Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome V/03

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome v
Fragments.Correspondance inédite.Index général alphabétique.
p. 96-134).


CHUTE DE LA MONARCHIE D’ORLÉANS
(1848)


Depuis mon arrivée à l’âge de raison, j’ai vu s’écrouler trois puissants gouvernements, tous trois par le suicide et l’abus du principe qui les avait créés : l’Empire par la persévérance dans le despotisme et dans la guerre, la Restauration par une recrudescence inintelligente et inopportune de prétentions légitimistes, la Monarchie de Juillet par la crainte, poussée jusqu’à la pusillanimité, de sortir de la légalité et de manquer de respect à la bourgeoisie de Paris.

Si les personnes qui vivent désormais sont destinées à voir la chute du second Empire, je suis persuadée qu’il périra de la passion de gouverner l’univers par et pour les révolutions. On n’agite pas impunément cette hydre formidable et sanglante ; on ne l’apaise pas en la caressant.

L’Angleterre, après nous avoir fait dévorer, succombera à son tour à son cruel et perfide égoïsme. Mais elle résistera plus longtemps, grâce à cet esprit public que l’anglais puise dans son île et porte avec lui jusqu’aux extrémités de la terre, sans jamais en rien perdre.

Quelques jours après la mort de madame Adélaïde, le conseil de famille, les ministres et la famille royale furent réunis pour entendre la lecture du testament. L’immense fortune de madame Adélaïde était distribuée à ses neveux et nièces. Toutefois, le prince de Joinville et le duc de Montpensier étaient fort avantagés.

Lorsqu’on en vint à la clause qui faisait le Roi usufruitier, en lui laissant la direction de tous les biens et la jouissance de tous les revenus, le désappointement fut grand parmi les héritiers du fond, et l’irritation très peu dissimulée.

Le Roi s’en aperçut. Sous prétexte de se sentir trop ému, il rompit la séance. Elle ne fut plus reprise, au moins devant les mêmes témoins.

Les colères sourdes, régnant déjà sous le toit des Tuileries, s’accrurent. Les ambitions, qui s’agitaient autour de madame la duchesse d’Orléans, redoublèrent d’activité. Monsieur le prince de Joinville s’y associa.

Le Roi, dans les moments d’irritation qui devenaient de plus en plus fréquents, avait pris l’habitude de dire souvent : « Si on veut me rendre la vie trop dure, j’abandonnerai tout. Je me retirerai à Eu avec ma bonne Reine ; et on verra comment on fera pour se passer de moi. »

Les aspirants au ministère et les princes, hélas ! commencèrent à trouver qu’on pourrait bien le prendre au mot.

Les intrigues se liant de plus en plus, le prince de Joinville se montra si hostile que le gouvernement du Roi crut devoir l’envoyer, dans un semi-exil, rejoindre. en Algérie son frère, le duc d’Aumale. Lui-même se posait en mécontent depuis qu’on avait refusé de ratifier les engagements pris par lui vis-à-vis de l’émir Abd-el-Kader.

Il n’est pas inutile de remarquer ces dispositions de la famille royale, car la révolution de 1848 a pris naissance dans le palais.

Madame la duchesse d’Orléans courtisait beaucoup le Roi, elle était fort caressée par lui. Vers le milieu de février, je demandai un jour à la Reine la permission de lui parler sérieusement. Je lui représentai l’inconvénient de prolonger l’isolement où son deuil la tenait, aussi bien que le Roi.

« Madame Adélaïde, lui dis-je, laisse une place importante qui ne peut pas rester vacante. Elle était le canal par lequel bien des avertissements arrivaient jusqu’au Roi. Demander une audience est une chose grave, et qui ne peut se multiplier. »

(Je n’ajoutai pas que, depuis quelque temps, les audiences devenaient inutiles, car le Roi s’emparait de la parole, et souvent on ne pouvait l’entretenir de l’objet pour lequel on l’avait demandée).

« L’esprit distingué et la haute raison de la princesse Clémentine la rendraient fort propre à remplacer sa tante ; mais bien des gens la considèrent un peu comme une princesse étrangère, pouvant ne point s’identifier entièrement avec les intérêts français. Madame la duchesse de Nemours est en dehors des habitudes politiques. Mais il y a une autre personne qui y serait très propre, si ses relations étaient sans danger, et qui y aspire évidemment.

— Hélène ! s’écria la Reine (avec le seul mouvement de chaleur que je lui eusse vu depuis la mort de monsieur le duc d’Orléans), soyez tranquille, ma chère, ce ne sera jamais la duchesse d’Orléans ; non… non… ce sera moi. Je sens l’importance de ce que vous me dites et la nécessité de m’en occuper. J’en causerai avec le Roi ; soyez sûre que je n’en perdrai pas la mémoire. »

Elle me parla ensuite de diverses choses, me remercia de mon dévouement, et nous nous séparâmes bien affectueusement. C’est la dernière fois que je l’ai vue aux Tuileries.

J’appris, peu de jours après, que la Reine avait fait prévenir les personnages les plus sérieux, parmi les habitués de madame Adélaïde, et ceux plus particulièrement honorés de sa propre confiance (entre autres le chancelier) qu’on la trouverait tous les jours à cinq heures, quand on désirerait la venir voir. C’était là le but que je souhaitais atteindre.

Les ovations faites à monsieur de Lafayette dans le Midi et les banquets donnés dans beaucoup de villes pour acclamer les députés de la gauche causèrent une grande agitation dans l’esprit public. L’importance en fut si bien reconnue que les partis voulurent s’en servir à Paris.

Les oppositions de toutes les observances s’attelèrent à cette grande machine de guerre, avec des intentions plus ou moins perverses, voulant renverser, qui le ministère, qui le roi Louis-Philippe, qui la monarchie, qui, enfin, l’état social tout entier.

Les gens d’ordre se trouvaient de plus en plus alarmés, hormis ceux qui, avec plus de volonté et d’énergie peut-être, auraient pu conjurer un danger si évident et si imminent.

Je n’écris pas l’histoire. Je n’entrerai pas dans les détails des intrigues et des négociations qui se conduisirent, jusqu’au dernier moment, entre le gouvernement et les chefs de la gauche dynastique. Ceux-ci se croyaient encore les arbitres de la situation et, dès lors, étaient dépassés et ne représentaient plus rien.

Je n’écris pas l’histoire, je le répète. Tout au plus, puis-je me flatter, en retraçant les événements où j’ai assisté, comme acteur ou comme spectateur, de donner quelques coups de pinceau qui fassent mieux apprécier les choses et les personnes. Aussi, ne parlé-je jamais de ce que je ne sais que par des on-dit ou par la voix publique.

L’anxiété allait en croissant ; la discussion de l’Adresse dans les deux Chambres devenait chaque jour plus acerbe. Les articles virulents des journaux, les manifestations d’étudiants, d’ouvriers en blouse, se multipliaient pour obtenir l’autorisation de se réunir en banquets.

En la refusant mollement, on n’avait fait qu’en accroître le désir poussé jusqu’à la passion. On l’accorda enfin, sous les fallacieuses promesses de gens qui, au fond, n’étaient pas en mesure de les tenir.

Le général Jacqueminot n’exerçait aucun empire sur la garde nationale dont il était commandant. Le Roi le savait bien, et avait essayé d’engager monsieur Duchâtel à lui demander sa démission. Mais monsieur Duchâtel ne cherchait qu’une issue pour sortir d’un ministère où il se déplaisait.

Il affirma au Roi qu’il lui apporterait la démission du général Jacqueminot à l’heure même où il la souhaiterait, en lui demandant la permission d’y ajouter la sienne, les relations de famille ne lui permettant pas de refuser cette satisfaction à son beau-père.

Le Roi n’ignorait pas les dispositions de monsieur Duchâtel. Reconnaissant l’impossibilité de conserver monsieur Guizot sans lui, et ne voulant pas dissoudre son ministère, il ajourna le changement de monsieur Jacqueminot, quoique personne n’ignorât à quel point il s’entendait peu avec le général Sébastiani, commandant l’armée de Paris.

Cette circonstance aggravait encore les inquiétudes des amis de l’ordre.

Le dimanche 20 février, devant quelques personnes réunies chez moi, le colonel de La Rue se prit à dire que le trouble était grand parmi les militaires, aussi bien que dans la ville. On ne savait à qui on devait obéir, et les ordres se contredisaient.

