Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome IV/VIII/Chapitre VI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iv
Fragments.
p. 281-311).

MORT DE SON ALTESSE ROYALE
LA PRINCESSE MARIE D’ORLÉANS
DUCHESSE DE WURTEMBERG
1839


Lorsque, si récemment encore, je me complaisais au récit de son enfance, la princesse Marie était alors dans tout l’éclat de sa brillante jeunesse, et je ne m’attendais guère qu’il me serait donné de parler de ses derniers moments. Mais la vie et la mort de cette jeune femme sont tellement rares, dans le rang où elle est née, qu’on ne peut se défendre de leur accorder une attention toute particulière. Je me suis défendu de me servir du mot admiration, qui se présentait sous ma plume, parce que je le réserve pour les personnes qui, avec les mêmes qualités et les mêmes vertus, les soumettent à la hiérarchie de la société et acceptent le sort que Dieu leur a fait, sans user leur vie dans de stériles combats contre la destinée.

Telle a été l’existence de la princesse Marie, et, à vingt-cinq ans, elle a succombé dans cette lutte. Je ne prétends pas lui en faire un éloge, au contraire.

Ce n’est point parce qu’elle était trop douée, c’est parce qu’il lui manquait quelque chose qu’elle a trouvé si amer le sort le plus doux. Cette concession une fois faite à la froide raison, on peut se livrer à tout ce que ses brillantes qualités ont d’attrayant pour l’esprit et le cœur.

Les enfants de monsieur le duc d’Orléans se sont trouvés classés entre eux par leurs années. Monsieur le duc de Chartres, les princesses Louise et Marie, et monsieur le duc de Nemours étaient assez rapprochés d’âge pour vivre constamment ensemble, suivre les mêmes études et avoir les mêmes instituteurs.

La princesse Marie était l’âme, le mouvement et le tyran chéri de ce quatuor qu’elle dominait, sans que ni lui, ni elle s’en doutassent. Plus souvent punie, mais aussi plus souvent admirée, elle faisait le désespoir et la gloire de ses maîtres dont, en fin de compte, elle restait la favorite, et, malgré la perfection de la princesse Louise à laquelle on ne trouvait jamais un reproche à faire, les mutineries de Marie avaient tant de grâce, elle les réparait avec tant de cœur qu’elle n’en était que plus aimée.

Comme toutes les personnes sur lesquelles le génie a secoué son flambeau, elle était sujette à des accès de non-valeur, qu’on qualifiait de paresse, et qui désespéraient la mère et la gouvernante ; mais, bientôt, elle reprenait un nouvel élan et dépassait rapidement ceux qu’elle avait laissé la devancer.

Il est assez remarquable combien des esprits, même extrêmement distingués, sont sujets, dans la première jeunesse, à ces accès de nullité morale où tout en eux semble s’engourdir. Je crois que cela tient à un état morbide de l’imagination dont l’éducation ne saurait trop sérieusement s’occuper.

C’est un certain mécontentement de toute chose terrestre, du monde tel qu’il existe, de la société telle qu’elle est faite, des connaissances qu’on trouve trop bornées, des affections qui ne suffisent plus, enfin une aspiration de l’illimité, un appétit du fruit de l’arbre du bien et du mal qu’on a appelé récemment du nom d’esprit artiste, faute de le savoir mieux qualifier, et qui devrait être arraisonné dès sa première apparition.

La princesse Marie en était gravement atteinte : personne ne le reconnut ; il grandit avec elle, et elle y a succombé.

Le goût de monsieur le duc d’Orléans pour faire de la popularité était sensible dans l’éducation donnée à ses enfants. Non seulement ses fils étaient envoyés au collège, mais les instituteurs étaient choisis de façon à ce que tout ce qui entourait les jeunes princes parlât le jargon libéral du siècle ; et, au lieu de les entretenir des devoirs que leur imposait leur haut rang, on cherchait à l’abaisser à leurs yeux, comme une chimère usée que tous les hommes distingués repoussaient.

Bientôt, la princesse Marie n’y vit plus que des entraves à tous les vœux de son cœur, à toutes les supériorités de son esprit, et, longtemps avant qu’on s’en doutât, elle se sentait profondément malheureuse d’être née princesse et d’être astreinte à ce qu’elle a appelé une vie de déceptions, comme si toutes les situations sociales n’exigeaient pas le sacrifice de quelques goûts !

Elle avait deviné par instinct le mécontentement mutuel existant entre les Tuileries et le Palais-Royal, et, tandis que la princesse Louise se livrait de bonne foi aux caresses sincères de madame la Dauphine, la princesse Marie se raidissait contre une affection qu’elle aurait trouvé une sorte de lâcheté à rechercher. Aussi les deux jeunes princesses ressentirent-elles très diversement la révolution de Juillet.

La princesse Louise l’accueillit en partageant les larmes de sa mère et en s’occupant des absents et des victimes. La princesse Marie y trouva pâture à son imagination, et s’exalta un moment. Mais, bientôt, elle se dégoûta du spectacle qu’elle avait sous les yeux. Son esprit indépendant se refusa à courtiser la multitude, tout autant que la Cour récemment exilée, et elle se confina de nouveau dans le for intérieur de son monde idéal.

Pendant les dernières années de la Restauration, monsieur le duc d’Orléans faisait un cours d’histoire moderne à l’usage de ses enfants. Il le leur professait tous les samedis.

Cette réunion de famille employait la plus grande partie de la matinée. Elle fournissait au travail de la semaine suivante, aussi bien qu’à l’examen des analyses de la séance précédente. J’ai entendu dire que les cahiers de la princesse Louise avaient la préférence, mais que les réponses de la princesse Marie aux questions de son père l’emportaient par leur sagacité.

La supériorité de monsieur le duc de Chartres n’était ni contestable ni contestée par ses sœurs, et ces matinées charmaient également les élèves et le paternel professeur. Ils ne s’attendaient guère alors à la terrible leçon d’histoire pratique qu’ils étaient tous destinés à recevoir. Les goûts d’études sérieuses de madame la princesse Louise ne reçurent qu’un court échec à la révolution de Juillet. La Reine, avec son esprit supérieur, désira éloigner de ses filles la disposition fébrile du moment. Elle les renvoya à leurs occupations accoutumées et à leur existence pacifique, toutes les fois que les circonstances ne les en tiraient pas trop violemment.

Néanmoins, il était difficile que des jeunes filles intelligentes, de dix-sept et dix-huit ans, ne s’identifiassent pas, plus qu’on ne l’aurait désiré peut-être, aux tourments et aux anxiétés de parents qu’elles adoraient.

Cependant, la haute et sage piété de la princesse Louise, toute semblable à celle de la Reine, l’aidait à tempérer ces agitations. Elle avait repris des professeurs qu’elle étonnait de sa profonde et modeste érudition.

