Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/Appendices/11

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 283-287).


xi
LA COMTESSE MOLLIEN
Claremont 21 août [1850].

Vous serez sans doute, Madame, quelque peu surprise du rapprochement de la date et de la signature de cette lettre. En passant par Paris dernièrement, je m’étais informée si vous y étiez pour vous demander vos commissions pour la Reine, pour vous dire aussi comment et pourquoi je me rendais près d’elle ; c’est une consolation que je ne sais pas repousser que de croire à votre interêt.

Depuis mon arrivée, je me promettais tous les jours de vous donner des nouvelles du Roi : elles ne sont rien moins que bonnes ; la Reine est inévitablement menacée d’un malheur pareil au mien et le chemin qui l’y conduit est bien autrement rude ! Un triste événement vient encore d’aggraver les soins et les soucis qui dévorent sa vie. Mme la desse d’Aumale, il y a quelques jours, est tout à coup accouchée à 8 mois, d’un enfant mort. C’était une fille, si chétive, si peu bien conformée que, fut-elle venue à terme, on assure qu’elle ne pouvait pas vivre. Le chagrin a donc été médiocre, mais le trouble a été grand. On devait partir le lendemain pour Richmond, il a fallu d’abord rester. Il faudrait maintenant y aller, parce que Mme la Desse d’Orléans y est, que la Psse Clémentine y arrive, et que le Roi se persuade que le changement d’air et de place lui sera salutaire.

La Dsse d’Aumale est très bien ; on ne se ferait pas de scrupule de la laisser ici, parce que la Psse de Joinville resterait avec elle. Ce n’est donc plus elle qui retient, mais c’est Mgr  le duc de Nemours qui garde la chambre depuis quelques jours. On parlait de clous mal placés, le médecin dit aujourd’hui que c’est une entraxe (un anthrax) pour laquelle on sera obligé de recourir à une petite opération chirurgicale, et le départ est encore ajourné presqu’indéfiniment, au grand déplaisir du Roi. Autour de lui le sentiment est tout contraire et l’anxiété que cause son état de faiblesse, qui ne fait que s’accroître, s’augmente encore par la pensée de le voir dans cette situation quitter un lieu très digne, très convenable de tous points, où il est en repos et bien logé, pour s’aller mettre à l’auberge.

Je suis fort de cet avis et, pour mon compte, je regretterais Claremont si je pouvais regretter ou désirer quelque chose ; mais, en acceptant de venir passer quelque tems auprès de la Reine, je me suis promis de ne plus penser à moi et cet effort m’a été moins difficile que je ne croyais. Sa patience vraiment sainte est une grande leçon de résignation.

Quelle que soit la douleur dont on puisse être atteint, quelque profond que soit le malheur dont on se sente écrasé, en face d’elle on aurait honte de se plaindre.

Elle sait que je vous écris et elle me charge, Madame, de tous ses sentimens pour vous ; elle veut en même tems que je vous dise qu’elle regrette bien de ne pouvoir vous donner elle même de ses nouvelles et de celles du Roi aussi souvent qu’elle le voudroit, mais qu’elle compte sur votre attachement pour être sûre que vous comprener toutes les difficultés de sa vie ; et il est certain qu’en suivant l’emploi de toutes les minutes de chacune de ses journées on se demande comment en effet elle a le tems de vivre. Grâce au Ciel, sa santé est très bonne ; je ne l’ai jamais vue mieux. Mme la dsse d’Orléans est bien quoiqu’encore maigrie ; ses fils sont grandis et fortifiés.

Je retournerai en France probablement au commencement de septembre. Avant de rentrer dans mon triste manoir, où je passerai peut-être une partie de l’hyver, je m’arrêterai deux jours à Paris, et mon premier soin, Madame, si vous y êtes, sera d’aller vous donner, avec un peu plus de détails, de plus fraîches nouvelles des personnes et des lieux que j’aurai quittés. J’espère que le séjour de Trouville aura eu comme l’année dernière un bon effet sur votre santé. Je veux espérer encore autre chose, Madame, c’est de vous trouver un peu de bienveillante affection pour la pauvre malheureuse isolée. Vous savez quel haut prix j’ai toujours su y mettre et, maintenant, je n’ai plus rien à perdre

A. D. Ctesse Mollien
Claremont, mardy 3 [septembre 1850].

Tout est fini, chère Madame, toutes traces de mort ont disparu de ce triste lieu. Les huit chevaux du char funèbre ont seuls marqué d’un signe royal ce royal cercueil et il repose maintenant sous une simple pierre, dans le tout petit caveau d’une toute petite chapelle particulière. Il ne sera conduit à Dreux que lorsque ses fils auront droit de rentrer en France avec lui. Cette résolution est hautement annoncée et toute permission, qui par impossible pourrait être accordée, ne la changerait pas. On ne veut pas laisser à cet égard le moindre doute.