Il ajoutait : « La nomination du maréchal Bugeaud au commandement de Paris calmerait tous les esprits. »

Monsieur de Salvandy, ministre de l’instruction publique, se leva, avec cet air important qu’il affectait toujours, et reprit, d’une voix très haute : « Monsieur, quand elle a le bonheur d’avoir pour commander la garde nationale le général Jacqueminot, et pour commander la garnison le général Tiburce Sébastiani, la ville de Paris ne peut rien avoir à craindre ni à désirer. »

Après ces belles paroles, il fit une sortie héroïque, nous laissant tous un peu étonnés. À la même heure, et dans un cercle plus nombreux, chez la princesse de Liéven, monsieur de Rambuteau, préfet de Paris, et monsieur Delessert, préfet de police, interrogés assez négligemment par elle sur les événements du jour, les lui peignirent sous des couleurs assez sombres pour exciter son attention. Monsieur Guizot, assis sur un sopha à l’autre extrémité du salon, causait avec l’ambassadeur d’Angleterre. La princesse l’appela :

« Venez donc, monsieur, lui dit-elle, écouter ce que me disent ces messieurs. »

Monsieur Guizot écouta, en effet, puis il reprit :

Et c’est pour cela ; princesse, que vous avez interrompu ma conversation avec lord Normanby ? Que ces messieurs se calment et qu’ainsi que vous ils dorment fort tranquilles. »

Puis il tourna sur ses talons, en leur laissant à tous trois, pour adieu, un de ces sourires supérieurs et satisfaits qu’il distribue à tout venant, et alla reprendre sa place sur le sopha.

La journée du lundi ne me laisse aucun souvenir particulier. L’agitation croissait. Les groupes se multipliaient sans être tout à fait hostiles. Les propos annonçaient des manifestations imminentes. Les ouvriers avaient quitté le travail. La bourgeoisie de Paris, avec la stupide badauderie qui la distingue, se réjouissait dans l’idée de donner une leçon au pouvoir, selon son expression favorite, et ne s’apprêtait pas à défendre un gouvernement qui lui appartenait pourtant et qu’elle chérissait au fond.

Tous les symptômes s’aggravaient de moment en moment, et il fallait bien finir par s’en occuper sérieusement.

La séance de la Chambre des pairs, son grand dîner du lundi et la réception qui s’ensuivait ayant retenu monsieur Pasquier, je ne l’avais pas vu. Il m’apprit, en venant dîner chez moi le mardi, que les troupes avaient été mandées de tous côtés, que le banquet fixé au lendemain était décidément défendu, qu’on ferait un grand déploiement de forces et qu’on ne permettrait à aucun groupe de se former.

Cela était d’autant plus nécessaire qu’ils étaient évidemment sous la direction des sociétés secrètes. Chaque groupe était accompagné d’un homme en redingote, proprement mis, portant une casquette presque uniforme le signalant à son monde.

On voyait aussi sortir de tous les égouts ces affreuses figures que la fange de Paris fait éclore à l’approche des mouvements révolutionnaires. Le moment de leur importance n’était pas encore venu ; on ne voulait pas effrayer d’avance la population.

Malgré tous les rapports recueillis dans le cours de la matinée, les paroles du chancelier me remontèrent un peu. Je le trouvai moins inquiet que les autres, mais il est dans sa nature de se calmer à l’heure du danger.

Il me quitta de bonne heure pour aller aux Tuileries. Les personnes qui survinrent chez moi me parurent toutes bien alarmées.

Je reçus, à onze heures du soir, un billet de monsieur de Salvandy qui contenait uniquement ces mots : « Je voulais aller vous rassurer moi-même, madame ; il est déjà tard, et je suis encore retenu au conseil. Soyez tranquille, tout est prévu, tout est prévenu ; il n’y a pas ombre de soucis à prendre. »

Voilà ce qu’on m’écrivait sur la table du conseil, le mardi 22 février, à onze heures du soir.

Dès le grand matin, mercredi, je sus par mes gens, à mon grand étonnement, les boulevards et les places entièrement dépourvus des forces militaires qui devaient s’y trouver établies, et les flots de la population des faubourgs se portant en masse du côté des Champs-Élysées où le banquet devait avoir lieu.

J’ai appris depuis, très positivement, qu’Horace Vernet, mandé par le Roi de Versailles, où il résidait, était arrivé d’assez bonne heure aux Tuileries. Le Roi travaillait déjà avec l’architecte de Versailles. Lorsque celui-ci sortit du cabinet, Vernet lui demanda si le Roi savait l’état où se trouvait la ville.

« Je ne crois pas, répondit l’autre, il est bien calme. »

Vernet prit sur lui d’exprimer les craintes inspirées par ce dont il venait d’être témoin en se rendant au palais. Le Roi lui répondit par un sourire, et il entama tout de suite le motif pour lequel il l’avait fait appeler.

Horace Vernet devant aller à Blois pour faire le portrait d’Abd-el-Kader, le Roi désirait hâter son départ et le chargeait d’exprimer à l’Émir son vif regret de n’avoir pu encore accomplir les promesses faites par monsieur le duc d’Aumale en lui portant l’assurance qu’elles le seraient incessamment, au plus tard immédiatement après la session.

Le Roi insista beaucoup sur le prix qu’il attachait à ce message, confié à la prudence et à la discrétion d’Horace Vernet.

Celui-ci voulut encore attirer l’attention du monarque sur la situation actuelle de Paris, mais il lui fut répondu : « Soyez tranquille, mon cher Horace ; c’est un feu de paille ; il s’éteindra de lui-même en n’y apportant pas d’obstacles. Il ne sera pas même nécessaire, j’espère, de souffler dessus. » J’ignore comment cette belle sécurité fut troublée.

Les cris de : « À bas Guizot, à bas les ministres ! » furent hurlés, par quelques centaines de personnes, aux grilles des Tuileries, et, quoiqu’ils fussent plus faiblement accompagnés de celui de : « Vive le Roi ! », ils portèrent l’effroi dans le palais, surtout, je crois, parce qu’on distingua quelques uniformes de gardes nationaux parmi ces braillards.

Bientôt après, monsieur Duchâtel, appelé de la Chambre des députés, où il était en séance, fut introduit auprès du Roi. Il le trouva fort accablé. « La Reine, lui dit-il, désirerait vous parler chez elle. »

Monsieur Duchâtel s’y rendit aussitôt. La Reine, toute en larmes, le supplia de donner une dernière preuve de dévouement au Roi en obtenant la démission de monsieur Guizot dont l’impopularité devenait trop compromettante. Monsieur Duchâtel se chargea d’effectuer la dissolution du ministère, et retourna au Palais-Bourbon.

Peu d’instants après, monsieur Guizot déclara sa retraite, en annonçant que Sa Majesté avait fait appeler monsieur Molé pour former un autre cabinet.

Bien des gens alors se persuadèrent la crise finie ; mais ce n’était pas le compte des entrepreneurs de ce fatal mouvement. L’avènement de monsieur Molé ne répondait pas à leurs vues. Néanmoins, on pouvait espérer quelques moments de trêve.

Je dînai ce jour-là chez madame de Châtenay, dans la place Louis XV. On avait enfin fait venir quelques troupes ; elles bivouaquaient sur la place. Il y en avait aussi devant l’hôtel du ministère des affaires étrangères, où stationnaient des groupes moins nombreux, mais plus mal disposés, malgré la concession obtenue le matin.

Monsieur de Salvandy devait dîner avec nous ; il apporta lui-même ses excuses. Il lui fallait préparer ses paquets. Sa confiance de la veille était bien dissipée ; et nous, en revanche, nous sentions moins effrayés.

Le chancelier vint en visite le soir. Il sortait de chez monsieur Molé, où le Roi l’avait envoyé pour s’entendre avec lui de la composition du ministère. Monsieur Molé espérait encore réussir à le former ; il attendait des réponses. Il craignait de n’avoir pas monsieur Thiers, quoique ayant renoncé à ce qu’il y eût un président du conseil ; mais il espérait au moins monsieur de Rémusat, comme représentant de cette coterie politique.

Ce fut en me ramenant chez moi, vers les dix heures, que le chancelier me raconta ces détails. Il devait retourner chez monsieur Molé et, de là, aux Tuileries, pour rapporter au Roi où en étaient les négociations pour la formation du nouveau cabinet. Pendant la route que nous faisions ensemble, il me parut voir des gens fuyant sur la place Malesherbes.