Ce même été de 1831, la princesse Marie, renonçant au métier d’écolière, quitta la route tracée par ses maîtres de dessin et se jeta dans une série de compositions qui excita leur admiration. L’Ivanhoé de Walter Scott, premier roman dont on lui permit la lecture, servit d’étincelle à son jeune talent.

J’ai vu les croquis qu’il lui inspira ; ils étaient surtout remarquables par l’intelligence des sujets. Ils la conduisirent à des études de costumes et de mœurs du moyen âge ; et, bientôt, abandonnant la fiction pour l’histoire, elle choisit, pour l’héroïne de nombreux dessins, cette même Jeanne d’Arc qu’elle a depuis reproduite dans des sculptures que les artistes les plus distingués ne renieraient pas.

Il est assez singulier que tous les enfants du Roi aient les plus grandes dispositions pour le dessin, la peinture, la sculpture (monsieur le prince de Joinville modèlerait aussi bien que sa sœur Marie, s’il avait le temps de s’en occuper) et que tous soient non seulement insensibles à la musique mais qu’elle leur produise même une sensation désagréable. Ordinairement, le goût pour les arts les fait tous accueillir favorablement dans une organisation qui leur devient commune.

Le mariage de la princesse Louise se négociait, surtout vis-à-vis d’elle-même, qui s’en souciait très peu. Uniquement dévouée à sa famille, la pensée de s’en séparer, dans ces temps de troubles, lui était cruelle, et le mari qu’on lui offrait et auquel elle s’est tendrement attachée depuis ne l’emportait pas alors dans son jeune cœur sur les affections dont il l’éloignait.

Dire qu’elle a été forcée serait absurde, pour qui connaît l’intérieur de ces princes si tendrement unis ; mais, il est bien sûr que tout ce qui l’entourait s’est relayé pendant trois mois pour obtenir son consentement à force de raisonnements et de caresses. La princesse Marie ne s’y épargnait pas.

Le Roi seul demandait qu’on lui laissât son libre arbitre, et, la veille encore du mariage, à Compiègne, la trouvant tout en larmes, il lui dit qu’il était encore temps de rompre et qu’il se chargeait de la responsabilité si elle éprouvait de la répugnance pour le roi des Belges.

Elle répondit que son seul chagrin était de s’éloigner, et que tout époux lui serait également importun. La Reine la gronda, la persuada, la consola et le mariage s’accomplit.

L’attitude de la princesse Marie, à ce voyage de Compiègne, étonna bien des gens. Son air complètement dégagé, au moment de sa première séparation d’une sœur si angélique qu’elle n’avait jamais quittée d’une heure depuis sa naissance, parut d’une rare insensibilité.

Une jeune personne, mademoiselle de Roure, amie d’enfance des princesses, en était plus scandalisée que personne. Elle essuyait les larmes de la princesse Louise et en répandait avec elle, pendant que la princesse Marie les plaisantait, batifolait et riait autour d’elles.

Elle soutint ce personnage jusqu’au moment où la voiture, qui emmenait sa sœur, fut sortie de la cour ; puis elle courut s’enfermer chez elle. Denise de Roure y pénétra quelques heures après et la trouva dans un déluge de larmes et, désespérée, elle se jeta dans ses bras en lui disant que son bonheur était fini, sa vie décolorée. Elle lui fit le tableau animé de tout ce que Louise était pour elle et de tout ce qu’elle perdait.

Denise l’écoutait avec surprise, et ne put s’empêcher de lui demander pourquoi, sentant si profondément cette séparation, elle s’était donné l’air d’une indifférence qui avait étonné tout le monde et, à coup sûr, blessé sa sœur.

« Je savais, répondit-elle, que jamais Louise ne consentirait à se marier si elle pouvait deviner la centième partie du chagrin que j’éprouve. J’avais promis à maman de ne pas l’en dissuader ; car je pense, comme elle, que le mariage est non seulement dans les convenances, mais dans le devoir des femmes, et qu’on manque à Dieu en cherchant à s’y soustraire. »

La princesse Marie a été fidèle à ce système, car, non seulement elle n’a formé objection à aucun des mariages dont on a eu l’idée pour elle, mais elle les a tous successivement fort désirés.

Son cœur malade demanda alors du secours à son imagination. Elle se lia plus étroitement avec mademoiselle Antonine de Celles, et toutes deux se jetèrent dans une dévotion extatique qui marchait droit à l’illuminisme. Sa gouvernante, madame Mallet, s’en alarma et avertit la Reine dont la sage piété n’admettait pas ces aberrations. Elle retint la princesse Marie auprès d’elle plus constamment et profita du mariage de mademoiselle de Celles avec monsieur de Caumont pour l’éloigner de l’intimité de sa fille.

Je crois que madame Mallet commençait à s’inquiéter de l’avenir de la jeune princesse ; elle l’aimait d’une extrême passion. Avec un grand fonds d’instruction, madame Mallet avait peu d’esprit. Le cœur et le dévouement lui en tenaient lieu, et ses deux augustes élèves ne pouvaient tomber en meilleures mains pour en faire des personnes également vertueuses et distinguées.

Mais il aurait fallu une véritable supériorité pour être en état de défendre la princesse Marie d’elle-même ; et madame Mallet, encore affaiblie par un état maladif, n’était pas capable de cette tâche. Dès longtemps, elle était sous la domination absolue de son élève, qu’elle adorait, et plus propre à se laisser séduire par elle et à entrer dans les faiblesses de son âme qu’à l’aider à les corriger.

Cependant, elle assista utilement la Reine dans l’entreprise de mieux régler les sentiments religieux de la princesse. Le mysticisme disparut peu à peu, et, quoique sa piété conservât quelque chose de plus exalté que celle de sa mère et de ses sœurs, cependant elle avait perdu le caractère d’illuminisme auquel elle était près d’atteindre.

Privée de l’expansion que ses sentiments trouvaient auprès de sa sœur Louise, ils refluèrent sur elle-même, et c’est dès cette époque que je commencerai à placer les ravages que le moral a faits chez elle, aux dépens de la vie, non pas dans un progrès constant, mais par des crises de souffrances intérieures qui ne trouvaient plus où s’épancher.

Elle rêvait un sentiment exclusif et se plaignait de n’en point inspirer. Lorsqu’on lui représentait tous ces liens de famille dont elle était entourée, elle répondait que ses parents l’aimaient pour son huitième d’enfant, que ses frères et sœurs avaient sept frères et sœurs sur qui répandre leur amour. « Louise, seule, ajoutait-elle, s’identifiait à moi et maintenant elle a un mari et des enfants qui, bien naturellement, absorbent ses affections. »

La mort de madame Mallet mit le comble à l’amertume de ses pensées. Elle expira entre les bras de la jeune princesse qui l’avait soignée comme une fille, comme une garde, comme une sainte, ne la quittant ni jour, ni nuit, lui rendant tous les soins matériels et l’exhortant comme un pasteur des âmes.

