Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre VII

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 74-92).


CHAPITRE VII


Mort du duc de Richelieu. — Persévérance de l’attachement de la reine de Suède. — Son désespoir. — Mort de lord Londonderry. — Monsieur de Chateaubriand ambassadeur à Londres. — Il s’y ennuie. — Le vicomte de Montmorency. — Congrès de Vérone. — Le duc Mathieu de Montmorency. — Sa vie et sa mort.

La France fit une perte réelle : la mort de monsieur de Richelieu la priva d’un homme habile, vertueux, honoré, autour duquel des gens de talent et de conscience se seraient naturellement groupés et que la force des choses aurait probablement rappelé au pouvoir avant que les affaires fussent désespérées. Peut-être monsieur de Richelieu aurait-il pu sauver la Restauration d’elle-même.

Dieu en avait autrement ordonné. Il a suscité le règne de Charles X. Plaise à sa divine volonté que ce soit pour le bonheur de nos neveux ! Ce n’est pas pour celui des contemporains.

Pendant les derniers mois de son ministère et surtout depuis sa retraite, monsieur de Richelieu venait souvent chez moi. Il y avait amené monsieur Pasquier, et c’est à cette époque qu’a commencé ma liaison plus intime avec ce dernier.

Tous deux regrettaient le pouvoir où ils se sentaient convenablement placés et où ils avaient l’intime conviction d’avoir rendu des services essentiels au Roi et au pays. Tous deux s’en expliquaient librement et blâmaient, quoiqu’avec mesure, les voies dangereuses où ils voyaient s’engager. Monsieur Pasquier n’était mu que par le sentiment d’un bon citoyen, inquiet pour le pays, et par une raisonnable ambition. Peiné de se voir arrêté dans sa carrière, il n’y avait rien d’amer dans ses impressions.

Il en était autrement du duc de Richelieu : la conduite des princes l’avait ulcéré jusqu’au fond du cœur. Il était blessé de leur ingratitude de toute la profondeur du dévouement qu’il leur avait porté et, quoique bien dégrisé de ce culte, ses vieux souvenirs le rendaient plus susceptible à leurs procédés. Le duc de Richelieu, grand veneur et premier gentilhomme de la chambre, continuait à aller parfois déjeuner au château ; il y était toujours très froidement accueilli.

Madame la duchesse d’Angoulême venait d’acquérir Villeneuve-l’Étang. Elle était fort en train de cette nouvelle propriété et se faisait apporter de la crème de chez elle. On la mettait dans un petit pot auprès de la princesse qui en donnait à quelques personnes. C’était une faveur. Un jour, elle affecta d’en offrir à travers la table, à droite et à gauche du duc de Richelieu, d’une manière si marquante que l’exclusion devenait une offense.

J’ai entendu le duc de Richelieu raconter lui-même cette futile circonstance, avec cette teinte d’ironie qui part d’un profond chagrin, accompagné de dédain. Il s’en voulait à lui-même d’être sensible à de telles misères, mais son vieux sang de courtisan prenait le dessus de sa raison, et, au fond, il y avait une intention d’insulte cachée, sous ces formes désobligeantes, dont il avait raison d’être courroucé.

C’est dans ces dispositions qu’il eut lieu de soupçonner un homme qu’il avait comblé, auquel il était fort attaché et qui avait toute sa confiance, d’une action qui, en terme judiciaire, s’appelle un vol. Cette découverte le bouleversa. Il ne voulut pas l’approfondir. Avant de prendre un parti sur la manière dont il lui convenait d’agir, il sentit le besoin de quelques jours de calme et partit pour se rendre chez sa femme à Courteilles. Il y avait récemment fait un séjour assez long dont il s’était bien trouvé.

La passion de la reine de Suède ne s’était pas calmée ; elle le suivit, selon son usage, et s’établit dans la petite auberge servant de tourne-bride au château d’où elle pouvait surveiller toutes ses actions. Cet espionnage, encore plus insupportable à monsieur de Richelieu dans l’état d’exaspération où il était arrivé, le décida à revenir.