En arrivant chez moi, je trouvai tous mes gens très effarés, groupés sur l’escalier, s’informant de ce qui se passait. Ils avaient entendu une vive fusillade et beaucoup de cris d’effroi.

Tout étant rentré dans le silence, nous y attachâmes peu d’importance, d’autant que le duc de Fezensac, resté après nous chez madame de Châtenay, ne tarda pas à nous rejoindre et nous affirma qu’un cheval, échappé d’un bivouac sur le boulevard, s’était précipité parmi ceux du bivouac de la place Louis xv, avait causé beaucoup de tapage et tout cet émoi.

Installée sur ma chaise longue, j’espérai de nouveaux renseignements par mes habitués quotidiens. J’étais pourtant si accablée que le chancelier, en sortant bientôt après pour retourner à l’hôtel Molé, me jeta de la porte : « Bonsoir, Mater Dolorosa. » : Monsieur de Fezensac continua à se rire un peu de moi sur le même ton, avant de se retirer à son tour.

J’attendis jusqu’à minuit ; personne ne vint. Toutefois le calme et le silence régnaient dans notre quartier, et je me mis au lit.

En entrant chez moi le lendemain, mes femmes m’apprirent les bruits sinistres déjà répandus. On parlait d’un soulèvement général et de nombreuses victimes égorgées par la troupe. J’écrivis un mot à madame de Rémusat, ma très proche voisine dans la rue d’Anjou, pour m’informer de ce qu’elle savait.

Elle me fit répondre qu’elle allait m’envoyer son fils pour me mettre au courant des événements de la nuit.

Pierre de Rémusat survint presque aussitôt. Son père avait accompagné monsieur Thiers aux Tuileries vers les minuit. Celui-ci était chargé de former un ministère. Il avait obtenu le consentement du Roi de s’adjoindre messieurs Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, de Rémusat et monsieur Dufaure, je crois.

Toutefois, le maréchal Bugeaud était commandant de l’armée et ministre de la guerre in petto. Dès le point du jour, tous ces ministres, hormis le maréchal, étaient montés à cheval pour aller visiter les barricades déjà élevées. Ils s’attendaient à les voir s’abaisser devant eux ; mais, loin des acclamations sur lesquelles ils comptaient, ils avaient rencontré des vociférations et des gestes hostiles.

La troupe, sous les ordres du général Bedeau, n’agissait point, et ce général se bornait à parlementer avec la populace, au lieu de la chasser devant lui. Monsieur Thiers avait trop de perspicacité pour ne pas comprendre qu’il avait laissé pousser les choses trop loin et que son tour était passé.

Monsieur Odilon Barrot, au contraire, ayant recueilli quelques poignées de main et quelques cris de : « Vive le père du peuple », parmi les émeutiers, croyait le sien arrivé.

En rentrant au palais des Tuileries, monsieur Thiers avait remis sa démission entre les mains du Roi. Monsieur Odilon Barrot avait accepté, sans hésiter, la charge de former un ministère ; à la condition que le commandement du maréchal Bugeaud lui serait ôté et que toutes les troupes se retireraient dans leurs casernes.

Monsieur de Rémusat venait de rentrer chez lui, où il avait fait ce triste récit. Il ne tarda pas à être suivi de nouvelles toutes de plus en plus inquiétantes.

J’appris successivement l’invasion des Tuileries, le départ du Roi, l’expulsion de madame la duchesse d’Orléans de la Chambre des députés.

Comme je n’ai rien vu de mes yeux, ni entendu de mes oreilles, dans ces fatales journées, j’en raconterai seulement ce qui me touche personnellement, aussi bien que quelques détails peu connus et m’étant parvenus si directement que j’en puis garantir l’authenticité, malgré le trouble accompagnant nécessairement le récit de catastrophes si rapidement multipliées.

Le jeune ménage Pasquier habitait le Luxembourg. Mais, ayant dîné le mercredi chez leur beau-père, monsieur de Fontenillat, dans la rue de la Chaussée-d’Antin, ils n’avaient pu regagner leur domicile. Le marquis Pasquier essaya de s’y rendre de grand matin, sans y réussir. Les ponts étaient gardés.

Je restai donc sans nouvelles du chancelier. Je me figurais le voir arriver d’un moment à l’autre, et je m’occupai à lui chercher un asile où il pût être mieux caché que chez moi ; car le trouble gagnait notre quartier d’ordinaire si paisible.

Une boutique d’armurier, située en face de mes fenêtres, fut pillée. Bientôt après, un bruit affreux vint nous assourdir. C’était une foule de bandits atroces, de mégères échevelées et moitié nues échappées de Saint-Lazare, dont le peuple avait forcé les portes, et escortant, avec des vociférations infâmes, une troupe de cavaliers sans armes, la plupart tête nue, tandis que des gamins déguenillés portaient leurs carabines et leurs coiffures.

Cela s’appelait alors pactiser avec le peuple. C’est un des plus hideux spectacles auquel des gens paisibles puissent être condamnés à assister.

Malgré cet état des rues, je ne laissai pas que de voir assez de monde, chacun épouvanté et ahuri, les femmes portant leurs diamants dans leurs poches, les hommes s’ingéniant pour leur chercher un refuge.

Je sus les Tuileries, le Palais-Royal, les ministères envahis et tous les meubles précieux, aussi bien que les papiers, jetés par les fenêtres. Le même sort était bien présumable pour le Luxembourg, et les hôtels particuliers ne devaient probablement guère tarder à le subir.

À la chute du jour, j’essayai d’envoyer un homme par le pont d’Iéna pour rejoindre le chancelier. Peu d’instants après, je reçus un message de lui. Le Luxembourg, quoique fort menacé, n’était pas encore au pouvoir des bandits.

Le chancelier avait pu gagner la barrière par le jardin. Il y avait trouvé sa voiture et il me faisait dire qu’il partait pour Châtenay, où il allait m’attendre. Je respirai un peu, mais pas trop librement. Aller à Chàtenay, c’était se jeter dans la gueule du loup. Notre présence y serait plus remarquée que partout ailleurs, et, s’il lui fallait se cacher, aucun lieu ne pouvait être plus mal choisi.

J’ai appris depuis qu’en me quittant le mercredi, il s’était rendu chez monsieur Molé. Le Roi, impatient d’une réponse, y avait envoyé un de ses aides de camp. Celui-ci emportait une lettre dans laquelle monsieur Molé, en annonçant au Roi l’impossibilité où il se trouvait de former un cabinet, lui disait y renoncer entièrement.

Le chancelier, n’ayant plus rien à apprendre au Roi, ne retourna pas aux Tuileries. Il regagna le faubourg Saint-Germain, encore parfaitement calme, et rentra dans son appartement, sans se douter des immenses résultats de l’échauffourée dont nous avions entendu le bruit.

Il n’en fut informé que le lendemain et apprit, les unes après les autres, les péripéties de cette orageuse matinée, sans oser s’éloigner du poste où le devoir le retenait.

Vers les onze heures, il reçut l’avis de se préparer à une séance royale. Lui et monsieur Decazes s’occupèrent de convoquer le plus de pairs possible. Ils arrivèrent en petit nombre, et attendirent madame la duchesse d’Orléans et son fils jusqu’au moment où la déroute éprouvée à la Chambre des députés leur fut connue. Le chancelier rentra dans son appartement pour mettre ordre à quelques papiers.

Des groupes formidables insultaient le palais de temps en temps, mais on n’en avait pas encore forcé les grilles lorsqu’il le quitta, ainsi que je l’ai déjà dit. Ajoutons, en passant, qu’une partie du gouvernement provisoire s’étant installé, dès le lendemain, au Luxembourg, ce palais ne fut pas dévasté, le désir de piller le château de Neuilly ayant détourné pour cette première nuit le zèle des bandits.

Sous prétexte de faire promener les chevaux, j’essayai de faire sortir les miens attelés à un chariot, et j’y plaçai, en veste d’écurie, un valet de chambre dont j’étais sûre. Monsieur le chancelier avait passé la nuit à Châtenay, mais les renseignements qu’il y recevait le forçaient à s’éloigner. Mon homme le vit monter en voiture pour gagner Pontchartrain par Jouy, en évitant Versailles ; on le disait aussi en pleine révolte.