Après avoir elle-même rabaissé pour toujours les paupières de sa vieille amie, elle se jeta dans les bras d’Olivia de Chabot qui l’avait assistée dans ses pieuses assiduités et partageait sa profonde affliction.

« À présent, dit-elle, il n’y a plus personne sur la terre qui m’aime mieux que tout le monde. »

Olivia protesta de cette vive amitié de jeunesse qui l’unissait à la princesse.

« Oh, ma chère Olivia, vous avez votre famille, et puis vous vous marierez, et vous devez préférer votre mari à toute chose ! »

Cette idée d’union conjugale poursuivait toujours la princesse Marie comme le seul type du vrai bonheur.

L’intérieur de sa famille, à la vérité, devait l’entretenir dans cette pensée, et la Reine s’était toujours attachée à l’inculquer à ses filles dont elle désirait passionnément le mariage.

Aussi, y avait-il toujours quelqu’un en perspective ; mais tous manquaient, les uns après les autres, et la princesse Marie retrouvait encore là ces entraves de son état de princesse qui lui paraissaient sans aucune compensation parce que tous les nombreux avantages, qui en résultaient pour l’agrément de sa vie, lui étaient trop familiers pour qu’elle pensât à les remarquer.

Cependant, jamais il n’y eut d’étiquette moins gênante, et la Reine s’appliquait à donner à la princesse la liberté compatible avec un ordre de société où la presse, dans sa licence, s’attaque à tout ce qui devrait inspirer le respect, dès qu’on peut l’apercevoir du dehors.

La princesse Marie avait pourtant réussi à s’attirer une certaine popularité, et ce n’était certes pas en la cultivant. Je me rappelle qu’un jour, où j’avais dîné aux Tuileries, elle était debout devant le feu, appuyée sur un grand écran, placé en avant d’elle, et sur le bout duquel je m’appuyais aussi.

Le salon était plein de députés, dont les uns avaient dîné au château et les autres arrivaient en visite (car cela s’appelle des visites à présent ; il y a huit ans, j’aurais écrit étaient venus faire leur cour, soit remarqué par parenthèse). La Reine allait des uns aux autres, distribuant ses gracieuses politesses.

La princesse Marie me dit : « J’examine depuis un quart d’heure si celui-là échappera à maman ; » et elle me désigna un petit homme à la mise aussi chétive que plébéienne, réfugié entre une console et un fauteuil.

Au même instant, nous vîmes la Reine se diriger vers lui. La princesse me regarda en souriant : « J’aurais été bien étonnée si maman ne l’avait pas déniché. »

Quoique je n’eusse aucune liaison particulière avec la princesse Marie, l’habitude de la voir dès sa plus tendre enfance et peut-être aussi mon caractère me donnaient mon franc parler avec elle, et je lui répondis : « Si Madame assistait un peu plus la Reine, sa tâche serait moins difficile.

— Moi ! j’en serais bien fâchée ; je n’y entends rien.

— Tant pis, Madame, car c’est votre métier. Chacun a le sien dans le monde, et si vous saviez combien un mot obligeant, une mine gracieuse des personnes de votre rang donnent de popularité et attirent de partisans ! »

Elle me mit la main sur le bras et, m’arrêtant tout court, moitié riant, moitié sérieusement :

« Ah ! ma chère madame de Boigne, voilà deux mots qui gâtent toute votre morale : la popularité !… des partisans !… Mais c’est une lâcheté de s’humilier devant des gens dont on ne se soucie pas, que parfois on méprise, pour obtenir leur suffrage. Cela n’est plus de notre temps, et, d’ailleurs, croyez-moi, cela ne sert à rien. »

Je niai cette assertion. La conversation se prolongea encore quelque temps. Je lui citai de nouveau l’exemple de sa mère. Elle convint de la vénération et de l’amour qu’elle inspirait ; « Mais aussi, c’est que maman est la perfection : qui oserait se flatter de la représenter ? »

J’avais trop de respect pour la vérité pour lui répondre : Vous, Madame ; mais je lui dis qu’on pouvait, au moins, chercher à l’imiter. Elle reprit en riant qu’elle ne commencerait toujours pas en allant parler à tous ces messieurs noirs, et, de là, me déduisit, avec beaucoup de grâce et plus d’esprit que de raison, que, dans le siècle où nous vivions, les princes n’étaient plus entourés d’assez d’illusions pour être tenus à faire des frais de politesse, que chacun était jugé pour sa valeur intrinsèque, et : « au bout du compte, dit-elle en finissant, ce n’est pas parce qu’elle a été chercher ce petit homme, derrière son fauteuil, que la Reine est chérie et respectée, c’est parce qu’elle est une excellente mère, une excellente épouse, une femme qui fait plus qu’accomplir tous les devoirs que le Ciel lui a commis. »

On voit que, toujours, chez la princesse Marie, l’idée des joies et des devoirs du ménage surnageait dans sa pensée. Je n’oserais pas affirmer que peut-être, au milieu de tout son libéralisme professé et certainement à son insu, son vieux sang Bourbon ne remontât vers sa source et, se refoulant dans ses veines, ne lui inspirât un peu de répugnance pour les gens avec lesquels la révolution de Juillet la forçait à frayer et n’augmentât son dédain pour la popularité.

Quoi qu’il en soit, elle se tenait fort éloignée de toute politesse banale, et les réceptions de Cour lui paraissaient de rudes corvées. Les bals même lui étaient devenus désagréables dès que les invitations s’étendaient au delà d’une stricte intimité.

La pauvre Reine dit à présent : « Marie était trop parfaite pour ce monde ; nous ne la comprenions pas ; elle planait trop au-dessus de nous. » Mais alors, elle, aurait mieux aimé qu’elle fût plus terre à terre dans le salon, et je l’ai souvent vue souffrir de ses réticences peu obligeantes.

Ce qui m’a fait naître l’idée des instincts princiers que la princesse Marie possédait sans s’en douter, c’est qu’elle n’était jamais si heureuse que pendant les visites prolongées qu’elle faisait à la reine des Belges que les habitudes allemandes de son mari ont entourée de la plus étroite et minutieuse étiquette.

Madame Adélaïde m’a souvent dit qu’elle en périssait d’ennui au bout de quatre jours ; et sa nièce, bien plus jeune, plus active, plus sujette au dégoût de toutes choses, y prolongeait son séjour pendant des semaines avec une vive satisfaction et nous revenait sensiblement moins attristée qu’elle n’était partie. À la vérité, cela se peut expliquer par la tendre affection qui liait les deux sœurs.

Si je n’ai point du tout parlé de la princesse Clémentine jusqu’à présent, c’est que, tant qu’a duré son éducation, c’est-à-dire jusqu’en 1836, sa gouvernante madame Angelet, femme d’un rare mérite, qui ne se faisait point d’illusion sur la princesse Marie et voyait au moins ses inconvénients, craignant l’influence qu’elle pouvait exercer sur une jeune imagination, tenait sa sœur très éloignée d’elle.