Il avait, la veille, traversé à cheval un gué assez profond, et avait négligé de changer ses vêtements mouillés. On attribua à cette circonstance un mouvement fébrile et le mauvais visage qu’il avait en montant en voiture. Il refusa de voir le médecin de madame de Richelieu, mais promit de faire appeler le sien, s’il n’était pas mieux le lendemain.

À peine en route, la fièvre augmenta. Un aide de camp polonais, qui l’accompagnait toujours, en devint inquiet. À Dreux, la reine de Suède, qui le suivait à la piste et qui, aux relais, faisait placer sa voiture de manière à se procurer le bonheur de l’apercevoir un instant, fut tellement frappée de son changement qu’elle fit appeler l’aide de camp et lui dit : « Monsieur, il faut prendre sur vous de faire saigner le duc de Richelieu sur-le-champ. »

Elle lui répéta cette injonction à Pontchartrain et à Versailles, en lui donnant pour preuve de l’état dangereux d’affaiblissement où était le duc qu’il négligeait de baisser le store de sa voiture du côté où elle se trouvait placée. Malheureusement, l’aide de camp n’osa rien décider. L’accès tomba entre Versailles et Paris, et, en arrivant, monsieur de Richelieu n’était pas très souffrant.

Sa sœur, madame de Montcalm, était établie chez lui. Il entra dans sa chambre, demanda à souper, mangea fort peu. On le décida à envoyer chercher le docteur Bourdois. Bourdois était malade ; il se fit remplacer par Lerminier, médecin accrédité mais qui ne connaissait pas le tempérament du duc. Bourdois l’avertit qu’il avait affaire à l’homme du monde le plus nerveux et le plus impressionnable par les affections morales : « Je lui ai quelquefois cru une maladie grave, dit-il, et, deux heures après, je l’ai retrouvé dans son état naturel. »

Muni de ces funestes instructions, Lerminier arriva chez monsieur de Richelieu. Il le trouva couché, moitié assoupi, et fort irrité de voir une figure nouvelle. Il proposa divers remèdes qui tous furent repoussés. Enfin la consultation se borna à ordonner quelques tasses d’infusion de feuilles d’oranger pour calmer la soif ; on verrait le lendemain ce qu’il serait convenable de faire.

Lerminier retourna chez Bourdois lui rendre compte de sa visite et de l’exaspération du duc, seul symptôme qui l’inquiéta. Bourdois lui assura l’avoir toujours trouvé ainsi dès qu’il avait un peu de fièvre.

À six heures, l’abbé Nicole, avant de se rendre à son cours, entra chez monsieur de Richelieu. Son valet de chambre lui dit qu’il reposait après une nuit fort agitée. Il s’approcha pour le regarder et fut tellement frappé de son changement qu’il se décida à envoyer chercher des médecins. Il en arriva plusieurs ; on essaya de tous les remèdes, mais vainement : monsieur de Richelieu ne se réveilla pas de ce sommeil de mort. Avant midi, il avait cessé de vivre.

Cette mort subite, puisque personne ne le savait même souffrant, frappa tout le monde. Ses amis, et il en avait de sincères, le pleurèrent amèrement, et tous les gens de bon sens le regrettèrent dans le moment et plus encore par la suite.

C’est à cette occasion que monsieur de Talleyrand dit, pour la première fois, ce mot qu’il a si pauvrement prodigué depuis : « C’était quelqu’un ! »

Monsieur le duc d’Angoulême fut le seul de la famille royale qui témoigna quelque peine. Il dit à mon frère ces propres paroles : « Je le regrette beaucoup ; il ne nous aimait pas, mais il aimait la France. Sa vie était une ressource et sa mort est une perte. »

Le Roi, Monsieur et Madame furent plutôt soulagés de ne plus voir un homme vis-à-vis duquel ils étaient mal à l’aise. Les courtisans prirent exemple du maître et ne feignirent pas une douleur qu’ils ne ressentaient pas. Ils étaient excusables, car monsieur de Richelieu ne les aimait ni ne les estimait.

Le désespoir de la reine de Suède fut aussi violent que son extravagante passion. Elle loua une tribune à l’Assomption et, le corps du duc de Richelieu ayant été déposé dans cette église jusqu’à ce qu’on pût le transporter à la Sorbonne, elle y passa les jours et les nuits dans une douleur immodérée, justifiant ainsi les folies des années précédentes.