L’habitation de Pontchartrain est fort isolée, et je me sentis un peu soulagée de l’y savoir installé.

La journée se passa dans le plus grand émoi ; les rapports se contredisaient les uns les autres, mais toujours également sinistres. Je m’occupais sans cesse d’un moyen de parvenir à plus de sûreté pour le chancelier.

Les noms des personnes formant le gouvernement provisoire se trouvant connus, j’écrivis à monsieur Arago (il avait pris possession du ministère de la marine) pour lui demander de me procurer un passeport à cet effet, et j’envoyai mon billet par ce même valet de chambre qu’il connaissait très bien et qui, dix-huit ans avant, à l’instar de monsieur Arago, avait rempli des fonctions du même genre vis-à-vis du duc de Raguse.

Monsieur Arago le fit attendre longtemps dans une antichambre remplie de monde. En sortant de son cabinet, il passa près de lui, et, sans s’arrêter, sans le regarder, lui dit : « Louis, dites-lui qu’elle l’aura. » Et, en effet, quelques heures après, il m’arriva une espèce de laissez-passer signé par les membres du gouvernement provisoire, et qui pouvait à la rigueur servir de passeport.

Je m’empressai de l’expédier à Pontchartrain. Mon messager n’y trouva plus personne.

Le marquis Pasquier, arrivé dans la nuit, avait emmené son père dès le grand matin. On croyait qu’ils avaient dû gagner le chemin de fer d’Orléans par Rambouillet.

Mon messager, en me remettant les papiers et quelques rouleaux d’or que j’avais envoyés, dans le cas où mon pauvre ami s’en serait trouvé dépourvu dans la hâte de son départ, me dit avoir appris par le régisseur que Gaston Pasquier avait l’air très inquiet et très pressé.

Le chancelier, fort abattu, ne proférait pas une parole. Ce rapport ne me consola guère ; il me fallut attendre d’autres nouvelles.

Ce qui se passait autour de moi servait aussi à redoubler mes inquiétudes. Je reçus, le dimanche matin, la visite de madame Émile de Girardin, très belle, très animée par la marche et par la victoire, une véritable Bellone.

Elle venait me recommander d’ouvrir ma maison, de donner des dîners, des soirées priées, afin de montrer au peuple à quel point je me confiais dans ses admirables dispositions.

Je lui répondis que, depuis longtemps, je vivais dans la retraite. Je lui avouai ne pouvoir partager son enthousiasme pour les promeneurs que j’entendais hurler dans les rues. Elle me fit une très poétique description des sentiments élevés existant sous ces haillons.

Elle comptait bien alors gouverner la France en commun avec monsieur de Lamartine. Je ne sais si elle a conservé cette illusion longtemps. Nous nous séparâmes assez mécontentes l’une de l’autre. Je ne suis pas sûre de l’avoir revue.

Le lendemain au soir, étant dans mon salon entourée de quelques personnes, on vint m’avertir qu’on demandait à me parler en particulier. Toujours préoccupée du chancelier, je pensais que c’était un messager de lui.

Je me hâtai de passer dans une autre pièce, éclairée par un seul bougeoir. J’aperçus dans la partie la plus obscure un gros homme enveloppé d’une grosse redingote, fort crotté, un parapluie à la main. Je fus très étonnée de reconnaître monsieur Arago.

» Chut, me fit-il, pour arrêter l’exclamation prête à m’échapper, je suis ici au péril de ma vie ; si on en avait le moindre soupçon, je serais perdu. Il faut l’importance de cette entrevue pour m’y être exposé. Avez-vous quelqu’un de caché à faire sauver ? je vous apporte des passeports parfaitement en règle.

— Mais, non, répondis-je ; vous avez eu la bonté de m’en envoyer un pour le chancelier. Je n’ai pu encore le lui faire parvenir ; je ne sais même où le trouver.

— Le chancelier ne court aucun risque. Mais vous enfin, n’avez-vous pas quelque prince, quelque princesse dont vous soyez embarrassée ?

— Mon Dieu non ; j’ignore la retraite de tous.

— Surtout ne me faites pas l’injure de me soupçonner de pouvoir vous trahir.

— Je vous en sais incapable, mais je n’ai rien à vous confier.

— Vous en êtes sûre, bien sûre.

— Très sûre.

— J’ai là trois passeports, et cent mille francs, dans ma poche ; vous ne voulez pas que je vous les laisse ?

— Non, assurément.

— J’ai l’autorisation du gouvernement provisoire.

— Mais, je vous le répète, je n’en ai pas l’emploi.

— Eh bien, je me retire. Écoutez-moi, madame de Boigne, faites bien des vœux pour nous, et pour que nous conservions le pouvoir ! Si vous pouviez savoir ce qui arriverait si on nous renversait, vous n’auriez pas un cheveu qui ne se dressât sur votre tête. Moi qui le vois et qui l’entends, j’en suis épouvanté, mais d’autant plus décidé à faire tête à l’orage. Adieu, priez pour nous, et comptez sur moi. »

Il s’avança vers la porte, puis il revint et ajouta :

« Si, d’ici à quelques heures, par un motif quelconque, vous changiez d’intention, envoyez-moi une lettre qui ne contienne que ce seul mot : J’accepte. Je tâcherai de vous faire arriver ce que vous ne voulez pas garder maintenant ; mais songez que le temps a des ailes et que les événements marchent aussi vite que lui. »

Je fus très étonnée de cette démarche de monsieur Arago. Je me la suis expliquée depuis, lorsque j’ai su que le roi Louis-Philippe avait séjourné trente-six heures à Trouville ; on devait naturellement le supposer réfugié chez moi.

Je reçus enfin la nouvelle de l’arrivée de monsieur Pasquier à Tours. Gaston voulait le mettre à l’abri jusque dans les Pyrénées ; mais le chancelier avait repris toute son énergie et ne voulut pas s’éloigner davantage sans savoir ce qui se passait à Paris.

Pendant ce temps, je recueillais de toutes parts des détails sur le départ du Roi. Au milieu de ces angoisses, j’avais une satisfaction réelle. Tous les récits montraient la Reine aussi noble, aussi grande que je la désirais ; elle seule avait conservé son sang-froid et sa dignité.

Le Roi, à sa prière, était monté à cheval ; mais, en voyant les colonnes de la populace conduites par des gardes nationaux, il était rentré en s’écriant que tout était perdu.

Le duc de Montpensier s’était alors accroché à son bras en lui disant : « Abdiquez, Sire, abdiquez. Vous n’avez pas d’autre moyen de sauver votre famille ; nous allons tous être massacrés. »

La Reine s’était alors avancée et, affirmant que cette considération ne devait pas décider le Roi, elle avait résisté à l’abdication.

Monsieur le duc de Montpensier avait continué ses sollicitations, placé une feuille de papier sur la table et fait asseoir le Roi presque de force, et, tandis qu’il ôtait ses gants, les lui avait arrachés, en criant convulsivement : « Écrivez, écrivez, Sire, il n’y a pas un instant à perdre. »

Le papier à peine signé, il l’avait enlevé précipitamment, et remis, par-dessus la tête du Roi, à monsieur Émile de Girardin ; celui-ci l’avait emporté en courant.

Le cabinet royal était rempli de monde ; on y entrait comme dans la place publique.

Pendant que le Roi écrivait, la Reine dit calmement à madame la duchesse d’Orléans :

« Réjouissez-vous, Hélène, vous en êtes venue à vos fins.

— Ah ! ma mère, quelle cruelle parole, s’écria la princesse en se précipitant sur ses mains. »

La Reine ne retira ni ses mains, ni ses paroles. Elle les a niées depuis ; mais deux personnes, également dignes de foi, m’ont assuré les avoir entendues.

Madame la duchesse d’Orléans, éperdue, s’écriait à chaque instant : « Et Joinville qui n’est pas ici ! »

Le Roi entra dans sa chambre pour ôter son uniforme, la Reine dans la sienne pour prendre son chapeau et donner quelques ordres à Lapointe, son valet de confiance. Ils rentrèrent ensemble dans le cabinet, se donnant le bras.

Je ne sais pas comment la séparation de la famille se fit. Le Roi, la Reine, madame la duchesse de Nemours et ses enfants, la princesse Clémentine et les siens, le duc de Montpensier, sortirent par le jardin. Tous s’empilèrent dans deux petites voitures qu’on avait fait arriver dans la place Louis XV. Madame de Dolomieu les accompagnait.