J’ai lieu de croire que la Reine partageait la pensée qu’il y avait avantage à affermir la raison de Clémentine, avant de la livrer à la séduction de l’esprit de Marie. En tout cas, le succès a justifié la prévision. La princesse Clémentine est véritablement de tout point une princesse accomplie. Elle ne dédaigne pas son état, et je ne l’en estime que mieux.

Pendant l’hiver de 1834, monsieur le duc d’Orléans donna des bals à ses sœurs dans ses appartements. On y remarqua un groupe représentant Jeanne d’Arc à sa première bataille. La guerrière passe sur le corps d’un ennemi renversé et partage la répugnance de son cheval. L’expression de candeur et de pitié, qui se mêle sur son visage à celle de l’inspiration, est aussi supérieurement sentie que rendue, et le modelé des figures et des chevaux sans reproche. Les connaisseurs se passionnaient pour ce joli ouvrage d’un auteur anonyme.

Au second bal, quelques indiscrétions désignèrent le nom de la princesse Marie. Ce fut ainsi que son talent si remarquable pour la sculpture fut révélé. Il avait été tenu caché jusque-là dans le fond de son atelier, et monsieur le duc d’Orléans n’avait obtenu qu’à grand’peine la permission de faire mouler ce groupe.

Elle travaillait, dans le même temps, un magnifique surtout que monsieur le duc d’Orléans fait faire dans le style de la Renaissance et qui peut rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Benvenuto Cellini.

Ne s’en tenant pas à un seul genre, la princesse Marie composa des dessins de vitraux, dont on voit un échantillon dans la chapelle de Saint-Saturnin, à Fontainebleau. Elle en avait déjà fait exécuter pour son cabinet et pour un pavillon gothique du château de Laeken. Mais son portefeuille en était encore riche, lorsqu’il fut consumé par un incendie dont je parlerai plus tard.

Je ne sais pas précisément à quelle époque le Roi lui commanda la statue de Jeanne d’Arc pour Versailles. Le secret en fut gardé, même pour l’intimité, et la statue était placée avant que personne ne se doutât de son existence. Je ne crois pas qu’il y eût de flatterie dans l’admiration générale qu’elle excita, lorsqu’elle fut livrée aux yeux du public, à l’ouverture du palais de Versailles. On ne flatte guère les femmes au temps où nous vivons, et point du tout les princesses.

Je vis, dans le même temps, par faveur spéciale, dans l’atelier de la princesse, sa statue de l’ange de Moore portant au ciel, dans le creux de sa main, une larme du pêcheur repentant. Elle me parut charmante et supérieure à la Jeanne d’Arc. Elle n’a point encore été livrée aux yeux du public, et je ne sais pas ce qu’il en pensera.

Le prince Léopold de Naples se querella (car, malgré le rang des personnages, on ne peut se servir d’une expression plus relevée) se querella donc avec le Roi son frère. Il vint chercher un abri à la Cour de France où il fut reçu comme l’enfant de la maison. La Reine interposa ses bons offices entre ses deux neveux.

Le prince Léopold témoigna bientôt un vif désir de contracter avec la princesse Marie une alliance dont il avait déjà été question. La Reine douairière de Naples le souhaitant extrêmement, le Roi ne s’y opposait pas formellement, mais se refusait à tous les arrangements nécessaires à l’accomplissement de cette union et rappelait son frère.

On eut ici le chagrin de le voir partir sans avoir rien conclu, après un séjour prolongé et des empressements assez marqués pour avoir attiré l’attention de tout le monde. La princesse en fut cruellement blessée et la Reine, qui s’accusait de l’avoir encouragée à souhaiter cette alliance de famille, profondément affligée.

Le prince avait promis d’emporter le consentement de son frère, mais la Reine-mère mandait qu’il n’aurait pas assez de fermeté pour oser l’exiger.

L’amiral de Rigny fut envoyé à Naples pour forcer le Roi à s’expliquer catégoriquement. Une conversation de dix minutes entre l’ambassadeur extraordinaire et Sa Majesté Napolitaine amena une rupture ouverte. L’amiral s’embarqua sur une frégate qui l’attendait et les légations furent retirées de la part des deux Cours.

Peu de semaines après, la reine de Naples (à l’influence de laquelle on attribuait les répugnances du Roi à une alliance française) mourut en couches, et trois mois ne s’étaient pas écoulés que le souverain veuf se mit en quête d’une nouvelle épouse.

Il visita successivement les Cours catholiques d’Allemagne et vint enfin à Paris, malgré des relations si peu amicales qu’il n’y avait pas même un ambassadeur.

Je crois être sûre qu’autant notre Reine et sa fille avaient désiré le mariage du prince Léopold, autant elles auraient craint celui du Roi, et, si la politique avait entamé une pareille négociation, elle aurait trouvé de grands obstacles dans l’intérieur du palais.

Toutefois, la conduite du roi de Naples n’en fut pas moins étrange et maussade pour nos princesses, car l’âge de la princesse Clémentine permettait qu’il pensât à elle. Il passa trois semaines à Paris, ayant l’air de les examiner et presque de les courtiser, et, dès le lendemain de son retour à Naples, fit demander officiellement la main de l’archiduchesse Thérèse.

On ne pouvait choisir des formes plus désobligeantes. Elles furent péniblement senties par la princesse Marie, et sa tristesse en augmenta.

Je tiens d’une de ses amies les plus intimes, qui l’engageait à prendre l’attitude d’une personne se refusant au mariage et lui représentait l’agrément de sa position dans une famille si unie, avec des talents supérieurs qui l’éloignaient de l’ennui, qu’elle s’écria tout à coup : « Et lorsque je me présenterai devant Dieu, avec mes figurines dans les bras, que lui répondrai-je quand il me dira : « Est-ce pour cela que je t’ai envoyée sur la terre ! »

Plus tard, lorsqu’elle se plaignait, suivant son usage, de ce qu’il n’y avait rien d’exclusif dans les sentiments qu’elle inspirait, son amie lui fit remarquer que l’exclusif ne se trouvait que bien rarement dans aucune espèce de relations.

« Vous ne me comprenez pas, ma chère ; vous parlez d’amour, et moi du lien conjugal. C’est bien différent ! Un époux n’a qu’une épouse ; une épouse n’a qu’un époux. C’est l’ordre de Dieu et, de cette union, viennent tous les biens, tous les bonheurs et tous les devoirs pour lesquels nous sommes créés. »

Les soins de la Reine avaient constamment tendu à préparer ses filles à devenir bonnes mères et bonnes femmes. Ils avaient germé dans le sein de la princesse Marie au delà de ce qu’elle-même aurait souhaité, car le retard de son mariage la rendait très malheureuse. Sa santé s’en ressentait ; son changement et sa tristesse augmentaient.