J’ai déjà raconté comment elle poursuivait monsieur de Richelieu sur toutes les grandes routes. Elle exerçait la même persécution dans Paris. Elle avait des appartements près de tous ceux qu’il habitait ou qu’il fréquentait ; il ne pouvait se mettre à une fenêtre qu’aussitôt la reine ne parut à une autre. Dès qu’il sortait, elle était à sa suite, sa voiture suivait la sienne, elle s’arrêtait quand il s’arrêtait, descendait quand il descendait, l’attendait pendant toutes ses visites et en reprenait le cours avec une persévérance qui était devenue un véritable cauchemar pour le pauvre duc.

Entrait-il dans une boutique, elle l’y suivait, y restait après lui, se faisait donner ce qu’il avait choisi et lui faisait envoyer le pareil. C’était surtout pour des fleurs qu’il faisait porter quelquefois chez une femme à laquelle il était attaché que la reine exerçait cette innocente filouterie. Elle racontait naïvement alors qu’elle se faisait l’illusion de croire ces fleurs choisies pour elle, quoiqu’elle sût fort bien leur destination.

Monsieur de Richelieu avait besoin d’exercice et allait assez souvent au jardin des Tuileries ; la reine y accourait, mais elle remarquait que sa présence en chassait le duc et regrettait de le priver de sa promenade.

Un jour, elle arriva toute radieuse chez madame Récamier. Elle avait fait un arrangement avec ses marchands pour avoir chaque jour un costume de forme et de couleur différentes. Monsieur de Richelieu, la reconnaissant de moins loin, ne détournait la tête qu’après qu’elle avait eu le bonheur d’envisager sa figure un instant. Une fois même où il causait avec animation, elle lui avait escamoté une révérence en passant très près de lui, et lui en faisant une qu’il lui avait rendue avant de la reconnaître.

Elle était accourue, transportée, raconter ce triomphe à madame Récamier dont je tiens ces détails. Celle-ci avait fait de vains efforts pour rappeler un peu de dignité féminine dans le cœur de la reine de Suède en lui reprochant des empressements si constamment rebutés, car la répulsion devenait aussi exaltée que la poursuite et frisait la brutalité. Mais elle l’aimait ainsi, et même un peu farouche, et toute l’éloquence de madame Récamier pâlissait devant cette étrange fantaisie.

Quant à monsieur de Richelieu, il en était importuné jusqu’au courroux. Tout consciencieux qu’il était d’employer les moyens de l’État à son service particulier, je me persuade qu’il ne résista pas à faire insinuer à Stockholm combien la reine y serait plus convenablement établie qu’à Paris. Ce qu’il y a de sûr, c’est que son mari pressait son retour ; elle répondait toujours par des certificats de médecin, et ne consentit à aller occuper une place sur le trône de son époux qu’après la mort du duc.

C’est le seul exemple d’un amour féminin aussi persévérant dans ses actions ostensibles sans avoir jamais reçu le plus léger encouragement et abreuvé de dégoût dont j’aie jamais eu connaissance.

Bientôt après la mort de monsieur de Richelieu, lord Castlereagh, devenu marquis de Londonderry, mit fin à son existence. Depuis quelques jours, il donnait des signes de bizarrerie. Un matin, il sortit à son heure accoutumée du lit conjugal, entra dans son cabinet, fit une partie de sa toilette, puis revint dans la chambre de sa femme chercher des pilules qu’il prenait journellement, les avala, et, en retournant dans son cabinet, se coupa, avec un très petit canif, l’artère jugulaire si artistement qu’une blessure de fort peu de lignes le fit tomber mort presqu’immédiatement. Lady Londonderry entendit sa chute et se précipita vers lui, mais tous les secours étaient déjà inutiles.

On a voulu chercher des causes politiques à ce suicide ; il n’y en avait aucune. Lord Londonderry était d’un caractère froid et calme, peu propre à s’émouvoir de pareilles considérations. Sa mort ne peut s’attribuer qu’à un accès de folie, maladie héréditaire dans sa famille. Certes, pour qui a été au courant des deux événements, la mort de monsieur de Richelieu a été bien plus déterminée par des affections morales, où la politique entrait pour beaucoup, que celle de lord Londonderry.