Ils suivirent la route de Saint-Cloud, où ils ne restèrent que le temps nécessaire pour faire atteler une grande berline sans armes, et prendre le chemin de Mantes. Monsieur le duc de Montpensier était tellement pressé de partir qu’il ne leur laissa pas un moment de répit.

Madame de Dolomieu, revenue de Saint-Cloud à Paris, m’a raconté ce double départ ; mais elle-même était dans un tel état de trouble qu’elle ne se rendait pas bien compte de tous les détails.

Madame la duchesse d’Orléans retourna dans son appartement auprès de ses enfants. Je ne sais rien de particulier sur la manière dont elle en sortit. J’ai su seulement que le général Bedeau, chargé de garder le pont Louis XVI, après avoir laissé passer la princesse et son cortège, avait eu soin de ne point s’opposer à la marche des émeutiers qui, en envahissant la salle des députés, vinrent la mettre en joue et la forcer à se retirer.

À la vérité, peu de minutes avant, ce même général Bedeau avait laissé la populace égorger les gardes municipaux jusque sous le poitrail de son cheval, sans faire aucun effort pour les sauver. Je n’ai jamais compris que le parti orléaniste ait voulu faire un de ses coryphées de ce général.

Le maréchal Bugeaud, plein de tristesse et d’énergie, quitta le château des Tuileries en grand uniforme, à cheval et au pas, perçant la foule des émeutiers qui s’ouvrait devant lui, et les battant de l’œil, selon l’expression favorite des bulletins de l’Empire.

Tout le monde se dispersa. Le palais fut envahi, hormis l’appartement de madame la duchesse d’Orléans ; il fut respecté, personne n’y entra.

Madame la duchesse de Montpensier avait été oubliée dans cette bagarre. Monsieur de Lasteyrie la rencontra errante dans le palais, lui donna le bras, et la conduisit à pied chez sa femme, dans la rue de la Ville-l’Évêque.

Selon mon usage de m’arrêter sur les petits faits dont j’ai la certitude, je veux placer ici ce que madame de Dolomieu m’a raconté. En sortant de la messe le jeudi matin, elle dit à sa sœur, madame de Montjoie :

« Tout ceci me semble prendre une vilaine tournure. J’ai trois billets de mille francs dans mon secrétaire. Je vais les coudre dans la doublure de ma robe. »

Madame de Montjoie haussa les épaules. Lorsqu’elles se retrouvèrent au déjeuner, madame de Dolomieu fit signe à sa sœur qu’elle avait accompli son projet, en faisant craquer les papiers sous sa robe. Celle-ci en parla à sa voisine, la duchesse de Nemours. Cela fit le tour de la table ; et, lorsqu’on en sortit, toutes les princesses et les princes, y compris le duc de Montpensier, si épouvanté quelques moments plus tard, entourèrent la dame d’honneur en l’accablant de quolibets : « Cette pauvre Zoé, ah ! cela lui ressemblait bien, etc., etc. »

Et pourtant, lorsque je la revis, ces trois mille francs étaient sa seule ressource, car tout avait été pillé dans son appartement.

J’ignore à quelle occasion et dans quel moment éclata dans le château la panique qui entraîna, si promptement après, la fuite du Roi.

Madame de Montjoie, en proie à une violente migraine, était remontée dans son appartement du pavillon de Flore, après le déjeuner. Elle était enveloppée dans des schalls, au fond de son fauteuil, lorsqu’elle vit entrer dans sa chambre un inconnu, assez proprement mis, qui lui dit : « Madame, je précède de quelques instants une troupe dont je suis censé le chef, mais, que je ne commande pas ; hâtez-vous de me suivre. Si vous avez sous la main quelques objets précieux, mettez-les dans ce cabas que je vois près de vous ; je ferai mon possible pour le sauver. »

Madame de Montjoie, sans avoir presque connaissance d’elle-même, plaça quelques bijoux, un peu d’argent, quelques papiers, dans son panier. L’inconnu le prit, offrit le bras à la comtesse, ils descendirent l’escalier. Une foule désordonnée le montait en vociférant ; elle les laissa passer.

Sortis des guichets des Tuileries, il demanda à madame de Montjoie où elle voulait aller. Elle se fit mener chez madame de Lasteyrie, où il l’accompagna en la comblant d’égards, et sans se faire connaître. Je ne sais si elle y précéda ou y suivit la duchesse de Montpensier.

La berline, que nous avons vue quitter Saint-Cloud, au lieu de prendre la route de Normandie, se dirigea sur Dreux. On voulait s’agenouiller encore une fois auprès des tombeaux qui renfermaient des êtres si chers et laisser le temps à des serviteurs et à des bagages de rejoindre les fugitifs.

Mais les rapports qui se succédaient de moment en moment et les ordres adressés aux sous-préfets ne permirent pas de suivre le projet d’y séjourner. En arrivant à la préfecture d’Évreux, avant le jour, la famille royale comprit la nécessité de se séparer. Le Roi et la Reine traversèrent la ville dans la voiture du préfet, en renonçant à se rendre à Eu par Rouen. Le préfet les conduisit chez un petit propriétaire dont il était sûr ; celui-ci les mena d’étape en étape et avec des chevaux de labour jusqu’à la côte.

Monsieur de Perthuis, aide de camp du Roi, l’avait rejoint à Dreux. Son fils, officier de marine, se trouvait au Havre. Il s’y transporta. Il était convenu que le paquebot anglais partant du Havre s’arrêterait en mer et que le Roi le rejoindrait dans une barque sortie d’un des petits ports les plus voisins. Un coup de vent effroyable s’opposa à l’exécution de ce projet.

Le Roi passa trois jours sur la côte, entre Honfleur et Trouville, sans pouvoir trouver un pêcheur voulant prendre la mer. La Reine était cachée à Honfleur dans la maison de monsieur de Perthuis.

Deux bourgeois de Trouville, avec beaucoup de dévouement et d’intelligence, réussirent enfin à faire passer le couple royal sur le bateau à vapeur d’Honfleur au Havre.

Le jeune de Perthuis, avec quelques marins de son bord, les attendait sur le quai. Le bateau anglais chauffait déjà ; ils s’embarquèrent sur-le-champ, et les personnes qui les avaient accompagnés eurent le triste soulagement de les voir s’éloigner sans être reconnus.

Je ne sais aucun détail particulier sur l’odyssée des autres membres de la famille royale, ni des ministres. Tous eurent la bonne fortune de s’échapper, sans avoir rencontré le zèle de ces fonctionnaires subalternes, si fatal aux proscrits.

La position des personnes demeurées à Paris n’était guère plus enviable.

Le courage et l’éloquence de monsieur de Lamartine avaient écarté, pour un jour, le danger immédiat du drapeau rouge et de la république sanglante. Mais le cœur lui faillit ; il s’en était repenti dès le lendemain, et lui, Ledru-Rollin, Louis Blanc, et Flocon, avaient paru à l’Hôtel de ville avec de grandes plumes rouges à leurs chapeaux. Messieurs Arago, Garnier-Pagès, Marie et Marrast les leur avaient fait quitter.

Ces dissentiments, dans leur propre sein, n’étaient pas de nature à nous donner sécurité, et, d’après les récits qui nous en arrivaient, nos craintes prenaient plus ou moins de force.

Parmi les personnes que je voyais, non seulement tous les jours, mais plusieurs fois par jour, monsieur Molé était celui qui montrait le plus de courage, et monsieur de Barante le plus abattu. Je flottais entre ces deux extrémités.

J’étais toujours dans la plus grande anxiété au sujet du chancelier. Si on se rappelle que, parmi les gens élevés au sommet d’un pouvoir sans frein par la tourmente révolutionnaire, la plupart avaient été jugés et plusieurs condamnés par lui, on comprendra la profondeur de mon inquiétude.

Sans doute, ces procès avaient été conduits avec autant d’urbanité, d’impartialité que de justice ; mais il était impossible d’apprécier le ressentiment conservé par les coupables, ni de deviner comment ils le témoigneraient.

Nous n’osions pas nous écrire, mais nous avions des communications assez fréquentes. Je savais monsieur Pasquier arrêté à Tours, sans être molesté jusque-là, mais tout seul dans une auberge, son fils ayant été obligé de retourner près de sa femme.