La Reine se tourmentait ; et, pour apporter quelque distraction à cet état, madame Adélaïde mena la princesse à Bruxelles où elle la laissa. Elle ne revint à Paris qu’avec la reine des Belges, pour assister au mariage de monsieur le duc d’Orléans.

Sa profonde mélancolie fut visible à tous les yeux pendant les fêtes données à cette occasion. Il s’y joignit l’irritation d’apprendre, à Fontainebleau même, la nouvelle du mariage du prince Léopold de Naples avec mademoiselle de Carignan (fille d’un Carignan, non reconnu par les rois de Sardaigne, et de mademoiselle de La Vauguyon) ; c’était combler l’injure pour la maison d’Orléans.

La Reine et la princesse Marie, qui pensaient peut-être avec raison avoir trop montré leur désir de cette alliance, en furent également froissées ; mais la princesse, plus jeune et moins résignée, y apporta plus d’irritation. Sa sauvagerie en augmenta, et son humeur aussi bien que sa santé s’altérèrent sensiblement.

La Reine se mit alors à battre tous les buissons germaniques pour y trouver un mari sortable. Le roi des Belges proposa le duc Alexandre de Wurtemberg, sixième cadet de cadet, mais appartenant à la maison royale.

Cette médiocre alliance elle-même ne s’établissait pas très facilement. Le prince, cousin germain de l’empereur Nicolas, avait tous ses intérêts en Russie ; et il fallait non seulement le consentement direct de l’Empereur, mais encore qu’il n’usât pas de son influence pour faire refuser celui du roi de Wurtemberg. La différence de religion se présentait comme un obstacle partout, et surtout à Rome.

La princesse aurait vivement désiré que tous ses enfants, comme ceux de sa sœur la reine Louise, fussent élevés dans la religion catholique ; la pragmatique de la maison de Wurtemberg s’y opposait formellement.

Ces difficultés entraînèrent d’assez longues négociations à Pétersbourg, à Stuttgart et à Rome. Elles furent enfin vaincues, et le mariage déclaré vers le milieu de septembre.

La voix publique n’accordait pas une grande distinction d’esprit au duc Alexandre ; mais elle vantait ses bonnes qualités, et nul ne pouvait disputer sa superbe figure. Tel qu’il était, la princesse s’en montrait fort satisfaite, et, lorsque j’allai lui faire mon compliment officiel à Saint-Cloud, elle l’accueillit de la façon la plus accorte.

Sa physionomie avait repris de la douceur et de la gaieté ; sa parure était soignée, et elle tournait vers le duc Alexandre, placé derrière sa chaise et paraissant très occupé d’elle, des regards qui exprimaient son contentement.

En causant de ce mariage avec madame Adélaïde, quelque temps avant, j’avais énoncé la pensée qu’il avait pour but de conserver la princesse Marie dans sa famille, en faisant au jeune ménage un établissement en France.

« Nous l’aurions bien désiré, me répondit-elle. J’ai même offert de leur donner mon hôtel de la rue de Varenne, mais Marie ne veut pas en entendre parler. En épousant un allemand, elle compte se faire allemande. Si le Roi ne trouve pas le parti sortable, dit-elle, il ne doit pas consentir au mariage ; mais, une fois fait, elle prétend n’être plus que la femme de son mari, ne dépendre que de lui, n’avoir d’autre rang, d’autre fortune, d’autre sort que le sien. Il lui serait odieux de lui voir l’attitude du mari de la princesse Marie, et c’est ce qui ne pourrait manquer d’arriver en France ; aussi veut-elle partir immédiatement après la cérémonie… »

On voit jusqu’à quel point cette jeune princesse était nourrie de l’esprit de l’Évangile et des saints droits de l’époux sur l’épouse.

Depuis l’arrivée du prince, le goût qu’elle avait pris pour sa personne n’avait pas diminué ses projets de déférence, et elle voyait s’approcher, avec une satisfaction qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, le moment de son mariage.

Il s’accomplit à Trianon en présence de la famille, du service, et des personnes que leurs fonctions officielles y appelaient. Il n’y eut pas d’autres invitations. La princesse parut radieuse pendant les deux jours qu’elle y séjourna. Le troisième, elle partit, et se sépara de tous les siens, sans montrer une émotion égale à la leur.

Elle a, dans toutes les occasions où elle croyait accomplir un devoir, conservé un tel empire sur elle-même qu’il ne faudrait pas en conclure qu’elle n’en souffrait pas beaucoup. Mais les spectateurs furent irrités contre elle de l’indifférence dont elle sembla recevoir les embrassements de sa famille en larmes et l’empressement avec lequel elle se hâta de gagner la voiture qui devait l’emmener.

Les suisses de la grille la virent passer en souriant à son époux. On se rappelait les sanglots de la princesse Louise au départ de Compiègne, et l’impression ne fut pas favorable à la princesse Marie, surtout dans la domesticité, témoins quotidiens de l’amour que tous les siens lui portaient.

Au fond, cette union comblait ses vœux. Elle n’avait rien d’absolument inconvenant à son rang ; l’assentiment de sa famille l’autorisait. L’exemple de la princesse Louise la réconciliait à la pensée d’un époux protestant. Cet époux lui plaisait beaucoup ; et la vie indépendante et locomotive qu’elle prévoyait mener, lui paraissait, d’après ses goûts, bien préférable au partage d’un trône. Je ne sais si les années n’auraient pas amené d’autres pensées ; mais, dans ce moment, elle était complètement satisfaite.

La princesse, comme tout ce qui est atteint de l’esprit artiste, avait la maladie des voyages, et les projets qu’elle formait déjà de visiter l’Italie, la Grèce, l’Orient, sans qu’aucun devoir fixât la résidence de son mari dans un lieu plutôt que dans un autre, lui semblaient une heureuse compensation à son peu d’importance sociale. Elle exprimait volontiers sa joie qu’il ne possédât pour tout état qu’une maison de campagne en Saxe, portant le singulier nom de Fantaisie.

Le Roi et la Reine, considérant avant tout la félicité de leur enfant, se montraient contents. Monsieur le duc d’Orléans ne dissimulait guère que le duc Alexandre lui paraissait fort mince comme alliance, et très lourd comme beau-frère.

Il aurait préféré que la princesse Marie restât fille, et s’en était expliqué avec elle, en lui témoignant le désir de renouveler entre eux le tendre exemple d’amitié fraternelle que le Roi et Madame Adélaïde leur montraient à chaque heure.

J’ai même lieu de croire qu’il alla jusqu’à lui représenter combien le prince, auquel elle allait se donner, lui semblait peu capable d’apprécier son mérite. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la princesse fut très blessée de la démarche de son frère et qu’il en est toujours resté un refroidissement sensible entre eux.