Monsieur de Chateaubriand avait été enchanté d’être nommé ambassadeur en Angleterre où il remplaça le duc Decazes. Son imagination mobile jouissait du contraste de déployer les pompes diplomatiques là où il avait traîné l’existence de l’obscur émigré. Ce bonheur fut moins vif qu’il n’avait prévu, d’autant que sa gloire personnelle ne jette pas de grands rayons hors de France.

Son talent, si populaire chez nous, a peu de retentissement à l’étranger, soit qu’il ait jeté son grand éclat pendant que la Révolution faisait trop de bruit pour qu’il fût écouté, soit que les témérités de l’école qu’il a fondée n’eussent pas pour des peuples, accoutumés à les trouver dans leur propre littérature, le charme que nous y reconnaissions avant que les extravagances des disciples eussent discrédité le maître.

Remarquons aussi que le mérite particulier des ouvrages de monsieur de Chateaubriand tient au prestige d’un certain agencement de mots, très artistement combinés, qui donne à son style un éclat de coloris auquel les étrangers doivent être bien moins sensibles que les nationaux. Quelle qu’en soit la raison, monsieur de Chateaubriand n’est point apprécié hors de France, et c’est ce qui, en tout temps, lui a rendu impossible de séjourner dans d’autres pays.

Il ne tarda pas à être aussi dégoûté de Londres que de Berlin, et sollicita vivement d’être envoyé au Congrès de Vérone. Le vicomte de Montmorency, fort son ami d’ailleurs, s’en souciait peu ; mais, aussitôt après le départ de ce ministre pour Vérone, monsieur de Villèle, chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, se fit de plus nommer président du conseil et se mit en correspondance intime avec le vicomte de Chateaubriand.

Quant à Mathieu, il prenait sa route pour Vienne ; on l’y attendait avec impatience. À peine descendu de voiture, il sort à pied. Bientôt après, monsieur de Metternich arrive à l’ambassade ; on lui assure que, sans doute il se sera croisé avec monsieur de Montmorency. Il retourne chez lui, sans l’y trouver. On le cherche pendant six heures dans la ville ; l’inquiétude commençait à gagner lorsqu’il revint paisiblement au gîte.

Chargé de lettres et de petits cadeaux par des religieuses de Paris pour une communauté de Vienne, il avait eu pour premier soin d’aller les porter et était resté six heures à visiter cette maison. Avait-il, là, rencontré quelque adepte du parti prêtre ? Cela est très possible, mais je ne le sais pas et je me borne aux faits positifs.

Ce début ne lui donna pas grand relief dans le monde diplomatique qui se préparait à prendre la route de Vérone, et rien ne fut plus pitoyable que notre attitude politique à ce Congrès.

Nous y avions une nuée d’envoyés ; messieurs de Blacas, de Caraman, de La Ferronnays s’y étaient réunis à leur ministre, en accompagnant les souverains auprès desquels ils étaient accrédités, et traînaient à leur suite une multitude de secrétaires et d’attachés. Il y avait plus de français à Vérone que de toutes les autres nations ensemble, et pourtant la France n’y jouait pas le premier rôle, d’autant qu’il n’y avait ni union ni franchise parmi ses propres agents.

Monsieur et le ministre des affaires étrangères voulaient porter la guerre en Espagne. Le Roi et le président du conseil voulaient l’éviter. Les divers ambassadeurs se partageaient entre ces deux opinions.

Monsieur de Villèle, persuadé par les protestations de monsieur de Chateaubriand qu’il apporterait un grand renfort à la sienne, l’autorisa à se rendre à Vérone. Il arriva [décidé à se] prononcer contre la guerre de la Péninsule, et ses dépêches confirmèrent monsieur de Villèle dans l’idée qu’il avait acquis un puissant auxiliaire.

Le vicomte de Montmorency revint à Paris où il était attendu par le titre de duc. Il est difficile de comprendre la puérile joie que cette faveur inspira à lui et à sa femme, mais elle ne fut pas de longue durée. Le duc Mathieu déclara qu’il se tenait pour engagé à faire entrer une armée en Espagne. Monsieur de Villèle s’y refusa et monsieur de Montmorency donna, bien à regret, sa démission.

