superbe et j’en ai joui autant qu’une pluie à verse me l’a permis. D’ailleurs, comme nous sortons à peine de l’hiver et qu’il n’y a pas encore une feuille d’aucune espèce, vous comprenez que le paysage doit y perdre. Les soixante derniers milles sont tout simplement fort laids. C’est un corridor étroit entre deux montagnes à pic et pelées. Quant au chemin, il me paraît un chef-d’œuvre pour la manière dont il est établi : on passe les montagnes les plus hautes très facilement ; la frontière d’Autriche est défendue par un mur arrangé en batterie assez ridiculement. — Voilà le souper, après lequel je vais prendre le parti de la retraite, immédiatement. Adieu, pour ce soir, chers amis ; Je suis fatiguée comme un chien.


Lundi matin, à Innsbruck.

Je voudrais pouvoir expédier ma lettre d’ici afin qu’elle vous parvint par le packet boat qui suivra immédiatement celui qui portera ma dernière lettre de Munich. Je vais donc vous raconter à la hâte tout ce que j’ai à vous dire et qui se borne à peu de choses ; car, à force de vous parler de mon inquiétude et de ma tendresse, je finirais peut-être par vous ennuyer. Aujourd’hui, il doit être arrivé pour moi des lettres à Munich. J’espère les trouver à Vérone où mon oncle doit me les envoyer. Je crois que nous serons à Vérone jeudi ou vendredi au plus tard, et je me flatte que nous n’y resterons pas longtemps. L’évêque a voulu me faire donner ma parole d’honneur que je repasserais à Munich, mais j’aimerais bien à y manquer ; car, de deux choses l’une, ou nous y ferions un nouveau séjour qui, désagréable dans tous les temps, me serait insupportable dès que j’aurai le nez tourné vers l’Angleterre, ou nous y passerions vingt-quatre heures et ce ne serait que donner au bon patriarche le chagrin d’un adieu, et ils sont toujours plus affligeants pour les vieillards. — On m’a donné beaucoup de conseils avant mon départ dont je ne compte suivre aucun : je sais trop bien ce qu’il en coûte ; je les ai reconnus ; ils émanent tout droit de Somerset street. Il me paraît, par vos lettres, que vous voyez souvent madame d’Argout ; est-elle bien pour maman ? Je suis fâchée pour cette pauvre madame D. de la manière dont elle se traîne dans le ruisseau ; la misère et la sottise sont deux mauvais compagnons. Mais quel avantage retire-t-on de cette intimité avec Eugénie ? Vous ne me parlez d’aucune personne rentrant en France. Est-ce que la clique n’ira pas aboyer dans son propre pays ? En quoi les affaires qui engageaient madame de M. à rentrer en France avec monsieur de Las Cases, sont-elles changées, en quoi ? Hélas ! je le sais bien ; elle ne se croyait pas à même de faire autant de mal en Angleterre. Ce qu’on apprend en voyageant, ou même en restant chez soi quand on vit dans le monde, c’est qu’il est peuplé de malheureux. On m’a raconté l’histoire de l’Électrice de Bavière… J’ai cru entendre la mienne. Adieu, chers amis ; je n’ai que le temps de vous presser sur un cœur tout à vous[2].



Yarmouth, vendredi 30 mai.

Quoique je ne sois assurément guère en état de tenir une plume, je veux, mes bons amis, vous parler de ma tendresse et de la joie que j’éprouve en pensant que je vous reverrai bientôt. Nous n’avons débarqué qu’hier à dix heures du soir, et je suis presque aussi malade ce matin que je l’ai été à bord : « Tout tourne, tout tourne au cabaret ». Le général ne veut pas partir avant dimanche ; ainsi, ne nous attendez que mardi : c’est un long délai pour mon cœur, mais monsieur de Boigne a mis tant de grâce dans son retour et l’état de ma santé l’autorise si bien que je ne peux pas lui en savoir mauvais gré. Nous irons dîner chez maman, mais probablement coucher dans Portland place. — Les Middleton ont dû déménager aujourd’hui. — J’ai passé la mer avec M. de Laborde qui m’a comblée de soins et de politesses au point de m’embarrasser, attendu que, vous le supposez bien, je les reçois froidement. — Je remercie mon frère de sa petite lettre. Je suis charmée que la boîte soit parvenue ; monsieur Gossler m’avait bien dit qu’il vous l’avait expédiée ; mais, comme c’était contrebande, il avait chargé le capitaine de la passer avec ses propres effets. — Vous ne vous doutez pas, chère maman, que nous nous sommes battus, mais très sérieusement battus, battus à coups de canon, que nous avons démâté un cutter de dix canons qui nous chassait depuis cinq heures et qui nous aurait pris indubitablement sans un heureux incident. L’engagement a été assez violent pour qu’on m’ait obligée de quitter la chambre de proue pour me mettre à fond de cale. Le fait est, je crois, que, pour tirer sa bordée, le cutter a mis vent dessus, vent dedans et, par cette manœuvre, a cassé son mât, mais nos gens s’en donnent toute la gloire. — On dit ici que madame de Chimay n’est pas arrivée ; cela m’étonne d’autant plus que le lugger qui la porte est sorti de l’Elbe vendredi dernier. — Adieu, mes bons amis ; je ne vous écrirai plus ; demain, la poste ne part pas. Je ne peux pas vous faire avertir avant mon arrivée, parce que nous n’avons plus qu’un laquais, ayant laissé John à Cuxhaven. J’oubliais de vous dire que nous ne nous étions embarqués que lundi à quatre heures du matin. — Adieu donc ; je n’en puis plus.



  1. En adressant à son père, à sa mère et à son frère la relation presque quotidienne d’un voyage auquel elle consacre quelques lignes seulement dans ses Mémoires (T. I, p. 145-6), la comtesse de Boigne ne dissimule plus des déceptions conjugales dues, sans doute, à une trop grande différence d’âge, à une différence trop grande aussi dans les goûts et le caractère. La tendresse débordante qu’elle témoigne aux siens ne permet cependant pas de la suspecter de sécheresse de cœur. Malgré ses déceptions intimes et bien qu’elle n’eût alors que dix-neuf ans, la comtesse de Boigne s’intéressait déjà au mouvement littéraire, aux problèmes si complexes de la politique, appréciant avec une surprenante précocité de jugement les événements d’alors, soit qu’elle se trouvât à Hambourg « où l’émigration régnait sous le sceptre de madame de Vaudémont », soit qu’elle se rendît à Munich « peuplé alors des restes de l’armée de Condé ».

    En publiant une correspondance qui appartient également à mademoiselle Osmonde d’Osmond, en ajoutant ainsi une nouvelle partie à l’œuvre de la comtesse de Boigne, nous estimons ne pouvoir fournir de portrait plus exact, plus sincère de l’auteur des Récits d’une tante et des Fragments. Il ne nous appartient pas de commenter ce portrait : il nous suffit de le présenter. (Note des Éditeurs.)

  2. Quelques lettres manquent. — Sur la couverture du dossier constitué par la correspondance de sa fille, le marquis d’Osmond a écrit les indications suivantes : « Départ de Hambourg, sur l’Elbe, le 23 mai. Arrivée à Cuxhaven le 24. Départ du paquebot le 26 au matin. Arrivée à Yarmouth le 29 au soir. Retour à Londres le mardi 3 juin à quatre heures après midi, après une absence de sept mois moins neuf jours » (note des éditeurs).