Je parvins à obtenir du marquis de Brignole, ambassadeur de Sardaigne, un passeport comme veuve d’un général piémontais, me rendant à Turin avec mes gens et un médecin.

J’achetai, à prix d’argent, le passeport d’un vieil espagnol qui le fit viser et dont le signalement pouvait, à la rigueur, convenir au chancelier.

Je fis l’acquisition d’une voiture de voyage, commode, sans armes ni chiffres, et je tâchai de mettre quelque ordre dans mes propres affaires. Tous ces soins me prirent quelques jours.

Un matin, je vis entrer chez moi Lapointe, le valet de chambre de la Reine. Il allait chercher à la rejoindre, et venait déposer entre mes mains deux riches écrins qu’il avait réussi à sauver des Tuileries ; il n’osait les emporter.

Je ne pus me refuser à les recevoir. J’eus la bonne fortune de pouvoir les remettre à l’ambassadrice d’Autriche, la comtesse Apponyi ; elle partait sous peu de jours, et voulut bien s’en charger.

Lapointe me raconta que, dans le très court colloque qu’il avait eu avec sa royale maîtresse, elle lui avait, recommandé de brûler quelques papiers, de s’enfermer chez elle et d’attendre les ordres de madame la duchesse d’Orléans, avant de venir la rejoindre à Eu.

L’invasion du palais ne lui avait pas permis de suivre ces instructions. Cependant il avait réussi à brûler les papiers et à sauver les écrins qu’il m’apportait.

Ceci explique comment le Roi s’était dirigé sur Dreux. Persuadé que l’annonce de la régence de madame la duchesse d’Orléans, en calmant le tumulte, lui laisserait toute facilité de se rendre au château d’Eu, il ne pensait pas devoir se presser.

Si les rapports, qui m’arrivaient à domicile, étaient souvent bien inquiétants, l’aspect des rues n’était pas de nature à rassurer. La nécessité de vaquer à mes affaires et l’impossibilité où j’étais de marcher me forçaient à sortir en voiture.

Elle offusquait très souvent les nombreux groupes qu’il me fallait côtoyer bien respectueusement au pas. Je recueillais toujours des regards courroucés, souvent des insultes. On n’en était pas encore venu aux voies de fait, mais cela pouvait arriver à chaque rassemblement.

Nous cherchions bien à les éviter, mais en s’éloignant de l’un on tombait dans un autre, car ils étaient nombreux.

Quelques-uns d’entre eux traînaient de gros arbres, s’arrêtaient au coin d’une rue ou d’une place et les plantaient, en les qualifiant d’arbres de la liberté.

Les bandits et les femmes abjectes, s’employant à ce travail impie, mêlaient la dérision à la profanation. Ils exigeaient qu’un prêtre de l’église la plus prochaine vînt, en étole et en surplis, le goupillon à la main, bénir ce symbole des horreurs de quatre-vingt-treize. Puis quelques-uns d’entre eux se détachaient et allaient, de porte en porte, quêter de l’argent pour arroser l’arbre nouvellement planté.

Personne n’osait refuser ce don patriotique. La libation se faisait au cabaret le plus voisin, et le groupe allait recommencer sa profitable industrie un peu plus loin.

Aussi, dès le milieu de mars, Paris présentait-il l’aspect d’un bois. J’étais sortie inquiète, je rentrai épouvantée.

La nuit arrivée, des escouades de gamins couraient les rues en psalmodiant les cris : Des lampions, des lampions ; et il fallait illuminer pour éviter d’avoir ses fenêtres cassées. Ceci n’avait pas un caractère hostile, mais tenait en assez grand émoi.

Mes affaires se trouvant à peu près réglées, je partis le 14 mars pour Tours. Aucun devoir positif ne me retenait en France. J’allai rejoindre le chancelier, bien décidée à lui consacrer le reste de mon existence et à le suivre dans l’exil, s’il était forcé à le subir.

Je trouvai monsieur Pasquier dans le meilleur état possible, aussi sain de corps que d’esprit, envisageant toute la gravité de sa position, sans l’exagérer ni aux autres ni à lui-même.

Il se montrait peu, sans se cacher, et, jusque-là, il n’avait recueilli, à Tours, que des marques de haute considération.

Les autorités révolutionnaires de la ville, y compris le commissaire du gouvernement provisoire, un certain monsieur Marchais, qui avait été lui-même compromis dans le procès Quénisset et jugé au Luxembourg, était nonobstant venu lui faire visite à son auberge et lui offrir ses services.

Il n’était, à la vérité, maître de rien, mais, comme il y avait fort peu d’ouvriers et encore moins de populace dans la ville, il n’était besoin d’aucun effort pour y maintenir le calme. Au surplus, à Tours, comme dans tout le reste de la France, la République était en horreur.

Nous nous décidâmes à y rester provisoirement. Le seul chemin de fer achevé en ce moment s’y terminant, on recevait plus promptement qu’ailleurs les nouvelles de Paris et, si elles forçaient à fuir, les routes s’y présentaient de tous les côtés.

Nous hésitions entre Pau, pour lequel son doux climat et le voisinage de l’Espagne militaient, et Jersey donnant une sécurité plus positive. Je ne pensais pas à l’Angleterre, malgré mes relations intimes et de famille. J’étais trop persuadée que le chancelier ne pourrait vivre dans un pays où on ne parlait pas français.

Les jours et les semaines se succédant ainsi, sans que notre tranquillité se trouvât troublée, je louai un fort grand appartement, situé sur un beau jardin rejoignant la campagne, et nous pûmes nous établir tous les deux assez commodément.

Nous avons passé ainsi huit mois dans cette bonne ville de Tours, évitant l’effrayante tentative du 15 mai et les journées bien plus cruelles encore du mois de juin où les habitants de Paris se sont trouvés pendant quatre- vingt-seize heures acteurs et spectateurs de la plus sanglante bataille livrée dans aucune ville.

Nous y prenions grande part assurément ; toutefois nos inquiétudes ne pouvaient être comparables à celles ressenties dans la capitale.

Nous vîmes fonctionner le suffrage universel pour la première fois. On s’attendait à des difficultés matérielles presque insurmontables ; il ne s’en présenta aucune.

Les [habitants des] paroisses de la ville et des communes environnantes se présentaient processionnellement, leur maire et leur curé en tête. À mesure qu’ils approchaient de la préfecture, des agents préposés à cette besogne leur distribuaient à profusion les bulletins des candidats républicains.

Les électeurs les recevaient silencieusement, les mettaient dans leur poche gauche, puis, parvenus au lieu du scrutin, ils tiraient de leur poche droite les bulletins des candidats de l’ordre ; l’urne les recevait, tandis que monsieur le préfet pouvait voir sa cour jonchée des bulletins distribués par ses ordres.

Leur but accompli, ces braves gens s’en retournaient chez eux, sans laisser de traînards et sans rentrer dans un cabaret, fort contents d’eux-mêmes et nous en laissant encore plus satisfaits.

Le vent qui prévalait à Tours doit avoir soufflé dans bien d’autres lieux, car la Chambre de 1848 se montra infiniment plus conservatrice qu’on ne pouvait l’espérer.

Le seul mot de république, on doit le reconnaître, épouvantait la France. J’avais pu m’en apercevoir pendant le peu de jours où j’étais demeurée à Paris ; je n’avais jamais vu autant d’empressement, et même d’affectation, à nous prodiguer nos titres.

Il semblait que les marchands et les bourgeois qu’on rencontrait y trouvassent une sorte de soulagement. C’était pour eux comme une protestation contre l’autorité révolutionnaire qui surgissait.

Ces bonnes élections et la victoire remportée à Paris permettaient une sécurité comparative. J’aurais pourtant désiré passer l’hiver à Tours où nous étions entourés de tant de prévenances, et de soins par toutes les classes de la population.

Le chancelier soupirait après son Paris, la grand’ville, et aspirait à se retrouver au centre des nouvelles. Il alla jusqu’à me proposer d’aller passer un mois à Paris et de venir me rejoindre. Ce n’était pas là mon compte.

Je craignais bien plus pour lui que pour moi le séjour de la capitale. Nous y rentrâmes donc aux premiers jours de novembre.