Monsieur de Chateaubriand, arrivé à tire-d’aile, prit la place de son ami, et, une fois assis au conseil, se montra plus vif pour la guerre d’Espagne que ne l’avait été son prédécesseur. Les cajoleries prodiguées par l’empereur Alexandre, lorsque monsieur de Chateaubriand était resté seul à Vérone après le départ de ses collègues, avaient-elles amené une révolution dans ses idées ou bien avait-il jusque-là caché ses véritables opinions ? On peut le soupçonner également de mobilité et de dissimulation, mais les faits sont tels que je les raconte.

Mathieu avait trouvé assez simple d’être remplacé par monsieur de Chateaubriand lorsqu’il le croyait d’un avis contraire au sien ; mais il fut indigné quand il le vit, arrivé au pouvoir, suivre les mêmes errements. Il s’en expliqua avec une extrême amertume. J’assistai à une scène de violence de sa part où il ne l’épargna pas. Il fallut toute l’habileté et la douceur de madame Récamier, presqu’également amie de tous deux, pour éviter le scandale d’une rupture, ouverte et motivée, devant le public. Monsieur de Chateaubriand la redoutait à juste titre.

La vie de Mathieu n’a pas été celle de tout le monde. Son père, le vicomte de Laval, fils cadet du maréchal, avait épousé mademoiselle de Boullongne, fille de finance, destinée à une immense fortune qu’elle n’a pourtant pas eue. Elle était extrêmement jolie, spirituelle, piquante, et s’empara promptement de l’esprit et du cœur de la duchesse de Luynes, sœur de son mari.

La vicomtesse de Laval désirait passionnément une place à la Cour. Madame de Luynes s’identifia à ce vœu de sa belle-sœur ; tout était à peu près arrangé lorsque la famille royale se prononça contre cette prétention de mademoiselle Boullongne. Elle fut repoussée durement. La famille de Montmorency se tint pour offensée de cet affront à une femme qui n’était plus mademoiselle Boullongne mais madame de Laval. Madame de Luynes proclama son mécontentement. Je crois même qu’elle cessa de faire son service de dame du palais jusqu’au moment où les malheurs de la Révolution la ramenèrent aux pieds de la Reine.

Le duc et la duchesse de Luynes n’avaient qu’une fille unique destinée à être la plus grande héritière de France. L’amour de la duchesse pour son nom lui fit désirer de la marier à un de ses neveux, et l’amitié qu’elle portait à la vicomtesse l’engagea à donner la préférence au fils unique de celle-ci sur les quatre fils de son frère aîné, le duc de Laval. Lui-même, fort dévoué à la vicomtesse, le souhaitait.

L’union de Mathieu avec la jeune Hortense de Luynes fut donc convenue, à la satisfaction des deux mères et avec l’assentiment du duc de Luynes. Il survint un obstacle auquel on ne s’attendait guère.

Gui de Laval, fils aîné du duc, roux, laid, asthmatique, cacochyme, vieillard de vingt ans, avait épousé mademoiselle d’Argenson, charmante personne qui faisait un contraste frappant avec l’époux que d’immenses avantages de rang et de fortune lui avaient fait accepter. Le jeune Mathieu ne fut pas le dernier à en être frappé, et il devint amoureux fou de sa charmante cousine.

Élevé dans l’hostilité de la Cour, par suite du mécontentement de ses parents, livré aux soins de l’abbé Sieyès pour lui former le cœur et l’esprit, il tomba, ainsi préparé, dans la société intime de la famille d’Argenson où il ne fit qu’accroître ses dispositions révolutionnaires et développer l’incrédulité philosophique inspirée par son instituteur. Toutefois la droiture d’un cœur passionné le fit reculer devant l’idée d’épouser Hortense de Luynes, tandis qu’il adorait la marquise de Laval. Celle-ci, plus avisée, un peu plus âgée et peut-être moins éprise, comprit fort bien que la rupture de ce mariage lui serait imputée à crime par toute la famille et obtint, par ses sollicitations, le consentement de Mathieu.