La dame allemande qui devait accompagner la princesse se trouva trop malade pour partir. Les deux jeunes époux en gardèrent le silence. La Reine apprit le soir que, dans sa fièvre d’indépendance, la princesse courait les grandes routes, tête à tête avec cet époux de quatre jours.

Le télégraphe leur porta l’ordre de s’arrêter, et la duchesse de Massa, dame d’honneur des princesses de France, fut expédiée en toute hâte pour les rejoindre et accompagner la duchesse de Wurtemberg jusqu’à la résidence de sa nouvelle famille.

Elle en témoigna bien un peu de contrariété mais son entrée en Allemagne en eut plus de convenance. Elle fut parfaitement accueillie par la duchesse de Cobourg, sœur du duc Alexandre, près de laquelle il avait élu domicile.

La princesse Marie, si ennuyée des exigences de son rang à Paris, se soumit merveilleusement à l’étiquette étroite des petites Cours allemandes qu’elle visita successivement pour faire connaissance avec les parents de son mari.

Mais l’amour est un grand fard et sa passion était devenue tellement vive qu’elle mandait un jour à la Reine sa mère qu’on ne pouvait imaginer rien de plus délicieux que de faire quinze lieues en traîneau, sur six pieds de neige, par quinze degrés de froid. Il faut que le camarade de traîneau soit bien agréable pour embellir autant une telle promenade ! Au reste, toutes ses lettres respiraient le bonheur et contenaient des hymnes en l’honneur du duc Alexandre.

Toutefois, le goût de l’indépendance ne se démentait pas. Lorsque la petite Cour de Cobourg se transporta à Gotha, elle refusa de loger au palais et s’installa dans un pavillon contigu qu’elle fit meubler. Il était si peu vaste que le royal ménage ne le pouvait habiter qu’avec deux valets seulement.

La princesse avait, dès longtemps, la fantaisie de préparer de ses mains le chocolat qu’elle prenait de grand matin. Le poêle allemand ne lui permettant pas de le faire sur son feu, comme en France, on lui apportait un petit réchaud à l’esprit-de-vin qu’on posait sur sa table de nuit. Un jour, la dentelle de son oreiller prit feu. La princesse et sa femme de chambre, en cherchant à l’éteindre, renversèrent le réchaud. L’esprit-de-vin enflammé se répandit sur tout le lit, placé dans une alcôve drapée de mousseline.

L’incendie fut si rapide, si complet, que la princesse n’eut que le temps de se sauver en pantoufles, enveloppée d’une robe de chambre que sa suivante lui jeta sur le corps. Leurs cris attirèrent le duc Alexandre ; mais déjà on ne pouvait que difficilement entrer dans la chambre, et l’isolement où ils se trouvaient retarda tellement les secours que tout se trouva consumé.

Au reste, il aurait été fort difficile d’éteindre un feu si actif, dans un moment où un froid de dix-huit degrés ne permettait pas même l’espoir de se procurer de l’eau. Aussi le pavillon brûla-t-il jusqu’à terre et, dans ses ruines, furent enfouis tout ce que possédait la princesse Marie, ses diamants, ses parures, et, ce qui était plus irréparable et plus regretté par elle, ses albums, tous ses travaux d’art aussi bien que ses papiers.

On retrouva dans les cendres les diamants et les pierres précieuses. Je les ai vues arriver ici presque calcinés ; cependant on put encore tirer parti d’un assez bon nombre ; mais toutes les montures et des perles magnifiques données par le Roi furent complètement perdues.

Selon l’habitude qu’elle s’était faite de prendre sur elle, la princesse Marie ne montra aucun effroi et médiocrement de regret ; mais je ne puis me défendre de croire qu’un pareil événement, dans son état de grossesse, n’ait encore donné quelque atteinte à sa santé.

Jusque-là, ses lettres vantaient son embonpoint, et pourtant nous la vîmes arriver, quelques semaines après, fort changée et très amaigrie. Cela fut attribué à sa position.

Le Roi se donna le plaisir de lui faire retrouver, dans le pavillon qu’avec grand soin il lui avait construit à Neuilly, tout ce qui pouvait se réparer des pertes que l’incendie de Gotha lui avait fait subir.

Les premiers jours se passèrent avec joie et douceur dans le sein de sa famille ; mais, bientôt, elle se renferma dans son appartement, avec le duc Alexandre, et ne supporta qu’avec une impatience marquée tout ce qui troublait leur tête-à-tête. Aucune personne, même de son ancienne intimité, n’était admise chez elle. À peine, de loin en loin, Olivia de Chabot y arrivait-elle.

Cela étonnait d’autant plus qu’au nombre des avantages que la princesse Marie semblait priser le plus dans son mariage elle comptait la liberté de vivre dans la société et la possibilité de faire des visites, ce qui se présentait à son imagination comme le complément de l’agrément de la vie rationnelle.

Aller chercher la distraction qu’on veut, à l’heure où elle convient, n’en prendre que ce qui plaît, joindre les chances de l’imprévu à celles qu’on sait trouver, causer de tout avec tout le monde, sans gêne, et sans responsabilité, voilà la théorie qu’elle s’était faite de la visite. Je la lui ai souvent entendu professer, en se plaignant d’en être privée, et elle s’étonnait de nous voir rire de son utopie.

Loin de l’avoir rendue plus sociable, son indépendance de position ne l’avait donnée qu’à la solitude. Cela s’expliquait par deux motifs. D’abord par sa santé qui, la suite l’a prouvé, n’était que trop mauvaise, quoiqu’elle ne s’en plaignît jamais, ensuite par une souffrance morale dont j’ai acquis la certitude.

L’amour lui peignait le duc Alexandre orné de toutes les perfections et de toutes les distinctions ; mais elle avait trop de perspicacité pour ne pas s’apercevoir qu’aux yeux de sa famille c’était un beau et bon garçon bien ennuyeux pour qui on avait beaucoup d’égards et peu de goût.

Elle ne pardonnait pas aux siens ce qui lui semblait une injustice, et, très probablement, le prince, qui l’adorait avec dévouement, plus à son aise dans leur intérieur, s’y montrait moins gauche qu’au milieu de ses beaux-frères dont la supériorité l’écrasait. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’ancienne intimité ne se rétablit pas entre la princesse Marie et ses frères.

Quoique la fin de sa grossesse fût pénible, elle accoucha très heureusement, le 30 juillet 1838, d’un enfant si énorme qu’on attribua ses souffrances précédentes à cette cause, et, pendant quelques semaines, son état ne donna nulle inquiétude ; mais, loin de se rétablir, elle s’affaiblissait de plus en plus et son dépérissement augmentait.

Le Roi fut le premier à s’en alarmer ; il exigea une consultation. La princesse y répugnait. Quelques mois de séjour dans l’air pur de l’Allemagne suffiraient, assurait-elle, à son rétablissement. Toutefois les craintes du Roi furent confirmées par la Faculté, et le docteur Chomel prévint monsieur le duc d’Orléans du danger imminent de sa sœur.