La journée d’hier a été rude pour la Reine ; j’ai attendu qu’elle fut passée pour pouvoir répondre d’autant mieux à votre désir d’avoir de ses nouvelles. Elle ne s’est rien épargné, mais son courage n’a point faibli ; il est admirable et au-dessus de tout ce qu’on pouvait espérer. Une seule fois, je l’ai crue vaincue ; la première lettre de la Reine des Belges, en renouvelant de douloureuses émotions, donnait aussi de fâcheux détails sur sa santé ; elle aggravait les inquiétudes et il fut facile de voir que tous les malheurs peuvent être supportés excepté celui là. Il y a là un abyme qu’on n’ose pas sonder. Que Dieu la ménage, cette sainte si vraiment sainte, et lui mesure l’épreuve !

Vous savez, sans doute, Madame, qu’on ne forme aucun projet que de rester non seulement unis, mais réunis. Le dernier veu du Roi, la première parole de la Reine en se relevant des bords de ce lit de mort, auront leur entier accomplissement ; on ne quittera pas Claremont. Mme la desse d’Orléans vient de louer à un quart d’heure de distance une fort bonne maison pour y passer l’hyver. Il n’y a nulle part nulle intention de voyage. Ce faisceau de famille dont le pilier vient de disparaître ne semble devoir être brisé par rien, jusqu’à présent du moins. L’administration des biens ne sera même pas divisée, elle reste telle qu’elle est formée maintenant et dans les mêmes mains. Cette unité de sentiments et de vie répondra, je crois, aux yeux de leurs amis. Elle serait habile si, dans ce moment, ils pouvaient être servis par quoi que ce soit d’une manière utile ; mais, lors même qu’on n’agirait pas en vue de l’avenir, ce qu’on fait là est bon et bien, surtout on se garantit de tout regret, et c’est toujours là la grande affaire.

La santé de la Reine se maintient ; elle se promène tous les jours dans le parc et dort passablement. Sa douleur bien profonde est calme ; l’agitation ne vient que de la Belgique.

Je lui ai remis sur le champ votre lettre, ainsi que celle de M. le Chancelier. Elle répondra bien promptement à toutes deux. J’ai à m’accuser d’une petite indiscrétion, qui, je pense, cependant me sera facilement pardonnée ; je lui ai fait lire aussi la lettre que vous m’avez écrite en m’envoyant les deux autres. Il m’a semblé que je n’irais pas contre votre intention en lui donnant cette preuve de plus de vos sentiments pour elle. Ce dont je suis sûre c’est qu’elle en a été très touchée.

Chère Madame, je ne vous parle pas de moi, j’en aurais honte ; devant cette mort dans l’exil, comment oser se plaindre ! devant la Reine, comment ne pas essayer d’avoir du courage ! mais je suis loin d’avoir son admirable force et toutes ces lugubres scènes m’ont trouvée faible, je l’avoue. Vous avez deviné qu’il en pouvait être ainsi et je vous remercie de cette affectueuse pensée. Ce que vous avez deviné aussi, et je vous en remercie plus encore, c’est combien je m’applaudis d’avoir été près de la Reine dans ces tristes et si solennels momens. C’est un grand souvenir qui ne me quittera plus et un nouveau lien qui m’attache à jamais à elle. Je suis aise aussi d’avoir revu le Roi.

Voilà encore un long bonheur fini ! mais le cœur de la Reine est encore plein. Ce qu’il y a de profondément décourageant c’est de le sentir vide et de n’être plus rien pour personne.

Adieu, chère Madame, conservez moi un peu de bonne amitié ; vous savez quel haut prix j’y sais mettre et de quelle consolation elle peut être pour moi.

A. D. Ctesse Mollien.