Il conduisit à l’autel mademoiselle de Luynes encore enfant, puis elle rentra dans son couvent. Mathieu l’oublia à peu près auprès de la marquise. Cependant les années amenèrent le moment où il devint convenable de réunir les jeunes époux. Il fallut encore avoir recours à l’influence de la marquise.

Ce rapprochement était à peine fait que la duchesse de Luynes, après quinze ans de stérilité, accoucha d’un fils, et, ce qui fut bien plus sensible à Mathieu, son cousin, Gui de Laval, mourut sans enfants, laissant une veuve dont la possession aurait fait son bonheur.

Il était trop honnête homme pour n’avoir pas d’excellents procédés pour sa jeune épouse, mais il l’accabla de ses froideurs et, pour étourdir son cœur, se jeta tête baissée dans toutes les exagérations révolutionnaires. Ses parents ne l’arrêtaient pas et sa maîtresse l’y poussait. Elle était intimement liée avec mesdames de Staël, de Broglie, de Beaumont et partageait leurs opinions qu’elle faisait adopter à Mathieu. Il montra assez de talent à la tribune où il finit par renier, avec toute l’exagération d’une jeune cervelle, son origine et son Dieu. Il attira sur sa tête la vive colère de la Cour et du parti anti-révolutionnaire ainsi que le blâme des gens sensés.

Lors de la première fédération, l’exaltation ou plutôt la mode engagèrent un certain nombre des femmes les plus élégantes à aller traîner la brouette, dans le Champ-de-Mars, pour aider manuellement aux préparatifs de la fête, soi-disant nationale, de la fédération.

La marquise de Laval ne fut pas des dernières à s’y rendre, dans un beau carrosse doré, suivie de trois laquais portant la livrée de Montmorency et la manche du connétable, pour bien constater de son amour pour l’égalité et témoigner combien elle aspirait à faire partie de la classe vénérable des travailleurs productifs.

Une averse survenue, qui trempa ses légers vêtements et ses souliers de taffetas, donna un cruel démenti à ses prétentions civiques. Elle gagna une fluxion de poitrine, le poumon s’attaqua ; elle languit quelques semaines et expira dans les bras de Mathieu. Effrayée peut-être de la route que prenaient les actes révolutionnaires et ramenée à des idées plus saines par les douleurs et l’approche de sa fin, elle les prêcha à son cousin avec l’éloquence du lit de mort.

Cette perte, qui le jeta dans un désespoir sans borne, fut un temps d’arrêt dans la carrière politique de Mathieu. C’est pourtant à ce moment que commença l’intimité de sa liaison avec madame de Staël qu’aucun événement n’a pu rompre ni même refroidir. Le public a cru que la consolatrice avait réussi à faire oublier la marquise. Je suis très persuadée du contraire. Cette sainte amitié, née dans les larmes, a conservé la pureté de son origine.

Pendant que l’affliction de Mathieu l’absorbait tout entier, la Révolution marchait de crime en crime et aucune âme honnête ne pouvait plus s’y associer. Je ne sais si c’est immédiatement après la mort de madame de Laval que les sentiments religieux s’emparèrent du cœur de son cousin ; mais je ne le retrouve, dans mes souvenirs, que quelques années plus tard menant en Suisse la vie d’un anachorète et expiant dans les remords les erreurs de sa première jeunesse. Il avait laissé en France, auprès de sa mère, la duchesse de Luynes, sa femme grosse. Il lui était né une fille, mariée depuis à Sosthène de La Rochefoucauld.

Le temps ayant un peu cicatrisé les blessures de Mathieu, les prières de madame de Staël l’attirèrent à Coppet où ses soins achevèrent de le calmer.

La France était redevenue habitable ; le désir de revoir sa patrie et de remplir les devoirs de famille, qu’une violente passion lui avait trop fait négliger, l’y ramena. Si madame Mathieu avait eu à souffrir de ses froideurs avant l’émigration, elle le lui rendit en hauteur et en maussaderie au retour.