Le reste de la famille conserva quelque sécurité. On manda un médecin de Bruxelles. Il encouragea les espérances, en ordonnant néanmoins, comme ses confrères français, l’air doux du Midi.

On arracha à grand’peine le consentement de la princesse Marie. Elle voulait absolument passer l’hiver dans son château de Fantaisie qu’elle n’avait pas encore vu. Les sollicitations de sa famille l’emportèrent enfin.

Le duc Alexandre s’y joignit, plus par déférence que par conviction, car sa femme lui disait qu’elle n’était pas malade. Il la croyait en cela, comme en toutes choses, et l’idée de la contrarier lui était très pénible.

On désirait qu’elle fixât son séjour dans une ville du midi de la France. La Reine l’en supplia, en lui disant qu’elle irait lui faire une visite dans le cours de l’hiver, sans pouvoir l’obtenir. Madame Adélaïde s’offrit à l’accompagner partout où elle voudrait aller et fut également repoussée avec pétulance. Son caractère était complètement changé.

Cette personne, si maîtresse d’elle-même, était devenue irritable à l’excès, et son antipathie pour tout ce qui n’était pas allemand était portée jusqu’à la manie.

Elle fit appeler un médecin de Cobourg pour la soigner. Il se trompa sur son état et avança peut-être sa mort de quelques semaines ; mais elle était trop profondément atteinte pour que rien la pût sauver, et les paroles de sécurité, sur l’efficacité du traitement que l’allemand comptait faire suivre à la princesse pendant le voyage eurent l’avantage de rendre la séparation moins déchirante pour sa famille.

Une fois qu’elle eut consenti à se rendre en Italie, la duchesse de Wurtemberg témoigna un si vif empressement de partir que, l’arrivée de la reine des Belges ayant retardé son voyage de quarante-huit heures, elle ne put lui cacher la contrariété qu’elle en éprouvait et reçut presque froidement cette chère moitié d’elle-même.

Tous les siens l’accompagnèrent jusqu’à Fontainebleau. Elle en prit congé amicalement, mais très calmement, leur donnant rendez-vous pour l’automne suivant dans ce même palais de Fontainebleau. Toutefois, en embrassant la reine des Belges, elle lui dit très bas : « Louise, ne m’oublie jamais. »

Ce fut la seule circonstance qui pût donner lieu de croire que son air enjoué était feint.

Le Roi, en remontant le perron après l’avoir mise en voiture, ne put retenir ses larmes. La Reine alla cacher son trouble au pied de la croix, son refuge ordinaire, mais elle conservait plus d’espérance que le Roi.

Le voyage s’accomplit assez heureusement. Le médecin allemand envoyait chaque jour un bulletin scientifique où on ne comprenait pas grand’chose. Le prince, suivant en cela la volonté de sa femme, mandait qu’elle allait mieux ; elle-même le confirmait par quelques lignes.

Enfin une longue lettre de sa propre main, écrite d’une des villes de la rivière de Gênes, sous l’influence du beau ciel, de la belle mer, des beaux sites, dont l’aspect avait réveillé ses impressions d’artiste, porta la joie dans les Tuileries.

Mais, à peine arrivée à Gênes, le temps se gâta, et ce besoin de locomotion, triste et dernier symptôme des maladies de poitrine, se fit de nouveau sentir. Après avoir changé trois fois de palais et sept fois de chambre en dix jours, la princesse voulut absolument partir.

Monsieur de Rumigny, ambassadeur de France à Turin, fort dévoué à la famille royale et qui s’était rendu à Gênes, manda au ministre des affaires étrangères qu’après avoir bien pesé toutes les considérations, la contrariété de rester à Gênes paraissait faire tant de mal à la princesse qu’on se décidait à la laisser partir, quoique le médecin eût peu d’espoir de la voir arriver jusqu’à Pise. Il annonçait prendre sur lui de quitter son poste pour l’accompagner, tant il croyait le cas urgent.

Le comte Molé reçut du Roi la triste mission de communiquer cette dépêche à la Reine. Elle tomba au milieu de la famille comme une bombe. Jusque-là, on n’était inquiet que pour un avenir qu’on croyait encore fort éloigné.

La Reine sacrifia son désir d’aller trouver sa fille. Elle sentait les difficultés qui s’opposaient à ce qu’elle traversât toute l’Italie. Monsieur le duc de Nemours partit seul, espérant à peine retrouver sa sœur ; mais, contrairement à toutes les prévisions, le voyage lui avait été salutaire et, deux jours après son arrivée à Pise, elle écrivit plusieurs longues lettres. Dans celle à la Reine, elle disait qu’elle se sentait renaître sous ce ciel si pur et si doux.

Elle écrivait à Olivia de Chabot des instructions sur des étrennes qu’elle destinait à quelques pensionnaires de sa charité. Elle chargeait enfin monsieur le duc d’Orléans de lui envoyer des albums, des crayons, des pinceaux et un tabouret pour dessiner d’après nature, ainsi que le temps semblait bientôt devoir le permettre.

Ces lettres ramenèrent la sécurité. On crut à une crise terminée favorablement et précédant une guérison.

On avait craint que l’arrivée inopinée de monsieur le duc de Nemours n’effrayât la princesse ; mais il est toujours facile de tromper un malade : on la lui expliqua, sous un prétexte quelconque. Elle accueillit son frère avec joie et ne lui parut pas aussi mal qu’il le craignait.

Elle se leva et passa trois heures à dessiner avec lui. Ce récit contribua à rassurer ici ; l’illusion fut complète. Les réceptions du jour de l’an eurent lieu comme de coutume.

Cependant, les lettres de monsieur le duc de Nemours devinrent de moins en moins satisfaisantes. Celle reçue le jeudi 3 janvier parut si alarmante qu’elle inspira à la Reine le plus vif désir de partir et, simultanément au Roi celui de la retenir, persuadé qu’elle n’arriverait plus à temps.

Elle répondit à cette objection que déjà on l’avait opposée au départ de monsieur le duc de Nemours et qu’il était depuis quinze jours au chevet du lit de sa sœur.

Le Roi ne fit plus de difficultés. L’ordre fut donné de préparer à Toulon un bateau à vapeur pour transporter la Reine à Livourne d’où elle gagnerait facilement Pise, sans traverser d’autres États, et le télégraphe appela la reine des Belges qui devait accompagner sa mère.

Le départ fut fixé au lundi. La reine Louise arriva le dimanche ; mais les nouvelles étaient tellement mauvaises que le voyage fut contremandé le lundi même et, le mardi, monsieur Molé eut la douloureuse mission d’annoncer la mort.

La Reine s’écria : « Mon Dieu ! vous avez un ange de plus, mais j’ai perdu ma fille. » Et elle courut s’enfermer dans la chapelle d’où le Roi seul eut le crédit de l’arracher au bout de quelques heures.