Il s’établit dans une maison à lui, dans la rue Royale. Il l’avait fait arranger en vue d’y installer sa bibliothèque, échappée aux spoliations du Luxembourg.

Je revins dans la rue d’Anjou, et, en me retrouvant dans mon confortable établissement, que je n’espérais guère revoir en le quittant le 14 mars, j’éprouvai, j’en conviens, une très vive satisfaction.

De bien douloureuses nouvelles d’Angleterre m’y attendaient. Le château de Claremont était inhabité depuis la mort de la princesse Charlotte de Galles. Des réservoirs doublés de plomb, et mal entretenus, avaient altéré la condition des eaux, sans qu’on eût conçu le moindre soupçon. L’effet ne fut pas immédiat.

La Reine, madame de Montjoie et madame de Dolomieu, ne buvant que de l’eau pure, en furent les premières atteintes, aussi bien que le prince de Joinville. On recommanda le changement d’air. Les malades furent transportés à Richmond.

Mesdames de Montjoie et de Dolomieu, se trouvant mal établies, préférèrent revenir à Claremont. Elles ne tardèrent pas à succomber l’une et l’autre, ainsi que monsieur Vatout et plusieurs personnes de la domesticité. Tout le monde souffrait plus ou moins.

L’éveil fut enfin donné sur la nature des eaux ; on ne tarda pas à reconnaître combien elles étaient dangereuses.

Les jeunes princesses et leurs enfants avaient été préservés par l’habitude de prendre une grande quantité de lait, servant de contre-poison. Monsieur le duc de Nemours aussi bien que le Roi, buvant principalement de la bière, semblaient y avoir échappé.

Je n’oserais affirmer cependant que ce poison n’ait pu influer, d’une façon latente, sur l’état de marasme et de consomption qui emporta le Roi, au mois d’août de 1850.

On travailla immédiatement à Claremont pour rétablir la salubrité des eaux ; mais l’impression était faite. La famille royale a toujours considéré ce séjour, où tant de convenances la retenaient, comme aussi malsain que triste.

L’état de la Reine et du prince de Joinville avait cessé de s’aggraver, mais en restant fort précaire. Toutefois, l’un et l’autre, ayant été enlevés à temps à l’effet du poison, se rétablirent lentement.

Je recueillis ces tristes détails, en apprenant, avec une véritable douleur, la mort de deux femmes avec lesquelles j’étais liée depuis plus de trente ans.

Les communications, sans être proscrites, n’étaient pas alors aussi faciles qu’elles l’ont été depuis. Ces calamités du foyer domestique, ajoutées aux calamités royales, rendaient le sort des augustes exilés bien déplorable. J’en fus vivement affectée.

J’ai la certitude que, dès le mois d’août 1848, monsieur Thiers avait expédié à Londres la duchesse de Massa, chargée de dire au Roi que, sans la réunion à la branche aînée, point de salut. On ne pouvait le soupçonner, lui, d’être entaché de légitimisme, mais il en était si fermement convaincu qu’il se croyait obligé en honneur d’en avertir le Roi.

À Claremont, on en parla devant monsieur Guizot. Il adopta l’idée et, selon son usage, la proclama immédiatement sienne. Dès lors, monsieur Thiers s’en détacha, se retourna du côté de madame la duchesse d’Orléans et lui donna, j’ai lieu de le croire, des conseils fort pernicieux qui achevèrent de lui tourner la tête. Cela n’était pas bien difficile.

Madame la duchesse d’Orléans avait beaucoup d’esprit, mais une ambition désordonnée, très agressive et surtout très personnelle. L’assurance de voir la couronne placée sur la tête de son fils, d’une façon plus solide et plus honnête, ne lui aurait certainement pas paru une compensation suffisante à n’être plus que la quatrième dame de France, au lieu de la première, comme elle le rêvait par sa régence fictive.

Elle s’en préoccupait fort. Elle n’ignorait pas que cette clause n’existait point dans l’acte d’abdication arraché au roi Louis-Philippe, et elle avait négocié pour s’en faire reconnaître le titre à Claremont ; mais le Roi s’y refusait positivement ; il affirmait n’avoir pas le droit d’abroger une loi.

De son côté, la princesse, après bien des délais, ayant enfin dû rejoindre sa famille en Angleterre, se refusait obstinément, et même avec colère, à tout accommodement avec le comte de Chambord.

C’est dans ces conjonctures que le Roi disait tristement, aux personnes cherchant à former des liens que lui-même désirait nouer : « Madame Hélène n’est pas commode tous les jours. »

L’affaiblissement de la maladie ne lui permit pas de faire acte de volonté positive, et sa mort laissa un libre cours aux tendances révolutionnaires de ceux qui survivaient.

Quelques mois plus tard, monsieur de Metternich disait : « Nous n’avons en Allemagne que trois princesses ayant de l’esprit, et elles en ont beaucoup assurément ; mais toutes les trois sont folles à lier. » Celles qu’il désignait par là étaient la duchesse d’Orléans, la reine de Hollande et la princesse royale de Prusse.

À peine la pauvre Reine eut-elle fermé les yeux du Roi qu’elle fut appelée à Ostende pour recevoir le dernier soupir de sa fille bien-aimée, la reine des Belges.

Le désir de revoir ses petits-enfants et le roi Léopold la ramenèrent à Bruxelles, au commencement de l’été de 1851, et je profitai de son séjour à Laeken, pour me rendre auprès d’elle.

Elle me reçut avec une effusion, un attendrissement dont je fus profondément touchée.

Les premiers moments d’émotion passés, la conversation s’engagea avec la parfaite confiance qu’elle me témoignait autrefois. Cependant, elle débuta par me faire l’éloge du dévouement si touchant, montré par son cher Montpensier pour le Roi, au départ des Tuileries, et de l’énergie déployée par sa courageuse belle-fille, ainsi qu’elle la qualifiait.

Je compris tout de suite qu’elle allait au-devant de reproches trop mérités, et je fus confirmée, dans cette pensée lorsqu’elle me répéta les deux mêmes couplets le lendemain. Il n’y aurait eu aucune utilité à la contrarier à ce sujet, et je l’ai laissée passer en silence.

Je m’appliquai à lui présenter la situation de la France comme excessivement précaire, toutes les têtes en fermentation, mais surtout exaltées par la crainte de la république rouge dont la date fatale de 1852 semblait vouloir sonner l’heure.

Chacun n’aspirait qu’à trouver une planche de salut dans ce naufrage si prévu ; mais encore la voulait-on donnant l’espérance de quelque solidité.

Tous les bons esprits pensaient qu’une réconciliation sincère et publique avec la branche aînée de la maison de Bourbon, en formant ce qu’on appelait alors la fusion, avait la meilleure chance pour offrir cette planche.

La Reine me parut le penser aussi et le désirer fort. Elle ne me dit pas positivement que telle avait été la volonté du Roi ; mais elle me le laissa comprendre, et j’osais lui reprocher de ne pas y travailler plus efficacement.

Le bruit avait couru (peut-être pas sans fondement) que le prince de Joinville n’avait pas repoussé l’idée de se faire nommer président de la République. La Reine le démentit avec vivacité : « Il faudrait donc alors que Joinville devînt perfide à ses neveux, ou trahît le serment qu’il prononcerait. Cela est tout à fait impossible. Jamais aucun de mes enfants ne manquera à la justice ou à l’honneur. »

À l’occasion de la mort de sa bien-aimée Louise, la Reine m’avait raconté combien elle avait été touchée des sentiments de tendre sympathie exprimés par madame la Dauphine à ce sujet.

La princesse Clémentine s’était chargée d’en faire passer ses remerciements. Elle ne parlait jamais de madame la Dauphine sans attendrissement.

Les heures s’écoulaient. La Reine me dit qu’elle ne permettait pas à Léopold de voir le très petit nombre de français admis près d’elle, dans la crainte de le compromettre. Depuis son veuvage, d’ailleurs ; il vivait dans une entière solitude.

Je quittai Laeken, sans avoir aperçu le roi Léopold avec lequel j’avais pourtant d’anciens rapports et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain matin.

En retournant à Bruxelles, j’allai visiter la petite chapelle de Laeken, où les restes de la reine Louise étaient déposés pendant la construction d’un tombeau plus splendide mais qui ne sera certainement jamais, aussi touchant.