Dans le long séjour qu’elle avait fait en prison pendant la Terreur, Hortense s’était passionnément attachée à une femme de chambre qu’elle y avait menée ou trouvée et vivait exclusivement avec elle, livrée à toutes les plus petites pratiques de la religion à laquelle seule elle pliait un caractère de fer. Sa fille tenait peu de place dans sa vie, ses parents moins encore, son mari point du tout. Reconnaissant ses torts envers elle et souhaitant trouver dans des affections légitimes une nourriture permise à un cœur très tendre, monsieur de Montmorency supporta, avec une patience admirable, les procédés dont il fut accueilli et chercha à ramener sa femme à plus de douceur.

Bientôt sa fille fut mise au couvent pour l’éloigner de ses caresses, et madame Mathieu lui déclara qu’étant en prison, pendant la Terreur, elle avait fait vœu de célibat pour sauver sa tête et celle de ses parents.

Mathieu se soumit et n’eut d’autre ressource que de suivre son exemple et de mener une vie tout à fait ascétique. Il se livra aux bonnes œuvres, aux mortifications de la chair et s’exalta dans les idées religieuses, repoussé qu’il était de tous les liens de famille. Nous l’avons vu pendant vingt ans tenant cette conduite et traité par sa femme avec un dédain poussé à un tel point que, par exemple, lorsqu’elle dînait hors de chez elle, elle ne se donnait pas la peine de l’en prévenir, et il rentrait pour se mettre à table sans trouver le repas qu’elle défendait à ses gens d’apprêter.

Il n’avait aucune fortune personnelle et, même lorsque la mort du duc de Luynes rendit madame Mathieu immensément riche, elle ne lui donna pas une obole. Je l’ai vu voyager sur l’extérieur des diligences parce qu’il n’avait pas de quoi payer une place dans l’intérieur. Elle joignait la désobligeance des formes aux duretés du fond, et il fallait l’inépuisable patience de Mathieu pour supporter une pareille conduite.

Il était d’une charmante et noble figure, aimable, spirituel et fait pour plaire. Il partageait son cœur entre Dieu et l’amitié, et portait ces sentiments jusqu’à l’exaltation. La Restauration y ajouta l’ambition, et cette ambition dévote qui, en sûreté de conscience, se prête même aux plus vilaines intrigues, assurée qu’elle est de ne prétendre au pouvoir que pour la plus grande gloire de Dieu.

Mathieu, que le besoin d’expier les erreurs de sa jeunesse avait jeté dans les mains des prêtres, était dès longtemps disciple de la petite Église ; il devint facilement membre de la Congrégation : elle le poussa pour s’en faire un appui.

Madame la duchesse d’Angoulême le traita avec une grande distinction. Monsieur de Damas son chevalier d’honneur, étant mort en 1814, Mathieu le remplaça. Il eut beaucoup de crédit sur la princesse aussi bien que sur Monsieur.

Cette faveur de Cour commença à rapprocher madame Mathieu de son mari ; elle ne lui refusa plus à dîner et quelquefois lui prêta ses chevaux.

Le duc Adrien de Laval, le seul des quatre frères de la branche aînée qui eût eu des enfants, perdit un fils unique de dix-neuf ans, et la branche de Montmorency Laval se trouva sans héritier. L’âge de la duchesse de Laval ne laissait pas l’espoir de le remplacer ; le conseil de famille eut recours au ménage Mathieu.

J’ai vu la correspondance conjugale qui s’établit à ce sujet, et je suis forcée de convenir que les lettres de Mathieu sont si tendres d’affections, si gracieuses de galanterie, si chastes d’expressions, que, persuadées qu’elles ne m’inspireraient que du dégoût ou de la moquerie, je les ai lues avec un véritable intérêt. Elles persuadèrent madame Mathieu. Les époux expédièrent un courrier à Rome pour être relevés des vœux qui les séparaient, et son retour fut attendu avec une impatience un peu exagérée.

Au moment même, madame Mathieu fut prise d’une passion immodérée pour son mari. Elle n’existait pas hors de sa présence ; c’était un véritable roman, et la figure de cette héroïne de quarante-cinq ans, laide, mal tournée et surtout vulgaire à l’excès achevait le ridicule de cette bouffonne lune de miel que Mathieu supportait avec sa résignation accoutumée.