Malgré son grand courage, sa rare piété, son admirable résignation, ce chagrin intime fit en elle un ravage si profond que son changement, lorsque je la vis le surlendemain, était effrayant.

Les détails qu’elle recueillit bientôt sur les derniers moments de sa sainte fille, ainsi qu’elle l’appelle, devinrent un grand adoucissement à sa douleur et en changèrent l’amertume en une sorte d’admiration passionnée. Elle invoque sa fille, en même temps qu’elle la pleure.

La solennité de Noël avait servi de prétexte, ou de motif, à la duchesse de Wurtemberg pour chercher les consolations de la religion. Le vicaire apostolique de Pise, appelé auprès d’elle, avait été aussi touché qu’édifié des dispositions où il avait trouvé cette sainte princesse, ainsi que s’exprimait la lettre d’un légitimiste, en me mandant cette circonstance.

Un nouveau traitement, suite d’une consultation demandée par monsieur le duc de Nemours, avait amené un léger soulagement ; mais les accidents reparurent, et, le 30 décembre, elle eut une faiblesse très prolongée.

Le lendemain matin, se trouvant seule avec son frère, elle lui dit :

« Nemours, tu me connais assez pour savoir que je puis supporter la vérité, mais que je la veux ; dis-moi, suis-je très mal ?

— Très mal, non ; mais, depuis hier soir, les médecins sont inquiets.

— Merci, mon frère ; je te comprends. »

Voyant alors rentrer le duc Alexandre, qui s’était éloigné un moment, elle mit son doigt sur sa bouche, en faisant chut, et ne parut pas autrement troublée. Seulement, on s’aperçut qu’elle devenait plus caressante pour son frère et son mari ; mais, depuis ce moment, elle ne demanda plus son petit enfant.

Elle fit appeler sa dame d’honneur, madame Spietz, catholique ainsi qu’elle, et la chargea de tous les détails religieux avec une présence d’esprit qui ne se démentit pas un instant, malgré les fréquents évanouissements où elle tombait ; et bientôt, entourée des secours qu’elle avait réclamés, elle ajouta les paroles les plus élevées et les plus touchantes aux prières des prêtres où elle ne manquait pas de prendre part.

Les souvenirs de sa famille se mêlaient tendrement aux adieux qu’elle adressait près d’elle ; et, dans les deux derniers jours de sa jeune carrière, elle se montra aussi expansive qu’elle avait été habituellement contenue jusque-là. Son âme, tout à la fois pieuse et passionnée, semblait comprendre qu’elle allait s’élancer vers sa véritable patrie.

Le 2 janvier, après un état d’épuisement tel que pendant plus de trois heures on penchait l’oreille pour s’assurer si elle respirait encore, elle se ranima tout à coup. Monsieur le duc de Nemours dit ne l’avoir jamais vue si belle.

Ses yeux reprirent leur brillant éclat, sa physionomie s’éclaira ; elle se redressa sur sa couche de mort, regarda autour d’elle, sourit à son mari et à son frère, les attira près d’elle, les embrassa tendrement, puis leur dit d’une voix forte, mais naturelle :

« Mes amis, voyez la puissance de la religion ! J’ai vingt-cinq ans, je suis heureuse… bien heureuse, reprit-elle en serrant la main de son mari, et je meurs contente ; Nemours, ne l’oublie pas, et dis-le à Chartres. »

Ce furent ses dernières paroles. Sa figure conserva encore quelque temps une expression de béatitude. Ses yeux restèrent ouverts, comme s’ils lui montraient une vision pleine de douceur ; puis les évanouissements se succédèrent, jusqu’à ce que la vie eût complètement disparu.

Telle a été la vie, telle a été la mort de Marie d’Orléans, duchesse de Wurtemberg. Avec mille belles, grandes et nobles qualités, il lui manquait un peu d’argile vulgaire pour les maintenir à leur place ; elles lui ont fait une guerre intestine où elle a succombé.

Je crois que cette disposition est plus rare sur les marches du trône que dans les autres classes de la société ; mais, partout, elle porte le désordre et doit être réprimée dès la première enfance.

La désolation de la famille royale fut extrême. Monsieur le duc d’Orléans, auquel ses dernières paroles avaient été consacrées, témoigna d’une amère douleur. Les récits de monsieur le duc de Nemours, et l’impression qu’il avait reçue d’une mort si édifiante, furent pour sa pieuse mère la plus grande consolation qu’elle pût recevoir.

Elle en puisa aussi dans le sourire du pauvre petit prince Philippe, trop jeune pour connaître son malheur et qu’elle accueillit d’une tendresse toute maternelle.

Le duc Alexandre le lui ramena et le remit entre ses mains, avec une confiance dont elle fut profondément touchée. Après avoir rendu les soins les plus tendres à la princesse son épouse, il la pleura de façon à s’assurer l’affection sincère de toute sa famille.

Le corps de la princesse Marie, rapporté à Marseille, traversa la France ; et ce cortège funèbre fut partout entouré d’hommages et de regrets.

On aurait souhaité, c’était le vœu des ministres, qu’elle fût enterrée à Saint-Denis ; mais les désirs de la Reine prévalurent, et sa fille fut transportée à Dreux, où déjà elle avait deux enfants rendus à ce Dieu qui les lui avait donnés.

Le Roi, les princes ses fils, et le duc de Wurtemberg, arrivé de la veille, allèrent recevoir ces tristes dépouilles d’une femme si brillante et si aimée. La cérémonie fut rendue des plus touchantes par leur douleur mal contenue.

Les prières de l’Église achevées, ils descendirent dans le caveau et, avant d’abandonner ce cercueil à la solitude de sa dernière demeure, chacun d’eux, à genoux, colla ses lèvres dessus, en lui disant un long adieu.

Ils étaient déjà remontés, lorsque monsieur le duc d’Orléans, s’arrêtant brusquement, retourna sur ses pas et, à travers d’amers sanglots, s’agenouilla de nouveau et baisa le cercueil encore une fois en s’écriant : « Pour Joinville ».

Ce souvenir du frère absent (monsieur le prince de Joinville assistait alors à la prise de Saint-Jean d’Ulloa) dans celui qui doit être un jour le chef de la famille m’a paru un trop bon et trop heureux sentiment dans l’avenir de tous pour négliger de le rapporter. Le petit nombre des assistants en furent vivement émus.

En outre de la Jeanne d’Arc, de l’ange de Moore portant une larme au ciel et des figurines du plateau de monsieur le duc d’Orléans, dont j’ai déjà parlé, la duchesse de Wurtemberg a laissé une statue d’ange ouvrant la porte du ciel, quelques bas-reliefs tirés du poème d’Ahasvérus, le buste de la reine des Belges et celui de son fils aîné. Les portefeuilles de ses dessins ont été perdus dans l’incendie du palais de Gotha.