La Belgique tout entière était encore sous le deuil, et c’était les larmes dans la voix que chacun, sans être interrogé, prononçait l’éloge et le nom de notre chère, douce, bonne et sainte Reine.

Elle avait été la consolatrice, la bienfaitrice de tous, en général, et de chacun, en particulier. Jamais souveraine n’a pu laisser une mémoire plus généralement adorée.

Le désespoir du Roi et l’extrême tendresse que lui avait témoignée la reine Louise dans ses derniers moments l’avaient un peu relevé dans l’affection de ses sujets ; mais, cependant, il n’était guère aimé à cette époque.

Ma première conversation avec la Reine ayant déblayé le terrain, et l’éloge obligé du duc de Montpensier et de la duchesse d’Orléans ayant été fait, j’abordai le reproche qui était dans le fond de ma pensée, en lui disant combien elle manquait à son rôle de chef de famille.

Elle devait maintenant l’exercer et faire valoir son autorité. C’était indubitablement la tâche laissée par le Roi ; elle lui était dévolue. Elle avait le droit et le devoir de la mener à bonne fin.

La Reine m’écoutait avec beaucoup d’attention, mais en hochant sa tête : « Vous vous trompez tout à fait, ma chère, sur ma situation et sur ce qui est en mon pouvoir. Je ne suis point, je n’ai jamais été, je ne serai jamais chef de famille. Je n’ai jamais été que la femme du Roi, et, maintenant qu’il n’est plus, je ne suis rien. »

Je cherchai à la remonter dans sa propre appréciation.

« Non, répéta-t-elle, vous vous trompez. Mes enfants m’aiment beaucoup. Ils ne feraient pas volontiers une action qu’ils sauraient m’affliger ; mais, ne vous faites pas illusion, je n’ai aucune espèce d’autorité sur leur esprit, ni sur leurs opinions.

« Tant qu’il plaira à Dieu de me laisser sur la terre, je resterai la fidèle gardienne des cendres du Roi, et je tâcherai de remplir le seul soin qu’il m’ait positivement confié, celui de maintenir, autant que possible, l’unité dans la famille d’Orléans, de fait et d’apparence.

C’est un des motifs qui m’a conduite ici ; je ne saurais être bonne à autre chose. Quant à l’alliance dont vous me parlez, il ne peut en être sérieusement question, puisque Hélène tient, en dehors de nous et des idées que vous désirez nous voir concevoir, les gages les plus importants que nous aurions à donner. À quoi servirait une réconciliation avec mes fils tandis qu’un parti serait fomenté pour leurs neveux ?

« Voyez-vous, ma chère, tout cela est inextricable et ne date pas du 24 février 1848, mais bien du 13 juillet 1842. »

Elle se mit alors à me parler, avec sa confiance d’autrefois, de monsieur le duc d’Orléans et des malheurs entraînés par sa perte.

Je vis, je l’avais déjà remarqué depuis deux jours, que c’était là la plaie béante. Toutes les nouvelles calamités y étaient entrées, mais sans la combler, et n’y avaient apporté aucun changement.

Le trop juste désespoir de la Reine était d’une nature à laquelle les événements et les malheurs subséquents avaient donné encore plus de force et d’amertume.

J’évitai pourtant de me reconnaître vaincue par elle et d’accepter la position secondaire qu’elle se faisait. Je ne gagnai pas grand’chose sur son esprit, et elle me sembla bien persuadée qu’en cherchant à appuyer sur le ressort il se romprait entre ses mains.

Toutefois, j’emportai l’idée, peut-être plus encore qu’elle n’était vraie, que les princes réunis en Angleterre, aussi bien que celui d’Espagne, la princesse Clémentine et le roi Léopold, désiraient la réunion de la maison de Bourbon, mais que la duchesse d’Orléans, dans sa résidence d’Allemagne, en tenait ses fils entièrement éloignés.

Il fallait enfin nous séparer. Ce ne fut pas sans un grand déchirement de cœur de ma part et, j’oserai le dire, de la sienne. Elle m’embrassa tendrement, en me remerciant de l’effort que j’avais fait en venant à Bruxelles. Ma très mauvaise santé le rendait, en effet, assez difficile.

Je regagnai Paris péniblement et fort triste.

J’emportai un redoublement d’affection et de dévouement pour la Reine, mais bien peu de confiance dans les dispositions de ce qui l’entourait. Je n’eus pas de bonnes paroles à communiquer au petit nombre de gens avec lesquels je m’entendais sur toutes choses.

Je terminerai ces écritures par l’extrait d’une lettre que j’adressai bientôt après à la Reine, et qui résume une partie de mes conversations de Laeken.

« La marée rouge qui monte toujours, surtout dans le Midi, et menace de tout engloutir, commence à causer un effroi général. Je crains que le grand parti de l’ordre, se voyant privé de la force qu’il espérait d’une réconciliation ardemment désirée, ne se trouve poussé par la nécessité à chercher appui d’un autre côté.

« La Reine a toujours permis à mon dévouement de lui dire la vérité telle que je la conçois, et je ne veux pas lui celer que les meilleurs serviteurs de sa maison sont grandement affligés de ce qui s’est passé récemment.

« Je m’étais fait le roman que deux illustres et saintes princesses, vénérées du monde entier, se donneraient la main, renouvelleraient une affection qui, j’en suis témoin, n’a point été altérée et, des hautes régions où leur grand cœur et leurs vertus royales les ont placées, dicteraient les lois d’amour et de charité à leurs partis. Je me persuade, Madame, que le moment est venu où elles seraient écoutées… »

7 août 1851.

J’avais copié ce fragment pour le montrer au chancelier, et je l’ai trouvé, par hasard, ces jours-ci. Je me rappelle ses paroles après l’avoir lu : « C’est sans inconvénient, mais cela n’amènera rien. » Il avait bien jugé.

La Reine répondit, avec sa bonté accoutumée, aux autres articles de ma lettre, mais pas un mot à celui-là. Je me le tins pour dit.

C’est la dernière tentative politique que mon zèle et mon tendre attachement pour elle m’aient fait hasarder.

Bientôt après, d’ailleurs, le pays passa entre des mains qui semblaient assez puissantes pour pouvoir et pour vouloir lui assurer la tranquillité, une sécurité comparative et même une certaine prospérité.

Japper dans le vide m’a toujours semblé oiseux, et, lorsque, dans les temps révolutionnaires où nous vivons, un gouvernement paraît décidé à maintenir l’ordre, je trouve coupable de chercher à abréger le temps que la Providence veut bien lui accorder.

J’en ai blâmé les légitimistes pendant dix-huit années ; ce n’est pas pour les imiter à la première occasion.

Je n’entends pas que l’obédience doive aller jusqu’à la servilité ; à Dieu ne plaise. On peut conserver l’indépendance de ses opinions et de son caractère, en retranchant l’opposition hostile. Quand, pour attaquer les gouvernements, il n’y a plus d’autres ressources que les intrigues ou les conspirations, les unes et les autres m’inspirent une égale répugnance.

C’était, au reste, la doctrine de mon père et du chancelier Pasquier, et j’agis en cela, comme je voudrais faire toujours, d’après les enseignements que j’ai reçus d’eux.


L’année 1862 m’a été bien funeste. Elle m’a enlevé mon meilleur ami, le chancelier Pasquier, et, moins de trois mois après, mon frère unique, le marquis d’Osmond.

Cette double perte m’a laissée sans appui de cœur et d’esprit, et sans consolations. La faiblesse de ma santé ne m’avait pas préparée à la pensée de survivre à ceux qui m’étaient chers, et pourtant mon grand âge m’a fait laisser derrière moi bien des générations.

La vie ne me présente plus qu’un aspect sombre et monotone. Je tâche de ne point témoigner d’humeur aux autres et de me résigner sans murmure aux volontés de Dieu. Mon ennui n’en est pas moins profond.

La cessation forcée de commerces si chers et si doux et de correspondances quotidiennes, qui donnaient un certain intérêt aux événements du jour, m’a rejetée dans les souvenirs du temps jadis, et, afin de tromper l’oisiveté du présent, j’ai repris ma plume, abandonnée depuis bien des années, pour retracer les derniers moments de madame Adélaïde et ceux de la monarchie de Juillet. Je la pose aujourd’hui et pour toujours.

Mon existence est devenue trop terne et je suis trop désintéressée de ce qui se passe dans le monde pour avoir rien à raconter désormais.