On a dit que les empressements de madame Mathieu avaient abrégé la vie de son mari. Quoi qu’il en soit, elle a été pendant quelques mois parfaitement heureuse de son amour, de l’importance de sa situation, du ministère et du titre de duchesse. Le chagrin de quitter l’hôtel des affaires étrangères et ses beaux salons fut compensé, peu après, par la nomination à la place de gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux et l’espoir d’habiter les Tuileries.

Cependant la santé de Mathieu s’altérait de plus en plus. Il avait eu des crises fort douloureuses que sa patiente douceur dissimulait. Il était mieux ; on l’espérait guéri lorsque, le vendredi saint de l’année 1826, n’étant pas assez rétabli pour assister aux offices, il sortit de chez lui pour aller, avec sa femme et sa fille, à l’église de Saint-Thomas-d’Aquin à l’adoration de la Croix. Il se prosterna appuyé sur une chaise ; sa prière se prolongeant outre mesure, madame de La Rochefoucauld l’engagea à ne pas rester plus longtemps à genoux. Il ne répliqua pas : elle attendit encore, puis répéta ses paroles, puis s’effraya, puis chercha à le soulever ; il était mort.

On le transporta dans la sacristie. Les secours lui furent vainement prodigués ; il ne respirait plus. Une maladie de cœur venait de terminer sa vie au pied de cette Croix qu’il avait si vivement et, je crois, si sincèrement invoquée depuis trente ans.

On a fait de lui une gravure très ressemblante qui rappelle, d’une manière frappante, les traits que les peintres espagnols, et surtout Murillo, ont donné à Jésus-Christ. Selon moi, l’expression de la figure de Mathieu avait perdu quelque chose de sa beauté depuis que l’ambition tenait autant de place dans sa vie.

Je me le rappelle en 1810 dans la chapelle de Saint-Bruno, au désert de la Grande-Chartreuse, comme une vision aussi poétique qu’édifiante. Il était absorbé dans la prière, sa belle figure se trouvant éclairée par un rayon de soleil ; tout ce que nous étions là en fûmes frappés et certainement, dans un siècle plus croyant, nous l’aurions vu entouré d’une auréole de lumière divine.

J’ai toujours beaucoup aimé Mathieu et je l’ai pleuré. Mais ses amis doivent-ils regretter qu’il ait ainsi fini de la mort du juste, dans un moment où il était si entouré d’intrigues et d’intrigants qu’il aurait pu difficilement éviter de ternir sa vie ? Déjà sa liaison avec madame du Cayla était une tache.

Le désespoir de la duchesse Mathieu fut très violent. Dans cette âme si sèche, il n’y a place que pour la passion. C’est une singulière personne. Elle ne manque pas d’une espèce d’esprit, raconte assez drôlement et compte merveilleusement ses écus. Comme ce qu’elle a toujours aimé le mieux c’est l’argent, elle suppose que Dieu partage ce goût. Lorsqu’elle souhaite quelque chose, elle s’en va au pied des autels et promet au bon Dieu une somme plus ou moins forte selon l’importance de l’objet. Si son vœu est exaucé, elle paie consciencieusement ; mais aussi elle ne donne rien lorsqu’elle n’a pas réussi. Ainsi la seconde Restauration de 1815 lui a coûté trente mille francs. Elle en avait promis cinquante si Mathieu guérissait ; elle ne les a point payés. Elle fait aumône de la partie de son bien exigée par l’Évangile, mais avec des restrictions tout à fait comiques et sans qu’il y ait jamais le moindre entraînement. Elle prétend être née avec les dispositions les plus mondaines, les goûts les plus vifs à la dissipation et avoir été obligée d’étrangler ses passions, faute de pouvoir les conduire. Elle a survécu à sa fille, aussi bien qu’à son mari, et s’occupe à diriger des établissements religieux qu’elle a fondés.

Monsieur regretta fort Mathieu. Madame était extrêmement refroidie pour lui : elle ne lui pardonnait pas d’avoir préféré le portefeuille des affaires étrangères au poste de son chevalier d’honneur. C’est encore une preuve, ainsi que je l’affirmais à l’occasion du duc de Richelieu, de l’importance que les princes de la maison de Bourbon attachent au service près de leur personne.